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Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 

En salle le 25 juin 2025, le nouveau film de Jean-Pascal Zadi s’impose comme une œuvre rare dans le paysage cinématographique français : une comédie de science-fiction afrocentrée, portée par un casting noir francophone, qui mêle satire sociale, références panafricaines et imagination politique. 

Peut-on imaginer une mission spatiale dirigée par l’Afrique et sa diaspora ? C’est la question (à la fois absurde et éminemment sérieuse) que pose Jean-Pascal Zadi dans Le Grand Déplacement. Derrière ce projet de comédie galactique se cache une réflexion acérée sur l’unité noire, les fractures héritées de l’Histoire, et les enjeux de la représentation afro dans le futur. 

À rebours des formats dominants, Zadi offre une œuvre hybride, où les références à Marcus Garvey, Frantz Fanon ou encore les sœurs Nardal cohabitent avec les punchlines de Fary et les pas de danse en apesanteur. Une comédie, oui. Mais une comédie qui pense ; et qui dérange. 

Une odyssée afro-spatiale à haute teneur symbolique

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le point de départ est simple : la Terre devient progressivement invivable, et l’Union africaine, en lien avec la diaspora, lance une mission pour explorer une planète habitable ; baptisée Nardal. Le vaisseau est opéré par l’UNIA, acronyme transparent de l’Universal Negro Improvement Association fondée par Marcus Garvey, et réunit des astronautes afrodescendants venus d’Europe, du continent et des Antilles. Très vite, la tension monte : conflits identitaires, différends politiques, querelles générationnelles et blessures coloniales refont surface. 

Mais c’est précisément dans ce chaos que le film trouve sa force. Le Grand Déplacement ne cherche pas l’unité de façade, il met en scène les tensions profondes qui traversent les mondes noirs : colorisme, racisme intra-communautaire, domination masculine, méfiance entre diaspora et continentaux, appropriation des savoirs africains… Tous ces thèmes sont évoqués avec un humour corrosif, mais jamais gratuit. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le film est littéralement traversé par la mémoire politique noire. Fary incarne Frantz Dubois, personnage qui synthétise les figures intellectuelles de Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois, dans une posture radicale, militante, parfois isolée. La planète Nardal, théâtre des espoirs et des désillusions du groupe, rend hommage aux sœurs Jeanne et Paulette Nardal, penseuses de la négritude trop souvent invisibilisées dans les récits officiels. 

On croise également les ombres de Thomas SankaraKwame NkrumahCheikh Anta DiopAmílcar Cabral. Même le robot du vaisseau semble inspiré des traditions animistes et des cosmologies Dogon. La bande-son, marquée par un extrait de Africa Unite de Bob Marley, parachève cette cartographie afrofuturiste où la musique, la spiritualité et la politique se répondent. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le choix du titre (Le Grand Déplacement) est tout sauf innocent. Il détourne, avec ironie, la théorie complotiste du “grand remplacement”, pour en proposer une lecture renversée : et si, demain, les Africains n’étaient plus ceux qui fuient, mais ceux vers qui l’on se tourne ? Le film imagine un futur où l’Afrique cesse d’être périphérique pour devenir centrale, stratégique, visionnaire. 

Cette inversion symbolique rejoint les ambitions du cinéma afrofuturiste, mais dans une déclinaison francophone, ancrée dans l’humour, la mémoire coloniale et les réalités contemporaines de la diaspora. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Tourné à 85 % en Côte d’Ivoire, notamment à Yamoussoukro, le film échappe à l’imagerie misérabiliste souvent associée à l’Afrique. Le décor principal (un vaisseau spatial de 300 m² construit en studio) permet des mouvements de caméra fluides, des scènes d’apesanteur convaincantes, et une immersion visuelle inédite dans le cinéma français. La planète Nardal, quant à elle, combine les paysages de Ouarzazate au Maroc et les tons ocres du désert algérien de la Tadrart. 

Ce soin porté à la direction artistique, couplé à une écriture ciselée, place Le Grand Déplacement au carrefour du divertissement et de la création exigeante. 

Là où d’autres se contenteront de voir un “film engagé” ou une “comédie noire”, d’autres auront les clés pour en lire les strates cachées : la continuité avec la pensée de Garvey, la référence discrète à la création de l’OUA (en 1963, évoquée dans le film), le lien entre les conflits intra-africains et les divisions postcoloniales encore à l’œuvre.

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le Grand Déplacement n’est pas un film parfait. Mais il est nécessaire. Il ose poser des questions que peu d’œuvres françaises osent aborder : comment inventer un futur noir commun ? Comment penser la mémoire sans céder au repli ? Et si la science-fiction devenait un terrain d’émancipation afro ? 

Jean-Pascal Zadi, en jouant avec les codes du genre, avec ses complicités d’acteurs (Fary, Fadily Camara, Éric Judor), et avec une sincérité politique rare, propose un objet inédit. Et salutaire. 

Le Grand Déplacement, un film de Jean-Pascal Zadi avec Fary, Fadily Camara, Reda Kateb, Lous and the Yakuza et Éric Judor.

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 

En salle le 25 juin 2025 

À voir, à rire, à débattre. Et surtout : à décrypter. 

Walter Rodney : historien panafricain, martyr de la justice sociale

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Assassiné à 38 ans, Walter Rodney demeure une figure majeure du panafricanisme, du marxisme anticolonial et de la pensée critique africaine. Retour sur un destin incandescent.

Walter Rodney : le feu des peuples noirs

Georgetown, Guyana. 13 juin 1980. Le moteur d’une voiture s’éteint. Un corps gît au sol, calciné. Ce n’est pas un accident. C’est un avertissement. Walter Rodney n’est plus. À 38 ans, celui que l’on appelait « l’intellectuel des damnés de la terre » vient d’être assassiné, dans un silence devenu complice.

Mais que redoutait-on tant dans ce fils du peuple devenu voix des sans-voix ?
Dans les marges de l’Histoire officielle, Rodney écrivait au nom de ceux que l’on avait privés de récit.

Walter Anthony Rodney naît en 1942, en pleine colonisation britannique, à Georgetown, au cœur d’une Guyane encore corsetée par la logique impériale. Son père est tailleur, sa mère couturière. Il grandit au sein d’une famille modeste, mais dont l’horizon ne se limite pas aux marges que l’Empire trace.

Brillant élève, Rodney accède à l’université des West Indies, puis intègre la prestigieuse School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres. Là, il affine sa pensée : il lit Marx, mais aussi C.L.R. James, Frantz Fanon, Du Bois. Très vite, sa plume devient un outil de combat, son érudition, un outil de libération.

En 1966, il rejoint l’Université de Dar es Salaam en Tanzanie, fief intellectuel de Julius Nyerere et laboratoire du socialisme africain. Rodney n’est pas un universitaire en tour d’ivoire. Il enseigne en kiswahili, il « ground » avec les paysans, les ouvriers, les étudiants.

À travers The Groundings with my Brothers (1969), il théorise l’éducation populaire, la conscientisation des masses. Pour lui, il n’y a pas de révolution sans pédagogie. Et il n’y a pas d’émancipation sans récit décolonisé.

Rodney retourne à Kingston pour enseigner. Mais ses prises de position contre l’élite caribéenne et ses liens avec le mouvement rastafari lui valent une expulsion par le gouvernement jamaïcain. Le 15 octobre 1968, il est interdit d’entrée dans le pays.

Le lendemain, les rues de Kingston s’embrasent. Ce sont les « Rodney Riots » : émeutes étudiantes et populaires contre la répression intellectuelle et raciale. Le ton est donné. Rodney devient un symbole. Non pas seulement un professeur, mais un catalyseur d’insurrection.

Avec How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972, Rodney fait voler en éclats les récits coloniaux. Il démontre, avec rigueur et passion, que l’Afrique n’a pas été retardée, mais systématiquement sabotée.

L’Europe n’a pas seulement exploité l’Afrique, elle l’a volontairement empêchée de se développer. Le sous-développement n’est pas un état, c’est une stratégie.

Ce livre devient une bible pour les mouvements de libération, de l’ANC à la Black Power aux États-Unis. Il est banni dans plusieurs pays. Mais il circule sous le manteau, comme une grenade à fragmentation intellectuelle.

En 1974, Walter Rodney rentre au Guyana. Il croit encore à la possibilité de changement. Mais le régime autoritaire de Forbes Burnham le craint. On lui refuse son poste de professeur. Il fonde alors la Working People’s Alliance (WPA), parti qui prône une solidarité politique transcendant les clivages ethniques.

Il dérange. Il dérange parce qu’il parle d’unité des peuples opprimés. Il dérange parce qu’il appelle les Afro-Guyanais et les Indiens à dépasser les divisions coloniales. Il dérange parce qu’il croit à une révolution sociale par et pour le peuple.

Rodney est surveillé, harcelé, accusé d’incendie, menacé de mort. Le 13 juin 1980, un agent infiltré des services militaires lui remet un talkie-walkie piégé. L’explosion tue Walter Rodney sur le coup.

Son frère Donald, témoin et survivant, sera injustement condamné. Il faudra attendre 2021 pour que sa condamnation soit levée, et 2016 pour qu’une Commission d’enquête conclue : oui, Rodney a bien été tué par l’État.

Walter Rodney est plus qu’un nom dans un livre d’histoire. Il est le point de jonction entre l’intellect et la rue, entre la pensée et l’action. Il incarne un modèle d’intellectuel organique, proche des peuples, loin des salons.

Son héritage résonne dans les luttes contemporaines : celles des peuples africains contre le néocolonialisme, celles des diasporas contre le racisme structurel, celles des jeunes pour une éducation critique, radicale et engagée.

« Ceux qu’on tue ne meurent jamais »

On croyait l’avoir tué en brisant son corps.
Mais ses mots vivent dans les veines des insurgés.
On pensait enterrer ses idées sous la peur.
Mais elles s’élèvent, plus haut que les chars.

Walter Rodney n’a jamais cessé de parler.
Il chuchote dans les oreilles des révoltés.
Il vit dans les livres qu’on brûle.
Et dans les peuples qui n’ont jamais cessé de lutter.

Sources et références

  • Rodney, Walter. How Europe Underdeveloped Africa. Bogle-L’Ouverture, 1972.
  • Rodney, Walter. The Groundings with My Brothers. 1969.
  • Shivji, Issa. “Remembering Walter Rodney.” Monthly Review, 2012.
  • Zeilig, Leo. A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story, Haymarket Books, 2022.
  • Walter Rodney Foundation : www.walterrodneyfoundation.org
  • Commission of Inquiry Report on the death of Walter Rodney, Guyana, 2016.

Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Tippu Tip, négociant noir du XIXe siècle, fut l’un des plus grands marchands d’esclaves de l’histoire africaine. Entre empire commercial, complicité coloniale et guerre oubliée, son parcours révèle les zones grises de notre mémoire noire. Voici l’histoire d’un homme qui a vendu l’Afrique ; et s’est vendu lui-même.

Le marchand et ses fantômes

Stone Town, Zanzibar. Juin 1905.
Dans une grande maison en corail blanc, à deux pas de l’océan Indien, un vieil homme s’éteint. À ses côtés, ni foule, ni pleureuses. Quelques serviteurs silencieux, des murs tapissés de poussière et, sur une étagère branlante, une pile de cahiers : le récit de sa vie, rédigé dans un swahili rigide. Il s’appelait Hamad bin Muhammad al-Murjebi. Mais l’Histoire l’a retenu sous un autre nom : Tippu Tip, l’homme qui faisait pleuvoir l’or sur les caravanes et le feu sur les villages.

Son nom résonne encore dans les méandres du fleuve Congo, sur les routes de l’ivoire et les pistes de la chair humaine. Il fut à la fois explorateur, trafiquant, gouverneur et stratège, mais aussi bourreau, et parfois, traître à sa propre mémoire. Noir de peau, mais à la tête d’un empire d’esclaves. Arabe de nom, mais enraciné dans les terres bantoues. Érudit, mais brutal. Visionnaire, mais aveugle aux ruines qu’il semait.

Dans les récits européens, il fut un “allié” utile, un “grand commerçant”. Dans la mémoire africaine, il est plus difficile à classer. Tippu Tip, c’est ce que l’histoire n’aime pas : une figure grise, qui dérange autant qu’elle fascine. Un nœud dans la grande fresque de la traite, que ni l’Occident, ni l’Afrique ne parviennent à démêler sans douleur.

Chez Nofi, nous croyons que ces figures-là doivent être racontées, non pour les célébrer, mais pour mieux comprendre les mécanismes profonds de l’oppression, y compris lorsqu’ils prennent un visage noir. Car l’oubli est aussi une complicité. Et les bourreaux peuvent aussi venir de chez nous.

Zanzibar, creuset de contradictions (1830–1850)

Zanzibar, au XIXe siècle, n’est pas seulement un port. C’est une porte. Celle qui s’ouvre sur l’océan Indien et sur l’intérieur du continent africain. On y respire l’odeur mêlée du girofle, du sang et du bois mouillé. Les boutres chargés d’hommes et de marchandises accostent sans relâche. Entre les murs blanchis à la chaux des palais omanais, la traite ne se cache pas. Elle est la colonne vertébrale de l’économie.

C’est ici que naît Tippu Tip, vers 1837, dans une maison de pierres et de secrets. Il est le produit d’un monde traversé de lignes multiples : sa mère est arabe, son père swahili, sa grand-mère bantoue. Il est tout à la fois africain, arabo-musulman, insulaire et continent, miroir d’un métissage vertical, celui qui assemble le haut (marchands) et le bas (captifs) sans jamais les confondre.

Dans cette société stratifiée, la couleur de peau ne suffit pas à définir la place de chacun. L’islam joue son rôle. L’argent aussi. Mais le pouvoir véritable, ici, c’est le droit de capturer autrui.

La traite dite “arabo-musulmane”, que certains voudraient édulcorer par pudeur ou déni, n’a rien de folklorique. Elle est structurée, violente, industrielle. Et dans cette machine, Tippu Tip grandit comme on s’endurcit. Il écoute les récits de son père, caravanier aguerri, qui traversait les terres de l’intérieur, à la recherche d’ivoire ; et d’hommes.

Il n’a pas vingt ans qu’il mène déjà ses propres expéditions. En tête d’une centaine d’hommes armés, il entre dans le cœur du continent non pas en conquérant mais en courtier de l’ombre, intermédiaire entre le besoin d’objets de l’Europe et la chair noire qui paiera l’addition.

Mais comment raconter un homme noir qui fait capturer d’autres hommes noirs ? Comment expliquer que l’Afrique a parfois vendu l’Afrique, sans réduire cela à une trahison pure, ni excuser l’indicible ?

Zanzibar ne donne pas toutes les réponses. Mais elle en expose les fondations : une société marchande, hiérarchisée, connectée à l’économie globale, où les Africains pouvaient être acheteurs comme produits, commerçants comme victimes.

Tippu Tip n’est pas un accident de l’histoire. Il en est le symptôme parfait.

L’empire des chaînes : construire sa richesse (1850–1870)

C’est à cette époque que Tippu Tip devient plus qu’un caravaneur : il devient un empire en mouvement.

À la tête de plusieurs dizaines, puis centaines d’hommes armés, il ne se contente plus de suivre les pistes commerciales ouvertes par ses aînés. Il les étend. Il les transforme. Il les saigne. Chaque traversée de rivière, chaque bourg incendié, chaque captif enchaîné est un acte de pouvoir. Pas un pouvoir d’État, mais un pouvoir qui s’impose par la peur et l’efficacité.

Les caravanes de Tippu Tip sont des forteresses nomades. Elles avancent avec des fusils à silex, des vivres, des porteurs, des guides, des chaînes. Les hommes sont capturés ou achetés, souvent les deux : achetés à prix d’armes, ou capturés dans des raids d’une violence implacable. Les femmes sont souvent réduites à l’état d’objets sexuels, épouses de route, esclaves domestiques ou monnaie d’échange.

Dans cette économie de l’horreur, l’ivoire est l’or blanc. Les défenses d’éléphant, massives, précieuses, rejoignent Zanzibar, puis Bombay, Londres, ou Paris. Elles décorent les pianos européens pendant que des enfants africains marchent pieds nus derrière les caravanes.

Et à chaque point de chute, Tippu Tip fonde un poste : Kasongo, Nyangwe, Riba Riba… Ces comptoirs deviennent des villes marchandes où se mêlent le swahili, l’arabe, le lingala, le français, et les cris des captifs. Il y implante des garnisons, instaure des taxes, nomme des délégués. Ce n’est pas encore un État, mais c’est déjà une domination territoriale. Le cœur de l’Afrique, avant même les Belges, est découpé par un homme noir au nom arabe.

Et c’est là que réside la complexité : peut-on appeler “collaboration” une expansion noire qui s’adosse à des logiques coloniales ? Peut-on parler de souveraineté quand elle repose sur des chaînes ? Ou faut-il dire que Tippu Tip, en marchand pragmatique, a simplement joué avec les règles d’un monde déjà pourri ?

Il faut aussi écouter ceux qu’on n’a pas laissés écrire : les résistants, les fuyards, les villages brûlés, les peuples déplacés, les lignages détruits. Car si Tippu Tip a enrichi Zanzibar, il a saigné le Congo.

Il y a dans ce silence une forme de vérité plus dure que toutes les archives : la richesse de quelques-uns ne s’est bâtie que sur la dévastation des autres. Et ce « quelques-uns », parfois, avait notre couleur.

L’homme qui rencontra Livingstone (1870–1880)

Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Dans les récits européens, Tippu Tip devient alors un personnage presque romanesque. Explorateur noir, parlant plusieurs langues, capable de négocier avec les puissances occidentales tout en dirigeant des armées de caravaniers.Un “allié” de la civilisation, nous dit-on. Mais il faut lire entre les lignes : les Européens l’admirent autant qu’ils s’en méfient.

C’est à cette époque qu’il rencontre David Livingstone, le célèbre missionnaire et explorateur britannique. Le contraste est saisissant : d’un côté, un homme blanc venu “abolir la traite” au nom de Dieu ; de l’autre, un homme noir qui en vit. Et pourtant, ils partagent la route, les repas, les nuits sous la tente. Il arrive même que Tippu Tip aide Livingstone à traverser des zones hostiles, lui fournisse des vivres ou des porteurs.

Ambiguïté parfaite. Car ce que Livingstone ne dit pas (ou préfère taire), c’est que sans ces “Arabes” comme Tippu Tip, aucun Européen ne pénétrait l’Afrique intérieure en vie.

Dans ces zones alors inconnues des puissances coloniales, Tippu Tip est roi sans couronne, chef de guerre, diplomate, commerçant. Les puissances occidentales négocient avec lui, lui reconnaissent une autorité de fait, en attendant de mieux le remplacer.

Mais lui, que pense-t-il de ces Européens ? Certains récits rapportent qu’il se méfie de leur avidité, qu’il comprend très tôt que leur présence est le prélude à une dépossession plus vaste. D’autres disent qu’il voit en eux une opportunité de légitimer son pouvoir face à ses rivaux arabes et africains. Entre diplomatie et duplicité, Tippu Tip tente de jouer sur tous les tableaux.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’ait pas vu venir l’inévitable ? Que ces hommes venus avec des croix et des cartes finiraient par redessiner les frontières à l’encre du sang ? Ou a-t-il, comme tant d’autres, cru que son pouvoir local pourrait survivre à la marche de l’Empire ?

Une chose est sûre : en traitant avec Livingstone, Stanley, ou Leopold II, Tippu Tip devient un maillon actif du projet colonial. Pas un simple figurant. Il ouvre les portes du continent à ceux qui viendront l’enchaîner.

Gouverneur des ténèbres (1880–1890)

1887. Zanzibar. Le monde bascule. Un contrat est signé entre deux hommes : Tippu Tip et Henry Morton Stanley, émissaire du roi Léopold II de Belgique. L’objet ? Nommer Tippu Tip gouverneur du district de Stanley Falls, dans ce qui deviendra le Congo Free State ; un euphémisme pour désigner l’enfer sur terre.

Tippu Tip, l’homme libre, devient gouverneur au nom d’un monarque européen. Il obtient un sceau, une fonction officielle, et le droit d’exercer son autorité sur un territoire aussi vaste que l’Allemagne. Un noir au service d’un roi blanc. Une alliance contre nature ? Ou l’ultime ruse d’un commerçant lucide qui pressentait la fin de son hégémonie ?

Dans ce territoire, le trafic continue. Mais désormais, il a l’aval d’un État. Tippu Tip impose des taxes, lève des troupes, régule les routes de l’ivoire… tout en devant composer avec une présence coloniale de plus en plus pressante. L’ambiguïté de son rôle culmine : collaborateur ? intermédiaire ? gouverneur fantoche ?

Son fils, Sefu bin Hamid, prend la relève sur le terrain. Mais très vite, les tensions explosent. Les Belges ne veulent plus de partage. Ils veulent l’exclusivité du contrôle. Ce sera la guerre arabo-congolaise (1892–1894). Sefu est tué. Les postes de Tippu Tip sont détruits. Ses alliés fuient ou se rendent. Son empire s’effondre.

Et là, une vérité nue apparaît : ce que les Européens donnent, ils le reprennent toujours. Tippu Tip croyait négocier sa survie. Il a servi d’outil de transition, un masque africain pour un projet européen.

Il rentre à Zanzibar, usé, vaincu, conscient que le vent de l’Histoire a tourné. Le Congo ne sera plus jamais entre des mains africaines. Il sera soumis, pillé, démembré ; avec, au début de la chaîne, un homme noir en turban blanc.

C’est cela, peut-être, la tragédie ultime : avoir voulu jouer avec les puissants, sans comprendre qu’on ne joue pas avec l’Empire. L’Empire joue avec toi.

Le marchand de mémoire (1890–1905)

Vieux, malade, mais toujours influent, Tippu Tip se retire dans sa demeure de Stone Town, au cœur de Zanzibar. Là, entre les murs de corail et les balcons sculptés, il entreprend ce que peu d’hommes de son monde ont fait avant lui : il écrit.

Son autobiographie, dictée en swahili, est l’un des premiers témoignages d’un Africain sur l’Afrique intérieure avant la colonisation totale. Il y raconte ses caravanes, ses alliances, ses expéditions, ses rapports avec les Européens. Il y raconte sa version de l’Histoire. Mais ce récit est une construction : aucune ligne sur les souffrances infligées, aucun mot pour les captifs, aucune introspection morale.

Il y a quelque chose d’effrayant dans cette posture sereine. Comme si la traite n’était qu’un commerce, un passage obligé dans le grand livre du monde. Tippu Tip ne se présente pas comme un bourreau. Il se voit comme un homme d’affaires, un négociant dans une époque où la violence était la norme. Ce récit est donc aussi une tentative de rédemption par la plume, mais sans confession.

Et pourtant, il reste. Ce texte existe. Et il nous renvoie à notre propre inconfort. Car il ne s’agit pas d’un Européen parlant de l’Afrique. Il s’agit d’un Africain parlant de lui-même, sans détour, sans excuses. Il devient, malgré lui, un témoin capital de ce que fut cette période trouble : la fin d’un monde ancien et l’annonce du colonial.

Tippu Tip meurt en 1905, l’année même où la Belgique prend officiellement possession du Congo, et où la barbarie de l’État libre est dénoncée par des voix comme celle de Casement ou Morel. Il meurt alors que l’histoire coloniale s’écrit désormais sans les Africains.

Mais son silence sur les victimes, son refus d’assumer une part de responsabilité, sont autant de lignes vides que nous devons aujourd’hui remplir. Car écrire l’Histoire ne suffit pas. Encore faut-il savoir qui parle. Et pour qui.

Décoloniser le récit autour de Tippu Tip

Tippu Tip ne figure dans aucun manuel scolaire. Son nom ne résonne ni comme celui d’un héros, ni comme celui d’un bourreau. Il flotte, dans une zone grise. Trop africain pour être blâmé par l’Europe. Trop complice pour être salué par l’Afrique.

Et pourtant, il faut en parler. Non pas pour lui construire une statue. Mais pour déconstruire un mythe plus vaste : celui d’une Afrique uniquement victime.

Car l’Histoire est plus complexe. Oui, l’Afrique a été brisée, dévastée, exploitée par des puissances coloniales brutales. Mais des mains noires ont parfois tenu les chaînes. Des figures africaines, parfois brillantes, ont servi des logiques impériales ; par ambition, par opportunisme, par peur ou par orgueil.

Décoloniser le récit, ce n’est pas réécrire l’histoire pour qu’elle nous flatte. C’est lui rendre sa profondeur, son humanité, ses contradictions. Tippu Tip nous force à poser les bonnes questions :

  • Peut-on être Africain et oppresseur ?
  • Peut-on dénoncer l’esclavage atlantique tout en ignorant les traites orientales ?
  • Peut-on pardonner sans comprendre ?

Aujourd’hui, le nom de Tippu Tip est encore honoré à Zanzibar par certains comme un bâtisseur, un commerçant brillant, un visionnaire. D’autres le dénoncent comme l’un des plus grands marchands de chair humaine de son temps. Les deux ont raison. Et c’est là que réside notre devoir de mémoire : refuser les raccourcis. Affronter les zones d’ombre. Nommer les choses.

Car ce n’est qu’en regardant en face nos fantômes que nous pourrons écrire une autre histoire. La nôtre. Complète. Digne. Humaine.

Sources

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Avant 1848, les Noirs en France étaient théoriquement libres. Mais entre lois racistes, exclusions et discriminations, leur égalité restait une illusion.

Libres, mais jamais égaux : le paradoxe français

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Paris, 1781.
Un jeune homme entre dans un salon littéraire de la haute société. Il a la peau sombre, le port droit, l’accent aristocratique. Certains le reconnaissent : c’est un violoniste virtuose, excellent escrimeur, enfant reconnu d’un planteur créole et d’une esclave affranchie.
On l’appelle Joseph Bologne, chevalier de Saint-George.

Ce soir, il ne jouera pas. Il écoutera, sourira, brillera ; à distance. Car si la France de l’Ancien Régime tolère parfois la couleur, elle ne la célèbre jamais pleinement.
Il est là, mais il n’a pas le droit d’épouser une Blanche. Il est noble, mais ne peut prétendre à certaines charges. Il est libre, mais son existence reste un objet d’interrogation : comment un Noir peut-il être à ce point… Français ?

Cette scène n’est pas une exception. Entre 1650 et 1850, des centaines, puis des milliers d’Africains, de Caribéens, de métis, foulent le sol de France. Certains viennent des colonies. D’autres sont nés ici. Ils sont musiciens, domestiques, soldats, diplomates, boutiquiers, servantes ou orphelins placés chez les grands. Leur liberté est proclamée depuis 1315, mais leurs droits ne cessent d’être restreints : interdiction d’entrer sur le territoire (1777), d’épouser des Blancs (1778), fichage systématique, surveillance, exclusions invisibles. L’égalité n’est qu’un mot.

La République se glorifie d’avoir aboli l’esclavage en 1848, mais oublie souvent ce qu’il s’est passé avant. Oublie que sur son propre sol, pendant deux siècles, elle a accepté la présence de Noirs ; à condition qu’ils restent à leur place. Cette histoire, c’est celle d’une liberté sans égalité. D’une humanité tolérée, mais jamais pleinement accueillie.

Aujourd’hui, elle mérite d’être dite. Non comme une note de bas de page, mais comme une part essentielle de ce que la France a été.

Une liberté proclamée, mais conditionnelle (1315 – 1777)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

On aime le rappeler dans les cercles républicains : la France aurait aboli l’esclavage dès le XIVe siècle. En 1315, le roi Louis X le Hutin proclame :

« Le sol de France affranchit l’esclave. »

Ce texte est souvent cité comme preuve d’un humanisme précoce, d’un socle égalitaire avant l’heure. Mais la réalité est tout autre. Ce décret n’est pas né d’un élan antiraciste, mais d’une volonté juridique : interdire l’esclavage féodal sur le sol royal pour affirmer l’autorité du roi face aux seigneurs. Il ne concerne ni les Africains, ni les futurs esclaves des colonies. Et surtout, il ne fut jamais réellement appliqué. Car si la loi affranchit, l’administration, elle, oublie souvent de suivre.

Dès le XVIIe siècle, on peut voir des hommes et femmes noires servir à Paris, à Bordeaux ou à Versailles ; sans que leur liberté ne fasse l’objet d’un consensus.

Quand Louis XIV bâtit l’empire colonial français, il ne s’embarrasse pas de principes contradictoires. D’un côté, le sol de France serait incompatible avec l’esclavage. De l’autre, le roi met en place le Code noir (1685), qui légalise l’esclavage dans les Antilles et en Guyane. L’esclave devient bien meuble, vendu, transmis, puni à merci.

Mais lorsque des maîtres créoles veulent amener leurs esclaves avec eux en métropole, le flou juridique refait surface. Peut-on être esclave à Paris ? Peut-on punir un « nègre » en public à Bordeaux ? Peut-on vendre un domestique antillais à Marseille ?

Pour tenter de clarifier les choses, plusieurs édits sont promulgués :

  • En 1716, un texte reconnaît implicitement la possibilité d’avoir des esclaves en métropole, mais limite leur présence à trois ans.
  • En 1738, un nouvel édit impose le recensement obligatoire de tous les « nègres et autres gens de couleur » présents sur le territoire français.
  • L’interdiction des mariages avec des Blancs est introduite dans certains cas.

Ces lois sont souvent contournées, contestées, voire annulées par certains parlements locaux. Celui de Paris, réputé frondeur, se montre particulièrement réticent à appliquer ces mesures racistes. Il affranchit plusieurs esclaves par principe, au nom de l’honneur du sol français.

Malgré les lois et les débats, la présence noire en métropole devient un fait social.
Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, plusieurs milliers de Noirs et métis vivent en France, principalement à Paris, Nantes, Bordeaux et dans les ports de la Méditerranée.

Ils sont domestiques chez les nobles, pages exotiques dans les salons, musiciens dans les orchestres privéssoldats dans certaines compagniesboutiquiersartisansservantescuisiniersmodèles de peintureacteurs dans les ménageries royales, parfois protégés par des personnalités influentes.

Quelques noms émergent :

  • Jean Boucaud, affranchi par le parlement de Paris dès 1738.
  • Pampy et Julienne, esclave et esclave affranchie, devenus libres à Paris en 1776.
  • Zamor, esclave de Madame du Barry, éduqué, affranchi, mais toujours assigné à un statut ambigu.

Cette population vit dans un entre-deux : ni réduite en esclavage formel, ni pleinement citoyenne. Elle est tolérée dans l’apparat, l’ornement, la domesticité ; mais jamais dans l’égalité.

1777 : la racialisation de l’espace public français

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Le 9 août 1777, un événement passe inaperçu dans les rues de Paris, mais marque un tournant juridique décisif dans l’histoire noire de France. Le Conseil du roi promulgue un arrêt interdisant l’entrée en métropole aux Noirs, mulâtres et autres gens de couleur, libres comme esclaves. La loi ne se cache même pas derrière l’euphémisme : il s’agit d’une mesure raciale assumée. Elle ne parle pas de statut juridique, mais de couleur de peau. La pigmentation devient critère d’exclusion.

Derrière cet acte d’apparence administrative, c’est tout l’espace public français qui commence à se reconfigurer selon une logique raciale. L’obsession des autorités n’est pas tant d’interdire l’esclavage ; déjà instable juridiquement en métropole ; mais de limiter la présence visible des Noirs dans les villes françaises.

L’élite blanche s’inquiète de la “contamination” de l’espace social. Le port de Marseille, la cour de Versailles, les salons parisiens : trop de visages sombres y circulent à leur goût. Trop de créoles, trop de domestiques affranchis, trop de fils de famille “métis”, trop de libertés qui détonnent avec la hiérarchie raciale des colonies.

Pour faire appliquer cette politique, l’État crée un organe inédit : le bureau des gens de couleur.
Sa mission :

  • recenser tous les Noirs, mulâtres, métis et assimilés vivant sur le sol français,
  • contrôler leurs papiers,
  • vérifier leur “légitimité à être là”,
  • et, si besoin, organiser leur expulsion.

C’est une prémisse du fichage racial moderne. Chaque homme noir devient suspect. Chaque femme métisse doit prouver son “utilité” ou son origine noble. Le fantasme sécuritaire et moral se mêle : on craint les mariages mixtes, les unions “contre nature”, les héritages illégitimes. On surveille les naissances, les fréquentations, les fortunes.

Cette administration de la couleur ne se contente pas de gérer une population. Elle produit une lecture raciale du territoire national. À partir de 1777, le noir devient un élément perturbateur de l’ordre public, non parce qu’il trouble cet ordre par ses actes, mais par sa seule présence.

Un an après, en 1778, une nouvelle couche est ajoutée à la ségrégation : l’interdiction du mariage entre Blancs et gens de couleur. L’union interraciale, tolérée jusque-là (notamment chez certains aristocrates créoles) devient désormais illégale.

Cette loi, loin d’être anodine, agit comme un verrou symbolique. Elle signifie :

  • Vous pouvez être éduqué, riche, civilisé ; mais vous restez en dehors de la communauté nationale.
  • Vous n’avez pas le droit de transmettre votre nom, votre statut, votre lignée.
  • Votre descendance ne sera jamais considérée comme pleinement française.

C’est une rupture majeure dans l’histoire du droit français. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, l’État interdit non plus seulement un statut, mais un amour. Un corps noir peut travailler, servir, jouer du violon, combattre… mais il ne peut épouser.

Ce n’est pas seulement une politique de mœurs. C’est une stratégie de contrôle de l’héritage. Dans une France où le statut social dépend de la transmission, interdire les mariages mixtes revient à figer les Noirs dans un statut d’étrangeté permanente.
On peut tolérer leur présence, tant qu’elle reste ponctuelle, décorative, marginale.
Mais leur installation, leur intégration, leur procréation deviennent inacceptables.

Les figures noires sont donc enfermées dans une impasse :

  • Celles et ceux qui réussissent deviennent suspect·es.
  • Ceux qui aiment deviennent criminels.
  • Ceux qui revendiquent deviennent dangereux.

L’arrêt de 1777 et la loi de 1778 ne sont pas des anomalies. Ce sont les premières pierres d’un système français de racialisation juridique. Et, déjà, un laboratoire des politiques raciales futures.

Une élite noire sous surveillance : privilèges tolérés, égalité refusée

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Il était tout ce que la France disait valoriser : un musicien surdoué, un escrimeur invaincu, un homme de lettres, un officier de cavalerie. Il était, aussi, un homme noir, fils d’un planteur noble et d’une esclave affranchie de Guadeloupe.

Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, incarne mieux que quiconque le paradoxe français. À la fois célébré et écarté. Admis dans les salons, mais jamais dans les lignées.
Commandant d’une garde nationale… mais exclu du mariage, de la magistrature, de l’armée régulière.

Malgré son talent exceptionnel, Louis XVI lui refuse la direction de l’Opéra de Paris, sous la pression de trois cantatrices blanches qui s’indignent à l’idée d’être dirigées par un “mulâtre”.

Il n’est pas victime d’un déni de compétence. Il est victime de ce que sa compétence dérange. Car un homme noir qui excelle dans l’art français menace le récit de supériorité blanche.

La fin du XVIIIe siècle voit apparaître une petite élite noire ou créole instruite, fortunée, parfois noble. Mais ces hommes (nés libres ou affranchis, souvent propriétaires, parfois artistes) ne sont jamais considérés comme pleinement français.

  • Julien Raimond, riche planteur de Saint-Domingue, milite à Paris pour les droits civiques des gens de couleur libres. Il est entendu, mais sans cesse repoussé dans l’espace colonial.
  • Guillaume Guillon Lethière, peintre métis, devient professeur, puis directeur de l’Académie de France à Rome, mais son origine reste un stigmate.
  • Thomas Alexandre Dumas, général de la République et père du futur romancier, brave les Alpes avec Bonaparte. Il est admiré pour sa bravoure, mais on lui refuse les honneurs qu’un blanc aurait reçus sans discussion.

Ces hommes incarnent une fracture : ils sont à l’intérieur du récit national, mais jamais au centre. Ils sont tolérés pour leur utilitérespectés pour leurs talentsutilisés pour leur valeur symbolique, mais écartés dès qu’ils réclament l’égalité.

La place des femmes noires dans cette élite fantôme est encore plus marginale, et souvent fantasmée. Elles ne sont ni citoyennes, ni héritières, ni sujettes politiques. Elles sont allégories.

  • Ourika, personnage de roman inspiré d’un fait réel, est une jeune Sénégalaise élevée dans un couvent aristocratique. Cultivée, douce, brillante, elle tombe amoureuse d’un jeune noble. Mais la société lui refuse cette union. Elle finit recluse, entre folie et chagrin, incapable de vivre dans un monde qui lui interdit d’aimer.
    Ourika n’est pas seulement un drame romantique : elle est le symbole de l’impossibilité d’être femme, noire et digne en France.
  • La Mauresse de Moret, que la rumeur disait fille de la reine Marie-Thérèse, est élevée dans un couvent royal. Sa peau noire intrigue, effraie, fascine. Elle n’eut aucun rôle officiel, aucun droit reconnu ; mais son simple corps noir dans un espace royal devient un objet de controverse.

Ces figures féminines, bien que rarement actives politiquement, révèlent une chose essentielle : même lorsqu’on les éduque, même lorsqu’on les protège, les femmes noires sont enfermées dans un statut de figure littéraire, jamais de sujet de droit.

Tous ces destins (Saint-George, Raimond, Lethière, Dumas, Ourika) dessinent les contours d’un plafond de verre racialisé avant l’heure. Ils montrent que la France, même avant le mot “colonisation”, avait déjà bâti un ordre racial d’exclusion douce.

  • On pouvait être noir et brillant, mais pas reconnu.
  • Noir et militaire, mais pas honoré.
  • Noir et aimé, mais pas marié.
  • Noir et utile, mais jamais citoyen à part entière.

Ce racisme sans esclavage est peut-être encore plus pernicieux :
il permet à la France de se croire juste, éclairée, égalitaire ; tout en maintenant une hiérarchie de sang, de peau, d’héritage.

Une hiérarchie dont on ne parlait pas dans les lois… mais que chacun, dans les salons, les académies, les tribunaux, savait lire.

La Révolution et ses trahisons (1791 – 1802)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

La Révolution française éclate avec fracas, brandissant l’étendard des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité. Pour les Noirs de France (qu’ils soient créoles, affranchis, métis ou descendants d’esclaves) c’est un souffle d’espoir.

En mai 1791, après de vifs débats, l’Assemblée nationale vote un décret historique : les hommes de couleur libres nés de parents libres ont les mêmes droits que les citoyens blancs. Ce n’est pas encore l’abolition de l’esclavage, mais c’est une reconnaissance symbolique immense : les barrières raciales tombent, du moins en droit.

Cette décision est portée par des figures noires majeures comme Julien RaimondVincent Ogé et Jean-Baptiste Belley, qui plaident à Paris pour l’égalité des droits civiques.
À Saint-Domingue, en Guadeloupe, en Martinique, la nouvelle fait trembler les planteurs blancs : ils voient venir la chute de leur hégémonie. En métropole, c’est une parenthèse. Brève, fragile. Mais réelle.

Pour la première fois, la République dit : la couleur ne doit plus déterminer la citoyenneté.

Le 4 février 1794, la Convention vote l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Les esclaves deviennent libres et citoyens.

Cette mesure révolutionnaire bouleverse le monde atlantique. Elle consacre la révolte des esclaves à Saint-Domingue, menée par Toussaint Louverture, comme moteur du changement. Elle confirme aussi la présence noire dans la République : Jean-Baptiste Belley, ancien esclave devenu député de Saint-Domingue, siège à l’Assemblée.

En France métropolitaine, cette abolition se traduit par une visibilité accrue des Noirs dans l’espace public. On les voit dans les clubs révolutionnaires, les bataillons, les ateliers. Certains reçoivent des affectations militaires, des fonctions administratives.
Thomas Alexandre Dumas, général républicain, commande une armée dans les Alpes.
Saint-George, qui avait été mis à l’écart sous Louis XVI, reprend du service.

Pour un court moment, l’égalité semble possible. Mais c’est un leurre.

Quand Napoléon Bonaparte prend le pouvoir, l’ordre revient. Et avec lui, les hiérarchies raciales.

En mai 1802, le Premier Consul fait voter une loi rétablissant l’esclavage dans les colonies, sur la base d’un argument économique : les planteurs veulent retrouver leurs privilèges.
Mais le rétablissement ne se limite pas aux îles. Sur le sol métropolitain, les Noirs deviennent indésirables.

Sans loi explicite, Napoléon fait expulser les Noirs “trop visibles”, surtout ceux venus des colonies. Il dissout des unités militaires où ils étaient nombreux. Il interdit les mariages mixtes, comme sous l’Ancien Régime. Il rétablit la censure, le contrôle des papiers, la surveillance policière.

Le général Dumas est mis à l’écart, humilié, privé de solde. Il meurt pauvre, oublié.
Jean-Baptiste Belley meurt en prison, discrédité. Saint-George est à nouveau rejeté, malgré ses états de service. Tous les visages noirs de la République disparaissent des gravures officielles.

Entre 1791 et 1802, les Afrodescendants ont tout connu :

  • l’espoir de l’égalité,
  • la fierté d’être intégrés à la nation,
  • puis la trahison, brutale, silencieuse, impunie.

Napoléon n’a pas seulement rétabli l’esclavage. Il a raturé la promesse républicaine. Il a remis en place les frontières raciales de l’Ancien Régime, avec plus d’efficacité, plus de force administrative, plus de cynisme.

La République noire qui aurait pu naître a été étouffée dans l’œuf. Et avec elle, les mémoires de ceux qui l’avaient rêvée.

Vers une normalisation fragile (1804 – 1848)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Après 1804, la France entre dans l’ère des faux-semblants. L’Empire napoléonien, puis la monarchie restaurée, prétendent avoir tourné la page des excès révolutionnaires ; tout en institutionnalisant le retour à l’ordre racial.

Aucune loi ne dit explicitement que les Noirs n’ont pas leur place en métropole.
Mais tout, dans l’organisation administrative, sociale et symbolique, contribue à les rendre invisibles.

L’accès à certaines professions leur est implicitement refusé. L’administration repère les “individus de couleur” dans les grandes villes, et s’inquiète dès qu’ils sont trop nombreux au même endroit. Le fichage, amorcé dès 1777, se poursuit dans les préfectures et commissariats.

La tolérance devient conditionnelle :

« Sois discret, utile, et surtout seul. »

Le Noir acceptable est isoléintégré à une domesticité blanchesans projet de lignée.
Il peut être violoniste, comme Saint-George l’était. Il peut être peintre, militaire ou ouvrier.
Mais jamais leader, marié à une blanche, propriétaire d’un bien ou porteur d’une vision politique.

Pourtant, les Noirs ne disparaissent pas du territoire français.

Au contraire, la présence afrodescendante continue à Paris, Bordeaux, Marseille, principalement issue des colonies françaises et des anciennes possessions.

  • Certains sont descendants de soldats noirs venus avec l’armée révolutionnaire.
  • D’autres sont des anciens esclaves affranchis après 1794, puis revenus en métropole.
  • Quelques-uns sont nés en France de pères blancs et de mères noires, dans une ambiguïté juridique totale.

On les retrouve dans les ports, les casernes, les théâtres, les ateliers.
Ils sont cochers, musiciens, blanchisseurs, modistes, parfois cabarettiers.
Mais jamais considérés comme une communauté.
Tout est fait pour nier leur existence collective.

Il n’y a ni école dédiée, ni lieu de mémoire, ni représentation politique, ni reconnaissance symbolique.

En 1826, une ordonnance de Charles X interdit à tout individu “étranger ou ancien esclave” de séjourner plus de deux mois sur le territoire français sans autorisation spéciale.
Cette mesure ne vise personne explicitement ; mais dans les faits, elle s’applique presque uniquement aux Noirs. C’est un racisme administratif, feutré, mais redoutable.

Et pourtant, dans les interstices, certains continuent à exister. On note des mariages (souvent illégaux) entre femmes blanches et hommes noirs. Des enfants métis naissent, sans statut clair. Des figures afrodescendantes jouent dans les théâtres populaires, dans les cafés-concerts.

Leur présence dérange moins qu’avant, mais elle ne rassure pas non plus.
L’égalité n’est pas combattue frontalement : elle est simplement différée, refusée par inertie.

Lorsque la Deuxième République abolit l’esclavage en avril 1848, dans la foulée des révolutions européennes, elle le fait dans les colonies. Mais en métropole, aucune mesure ne vient réparer les discriminations subies par les Noirs libres depuis deux siècles.

Pas de reconnaissance. Pas d’indemnisation pour ceux stérilisés dans leur dignité, entravés dans leurs droits, effacés des archives.
Rien.

La République se veut aveugle à la couleur ; mais elle n’efface que le passé blanc.

L’égalité est proclamée, sans jamais nommer ceux à qui elle a été si longtemps refusée.

Une histoire française effacée, mais décisive

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Ils n’étaient pas des ombres. Ils n’étaient pas des anecdotes. Ils étaient présents. Massifs par leur solitude. Puissants par leur silence.

De Saint-George à Ourika, de Dumas à Jean Amilcar, en passant par Zamor, Boucaud ou la Mauresse de Moret, les Afro-descendants présents en France entre 1650 et 1848 ne furent ni esclaves, ni pleinement libres. Ils vécurent entre les lignes. Dans une République qui n’existait pas encore, mais dont ils incarnaient déjà le dilemme : comment proclamer l’universalité en excluant certains corps ?

L’histoire officielle parle d’eux comme d’exceptions. Mais l’exception, ce fut le droit qu’on leur refusa. Pas leur génie. Pas leur humanité. Pas leur présence.

Ces hommes et ces femmes noirs ont été les catalyseurs muets d’un débat français toujours inachevé :

Où commence l’égalité ? Sur le sol ? Dans le sang ? Par la filiation ? Et quand l’histoire ne vous nomme pas, que reste-t-il de votre liberté ?

On dit souvent que la République est née en 1789. Mais on oublie que ses fondations ont été creusées sur des silencessur des exclusionssur des visages qu’on a préférés oublier. Les Noirs en France avant l’abolition sont les témoins de ce déni.

Aujourd’hui, réhabiliter leurs noms, leurs luttes, leurs élans, ce n’est pas réparer le passé :
C’est rendre le présent plus vrai. Et c’est ouvrir un espace où la mémoire noire ne sera plus un supplément d’histoire, mais une page centrale de la conscience française.

Sources

Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie

Ils ont vécu, résisté, souffert sous Hitler. Voici l’histoire effacée des Noirs dans l’Allemagne nazie, entre silence, stérilisation et survie.

À l’ombre des croix gammées, des visages noirs

Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie
« Das Ergebnis! » (Le résultat !) et en bas « Der Rassestolz schwindet » (La fierté raciale disparaît)

Berlin, 1938. Dans la fumée épaisse d’un cabaret mal éclairé de Kreuzberg, un saxophone pleure une mélodie interdite. Sur scène, un musicien noir, costume trop large, cravate défraîchie, souffle dans son cuivre comme s’il pouvait expulser l’Histoire d’un seul souffle. En coulisse, les bottes claquent déjà sur les pavés. Le jazz est une insulte, une « musique dégénérée », un poison nègre venu d’Amérique. Mais pour ce musicien – et pour ceux qui l’écoutent, figés entre frisson et fascination – c’est un dernier acte de présence.

Qu’est-ce que cela signifie d’être noir dans l’Allemagne d’Hitler ?

Pas seulement une différence. Une anomalie. Une cible. Une silhouette qui dérange l’idéologie raciale du Reich. Trop visible pour passer inaperçue, mais trop peu nombreuse pour émouvoir les mémoires. Les Afro-Allemands, enfants métis de la colonisation ou fruits du scandale rhénan, ont grandi dans une société qui les regardait comme des erreurs biologiques. Ils n’étaient ni soldats ni prisonniers de guerre. Ils étaient… là. Oubliés des grandes commémorations. Effacés des livres d’histoire. Mais bien présents dans l’espace social – cabarets, cirques, films coloniaux, camps.

Entre stérilisation forcée, humiliations publiques, exclusion légale, résistances silencieuses ou compromissions tragiques, ces visages noirs ont traversé le Troisième Reich à la marge, dans une danse périlleuse avec la mort. Certains ont survécu à la seule force de leur anonymat. D’autres ont payé d’avoir voulu être reconnus. Quelques-uns ont servi les nazis. Quelques autres ont combattu contre eux. Mais tous portent les cicatrices d’une époque qui ne les voyait que comme des tâches à effacer.

Car cette histoire n’est pas qu’allemande. Elle est diasporique. Elle parle du corps noir dans l’espace blanc de la violence extrême. Elle parle des silences d’après, des archives mutilées, des témoins esseulés. Elle parle aussi de nous, de nos oublis, de nos urgences.

Cet article est un acte de mémoire. Une tentative de rendre aux invisibles leur nom, leur visage, leur voix. Car même à l’ombre des croix gammées, des visages noirs ont résisté. Et cela mérite d’être dit.

Héritage colonial et présence noire en Allemagne avant Hitler

Bien avant que les croix gammées ne s’imposent dans les rues, bien avant les premières stérilisations médicalisées et les discours raciaux d’Hitler, des visages noirs existaient déjà sur le sol allemand. Leur présence n’était pas un accident, encore moins une erreur. Elle était le fruit direct de l’Histoire ; d’un empire colonial africain oublié, de circulations transcontinentales, de curiosité, d’ambition ou d’asservissement.

À la fin du XIXe siècle, l’Allemagne possédait plusieurs colonies africaines : le Cameroun, le Togo, le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), l’Afrique orientale allemande (aujourd’hui Tanzanie, Rwanda, Burundi). De ces territoires, le Reich impérial avait ramené non seulement des ressources et des soldats, mais aussi des hommes et des femmes. Certains furent exhibés dans des Völkerschauen ; ces “zoos humains” dans lesquels on montrait les “peuples primitifs” aux badauds allemands. D’autres vinrent volontairement, dans l’espoir de poursuivre des études, de travailler comme artisans ou de servir comme interprètes, musiciens, domestiques. Une minorité parvint à fonder famille.

En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, Berlin abritait une petite communauté noire d’environ 1 800 personnes. La capitale prussienne devenait alors un lieu paradoxal : d’un côté, elle était une scène culturelle où les artistes africains ou afrodescendants pouvaient se produire dans les cabarets et les cirques. De l’autre, elle était un laboratoire raciologique où les anthropologues mesuraient des crânes pour prouver la prétendue infériorité des Noirs.

Cette double réalité (spectacle et stigmatisation) allait bientôt basculer dans la violence pure.

Après l’armistice de 1918, la République de Weimar naît sur les cendres d’un empire humilié. L’Allemagne perd ses colonies. Mais une blessure plus intime obsède les nationalistes : la présence des troupes coloniales françaises en Rhénanie, territoire allemand occupé dès 1920. Ces soldats venus du Sénégal, du Maghreb ou de Madagascar provoquent un tollé. Non pas pour leurs armes, mais pour leur couleur de peau. Pour ce qu’ils représentent : la domination de l’homme noir sur le sol de l’homme blanc.

Une campagne de propagande déferle alors sous le nom de “Honte noire” (Schwarze Schmach). Des affiches montrent des soldats africains menaçants, accusés de violer des femmes allemandes, de porter atteinte à la pureté de la race. La presse, les caricaturistes, les intellectuels d’extrême droite s’emparent du thème. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrit :

“Les Juifs ont amené les Nègres en Rhénanie […] afin de détruire la race blanche détestée par l’abâtardissement.”

L’objectif n’est pas seulement de salir les soldats noirs. Il s’agit d’installer dans l’imaginaire collectif une peur viscérale : celle du sang noir. C’est dans cette atmosphère empoisonnée qu’apparaît la figure du “bâtard de Rhénanie” ; ces enfants nés de mères allemandes et de pères africains, le plus souvent soldats de l’armée française. Aux yeux des nazis, ils incarnent le chaos, l’humiliation, le crime génétique. Leur simple existence est un problème politique.

Les Noirs vivant en Allemagne entre 1914 et 1933 évoluent ainsi dans un entre-deux : tolérés sans être pleinement acceptés, intégrés sans jamais appartenir. On les applaudit sur scène, mais on les expulse des écoles. On les utilise dans les films coloniaux, mais on nie leur droit à la citoyenneté. Dans les arrière-salles des cafés berlinois, dans les dortoirs de Hambourg, dans les cirques ambulants de Rhénanie, ils composent avec l’hostilité, l’exotisation et la solitude.

Ce n’est donc pas avec la montée d’Hitler que commence leur calvaire, mais bien avant, dans les plis d’une société qui les a toujours vus comme des anomalies. Le Troisième Reich ne fera qu’industrialiser ce mépris, le codifier, l’institutionnaliser.

Mais avant l’arrivée des croix gammées, les visages noirs portaient déjà en eux la peur des puissants : celle d’un monde que l’on ne pouvait pas complètement contrôler.

Législation raciale et contrôle des corps noirs

1935. Tandis que l’Allemagne accélère sa mue totalitaire, les lois de Nuremberg codifient l’impensable : la hiérarchisation officielle de l’humanité. On y distingue désormais les « êtres de sang allemand » des autres ; les Juifs, bien sûr, mais aussi les Noirs, nommés à demi-mot, comme une tache gênante qu’on n’ose pas encore regarder en face.

Dans l’article 13, l’un des plus explicites, il est écrit :

« La terre ne peut appartenir qu’à celui qui est de sang allemand ou apparenté. N’est pas de sang allemand celui qui a, parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir. »

(Source : Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis)

Avec cette phrase, être noir cesse d’être une couleur ou une origine. Cela devient une faute génétique, une souillure héréditaire. À partir de là, toute une série de mesures invisibilisent, marginalisent, puis enferment. Les Afro-Allemands sont déchus de leur citoyenneté. Leurs passeports sont confisqués.

Le service militaire leur est interdit ; mais pas les convocations policières. Les mariages avec des personnes “de sang allemand” sont proscrits, ceux déjà enregistrés sont annulés. L’université leur ferme ses portes. On les chasse des piscines publiques, des hôtels, des écoles. L’interdit est partout, mais rarement crié. Il se glisse dans les plis du quotidien, avec la régularité mécanique d’une oppression froide.

Le silence est une stratégie de survie. Mieux vaut ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer, ne pas montrer qu’on existe. Pour certains, c’est la seule manière de rester libre. Pour d’autres, ce sera vain.

Si la couleur noire est jugée impure, c’est surtout parce qu’elle peut se transmettre. Aux yeux des nazis, le vrai crime, ce n’est pas d’être noir : c’est de pouvoir le devenir par filiation. Le ventre des femmes allemandes devient alors un champ de bataille biologique. Et les enfants métis, le fruit d’une défaite inavouable.

En 1937, le régime nazi met en place un plan spécifique : la stérilisation systématique des enfants métis de Rhénanie. L’opération est confiée à la Sonderkommission 3, dirigée par le tristement célèbre docteur Eugen Fischer, pionnier des études eugénistes en Namibie, où il avait déjà expérimenté sur les femmes Herero et Nama pendant le génocide de 1904.

Ces enfants, souvent nés d’unions entre des soldats noirs français (tirailleurs sénégalais, malgaches, marocains…) et des Allemandes pendant l’occupation de la Rhénanie, sont enlevés à leurs familles, examinés, fichés, puis opérés de force. On parle de plus de 400 jeunes gens stérilisés, parfois à l’adolescence, parfois dans l’enfance.

Certaines erreurs administratives révèlent l’ampleur du zèle : une jeune fille, fille d’un diplomate libérien, se retrouve raflée par erreur et envoyée dans un centre de stérilisation. Aucun recours n’est possible. Aucune justice ne sera jamais rendue.

Ces interventions chirurgicales, faites sans consentement, sans anesthésie complète parfois, laissent des séquelles physiques ; mais surtout, des blessures intimes que personne ne soigne. L’État nazi a voulu couper la lignée. Tuer la descendance sans avoir à tuer les corps.

Dans l’Allemagne nazie, la logique raciale ne se limite pas à la biologie. Elle infiltre aussi l’imaginaire, la culture, l’avenir. Être noir, c’est être exclu du projet national. C’est ne pas avoir de rôle à jouer dans le futur, sauf celui de figuration dans les spectacles coloniaux ou les films de propagande. C’est vivre sans école, sans papier, sans voix.

Ce que les lois ne tuent pas physiquement, elles tuent symboliquement. Elles disent aux jeunes afro-allemands :

“Tu n’es pas chez toi ici, tu ne l’as jamais été, tu ne le seras jamais.”

Et pourtant, ces jeunes vivent, aiment, rêvent, malgré tout. Certains cherchent à fuir, d’autres à s’effacer, d’autres encore, par instinct ou par courage, choisissent de s’exposer. Mais tous doivent composer avec une certitude terrifiante : ici, même l’existence la plus discrète peut faire de vous une cible.

Survivre dans l’ombre

Dans l’Allemagne d’Hitler, être noir, c’est habiter le territoire de l’ambigu. On n’est ni citoyen, ni déporté systématique. Ni visible dans les archives, ni totalement absent. On flotte, on rase les murs, on apprend à disparaître. Certains Afro-Allemands adoptent une stratégie de repli total : éviter les foules, limiter les interactions, ne pas répondre aux provocations. La rue est un piège. L’école est un terrain miné. Un simple regard peut devenir accusation. Une parole, un motif d’interrogatoire.

Theodor Wonja Michael, né en 1925 à Berlin, fils d’un Camerounais et d’une Allemande, se souviendra :

« Je n’étais nulle part. Trop allemand pour être africain. Trop africain pour être allemand. Trop humain pour le régime. »

Refusé à l’université, interdit de Wehrmacht, il devient portier, puis figurant dans les films coloniaux du régime. Il sait que son emploi n’est pas un métier : c’est une mise en scène tolérée, un rôle écrit pour des Noirs qui doivent ressembler à ce que le Reich veut montrer du continent africain. Et pourtant, il continue. Car le théâtre, même déformé, est parfois le seul lieu de survie.

Le prix de la discrétion est lourd : c’est renoncer à l’identité, à la revendication, à la protestation. Mais pour beaucoup, c’est le seul choix pour ne pas disparaître.

En parallèle des exclusions, l’État nazi déploie une autre stratégie : intégrer les Noirs là où il peut les instrumentaliser. C’est le cas des spectacles coloniaux, vitrines mises en place pour rassurer l’opinion allemande sur le prétendu rôle bienfaisant du Reich en Afrique.
Le plus connu, le Deutsche Afrika-Schau, parcourt l’Allemagne avec ses troupes d’artistes noirs. On y danse, on y chante, on y mime une Afrique rêvée ; douce, docile, souriante. Certains y voient une chance de gagner un salaire, d’échapper aux rafles. D’autres y voient une compromission.

Des figures comme Bayume Mohamed Husen y participent. Né à Dar es Salam, ancien combattant dans les troupes coloniales allemandes, il tente d’exister dignement en Allemagne. Mais à force d’exister, il dérange. À cause d’un simple papier administratif oublié, il est arrêté, interné à Sachsenhausen, et y meurt dans le silence glacé du camp, le 24 novembre 1944.

Le paradoxe est cruel : plus on joue le jeu du régime, plus on devient vulnérable. Ces spectacles offrent une fausse sécurité (un emploi, une visibilité) mais au fond, ils sont un piège. Une cage dorée qui peut se refermer à tout moment.

Si la Résistance noire en Allemagne nazie n’a pas pris la forme d’un soulèvement collectif, elle a existé à travers des gestes minuscules et courageux. Certains refusent de jouer dans les films coloniaux. D’autres aident des prisonniers de guerre africains en cachette. Quelques figures militantes comme George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago, tentent d’organiser une solidarité noire à Hambourg, avant d’être expulsées.

En 1933, Hilarius Gilges, communiste noir de Düsseldorf, est assassiné par les nazis. Il n’était ni riche, ni célèbre, ni diplomate. Il était un poing levé dans la nuit brune. Un rappel que l’insubordination noire, même isolée, était perçue comme un danger fondamental.

Le jazz, interdit, continue pourtant à vibrer dans certaines caves berlinoises. Des musiciens noirs ou métis, parfois accompagnés de Juifs ou d’intellectuels “dégénérés”, jouent encore, comme un bras d’honneur à la haine raciale. Ces instants ne sont pas seulement des concerts : ce sont des actes de résistance.

Ce qui frappe, dans ces trajectoires, c’est la complexité. Il n’y a pas de héros parfaits, ni de traîtres absolus. Il y a des vies prises en étau entre la peur, la survie, la dignité et la trahison. Il y a des gens qui ont choisi la scène pour échapper à la stérilisation. D’autres qui ont quitté leurs enfants pour les protéger. D’autres encore qui ont refusé de se taire, et sont morts sans sépulture.

Dans l’Allemagne nazie, les Afrodescendants n’avaient pas le luxe de faire de la politique. Leur simple présence était déjà une déclaration. Leur respiration, un rappel que le projet d’exclusion total n’était jamais tout à fait achevé.

Destins singuliers, tragédies collectives

Bayume Mohamed Husen

Il s’appelait Bayume Mohamed Husen.

Né à Dar es Salam, dans l’actuelle Tanzanie, il avait combattu aux côtés des troupes coloniales allemandes pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il débarque en Allemagne en 1929, c’est pour faire valoir un droit : une pension pour services rendus à l’Empire. Il n’obtient rien. Alors il reste. Il apprend. Il enseigne le swahili à l’université de Berlin. Il épouse une Tchécoslovaque, a un fils, puis une fille avec une Allemande.

Mais il n’est pas un citoyen. Il est un corps exotique, un Noir instruit dans une nation qui refuse de reconnaître son humanité.

La déchéance de citoyenneté tombe, le travail se fait rare. Il joue dans des films coloniaux, puis dans le Deutsche Afrika-Schau, avant d’être licencié. Un jour, il ose reconnaître son enfant métis à la mairie. Ce geste banal devient une provocation raciale. Il est arrêté, incarcéré, puis déporté à Sachsenhausen.

Il y meurt en novembre 1944. Officiellement, sans cause. En réalité, d’avoir été trop visible, trop cultivé, trop vivant.

Theodor Wonja Michael

Theodor Wonja Michael est l’un des rares Afro-Allemands à avoir laissé une trace écrite de son parcours. Fils d’un Camerounais et d’une Allemande, il termine sa scolarité primaire en 1939, mais est interdit d’études supérieures. Trop noir pour l’université, trop allemand pour l’exil.

Il devient figurant dans les films coloniaux tournés par le ministère de la Propagande. Il joue le rôle de “l’indigène loyal”, du serviteur dévoué, du sauvage souriant. Des rôles humiliants, mais qui lui permettent de gagner quelques marks et d’éviter les rafles.

“Nous étions les Nègres dont ils avaient besoin. C’était une question de vie ou de mort.”

– Theodor Wonja Michael

En 1943, il est envoyé aux travaux forcés, interné dans un camp près de Berlin. Il survivra, comme un miracle. Plus tard, devenu journaliste, écrivain, diplomate, il portera cette mémoire avec dignité : non comme un fardeau, mais comme un devoir.

Hans-Jürgen Massaquoi

Son histoire commence à Hambourg, dans une famille singulière : une mère infirmière allemande, un père diplomate libérien. Hans-Jürgen Massaquoi grandit entre les photos de famille et les humiliations quotidiennes.

Il veut rejoindre les Jeunesses hitlériennes. Non par adhésion idéologique, mais parce qu’il ne comprend pas encore qu’il est exclu de tout cela. On le lui fait vite comprendre : il n’est pas Aryen. Il n’est pas un camarade. Il est un enfant noir dans un monde qui ne veut pas de lui.

Dans son autobiographie poignante, “Destiné à être noir”, il raconte comment, un jour, au zoo de Hambourg, des visiteurs désignent un groupe de Noirs enfermés dans une cage – probablement une reconstitution coloniale.

Un homme montre Hans du doigt et dit : “Regardez, ils en ont fait un enfant.”

Massaquoi survivra à la guerre. Deviendra journaliste. Écrira. Témoignera. Il deviendra ce que le Reich ne voulait pas : un homme debout, lucide, et libre.

À côté de ces figures connues, il y a les anonymes. Les danseurs de cabaret, les enfants métis raflés en Rhénanie, les femmes noires stérilisées dans le silence. Il y a Carlos Greykey, seul Républicain espagnol noir interné à Mauthausen, qui survit grâce à sa maîtrise de l’allemand.

Il y a Jean-Marcel Nicolas, Haïtien interné à Buchenwald, puis à Dora-Mittelbau, où l’on construisait les missiles V2 dans des conditions inhumaines. Il y a Valaida Snow, grande musicienne de jazz afro-américaine, arrêtée au Danemark en 1941, internée sans procès. Son instrument lui sera retiré. Son souffle, brisé.

Et tous ceux dont les noms ne sont jamais apparus dans les registres. Des silhouettes. Des absents. Mais leur mémoire, elle, persiste. Et elle nous regarde.

La guerre, entre persécution et engagement

La guerre vient rebattre les cartes, mais pas pour les rendre plus justes. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les Afrodescendants présents en Europe ne sont pas protégés par leurs passeports, leurs statuts ni leur nationalité. Ils sont noirs avant tout. Et cela suffit à les transformer en cibles.

Dans les camps nazis, certains Afro-Américains, Antillais ou Africains ; soldats, artistes, civils ; sont internés, souvent en violation totale des Conventions de Genève. Le bataillon 761, composé de soldats afro-américains, participera à la libération de certains camps comme Gunskirchen, mais cela n’empêchera pas que plusieurs de leurs camarades capturés aient été battus, affamés, exécutés.

La jazzwoman Valaida Snow, arrêtée à Copenhague alors qu’elle était en tournée, est incarcérée dans des conditions indignes. Le peintre afro-américain Josef Nassy est enfermé au camp de transit de Beverloo, puis en Bavière.

Le marin Lionel Romney, citoyen américain, est interné à Mauthausen. Le Haïtien Jean-Marcel Nicolas, passé par Buchenwald et Dora-Mittelbau, côtoie les couloirs souterrains où l’on construit les armes de l’apocalypse, dans des conditions si atroces qu’elles défient l’imagination.

Être noir dans un camp nazi, ce n’est pas seulement être prisonnier : c’est être à la fois invisible et hyper-visible. Moqué, battu, souvent placé à l’écart. Aucun matricule ne mentionne la couleur de peau. Mais dans les regards des gardiens, dans les coups reçus, elle est omniprésente.

Paradoxe historique, tabou dans la mémoire : quelques hommes noirs ont servi dans les rangs de la Wehrmacht, l’armée d’Hitler. Non pas par adhésion au nazisme dans la majorité des cas, mais par calcul, par survie ou par opposition à d’autres idéologies.

C’est le cas de Norbert Désirée, Guadeloupéen né en 1909, qui figure au cœur de l’ouvrage Sombres Bourreaux de Serge Bilé. Il rejoint l’armée allemande durant la guerre, motivé par un anti-communisme viscéral, mais aussi par l’idée que l’avenir de la Guadeloupe passait par un redressement de la France – fût-il dicté par l’occupant.

D’autres, originaires des anciennes colonies allemandes, rejoignent les troupes, notamment en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est. Certains sont affectés à des unités exotiques, avec d’autres minorités raciales ou ethniques (Indiens, Arabes, Tatars, Caucasiens). Le régime nazi, tout en professant la suprématie blanche, n’hésite pas à utiliser des “non-Aryens” dès que cela devient militairement utile.

Cette vérité brouille les lignes. Elle oblige à repenser les dichotomies confortables entre bourreaux et victimes. L’histoire est plus sale, plus complexe, plus humaine – donc plus tragique.

Face à la terreur nazie, certains Noirs choisissent l’autre camp. Celui de la Résistance. Celui des Alliés.

Peu de noms sont restés, et pourtant, ils furent nombreux à combattre. Dans les maquis, dans les réseaux de renseignement, dans les troupes coloniales alliées.

Le bataillon 761, composé exclusivement d’Afro-Américains, combattra dans les Ardennes, libérera Gunskirchen et d’autres camps. Mais leur rôle sera minimisé, ignoré, parfois nié dans les cérémonies post-guerre.

Des soldats sénégalais, martiniquais, congolais, malgaches, meurent sur les plages de Provence, dans les forêts belges, dans les plaines allemandes. Ils portent l’uniforme français ou britannique. Ils libèrent l’Europe. Et pourtant, peu d’entre eux auront des rues à leur nom. Encore moins auront des statues.

Certaines figures noires rejoignent les réseaux de Résistance en France, en Belgique, aux Pays-Bas. D’autres agissent comme passeurs, hébergeurs, messagers. Leurs noms n’ont pas survécu aux archives, mais leurs actes ont sauvé des vies.

Et pourtant, l’après-guerre les recouvrira d’un silence épais. Comme si leur combat n’avait pas compté. Comme si leur couleur suffisait à les ranger, encore une fois, hors de l’Histoire. Après-guerre : silence, impunité et mémoire trouée

Rien à réparer : les oubliés des indemnisations

1945. Les canons se taisent. Les Alliés paradent. Les survivants sortent des camps. L’Europe se reconstruit. Les tribunaux de Nuremberg jugent les crimes contre l’humanité.
Mais dans les couloirs des administrations dénazifiées, une catégorie reste dans l’angle mort : les Noirs.

    Les survivants noirs, qu’ils aient été stérilisés, internés, torturés ou persécutés, ne reçoivent aucune compensation. Aucune lettre. Aucune pension. Aucun mot d’excuse.

    Ceux qui avaient été privés de papiers reçoivent, dans le meilleur des cas, leur nationalité. Mais à quel prix ? Ils n’ont pas de lobby, pas de communauté organisée, pas de force politique capable de peser. Ils sont les survivants d’un génocide partiel, d’un effacement programmé, sans reconnaissance officielle.

    Même ceux dont les corps portent les cicatrices (stérilisations sans anesthésie, coups reçus, travail forcé) sont renvoyés à l’oubli. Car ils n’entrent dans aucune catégorie juridique claire. Pas juifs, pas résistants décorés, pas héros du combat européen. Juste… noirs. Et ça, l’histoire officielle ne sait pas comment le traiter.

    Pourquoi ces destins ont-ils été si longtemps ignorés ? Pourquoi n’a-t-on pas enseigné, dès l’école, l’existence de Bayume Mohamed Husen, de Wonja Michael, de Carlos Greykey ou de Jean-Marcel Nicolas ? Pourquoi le mot “Shoah” est-il devenu synonyme unique de douleur raciale, sans jamais mentionner les victimes africaines, caribéennes, noires-américaines ?

    Il y a là un mécanisme d’effacement systémique. Les Noirs ont été “trop peu nombreux” pour faire masse, trop éclatés pour faire mémoire, trop gênants pour figurer dans une histoire déjà surchargée de culpabilité européenne. Ils n’étaient pas assez pour faire peur. Et trop pour ne pas déranger.

    Dans le silence d’après-guerre, leurs récits sont restés confinés aux cercles familiaux, aux souvenirs oraux, aux pages de carnets jamais publiés. Certains, comme Hans-Jürgen Massaquoi, ont réussi à faire entendre leur voix. Mais ils restent des exceptions.

    Les historiens, eux-mêmes souvent enfermés dans des grilles de lecture binaires ; bourreau/victime, juif/aryen, collaboration/résistance – n’ont pas su, ou voulu, intégrer cette complexité. La mémoire allemande a été reconstruite sur le dos de grands oublis. Celui-ci est peut-être le plus douloureux.

    Il ne s’agit pas seulement de l’Allemagne. Ce silence est européen. La France, patrie de ces soldats coloniaux qui ont enfanté des enfants métis en Rhénanie, n’a jamais réclamé justice pour eux. Les pays africains, encore sous domination coloniale après 1945, n’avaient ni les moyens ni la légitimité de dénoncer l’eugénisme allemand.

    La diaspora, quant à elle, a été ballottée entre fascination pour la libération noire américaine, oubli volontaire et ignorance imposée. Les grandes luttes afrodescendantes de l’après-guerre (Civil Rights Movement, décolonisation, Black Panthers) ont souvent omis cette page européenne de la souffrance noire. Elle ne cadrait pas. Elle ne nourrissait pas le récit héroïque. Elle faisait tache dans la narration glorieuse de la révolte noire.

    Mais aujourd’hui encore, le nom d’aucun noir mort dans un camp nazi ne figure au Panthéon. Aucun monument à Berlin, à Paris, à Washington ne leur est consacré.
    Ils sont les absents de la mémoire mondiale.

    Sources

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?

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    Netflix a récemment annoncé que l’acteur français Omar Sy serait la vedette du spin-off de Tyler Rake (l’univers Extraction), reprenant le flambeau de Chris Hemsworth. Cette nouvelle fracassante nous rappelle que l’ex-comique du SAV des émissions de Canal+ n’est plus un amuseur : depuis Intouchables (2011), il enchaîne les hits mondiaux à un rythme effréné.

    Si « Omar Sy » reste un prénom familier pour le grand public, on se demande pourquoi les cénacles du cinéma (cérémonies, festivals et critiques élitistes) semblent souvent l’oublier. Et pourtant, quand on pèse factuellement sa carrière, qui ne voudrait pas aujourd’hui se demander si ce trappiste de naissance n’est pas l’acteur français le plus influent de sa génération ?

    Du gros succès français aux blockbusters américains

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Omar Sy en Bishop chez Marvel

    La trajectoire de Sy est celle d’une fusée : son rôle de Driss dans Intouchables catapulte son nom sur toutes les lèvres en France. Le film de Nakache et Toledano devient un phénomène planétaire : record historique avec 19,4 millions d’entrées en France (le meilleur score de tous les temps pour un film hexagonal), et 32 millions hors de France. Au box-office mondial, Intouchables dépasse les 426 millions de dollars. Ce raz-de-marée lui vaut un César du meilleur acteur (premier comédien noir à l’obtenir) et… la célébrité éternelle.

    Avec Chris Pratt, occupé à mater Mokele-Mbembe

    Dans la foulée, Hollywood s’intéresse à lui : Omar Sy campe tour à tour des personnages marquants dans des franchises à gros budget. On l’aperçoit comme le populaire Bishop dans X-Men: Days of Future Past (2014), pilote casse-cou, secondant Chris Pratt, dans Jurassic World (2015) et précieux adjoint dans Inferno (2016) d’après Dan Brown. Il se paye même le luxe de doubler Hot Rod dans Transformers 5 (2017). Ces incursions américaines servent son aura : Sy n’est pas cantonné au circuit « cinéma français » guindé, mais tourne dans des productions hollywoodiennes à très large audience.

    L’apogée arrive avec Netflix : héros moderne de Lupin (2021), il bat tous les records de la plateforme. La première partie de la série a été vue plus de 70 millions de fois dans son premier mois, et au total « Lupin » cumule plus de 100 millions de visionnages sur Netflix. Sy devient ainsi l’ambassadeur de la « French touch » réinventée, portée sur le petit écran mondial. En 2021, Time Magazine le consacre même parmi les « 100 personnalités les plus influentes du monde » – il était le seul Français honoré cette année-là.

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Le fameux Assane Diop si polémique…

    Un palmarès à la hauteur de sa popularité 

    Acteur français, parliamo d’altri: on pense immédiatement à Jean Dujardin (Oscar 2012 pour The Artist), Marion Cotillard (Oscar 2008), Vincent Cassel (vedette mondiale de Ocean’s Twelve à Black Swan), ou Juliette Binoche (Oscar 1997), tous prestigieux représentants du cinéma tricolore à l’étranger. Gilles Lellouche ou Vincent Cassel, stars nationales, jouent moins dans des superproductions internationales. Mais Omar Sy les surpasse sur un plan : l’audience. Rien que sur Netflix, son image franchit les frontières de l’hexagone. Peu d’acteurs français peuvent se targuer d’un tel rayonnement planétaire actuel.

    Back in France, Omar a bien décroché un César (Intouchables) et reste souvent élu « personnalité préférée des Français »: dès 2012 il devançait Gad Elmaleh dans le sondage du Journal du Dimanche, preuve d’un capital-sympathie rare. Son contrat avec Netflix (série Extraction à venir, plus séries HBO Max) et sa carrière en parcours de combattant (de la banlieue aux tapis rouges du monde entier) parlent d’eux-mêmes. À côté de ça, des comédiens comme Dujardin ou Cassel ont leurs statuettes et leur glamour, mais leur popularité populaire est moindre.

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Omar Sy aux côtés de François Cluzet dans Intouchables

    Reconnaissance hexagonale vs succès mondial

    Alors pourquoi Omar Sy reste-t-il « sous-cité » dans les débats élitistes sur le cinéma français ? Les débats du monde du cinéma en France valorisent souvent l’exception culturelle et les films d’auteur à petit budget. Omar, lui, est avant tout une machine à divertissement : blockbuster social (Intouchables), séries Netflix, franchises d’action. Ce choix le place hors des radars des festivals pointus (pas de Palme d’or, pas de sélection cannoise marquante).

    Il a d’ailleurs quitté la France dès 2012 pour vivre aux États-Unis, afin de préserver sa vie de famille, un geste qui est perçu comme peu « engagé » dans le milieu culturel français. Or, symboliquement, en France on adore labelliser « protecteurs du patrimoine » ceux qui ne trahissent pas les attentes du cinéma national. Omar Sy n’a fait que suivre sa route – et tant pis s’il se bâtit une carrière qui brouille les frontières cinéma art et industrie mondiale.

    Inferno montre à l’écran Tom Hanks et Omar Sy

    Pourtant, tous les faits plaident en sa faveur : c’est l’acteur français dont les exploits sont aujourd’hui suivis sur tous les continents. Il rafle les audiences télé, figure dans les sondages de popularité, s’exporte mieux que quiconque. Penser qu’il peut être « le plus grand » acteur français d’aujourd’hui n’est pas un pur fantasme mégalomaniaque mais un constat téméraire : les chiffres et le buzz mondial le démontrent. Et si les élites hexagonales tardent à s’en convaincre, c’est peut-être parce qu’elles préfèrent distinguer des carrières « format artiste » plutôt que de célébrer un caméléon du star-system.

    Bilan lucide et stimulé

    Affirmer qu’Omar Sy est le Français le plus influent du cinéma contemporain peut surprendre. Certains diront qu’il lui manque encore un Oscar ou une Palme pour valider son statut. Mais ces marqueurs symboliques comptent-ils face à sa portée réelle ? Entre les millions de spectateurs, les contrats Netflix et ses pronostics en Time 100, on tient un cas d’école : un artiste populaire accompli, déchaînant autant de ferveur dans les salles de quartier que devant son écran mondial.

    Il donne la réplique dernièrement à Kerry Washington dans l’explosif Shadow Froce

    Ce constat n’est ni une plainte ni une vaine provocation : c’est une invitation à réévaluer nos critères. Finalement, envisager Omar Sy au sommet de la pyramide des acteurs français contemporains, c’est peut-être simplement rendre justice à une carrière hors norme. Qu’on se le dise : accepter cette idée est légitime, et surtout, inspirant.

    Rivonia : quand Mandela et les siens défièrent l’Apartheid

    1963. Dans une ferme discrète de Rivonia, les leaders de l’ANC préparaient la libération de l’Afrique du Sud. Arrêtés, torturés, condamnés à vie, ils firent pourtant de leur procès un acte fondateur de la démocratie sud-africaine. Voici l’histoire bouleversante du procès de Rivonia, entre silence, résistance et vérité.

    Une ferme, une cachette, une guerre à venir

    Il y a des matins où l’Histoire hésite encore. Où le silence d’un lieu contient déjà le fracas à venir. Ce matin-là, à Liliesleaf Farm, en banlieue de Rivonia, tout semblait tranquille. La rosée s’accrochait aux feuilles de maïs. Une radio grésillait doucement à l’intérieur de la maison. Dans le jardin, un homme en bleu de travail arrosait les plants de tomates. Il s’appelait David Motsamayi, du moins officiellement. En réalité, c’était Nelson Mandela, déjà recherché, déjà condamné, déjà l’un des hommes les plus dangereux du pays selon le pouvoir blanc sud-africain.

    La ferme n’était pas un lieu ordinaire. C’était une planque stratégique, un sanctuaire clandestin, mais aussi un laboratoire révolutionnaire. C’est là que se réunissaient, depuis des mois, les têtes pensantes de la lutte anti-apartheid : des leaders de l’ANC, du Parti Communiste Sud-Africain, des syndicalistes, des intellectuels, des activistes indiens, juifs, africains. Unis dans la clandestinité, ils formaient le noyau dur d’un projet qui allait faire trembler l’État raciste sud-africain.

    C’est ici, dans cette maison à toit de chaume, que naquit uMkhonto we Sizwe (“La lance de la nation”), bras armé de l’ANC. Ce n’était plus l’heure des pétitions ni des sit-ins. Après le massacre de Sharpeville et l’interdiction de toute opposition politique noire, le choix de la résistance armée s’était imposé comme une nécessité. Pas pour tuer. Pas encore. Mais pour saboter. Faire sauter des pylônes électriques, perturber les lignes de train, attaquer symboliquement l’appareil d’État ; sans verser de sang. C’était, disaient-ils, une guerre de conscience avant d’être une guerre de feu.

    Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Goldberg, Bernstein… Tous vivaient entre deux mondes : celui du repli discret et celui de la lutte souterraine. Leur quotidien était une corde raide tendue au-dessus de l’abîme. Une vie de fausses identités, de réunions secrètes, de manuscrits dissimulés et de nuits sans sommeil.

    Mais le 11 juillet 1963, à l’aube, cette illusion de contrôle s’effondra.

    La police investit Liliesleaf. Brutalement. Précisément. Elle savait. Quelqu’un avait parlé. En un instant, la cache devint prison. Le QG devint pièce à conviction. Et ceux qui rêvaient de libération furent menottés, un à un, sous l’œil satisfait du régime.

    Ce matin-là, la clandestinité prit fin. Mais la guerre, elle, ne faisait que commencer.

    De la cache à la cage : arrestations, détentions et trahisons

    Le piège s’était refermé comme une mâchoire. En quelques heures, les principaux cerveaux de la résistance anti-apartheid tombèrent un à un. Nelson Mandela était déjà en détention, capturé l’année précédente sur une route entre Durban et Johannesburg. Mais ce 11 juillet 1963, à Liliesleaf Farm, l’appareil sécuritaire de l’État frappa au cœur du dispositif de l’ANC.

    Ils furent quatorze à être arrêtés ou traqués immédiatement : Walter SisuluGovan MbekiAhmed KathradaDenis GoldbergRaymond MhlabaElias MotsoalediAndrew MlangeniArthur GoldreichHarold WolpeAbdulhay JassatMoosa MoollaLionel BernsteinBob Hepple, et James Kantor. Militants noirs, juifs, indiens, communistes, libéraux… Ce n’était pas une arrestation, c’était un coup de filet politique. La haute direction de uMkhonto we Sizwe (MK), bras armé de l’ANC, venait d’être décapitée.

    Ils furent détenus sans inculpation, sans avocat, sans contact avec l’extérieur, grâce à la terrible General Law Amendment Act (loi 37 de 1963), qui autorisait jusqu’à 90 jours d’isolement total, renouvelables à volonté. Un mécanisme légal pour faire taire sans juger, torturer sans témoin, briser sans bruit. Certains furent battus. Menacés. Privés de sommeil. Déracinés psychologiquement.

    Et pourtant, la prison ne fut pas un tombeau. Elle devint aussi un lieu d’évasion.

    Le 11 août, un mois après les arrestations, Arthur GoldreichAbdulhay JassatMoosa Moolla et Harold Wolpe s’échappèrent de la prison de Johannesburg en soudoyant un gardien. Déguisés en prêtres, ils traversèrent clandestinement la frontière. Leur fuite rendit le pouvoir fou de rage. Surtout celle de Goldreich, que les autorités considéraient comme “l’architecte principal de la conspiration”.

    Mais tous n’eurent pas cette chance.

    Bob Hepple, un avocat engagé, fut brièvement inculpé avant de voir ses charges abandonnées ; il quitta le pays sans témoigner, pour ne pas être instrumentalisé. James Kantor, son associé, fut arrêté par vengeance politique. Il n’était pas membre du MK, mais frère de cœur de Harold Wolpe. Pour le régime, cela suffisait.

    Le pouvoir, humilié par les évasions et les fuites, décida alors de reconstruire le procès avec une rigueur clinique. Le but n’était plus simplement de condamner : il s’agissait de démolir, d’exhiber, d’avilir. La justice devenait arme. Le tribunal, scène. Les prévenus, symboles à abattre.

    Face à cela, une autre figure émergea : le “communiquant” traqué. Avocats, juristes, intellectuels (Bram FischerJoel JoffeGeorge BizosArthur Chaskalson) hommes blancs, souvent juifs ou progressistes, risquaient leur carrière, leur liberté, leur vie, pour défendre Mandela et les siens. Ils furent surveillés, intimidés, menacés. Mais ils tinrent.

    Car ce procès n’était pas qu’un procès. C’était un combat narratif. L’État voulait imposer un récit : celui d’une “organisation terroriste” manipulée par des communistes, financée par l’étranger, déterminée à plonger l’Afrique du Sud dans le chaos. Mais ce que les accusés allaient construire, face aux juges, c’était une autre vérité. Une vérité plus vaste, plus dangereuse, plus belle : celle d’un peuple qui avait décidé de refuser l’humiliation, même au prix de sa vie.

    Un procès pour faire peur : stratégie de l’État sud-africain

    À Pretoria, le Palace of Justice n’a jamais aussi bien porté son nom. Tout y était chorégraphié : les toges, les postures, la mise en scène. Mais derrière le décorum juridique, ce n’était pas la justice qui se jouait ; c’était la peur. Une peur mise en spectacle, pour que chaque Noir, chaque Indien, chaque Blanc progressiste, comprenne que la rébellion se paie cher.

    Le metteur en scène de cette pièce d’intimidation s’appelait Percy Yutar, procureur général du Transvaal. Petit homme nerveux, habité par une ambition froide, Yutar voulait faire du procès de Rivonia un tremplin personnel, et une démonstration de force nationale. Il savait que tous les regards étaient tournés vers lui : le gouvernement sud-africain, les colons blancs, l’opinion internationale ; et il entendait bien leur prouver qu’il tenait les rênes.

    Devant les caméras du monde entier, il brandit des cartons de preuves, des cartes, des plans, des explosifs, des documents saisis à Liliesleaf. Il parla d’un complot subversif, d’un réseau international de révolutionnaires, de l’aide venue d’Algérie, de l’Ouganda, du Ghana, de l’URSS. Il insista sur la quantité de matériel :

    “Suffisamment d’explosifs pour raser une ville de la taille de Johannesburg.”

    Il décrivit les accusés comme des conspirateurs marxistes, déterminés à renverser l’État par le feu, le sabotage, et le sang. Il voulait faire peur, pas seulement au juge, mais à tout le pays.

    Les chefs d’accusation étaient clairs :

    • recrutement pour la guerre de guérilla,
    • planification d’une insurrection armée,
    • actes de sabotage contre des infrastructures stratégiques,
    • collecte de fonds auprès de pays étrangers,
    • diffusion d’idéaux communistes.

    En filigrane : l’accusation de haute trahison. Et avec elle, la menace d’une peine capitale. Yutar ne demanda pas explicitement la mort. Il n’en avait pas besoin. Il construisit son dossier pour que la sentence paraisse évidente, automatique, presque raisonnable.

    Le juge, Quartus de Wet, président de la Cour suprême du Transvaal, observait. Implacable, mais prudent. Il savait que ce procès dépasserait les murs du tribunal. Que chaque mot résonnerait bien au-delà de Pretoria.

    Car déjà, l’ONU s’était saisie de l’affaire. Des campagnes de soutien s’étaient organisées à Londres, à New York, à Dar es-Salaam. Des pétitions circulaient. Des étudiants manifestaient. La figure de Mandela, jusque-là surtout locale, commençait à incarner une cause mondiale.

    Mais en Afrique du Sud, dans la presse blanche, la peur dominait. La peur du “chaos noir”, la peur du communisme, la peur d’un soulèvement. Et cette peur nourrissait la soif de punition. Le procès n’avait pas pour but d’établir la vérité. Il visait à étouffer un mouvement, dissuader les autres, marquer les esprits.

    En exposant les corps, les visages, les noms de ces hommes, le régime pensait les briser.
    Mais ce qu’il ne comprenait pas encore, c’est que ces visages deviendraient des symboles.
    Et que ce procès, voulu comme une démonstration de force, allait devenir un acte de naissance politique.

    Une défense héroïque : l’arme du droit face à l’injustice

    Face à la machine judiciaire de l’apartheid, la tentation aurait pu être le silence. Ou la fuite. Ou pire : la résignation. Mais certains, peu nombreux, ont fait le choix de tenir la ligne, même quand la loi n’était plus qu’un instrument d’oppression.

    Ils s’appelaient Bram FischerGeorge BizosArthur ChaskalsonJoel Joffe. Tous blancs. Tous juristes. Tous issus de milieux privilégiés. Et tous révoltés par l’injustice.

    Le premier, Fischer, était une légende discrète : avocat renommé, intellectuel marxiste, descendant d’une des familles afrikaners les plus établies du pays. Il accepta de diriger l’équipe de défense au péril de sa carrière, de sa liberté, et de sa vie.

    Joel Joffe, avocat d’affaires sans histoire, fut sollicité par la femme de Sisulu, Albertina, puis par Winnie Mandela. Il devint l’architecte silencieux de toute la ligne de défense.
    George Bizos, arrivé enfant de Grèce, croyait au droit comme à une forme supérieure d’éthique. Il ne quitterait plus jamais Mandela. Arthur Chaskalson, méthodique et discret, futur président de la Cour constitutionnelle, posa déjà les bases d’un contre-récit juridique.

    Dans un pays où défendre un “terroriste noir” pouvait vous valoir une mise sous surveillance, un attentat ou un exil forcé, leur engagement était plus qu’un acte professionnel : c’était un choix de camp.

    Et ils choisirent l’Humanité.

    Ils n’étaient pas naïfs. Ils savaient que la sentence serait lourde, que le régime voulait écraser. Mais ils décidèrent de se battre sur tous les fronts :

    • en contestant la légalité des arrestations sous la General Law Amendment Act,
    • en dénonçant les aveux obtenus sous la torture,
    • en minant les preuves matérielles, souvent floues ou mal établies,
    • en plaçant la morale et la vérité au cœur de la défense, quitte à provoquer.

    Car l’objectif n’était plus seulement de sauver les accusés. Il s’agissait de dévoiler le système, de le forcer à se regarder, de lui montrer que même à genoux, la dignité noire ne pliait pas.

    Et au centre de cette scène : Nelson Mandela, accusé numéro 1.

    Déjà condamné à cinq ans de prison pour avoir quitté le pays illégalement et appelé à la grève des travailleurs noirs (alors même que ces grèves étaient interdites) Mandela devint ici l’incarnation de la lutte, l’homme que le régime voulait faire taire à tout prix.
    Mais Mandela, au lieu de se défendre, allait accuser.

    Il transforma le banc des accusés en tribune politique, en lieu de pédagogie et de conscience. Il savait que les murs du tribunal n’étaient qu’un écho. Ce procès n’était pas seulement juridique. Il était historique.

    Et cette défense-là, héroïque, résolue, unie malgré les différences de race ou de religion, portait déjà en elle l’Afrique du Sud de demain : celle où un Noir et un Blanc pourraient s’asseoir côte à côte, non pour s’opposer, mais pour résister ensemble.

    « I Am Prepared to Die » : Mandela, la voix d’un peuple debout

    Le 20 avril 1964. Dans un tribunal écrasé de tension, Nelson Mandela se lève. Il ne porte pas la robe d’un avocat. Il ne lit pas un communiqué. Ce n’est pas une défense, c’est une déclaration d’existence. Pendant près de trois heures, il parle. Il ne demande rien. Il expliquerévèleaccuse. Et surtout : il assume.

    Le silence est total.

    À ses côtés, ses compagnons de lutte. Devant lui, les juges du régime. Au-dessus de lui, l’ombre d’une potence. Et pourtant, il ne tremble pas.

    « J’ai combattu la domination blanche, et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble en harmonie. C’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

    La phrase traverse la salle comme une lame. L’avocat George Bizos, plus tard, dira avoir eu peur que ces mots ne scellent leur condamnation à mort. Mandela lui-même, dans un ultime compromis, avait accepté d’ajouter : « si cela est nécessaire ». Mais l’essentiel était là.
    Ce discours, depuis, est connu sous un titre simple, brut, universel : « I Am Prepared to Die.« 

    Ce que Mandela fait à cet instant est inédit : il politise radicalement le procès. Il replace les actions du MK dans leur contexte historique : le racisme structurel, les violences de l’apartheid, l’interdiction des partis, la brutalité policière, la fermeture de tout espace démocratique pour les Noirs. Il ne nie pas les faits. Il les recontextualise. Il ne cherche pas à se sauver. Il cherche à sauver le sens.

    Mandela raconte comment, face à l’impossibilité d’agir pacifiquement, l’ANC avait choisi une autre voie. Pas la guerre civile, mais le sabotage. Une forme de violence stratégique, visant les biens et non les vies. Une révolte pensée, contenue, assumée.

    Il parle aussi de sa vision d’un pays réconcilié, non pas sur les ruines de l’apartheid, mais sur la reconnaissance mutuelle. Il cite le modèle britannique comme référence démocratique, s’éloignant des caricatures d’un communisme imposé. Il refuse le rôle du martyr mais endosse celui du libérateur conscient, même si la mort est au bout.

    Pour les juges, c’est un défi.
    Pour le peuple, c’est une révélation.
    Pour le monde, c’est la naissance d’un symbole.

    À cet instant, Mandela cesse d’être un homme pour devenir une idée. Il devient la voix d’un peuple qui a trop longtemps été privé de parole. La conscience d’une nation en gestation. Il sait qu’il ira en prison. Peut-être pour toujours. Mais il sait aussi que cette parole-là, personne ne pourra l’enfermer.

    Et c’est cette parole, lancée depuis le banc des accusés, qui deviendra le socle moral d’une Afrique du Sud libre, trente ans plus tard.

    La sentence : la vie au lieu de la mort, mais l’éternité dans les cœurs

    12 juin 1964. Dans la salle d’audience du Palace of Justice, l’atmosphère est irrespirable. Les familles retiennent leur souffle. Les accusés sont debout. Le monde, à travers les radios, les câbles diplomatiques, les ambassades et les journaux, attend un mot. Un seul. Mort ou vie.

    Le juge Quartus de Wet entre, robe noire sur épaules droites, visage fermé. Il lit longuement les attendus. Il parle de trahison. De violence. De conspiration. Il cite les preuves. Il parle de péril pour la République. Puis il s’interrompt.

    Le moment que Mandela, Sisulu, Mbeki et les autres redoutaient depuis des mois est là.

    Mais au lieu du mot attendu, tombe une alternative :

    “La Cour vous condamne à la réclusion criminelle à perpétuité.”

    Pas la mort.
    La vie.
    Une vie d’enfermement. De murs. De silence.
    Mais une vie.

    Dans les bancs du public, une mère s’effondre. Une militante pousse un cri étouffé. Denis Goldberg, seul accusé blanc, se tourne vers sa mère et lui lance dans un souffle :

    “It’s life. Life is wonderful.”

    Dehors, dans le monde, le soulagement est immense. L’ONU avait déjà condamné le procès. Des pétitions avaient circulé. Des campagnes avaient été menées. Le gouvernement sud-africain savait que fusiller Mandela aurait fait de lui un martyr mondial.

    Mais ne nous y trompons pas. Ce verdict n’était pas une clémence. C’était une condamnation lente, un exil de l’intérieur. Robben Island deviendrait une forteresse d’isolement. Une île-prison pour les voix qu’on voulait taire à jamais.

    Huit des accusés furent envoyés là-bas. Goldberg, parce qu’il était blanc, fut placé à Pretoria, séparé des siens, enfermé dans une autre forme de solitude.

    La presse gouvernementale tenta de présenter l’affaire comme un succès : la “victoire de la justice”, l’“échec d’un complot terroriste”. Mais partout ailleurs, ce fut le contraire. Le procès de Rivonia avait transformé les condamnés en symboles vivants.

    Mandela devint le prisonnier politique le plus célèbre de la planète. Son nom, interdit en Afrique du Sud, fut crié dans les rues de Londres, de Lagos, d’Accra, d’Harlem et d’Addis-Abeba. Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… Tous devinrent les piliers silencieux de la résistance.

    Le régime croyait avoir éteint la flamme. Il venait en réalité de lui donner une forme inextinguible.

    Ils avaient condamné des corps. Mais ils avaient libéré des consciences.

    Les années d’ombre : Robben Island, résistance derrière les barreaux

    Robben Island. Un bout de roc balayé par le vent, à quelques kilomètres du Cap. Vue imprenable sur la ville… mais interdiction de la voir. Ce n’est pas une prison, c’est une tentative d’effacement. Un lieu choisi pour enterrer vivants ceux qui incarnaient l’avenir noir de l’Afrique du Sud.

    Ici, les héros du procès de Rivonia sont enfermés dans des cellules minuscules, séparés, privés de journaux, de lettres, parfois de visites. Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… : tous condamnés à vivre sous un régime d’humiliation lente. Travail de force dans les carrières de chaux, repas indignes, lectures censurées, conversations espionnées.

    Mais très vite, la prison devient autre chose.

    Un séminaire. Une école. Un parlement. Un bastion.

    Chaque matin, Mandela récite des poèmes à voix basse. Sisulu partage ses souvenirs politiques. Mbeki enseigne l’économie. Kathrada raconte l’histoire de l’islam en Afrique du Sud. Les murs se remplissent d’idées.

    Robben Island devient l’université de la liberté. On y débat, on y lit clandestinement, on y pense un avenir. Ils sont coupés du monde, mais ils fabriquent un monde nouveau, en silence.

    Le pouvoir, lui, continue sa propagande : « les terroristes sont en cage, tout est sous contrôle« . Mais la vérité est ailleurs. Dans chaque grève de la faim, chaque refus d’obéir à l’administration pénitentiaire, chaque message codé transmis à l’extérieur, la lutte continue.

    Et au fil des années, le régime change. Les condamnés vieillissent, mais leur aura grandit.

    Mandela, en particulier, devient le visage interdit de l’égalité. Aucun portrait de lui ne circule, mais son nom est une bannière. Il est à la fois absence et présence, silence et tonnerre.

    Le régime sud-africain tente tout : isoler, manipuler, diviser. En vain.

    Les hommes de Rivonia, derrière les barreaux, tiennent bon. Parce qu’ils savent. Ils savent que l’Histoire finit toujours par ouvrir la porte de la cellule,
    et que la mémoire d’un peuple emprisonné ne meurt jamais.

    Sources

    • Broun, Kenneth S.Saving Nelson Mandela: The Rivonia Trial and the Fate of South Africa, Oxford University Press, 2012.
    • Frankel, GlennRivonia’s Children: Three Families and the Cost of Conscience in White South Africa, Jacana Media, 2011.
    • Sisulu, ElinorWalter & Albertina Sisulu, New Africa Books, 2011.
    • Mandela, NelsonI Am Prepared to Die, International Defence & Aid Fund for Southern Africa, 1979.
    • Hepple, Bob, “Rivonia: The Story of Accused No. 11”, Social Dynamics, vol. 30, n°1, 2004, pp. 193–217.
    • Clarkson, CarrolDrawing the Line: Toward an Aesthetics of Transitional Justice, Oxford University Press, 2013.
    • Davis, Dennis & Le Roux, MichellePrecedent & Possibility: The (ab)use of Law in South Africa, Juta and Co., 2009.
    • SA History Online (www.sahistory.org.za)
    • Nelson Mandela Foundation (www.nelsonmandela.org)
    • British Library / Dictabelts Archive Project
    • UNESCO Memory of the World
    • Wikipedia – “Rivonia Trial”

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

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    Et si l’histoire des Africains ne commençait pas avec l’esclavage ? Dans cet article bouleversant, l’historien Runoko Rashidi nous emmène aux origines d’une diaspora mondiale trop souvent oubliée. Des temples de Sumer aux cités olmèques, des hauts plateaux d’Inde aux palais d’Angkor, il dévoile un pan entier de l’héritage africain, antérieur à toute déportation.

    Par Runoko Rashidi – Traduction et adaptation pour Nofi.media

    Pourquoi Nofi republie Runoko Rashidi : Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora

    Chez Nofi, nous avons une conviction : l’histoire africaine ne commence pas dans les cales des navires négriers. Elle ne débute ni en 1619, ni avec l’arrivée de Christophe Colomb, ni avec les premiers décrets d’abolition. Elle est plus ancienne, plus vaste, plus profonde.

    C’est cette vérité que Runoko Rashidi (1954–2021), historien panafricain de renom, a porté toute sa vie avec passion, rigueur et courage. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la présence africaine globale dans l’Antiquité, il a sillonné les continents, croisé archives, artéfacts, traditions orales et recherches génétiques pour rétablir la place des peuples noirs dans la fondation des civilisations humaines.

    Nous republions ici en français, avec respect et fidélité, son article fondateur Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora, initialement paru dans Atlanta Black Star. Ce texte est un appel à la réappropriation de notre passé, une fresque historique qui traverse l’Asie, les Amériques, l’Australie, pour montrer ce que l’école oublie trop souvent : avant d’être asservis, les Africains ont exploré, bâti, inspiré.

    En ces temps où les discours identitaires oscillent entre oubli et folklorisationremettre en lumière le travail de Rashidi est un acte politique, culturel et pédagogique.

    À travers cette republication, nous souhaitons dire aux jeunes générations afrodescendantes : vous venez de loin. Bien plus loin que les chaînes. Bien plus haut que ce qu’on vous enseigne.

    Bienvenue dans la diaspora africaine d’avant l’esclavage.

    Introduction

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

    Cela fait de nombreuses années que je soutiens que le pire crime que nous puissions commettre est d’enseigner à nos enfants que leur histoire commence avec l’esclavage. Et pourtant, c’est exactement ce que beaucoup d’entre nous font dans les communautés noires de l’hémisphère occidental. Lorsque arrive le Mois de l’Histoire des Noirs, nous avons tendance à célébrer les grands héros et héroïnes apparus après notre déportation d’Afrique vers les Amériques. Aux États-Unis, nous vénérons Harriet Tubman, Frederick Douglass, Langston Hughes, Rosa Parks ; à juste titre. Nous évoquons peut-être aussi Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines d’Haïti, voire même Zumbi dos Palmares au Brésil.

    Mais nombreux sont ceux qui semblent oublier que les Africains avaient une histoire avant l’esclavage. En réalité, l’Afrique possède une ancienne diaspora qui ne trouve aucune racine dans la traite négrière. Ce bref article est consacré à une vue d’ensemble de cette diaspora ancienne. Il apporte une dimension mondiale à l’histoire des Noirs, trop rarement mise en lumière, et s’intéresse à ce que l’on a parfois appelé « cet autre Africain ».

    Pas l’Africain stéréotypé, primitif et sauvage, mais celui qui a peuplé la terre en premier, qui a donné naissance à certaines des plus anciennes et magnifiques civilisations, ou les a profondément influencées. Celui qui, le premier, est entré en Asie, en Europe, en Australie, dans le Pacifique et dans les Amériques précolombiennes ; non pas en esclave, mais en maître.

    Nous savons aujourd’hui, grâce aux récentes études scientifiques sur l’ADN, que l’humanité moderne est née en Afrique. Les Noirs sont les peuples originels de la planète, et tous les humains modernes peuvent finalement retracer leurs racines ancestrales jusqu’à l’Afrique. Sans les migrations primitives des premiers Africains, l’humanité serait restée physiquement de type africain, et le reste du monde aurait été privé de toute présence humaine.

    La présence ancienne de l’Afrique en Europe est relativement connue, notamment à travers l’histoire des Maures. Mais celle des Noirs en Asie (avant l’esclavage) a très peu été explorée. Même aujourd’hui, leur présence en Asie, et en particulier en Inde, est souvent ignorée. Quant à la présence noire en Australie et dans les îles du Pacifique, elle est largement minimisée en tant que composante majeure de la communauté africaine globale ; alors même qu’on y trouvait des branches de l’UNIA-ACL de Marcus Garvey, ainsi qu’un mouvement Black Power.

    Concernant la présence africaine en Amérique avant l’esclavage, en dépit des œuvres magistrales d’Ivan Van Sertima et des recherches plus récentes de penseurs comme Michael Imhotep, l’idée que des Africains aient pu visiter les Amériques avant Christophe Colomb et y avoir joué un rôle important n’a pas encore pénétré l’imaginaire collectif.

    La présence africaine en Asie

    Les premiers Asiatiques

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

    Les premières populations humaines modernes (Homo sapiens sapiens) d’Asie étaient elles aussi d’origine africaine. Ici, nous parlons des Africoïdes1 de petite taille ; cette famille de peuples noirs extrêmement importante, souvent idéalisée, et qui se caractérise phénotypiquement2 par : une taille exceptionnellement petite ; des teints allant du jaune-brun au brun foncé ; des cheveux très frisés ; et, dans de nombreux cas (comme chez beaucoup d’autres Noirs), la stéatopygie3. Ces peuples nous sont probablement plus familiers sous des termes péjoratifs comme « pygmées »« négritos » ou « négrillos ». Des peuples similaires vivant aujourd’hui en Afrique australe ont longtemps été appelés « Bushmen », bien que le terme plus exact pour ces derniers soit San4, ce qui signifie « habitants originels ».

    Se déplaçant lentement et de manière sporadique depuis leur terre natale africaine (peut-être depuis 100 000 ans, et cela durant des millénaires) d’innombrables Africoïdes de petite taille commencèrent à peupler l’Asie. Bien qu’ils n’existent aujourd’hui qu’en nombre limité, et soient généralement présents dans des zones très boisées, arides, isolées ou autrement inhospitalières, ces Africoïdes furent, à une époque, les véritables seigneurs de la Terre. Il est profondément regrettable que l’histoire de ces peuples ; avec leurs contributions distinctes et fondamentales à des civilisations monumentales, caractérisées par des avancées en agriculturemétallurgieécriture et urbanisation ; soit si peu connue et comprise.

    Asie occidentale

    Sumer (la terre biblique de Shinéar) fut l’influence civilisatrice fondatrice de l’Asie occidentale ancienne. Prospérant durant le troisième millénaire avant notre ère, Sumer posa les bases et établit les normes pour les royaumes et empires qui lui succédèrent. Fréquemment désignée comme, ou associée à, la Chaldée et la Babylonie, Sumer s’étendait sur la vallée du Tigre et de l’Euphrate, depuis l’embouchure du golfe Persique jusqu’à Akkad au nord, sur environ 500 kilomètres.

    Bien que les nombreuses réalisations culturelles et techniques de Sumer soient largement célébrées, la question cruciale de sa composition ethnique est fréquemment éludée ou totalement absente des discussions. Pourtant, une étude indépendante et objective des données disponibles soulève une véritable interrogation : le prétendu « problème des origines sumériennes » est-il réel ou artificiel ? Les Sumériens, après tout, se désignaient eux-mêmes comme « le peuple à la tête noire », et leurs dirigeants les plus puissants et pieux, tels que Gudea5, choisissaient systématiquement de la pierre très sombre (et de préférence noire) pour représenter leurs statues.

    Il ne fait également aucun doute que la plus ancienne et la plus vénérée des divinités sumériennes était Anu6, un nom qui évoque fortement les civilisateurs noirs florissants et largement répandus à l’aube de l’histoire en Afrique, en Asie et même en Europe. Des témoignages oculaires, des similitudes religieuses, des affinités linguistiques, des preuves squelettiques, des références bibliques, des motifs architecturaux et des traditions orales convergent tous vers une origine africaine ancienne des Sumériens d’Irak.

    Elam fut la première civilisation de l’Iran (anciennement appelé Perse), et partageait la frontière orientale de Sumer. Cheikh Anta Diop met en lumière la présence africoïde dans l’Élam ancien, en se concentrant notamment sur les vestiges artistiques et sculpturaux mis au jour par Marcel Dieulafoy lors de ses fouilles à la fin du XIXe siècle à Suse. Dans l’Antiquité, le district de Suse était généralement considéré comme la résidence et capitale de Memnon, l’illustre roi-guerrier noir.

    L’histoire héroïque de Memnon (son courage et sa bravoure lors du siège de Troie) fut l’un des récits les plus populaires et célébrés de l’Antiquité. Memnon est mentionné à plusieurs reprises dans les œuvres d’auteurs tels que Eschyle, Apollonios de Tyane, Athénée, Catulle, Dion Chrysostome, Hésiode, Ovide, Pausanias, Philostrate, Pindare, Quintus de Smyrne, Sénèque, Diodore de Sicile, Strabon et VirgileArctinos de Milet composa même un poème épique intitulé Éthiopie, dans lequel Memnon tenait le rôle principal.

    Phénicie est le nom donné par les Grecs, au premier millénaire avant notre ère, aux provinces côtières correspondant aujourd’hui au Liban moderne et au nord de la Palestine. Parfois, ce terme semble avoir été appliqué à l’ensemble du littoral méditerranéen allant de la Syrie à la Palestine. La Phénicie7 n’était pas considérée comme une nation au sens strict du terme, mais plutôt comme un réseau de villes côtières, dont les plus importantes étaient Sidon, Byblos, Tyr et Ras Shamra. Pour les Grecs, le mot phénicien, issu de la racine « phoinix », évoquait la couleur rouge, et il est probable que ce nom soit dérivé de l’apparence physique des habitants eux-mêmes.

    Les Phéniciens constituaient une branche côtière des Cananéens, qui, selon les traditions bibliques, étaient les frères de Koush (l’Éthiopie) et de Misraïm (l’Égypte) : tous membres de la famille ethnique hamite ou kamite8. La Bible affirme que les Cananéens, les Éthiopiens et les Égyptiens étaient tous noirs et originaires de la vallée du Nil.

    La péninsule Arabique, habitée depuis plus de 8 000 ans, fut très tôt peuplée par des Noirs. Avant même l’avènement de l’Islam, le sud de l’Arabie possédait déjà le sanctuaire sacré de la Kaaba, avec sa pierre noire, à La Mecque. La ville de La Mecque était considérée comme un lieu saint et un lieu de pèlerinage bien avant le prophète Muhammad. Muhammad lui-même, qui allait unifier toute l’Arabie, semble avoir eu une ascendance africaine importante. Selon al-Jahiz, le gardien de la Kaaba sacrée, Abd al-Muttalib, « engendra dix Seigneurs, noirs comme la nuit et magnifiques ».

    L’un d’eux fut Abdallah, le père de Muhammad. Selon la tradition, le premier musulman tué au combat fut Mihdja9 ; un homme noir. Un autre homme noir, Bilal10, joua un rôle si central dans le développement de l’Islam qu’on l’a surnommé « un tiers de la foi ». De nombreux premiers convertis à l’Islam étaient africains, et un certain nombre des premiers fidèles musulmans trouvèrent refuge en Éthiopie face à l’hostilité arabe envers les enseignements de Muhammad.

    Asie du Sud

    La civilisation fluviale antique de la vallée de l’Indus (ainsi nommée d’après l’un de ses plus grands et plus étudiés sites ; Harappa11) s’étendait en réalité depuis le fleuve Oxus, en Afghanistan, au nord, jusqu’au golfe de Cambay, en Inde, au sud. La civilisation harappéenne prospéra approximativement de 2200 av. J.-C. à 1700 av. J.-C. À son apogée, les Harappéens entretenaient des relations commerciales régulières avec l’Irak et l’Iran. Cela, nous le savons avec certitude. Nous savons aussi avec la même certitude que les fondateurs de la civilisation harappéenne étaient noirs.

    Cela est vérifiable grâce aux preuves physiques disponibles ; restes squelettiquestémoignages oculaires conservés dans le Rig-Véda12reliques artistiques et sculpturessurvie régionale des langues dravidiennes (dont le brahui, le kurukh et le malto) et le rôle central de ces langues, aujourd’hui utilisées dans la tentative de déchiffrement de l’écriture harappéenne. On doit également tenir compte de l’importance accordée à la déesse-mère dans les cités harappéennes, ainsi que de la nature sédentaire du mode de vie harappéen lui-même. 

    Walter Fairservis13 affirme que « les Harappéens cultivaient le coton et peut-être le riz, domestiquaient le poulet et auraient peut-être inventé le jeu d’échecs, ainsi que l’un des deux grands moyens anciens de production d’énergie sans recours à la force musculaire : le moulin à vent ».

    Aujourd’hui, l’Inde compte la plus grande population noire d’un seul pays d’Asie. J’ai même soutenu que l’Inde possède la plus forte concentration de Noirs de tous les pays du monde. Les Noirs furent les peuples originels de l’Inde, et on peut encore les voir aujourd’hui dans les populations appelées Adivasis14. Ce sont les peuples anciens. Et une proportion écrasante de ceux que l’on appelle aujourd’hui Dalits ou Intouchables seraient automatiquement victimes de profilage racial s’ils vivaient aux États-Unis ! En réalité, l’un des groupes dalits les plus célèbres aujourd’hui en Inde est celui des Dalit Panthers15, baptisé en hommage au Black Panther Party for Self-Defense, formé aux États-Unis au milieu des années 1960.

    Asie orientale et Asie du Sud-Est

    Il ne fait aucun doute que des traces de populations noires ont été retrouvées aussi bien pour les périodes préhistoriques que historiques, à travers les latitudes de l’Asie du Nord-Est. Un proverbe japonais affirme que « la moitié du sang qui coule dans les veines d’un bon samouraï doit être noir ». Nous connaissons aussi, au Japon, Sakanouye Tamura Maro16 (vers l’an 800 de notre ère), le général noir qui mena les armées japonaises au combat contre les Aïnous17. Le succès militaire de Tamura Maro fit de lui, en fin de compte, le premier shogun du Japon.

    En Chine, une présence africoïde est visible depuis les temps les plus reculés jusqu’aux principales périodes historiques. La dynastie Shang, par exemple (la première dynastie de Chine) semble avoir une origine noire, à tel point que les Zhou, qui les ont vaincus, les décrivaient comme ayant « la peau noire et huileuse ». Le célèbre sage chinois Lao-Tseu (vers 600 av. J.-C.) était lui aussi décrit comme ayant « le teint noir ». On disait de lui qu’il était « merveilleux et beau comme le jaspe ». D’imposants et somptueux temples furent érigés en son honneur, à l’intérieur desquels il était vénéré comme un dieu.

    Funan est le nom donné par les historiens chinois au plus ancien royaume d’Asie du Sud-Est. Ses fondateurs étaient un peuple noir connu sous le nom de Khmers, un nom qui rappelle fortement Kemet, l’Égypte ancienne. Dans l’Antiquité lointaine, les Khmers semblent s’être établis dans une vaste région englobant le Myanmar, le Cambodge (Kampuchéa), le Laos, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam. Émergé au IIIe siècle, le royaume de Funan s’étendait sur le sud du Cambodge et du Vietnam. Un observateur chinois décrivit les hommes de Funan comme petits et noirs, et nota l’existence de bibliothèques impressionnantes et le grand respect des Khmers pour les savants.

    À la suite du royaume ancien de Funan émergèrent les États-nations noirs bien plus puissants d’Angkor au Cambodge, et de Champa au Vietnam.

    L’histoire épique de la présence africaine en Asie est l’un des chapitres les plus fascinants, et pourtant les moins connus, de l’expérience noire. Elle couvre plus de 100 000 ans et s’étend sur la plus grande masse terrestre continue de la planète.

    Bien que beaucoup soient étonnés par cette idée, il est absolument indéniable que, en tant que premiers hominidés et humains modernes ; en tant que chasseurs-cueilleurs simples ou agriculteurs primitifs ; en tant que guerriers héroïques et civilisateurs majeurs ; en tant que sages et prêtres, poètes et prophètes, rois et reines ; en tant que divinités ou démons de légendes brumeuses et de mythes obscurs ; et oui, même en tant que serviteurs ou esclavesles Noirs ont connu l’Asie intimement depuis les tout débuts.

    Encore aujourd’hui, après toute une série de génocides et de catastrophes, le nombre de Noirs en Asie approche les 200 millions. Ce que ces populations ont accompli et ce qu’elles font aujourd’hui sont des questions qui méritent des réponses sérieuses et urgentes. Ces réponses ne doivent pas être cherchées uniquement pour satisfaire la curiosité intellectuelle d’une élite, mais dans le but de faire progresser la vision du panafricanisme, et de réunir une famille séparée depuis bien trop longtemps.

    La présence noire en Australie et en Mélanésie

    La présence noire en Australie : un combat pour la survie

    L’Australie fut peuplée il y a au moins 50 000 ans par des peuples qui se désignent eux-mêmes sous le nom de Blackfellas18, et qui sont généralement appelés Aborigènes australiens. Sur le plan physique, les Blackfellas se distinguent par des cheveux allant de raides à ondulés, et une peau foncée à presque noire. En janvier 1788, lorsque la Grande-Bretagne commença à utiliser l’Australie comme colonie pénitentiaire, on estimait à environ 300 000 le nombre d’indigènes répartis sur l’ensemble du continent, regroupés en quelque 600 sociétés à petite échelle. Chacune de ces communautés entretenait des liens sociaux, religieux et commerciaux avec ses voisines.

    L’arrivée massive de forçats britanniques sur le territoire australien fut catastrophique pour les populations noires. Victimes d’empoisonnements délibérés, de massacres planifiés et systématiques ; décimés par la tuberculose et la syphilis ; balayés par des épidémies infectieuses ; leurs structures communautaires et leurs repères moraux détruits, les Blackfellas avaient été réduits, dans les années 1930, à un groupe résiduel d’environ 30 000 personnes, avec peut-être le double de personnes d’ascendance mixte.

    Lorsque le continent fut envahi par les Européens au XIXe siècle, les historiens blancs qui écrivaient sur l’Australie incluaient invariablement une section sur les Noirs, reconnaissant que les habitants originels du continent avaient joué un rôle historique. Mais après 1850, très peu d’écrivains mentionnaient encore les Noirs. Ils étaient considérés comme une « race en voie d’extinction ». En 1950, les histoires générales du continent écrites par les Euro-Australiens ne faisaient presque plus aucune référence aux peuples autochtones. Durant cette période, les populations indigènes (qu’elles soient de sang « pur » ou « mêlé ») étaient exclues de toutes les grandes institutions euro-australiennes : écoles, hôpitaux, syndicats. Ils ne pouvaient pas voter. Leurs déplacements étaient contrôlésIls étaient des parias dans l’Australie blanche.

    Aujourd’hui, les Noirs d’Australie sont terriblement opprimés, et ils demeurent engagés dans une lutte désespérée pour leur survie. Des enquêtes démographiques récentes montrent, par exemple, que le taux de mortalité infantile noir est le plus élevé d’Australie. Les peuples originels ont les logements les plus insalubres et les pires écoles. Leur espérance de vie est inférieure de 20 ans à celle des Européens. Leur taux de chômage est six fois supérieur à la moyenne nationale.

    Les Aborigènes n’obtinrent le droit de vote aux élections fédérales qu’en 1961, ni même le droit de consommer des boissons alcoolisées avant 1964. Ils ne furent officiellement comptés comme citoyens australiens qu’après un amendement constitutionnel en 1967. Aujourd’hui, les peuples autochtones ne représentent même pas 2 % de la population australienne totale.

    La Papouasie occidentale en Mélanésie : la lutte continue

    La Nouvelle-Guinée est la plus grande et la plus peuplée des îles de la Mélanésie. En fait, c’est la plus grande île du monde après le Groenland. Elle est d’une richesse exceptionnelle en ressources minérales, incluant l’uranium, le cuivre, le cobalt, l’argent, l’or, le manganèse, le fer et le pétrole. Aujourd’hui divisée en deux par les frontières coloniales, la Nouvelle-Guinée a longtemps abrité une population racialement homogène de 5 à 6 millions de personnes de type africoïde.

    La moitié orientale de l’île est devenue indépendante en 1975 sous le nom de Papouasie-Nouvelle-Guinée. La moitié occidentale, cependant, ainsi qu’une grande partie de la population totale de l’île (estimée à 3 ou 4 millions de personnes), a été annexée par l’Indonésie comme sa 26e « province ».

    Pour le peuple de Papouasie occidentale (la partie ouest de la Nouvelle-Guinée), l’Indonésie a été (et reste) un pouvoir occupant brutal et agressif. Depuis 1963, date à laquelle cette région est tombée sous contrôle indonésien, les Mélanésiens sont confrontés à un génocide physique et culturel. En règle générale, les Indonésiens ont une vision condescendante des Mélanésiens, qu’ils considèrent comme racialement inférieurs ; sauf, bien sûr, ceux qui rejettent leur propre culture pour s’identifier aux valeurs, comportements et langue de l’Indonésie. Par ailleurs, les membres de l’armée indonésienne et d’autres hauts fonctionnaires du gouvernement détiennent d’énormes richesses en Papouasie occidentale, et sont fermement décidés à ne pas les partager avec les Mélanésiens.

    Les Mélanésiens vivant dans les communautés forestières de Papouasie occidentale sont soumis à des programmes de travail forcé, tandis que ceux des zones urbaines subissent une discrimination raciale ouverte. Une partie essentielle de la politique génocidaire du régime indonésien consiste en fait à remplacer physiquement les Mélanésiens par des ressortissants indonésiens. Il existe donc un risque très réel que les Mélanésiens de Papouasie occidentale deviennent une minorité sur leur propre terre. Le combat du peuple papou aujourd’hui mérite bien plus d’attention de la part du monde ; et en particulier du monde noir.

    Une présence africaine dans l’Amérique ancienne, avant Christophe Colomb et avant l’esclavage

    Les Olmèques étaient un peuple ancien de Méso-Amérique, qui s’était établi sur la côte du golfe du Mexique. Cette culture américaine antique est souvent qualifiée de première civilisation du continent occidental, car elle surpassa ses voisins dans sa capacité à résoudre les grands enjeux de la vie collective ; gouvernement, défense, religion, famille, propriété, science et art. Dans cet effort, les Olmèques ont posé les fondations mêmes de la civilisation américaine.

    Nul ne sait avec certitude d’où venaient les Olmèques, ni s’ils étaient directement issus des populations indigènes locales ; mais le fait que nombre de leurs sculptures (en particulier les têtes colossales) témoignent d’une présence africoïde ancienne dans les Amériques ne fait guère de doute pour quiconque fait preuve de raison. En réalité, certains scientifiques ont conclu que les Olmèques étaient peut-être une colonie africaine installée par voie maritime, qui aurait conquis les populations indigènes du sud du Mexique. D’autres pensent que la présence noire parmi les Olmèques se limitait à une petite communauté, mais élite et hautement influente.

    Des restes sculpturaux et squelettiques découverts sur des sites olmèques anciens fournissent les preuves les plus concluantes jamais mises au jour concernant la présence de populations africaines dans les Amériques avant l’arrivée de Christophe Colomb. Les représentations sculpturales africoïdes les plus marquées et les plus universellement reconnues dans le « Nouveau Monde » ancien furent réalisées par les Olmèques. Près de vingt têtes de pierre colossales, pesant entre 10 et 40 tonnes, ont été mises au jour sur des sites olmèques le long de la côte du golfe du Mexique. L’un des premiers scientifiques euro-américains à commenter ces têtes olmèques, l’archéologue Matthew Stirling, décrivit leurs traits faciaux comme étant « étonnamment négroïdes ».

    En 1974, le craniologue polonais Andrzej Wiercinski19 informa le Congrès des Américanistes que les crânes retrouvés sur des sites olmèques et d’autres sites préchrétiens du Mexique (notamment TlatilcoCerro de las Mesas et Monte Albán) « présentent une prévalence nette du schéma négroïde complet ».

    D’autres scientifiques ont identifié de nombreux parallèles culturels entre les Africains anciens et les Amérindiens, y compris dans les modèles architecturaux et les pratiques religieuses. Concernant ces dernières, certaines communautés amérindiennes adoraient des divinités noires de très grande ancienneté, telles que Ekchuah, Quetzalcoatl, Yalahau, Nahualpilli et Ixtliltic, bien avant l’arrivée du premier esclave africain dans le Nouveau Monde.

    Lors de son troisième voyageChristophe Colomb rapporta que, lorsqu’il arriva à Haïti, la population locale l’informa que des hommes noirs venant du sud et du sud-est l’avaient précédé sur l’île. En 1513Balboa20 découvrit une colonie d’hommes noirs lors de son arrivée à Darién, en Amérique centrale.

    Tous ces faits (étayés par des squelettes et des sculptures) démontrent clairement que les peuples africains ont joué un rôle majeur et exercé une influence profonde dans les Amériques, bien avant Christophe Colomb et bien avant l’esclavage.

    Conclusion

    Je soutiens que si vous enseignez à un enfant que son histoire commence avec l’esclavage, vous brisez cet enfant ; peut-être pour la vie. En vérité, vous nourrissez une nouvelle forme d’esclavage : l’esclavage de l’esprit.

    Ne limitons pas notre histoire à ce qu’elle a de plus laid, de plus brutal, de plus traumatique. Commençons par le commencement. Et ce commencement ne se situe pas dans l’esclavage. Il commence avec des femmes et des hommes noirs, maîtres de leur destin et arbitres de leur avenir.

    Et pour ceux qui s’interrogent sur la pertinence de tout cela, je vous laisse avec les paroles profondes de Nana KwaDavid Whitaker21, qui disait :

    « Ce que tu fais pour toi dépend de ce que tu penses de toi. Ce que tu penses de toi dépend de ce que tu sais de toi. Et ce que tu sais de toi dépend de ce qu’on t’a dit. »

    Bien dit, Nana Whitaker. C’est un appel puissant et une véritable philosophie de l’histoire. Et je ne peux imaginer meilleure façon de clore cette exploration de la diaspora africaine ancienne, cette diaspora africaine d’avant l’esclavage.

    Runoko Rashidi (1954 – 2 août 2021, Égypte) était un historien, écrivain, conférencier et chercheur afro-américainspécialisé dans la présence africaine mondiale à travers l’histoire. Basé à Los Angeles, il a consacré sa vie à documenter et transmettre les traces de la diaspora africaine bien au-delà de la traite négrière, en Afrique, en Asie, en Europe, en Océanie et dans les Amériques.

    Auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont African Star over Asia: The Black Presence in the East (Books of Africa, 2012), il a aussi dirigé pendant plusieurs années des voyages d’étude panafricains sur des sites historiques emblématiques du monde noir.

    Disparu subitement en Égypte lors d’une mission de recherche, il laisse derrière lui une œuvre visionnaire et militante, profondément ancrée dans l’afrocentricité, le panafricanisme et la réhabilitation des mémoires noires. Son travail continue d’inspirer une génération de chercheurs, d’activistes et d’éducateurs à travers le monde.

    Notes de bas de page

    1. Africoïdes : Terme anthropologique désignant les groupes humains d’origine africaine présentant un ensemble de caractéristiques physiques communes, telles qu’un teint foncé, des cheveux crépus ou bouclés, et des traits faciaux spécifiques. Ce mot est désormais rarement utilisé en anthropologie moderne en raison de ses connotations racialistes héritées du XIXe siècle. ↩︎
    2. Phénotypiquement : Adverbe tiré du mot phénotype, désignant l’ensemble des traits observables d’un individu (couleur de peau, forme du crâne, texture des cheveux, etc.), résultant de l’interaction entre son génome et l’environnement. Ce terme est utilisé notamment en biologie, en anthropologie physique et en génétique des populations. ↩︎
    3. Stéatopygie : Développement exagéré des masses graisseuses au niveau des fesses, particulièrement observé chez certaines populations d’Afrique australe (Khoïsan) ou d’Asie du Sud-Est (Négritos). Ce trait morphologique, d’origine génétique, a souvent été interprété à tort dans des lectures exotisantes ou racialisantes. ↩︎
    4. San : Peuple autochtone d’Afrique australe, parfois appelé à tort « Bushmen » (hommes des broussailles). Les San sont considérés comme l’un des groupes humains les plus anciens du monde, avec des pratiques de chasse-cueillette ancestrales et une culture orale très développée. Leur langue est connue pour ses clics phonétiques distinctifs. ↩︎
    5. Gudea : Prince sumérien de la cité-État de Lagash (vers 2144–2124 av. J.-C.), célèbre pour ses nombreuses statues en diorite noire et pour ses inscriptions dévotionnelles. Il est souvent cité comme exemple de chef religieux et politique dans la Mésopotamie antique. Sa représentation en pierre sombre a nourri des hypothèses sur les influences africaines en Sumer. ↩︎
    6. Anu : Divinité suprême du panthéon sumérien et akkadien, associée au ciel et à la royauté divine. Il incarne l’autorité cosmique et est parfois considéré comme l’ancêtre des dieux mésopotamiens. Certains auteurs afrocentristes ont rapproché son nom de celui des divinités africaines éponymes (ex. : « Anu » en Égypte ancienne). ↩︎
    7. Phénicie : Région antique correspondant à l’actuel Liban et au nord d’Israël/Palestine, connue pour ses cités portuaires florissantes (Tyr, Sidon, Byblos) et pour l’invention d’un alphabet consonantique, ancêtre direct des alphabets grecs et latins. Selon la Bible, les Phéniciens étaient apparentés aux Cananéens, eux-mêmes frères des Éthiopiens et Égyptiens. ↩︎
    8. Hamite (ou Kamite) : Catégorie ethno-biblique issue des fils de Cham (Ham en anglais), l’un des trois fils de Noé selon la Genèse. Elle désigne les peuples africains « noirs » dans la tradition judéo-chrétienne. Le terme kamite, popularisé par les penseurs afrocentristes, est une réappropriation du mot Kemet (« terre noire »), nom de l’Égypte ancienne. ↩︎
    9. Mihdja : Considéré dans la tradition islamique comme le premier martyr musulman tué au combat, Mihdja était un homme noir, compagnon du prophète Muhammad. Son rôle, bien que peu développé dans les sources classiques, symbolise la présence noire dès les débuts de l’islam, aux côtés de figures comme Bilal. ↩︎
    10. Bilal : Compagnon noir du prophète Muhammad, affranchi d’esclavage et premier muezzin de l’islam. Sa voix puissante et son engagement religieux en ont fait une figure emblématique des débuts de l’islam, au point d’être surnommé « un tiers de la foi » dans certaines traditions. ↩︎
    11. Harappa : Site archéologique majeur de la vallée de l’Indus, situé dans l’actuel Pakistan. Harappa a donné son nom à la civilisation harappéenne (vers 2600–1700 av. J.-C.), l’une des plus anciennes du monde, caractérisée par des villes planifiées, une écriture encore non déchiffrée, et une culture matérielle sophistiquée. ↩︎
    12. Rig-Véda : Premier des quatre Védas, textes sacrés de l’hindouisme, rédigé en sanskrit védique entre 1500 et 1200 av. J.-C. Composé de plus de 1 000 hymnes, il constitue l’un des plus anciens témoignages écrits de la spiritualité indo-européenne. Certaines descriptions de populations noires dans le Rig-Véda ont été interprétées comme des traces de l’antagonisme entre Indo-Aryens et peuples dravidiens. ↩︎
    13. Walter Fairservis : Archéologue et anthropologue américain (1921–1994), spécialiste des premières civilisations asiatiques, notamment la vallée de l’Indus. Il a soutenu que les Harappéens avaient atteint un haut niveau d’organisation sociale et technologique, évoquant l’usage précoce du moulin à vent, la domestication du poulet ou encore la cultivation du coton et du riz. ↩︎
    14. Adivasis : Terme sanskrit signifiant « premiers habitants », utilisé pour désigner les populations tribales autochtones de l’Inde. Ils regroupent une grande diversité de peuples vivant souvent en marge du système de castes. Historiquement marginalisés, les Adivasis incarnent une résistance culturelle et identitaire face à la domination aryenne puis coloniale. ↩︎
    15. Dalit Panthers : Mouvement politique fondé en Inde en 1972 par des militants dalits (ex-Intouchables), inspiré par les Black Panthers afro-américains. Il revendiquait l’égalité sociale, la justice et l’émancipation des opprimés du système des castes. Ce mouvement a contribué à politiser la lutte des Dalits et à inscrire leur cause dans une dynamique panafricaniste. ↩︎
    16. Sakanouye Tamura Maro : Général japonais du VIIIe siècle (vers 758–811), célèbre pour ses campagnes militaires contre les Aïnous, population autochtone du nord du Japon. Il est souvent présenté comme le premier shogun de l’histoire japonaise. Certaines traditions le décrivent comme un homme noir, bien que cette caractérisation ne soit pas attestée par les sources officielles. ↩︎
    17. Aïnous : Peuple indigène du Japon, principalement installé dans l’île d’Hokkaidō et autrefois présent dans le sud de la Russie. Les Aïnous possèdent une langue, une culture et des traits distincts des Japonais majoritaires. Soumis à des politiques d’assimilation, ils n’ont été reconnus officiellement comme minorité autochtone par l’État japonais qu’en 2008. ↩︎
    18. Blackfellas : Terme d’usage courant en Australie pour désigner les Aborigènes australiens, souvent employé par les Aborigènes eux-mêmes dans une logique de réappropriation. Le mot s’oppose à « whitefellas » (Blancs). Il reflète l’identité culturelle forte de ces peuples autochtones, présents sur le continent depuis plus de 50 000 ans. ↩︎
    19. Andrzej Wiercinski : Craniologue et anthropologue polonais, actif dans les années 1970, connu pour ses recherches controversées sur les traits « négroïdes » dans les populations précolombiennes du Mexique. Il présenta en 1974, lors du Congrès des Américanistes, des conclusions affirmant une présence africoïde dans les sites olmèques anciens. ↩︎
    20. Balboa (Vasco Núñez de) : Conquistador espagnol (1475–1519), célèbre pour avoir été le premier Européen à atteindre l’océan Pacifique par voie terrestre depuis le Nouveau Monde. En 1513, à Darién (actuel Panama), il aurait découvert une colonie d’hommes noirs, ce qui alimente l’hypothèse d’un contact africain précolombien avec les Amériques. ↩︎
    21. Nana KwaDavid Whitaker : Intellectuel afro-américain cité par Runoko Rashidi pour sa philosophie de l’estime de soi afrocentré. ↩︎

    Ce roi africain a traversé l’Atlantique avant Christophe Colomb…

    Bien avant Christophe Colomb, un roi africain aurait tenté de traverser l’Atlantique avec deux mille navires. Son nom a été effacé, son geste oublié. Pourtant, ce prédécesseur de Mansa Musa, souverain de l’empire du Mali, aurait osé l’impensable : atteindre l’autre rive du monde. Entre mémoire étouffée, hypothèse historique et réhabilitation afrocentrée, retour sur l’histoire fascinante d’un roi qui a préféré l’océan à la couronne.

    Un Mansa face à l’océan

    Il y a des histoires que l’on garde en silence, comme on enterre un secret trop grand pour être compris. Sur les rives de l’Atlantique, il y a plus de sept siècles, un roi d’Afrique s’est approché du rivage, non pas pour contempler l’horizon, mais pour le traverser. Il ne partait pas en guerre, ni en pèlerinage. Il partait chercher ce que nul n’avait encore vu. L’inconnu. L’inaccessible. L’inimaginable. Ce roi, dont l’Histoire a effacé le nom, embarqua avec lui deux mille navires, des vivres pour des années, de l’or en abondance, et une idée folle : atteindre l’extrémité de l’océan.

    Ce roi n’était pas Mansa Musa, l’empereur dont les pèlerinages fastueux et la richesse légendaire ont traversé les siècles. Non. C’était celui qui l’a précédé. Celui qui céda le trône non par défaite, mais par choix. Un souverain qui, en 1311, renonça à son pouvoir pour une quête de savoir. Qui troqua le confort du trône pour la brutalité des vents marins.

    À l’heure où le monde répète que Christophe Colomb a “découvert” l’Amérique, le récit de ce roi malien interroge. Et dérange. Car s’il est vrai (s’il ne relève pas seulement du mythe ou de la fable) alors il bouleverse toute notre compréhension du passé. Il révèle une Afrique en mouvement, audacieuse, inventive. Une Afrique qui ne s’est jamais contentée de subir l’Histoire, mais qui l’a parfois devancée.

    Et pourtant, cette histoire ne figure dans aucun manuel. Elle ne fait l’objet d’aucun programme scolaire. On ne lui a accordé ni honneur, ni statue. On ne connaît même pas le nom du roi qui l’a vécue. Il ne reste qu’un témoignage, livré à un émir du Caire en 1324 par Mansa Musa lui-même, et recueilli par un érudit arabe nommé al-Umari.

    Nofi part sur ses traces. Entre les silences des archives, les incertitudes de l’océan et la puissance de la mémoire noire, il s’agit ici de restaurer un pan oublié de l’Histoire. De convoquer les voix qu’on a fait taire. Et de rappeler que l’Afrique, avant d’être une victime de la traversée, en fut peut-être aussi la pionnière.

    Les mots de Mansa Musa (l’unique témoignage)

    L’histoire ne tient parfois qu’à un fil. Un murmure. Une confidence glissée dans le silence d’un soir cairote. Mansa Musa, le roi aux ors infinis, séjourne alors en Égypte en 1324, en route pour La Mecque. Son passage éblouit les contemporains : il distribue tant d’or que le dinar perd de sa valeur. Il est reçu avec les égards dus à un souverain puissant, respecté. Mais derrière la pompe du hajj, une autre histoire affleure, plus intime, plus troublante.

    Un émir égyptien, Abu al-Hasan Ali ibn Amir Hajib, curieux de comprendre comment ce souverain est parvenu au trône du puissant empire du Mali, lui pose la question. Et Musa répond. Il ne cache rien. Au contraire, il livre, presque en passant, le récit le plus étrange de toute l’histoire impériale de l’Afrique de l’Ouest. Le genre de récit que l’on écoute en retenant son souffle, sans bien savoir s’il s’agit d’un aveu, d’un regret ou d’un avertissement.

    « Le roi qui m’a précédé, dit Musa, ne croyait pas que l’on ne pouvait atteindre l’extrémité de l’océan. Il fit équiper 200 navires remplis d’hommes, et 200 autres pour les provisions. Il dit au chef de l’expédition : « Ne reviens que si tu atteins le bout de l’océan, ou si l’eau et les vivres vous manquent. » »

    Une seule de ces embarcations revint. Le capitaine raconta qu’ils avaient croisé un courant puissant, semblable à un fleuve en pleine mer. Les autres navires avaient continué. Aucun n’était revenu. Le roi, obstiné, refusa de croire à un échec. Il arma une deuxième expédition, plus vaste encore (deux mille navires cette fois) et prit la mer avec elle. Il ne revint jamais. Musa, désigné comme régent, hérita alors du trône.

    Ce témoignage, conservé par le savant al-Umari, est la seule source écrite connue relatant ce départ massif de navires africains vers l’ouest, bien avant Colomb. Aucun autre chroniqueur arabe ne mentionne cette traversée. Aucune tradition orale mandingue ne la transmet. Et pourtant, elle persiste. Comme un éclat d’obsidienne dans un désert de silence.

    Pour l’historien, la question devient vertigineuse : pourquoi Musa raconterait-il une telle histoire, en risquant le ridicule ou le doute ? Était-ce une manière d’expliquer son ascension inattendue ? Un acte de mémoire, pour honorer une ambition disparue ? Ou une confession, douloureuse, sur le prix de son pouvoir ?

    Ce récit, trop longtemps relégué à la marge, exige aujourd’hui d’être réentendu. Pas seulement comme une curiosité historique, mais comme une revendication de dignité intellectuelle et de capacité d’exploration du continent africain. À une époque où l’Europe médiévale peine à naviguer au-delà de ses côtes, l’Afrique impériale regarde vers l’Atlantique.

    Et ose.

    Qui était ce roi inconnu ? Débat sur son identité

    Il est étrange qu’un roi capable de réunir deux mille navires, d’abdiquer volontairement, et de tenter une traversée de l’Atlantique, soit resté anonyme. Musa lui-même, dans son témoignage, ne prononce pas son nom. Les archives arabes sont muettes. Les traditions orales mandingues, pourtant riches de mémoire dynastique, ne livrent aucun chant à son sujet.

    Et pourtant, son absence est une présence.

    Au fil des siècles, plusieurs noms ont été avancés. Le plus célèbre (Abubakari II) est en réalité un mirage né d’une erreur. Au XIXe siècle, un orientaliste français, Baron de Slane, traduit maladroitement un texte d’Ibn Khaldoun, l’un des grands historiens arabes médiévaux. Dans ce passage, Ibn Khaldoun évoque Abu Bakr comme l’ancêtre de Musa, non comme son prédécesseur direct. Mais la méprise prend racine. L’Europe du XIXe siècle, avide d’ordre et de noms, inscrit “Abubakari II” dans la liste des rois du Mali. L’erreur devient certitude. Le mythe s’installe.

    Mais les chercheurs modernes rétablissent peu à peu les faits. L’historien Nehemia Levtzion, spécialiste de l’histoire ouest-africaine, démontre que le seul Abu Bakr ayant régné était un petit-fils de Soundiata, qui gouverna avant Sakura, non avant Musa. Quant au frère de Soundiata, Mande Bori, souvent confondu avec un roi, il ne semble jamais avoir accédé au trône. Le nom “Abubakari II” tel qu’il circule aujourd’hui est donc une invention postérieure, bien que reprise dans plusieurs cercles afrocentristes sincères, mais mal informés.

    D’autres pistes existent. Le successeur direct de Mansa Qu, selon les généalogies croisées d’Ibn Khaldoun et de la tradition mandingue, serait Muhammad ibn Qu, un roi obscur qui aurait régné brièvement avant Musa. Certains historiens identifient ce Muhammad comme le roi de l’expédition océanique. D’autres avancent que ce serait plutôt son père, Mansa Qu lui-même, souverain au pouvoir au tournant du XIVe siècle.

    Mais là encore, les textes hésitent, les noms fluctuent, et les filiations se brouillent. Le Mali médiéval, malgré sa puissance, n’a pas laissé de chroniques royales internes. La mémoire se transmettait par les griots, non par les scribes. Et lorsque le pouvoir est abandonné volontairement, sans conflit ni trahison, il ne laisse parfois aucune trace. Comme si partir signifiait aussi s’effacer.

    Peut-être est-ce justement cela qui rend cette figure si fascinante : son anonymat. Il n’est pas un héros couronné, ni un martyr glorifié. Il est un homme de rupture. Un souverain qui a choisi le vide plutôt que l’habitude. L’inconnu plutôt que la continuité. Un roi qui, face à l’immensité de l’Atlantique, a préféré l’embrasser que le craindre.

    Et si l’Histoire a oublié son nom, elle n’a pas tu son geste.

    Une ambition océanique : 2000 navires vers l’inconnu

    Deux mille navires. Mille pour les hommes. Mille pour les vivres. Mille chances de ne jamais revenir. Mille paris sur un horizon que personne n’avait encore dessiné. C’est ce chiffre, plus que tout, qui frappe l’imagination. Deux mille embarcations, parties depuis la côte ouest-africaine (sans carte, sans compas, sans promesse de retour) vers un océan sans nom, vers une fin du monde que nul n’avait encore atteinte.

    Dans les annales européennes, au début du XIVe siècle, un tel projet n’existe tout simplement pas. Les royaumes du nord méditerranéen explorent timidement leurs côtes. Le Portugal n’en est qu’aux balbutiements de sa marine. L’Espagne n’est pas encore une puissance unifiée. Et pourtant, à des milliers de kilomètres, l’empire du Mali, alors à son apogée, orchestre la plus vaste expédition maritime jamais entreprise par une civilisation noire avant l’époque moderne.

    Cet acte, démesuré aux yeux des chroniqueurs arabes, relève moins de la folie que d’une logique impériale visionnaire. Le roi du Mali, héritier d’un empire structuré autour de l’or, du sel et du savoir, se lance dans une quête ultime : comprendre ce qu’il y a au bout de l’eau. Pas pour conquérir. Pas pour convertir. Mais pour savoir. L’ambition n’est ni militaire ni religieuse, elle est exploratoire, intellectuelle, philosophique. Une audace qui rompt radicalement avec les clichés encore véhiculés sur un Moyen Âge africain isolé, figé, passif.

    Comment imaginer alors cette flotte ? En bois de karité, en acajou, guidée par les astres, gonflée par les vents sahéliens. Les hommes embarquaient avec des réserves pour des années, selon les mots de Musa. De l’eau, du mil, du poisson séché, de l’or aussi — monnaie d’échange ou offrande aux dieux de l’océan ? Des griots, sans doute, pour porter les chants. Des forgerons. Des navigateurs mandingues, héritiers des traditions fluviales du Niger et du Sénégal.

    Et puis ce silence. Aucun retour. Aucun signe. Sauf un seul navire, revenu pour dire : 

    “Nous avons croisé un fleuve dans la mer. Les autres ont continué. Moi, j’ai rebroussé chemin.”

    Ce “fleuve dans la mer” fascine. Aujourd’hui encore, les océanographes y reconnaissent probablement le courant des Canaries, un puissant flux marin qui longe les côtes ouest-africaines vers les Caraïbes et le golfe du Mexique. Une autoroute maritime naturelle qui aurait permis, théoriquement, à la flotte malienne de traverser l’Atlantique sans technologie avancée.

    Mais les courants ne pardonnent pas. Ce qui emporte vers l’ouest empêche de revenir. Le voyage du roi était sans retour.

    Ce choix radical (quitter le monde connu, emporter tout un peuple avec soi, disparaître) est aussi une déclaration de foi. Une croyance en la valeur du risque. Une rébellion contre l’immobilisme. Une offrande à l’inconnu.

    Il est ironique que l’on enseigne partout dans le monde les aventures maritimes de Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Magellan, mais que cette traversée, bien plus ancienne, bien plus ambitieuse, ne soit évoquée nulle part. C’est que l’Histoire officielle ne célèbre pas les échecs silencieux. Elle aime les conquérants, les croix plantées sur des terres volées, les récits à sens unique. Pas les départs sans retour.

    Et pourtant, ce roi-là a osé ouvrir une brèche dans le réel. Et c’est peut-être là, dans ce geste inachevé, que se cache la grandeur.

    Le fleuve dans la mer : ce que les courants océaniques nous disent

    Il y a des phrases qui résonnent comme des énigmes, suspendues entre poésie et vérité.

    « Il y avait, dans la mer, un fleuve avec un courant si puissant que les navires qui y sont entrés n’ont jamais fait demi-tour. »

    C’est ce que raconta le seul survivant de la première expédition. Un fleuve dans la mer.
    Une image qui défie la logique. Et pourtant, les scientifiques d’aujourd’hui y voient une réalité physique bien connue : le courant des Canaries.

    Ce courant océanique, qui coule du nord-ouest de l’Afrique vers les Antilles, suit la courbe des vents alizés. C’est lui qui aurait permis, au XVe siècle, aux caravelles de Christophe Colomb de rejoindre les îles du Nouveau Monde. Mais c’est lui aussi, bien avant, qui aurait pu porter les embarcations mandingues à travers l’Atlantique.

    Les cartes marines modernes confirment ce que les anciens navigateurs d’Afrique de l’Ouest pressentaient. Le large n’est pas un mur, c’est un fleuve mouvant. Un chemin invisible. Une autoroute liquide, traîtresse et irrésistible. On y entre comme on entre dans un mythe, sans savoir si l’on en ressortira vivant.

    Et ce courant, justement, ne permet pas le retour. Une fois emporté vers l’ouest, il faut de puissants vents contraires ou des voiles taillées pour remonter la mer. Les navires maliens, conçus pour les fleuves, pour les pirogues royales, n’étaient sans doute pas faits pour revenir. Ils étaient faits pour partir.

    Ce n’est donc pas l’incompétence qui a scellé le sort de l’expédition, mais la physique même de l’océan. Ce n’est pas un naufrage, c’est une offrande.

    Et si les autres navires ont continué, que sont-ils devenus ? Ont-ils atteint les Caraïbes ? Les rivages du Brésil ? Ont-ils accosté, affamés, quelque part, pour y fonder une colonie sans mémoire, une page orpheline de l’histoire humaine ? Ou bien ont-ils sombré, comme des prières trop lourdes, dans les entrailles noires de l’Atlantique ?

    Certains chercheurs afrocentristes, comme Ivan Van Sertima ou Gaoussou Diawara, soutiennent que les navires ont bel et bien atteint le Nouveau Monde. Ils citent les récits des Taïnos, selon lesquels des hommes noirs seraient arrivés du sud-est, armés de lances en guanín ; un alliage d’or, d’argent et de cuivre que l’on retrouve en Afrique de l’Ouest. Ils évoquent les notes de Bartolomé de las Casas, qui rapporte les propos de Colomb lui-même, curieux d’histoires de “canoës venus de Guinée” vers l’ouest.

    Mais dans les cercles académiques classiques, ces éléments sont rejetés comme des conjectures sans fondement matériel. On répète que rien de tangible n’a été retrouvé. Aucun artefact africain authentifié, aucun squelette, aucun village identifiable. Le doute persiste.

    Et pourtant, l’absence de preuve n’est pas preuve d’absence. Les tempêtes de l’histoire sont telles qu’elles effacent ce qui ne laisse pas de trace écrite. Et dans l’Atlantique, les corps noirs ont toujours coulé sans pierre tombale.

    Alors, que reste-t-il ? Ce courant. Ce “fleuve dans la mer”. Cette intuition d’un roi oublié, qui savait (ou sentait) qu’au bout de l’horizon, il y avait autre chose que le néant.

    Une Afrique qui connaît l’océan. Une Afrique qui n’a pas peur d’y inscrire son histoire.

    Et si l’Amérique avait déjà connu l’Afrique ?

    Et si l’Amérique n’avait pas attendu Christophe Colomb pour être touchée par le vent de l’Afrique ? Et si, bien avant la croix catholique plantée sur le sol de Guanahani, une voile noire, tendue par les mains d’un roi mandingue, avait déjà caressé les rivages du Nouveau Monde ?

    La question dérange. Elle interroge la manière dont l’Histoire est écrite, transmise, et enseignée. Car admettre cette hypothèse, même comme simple possibilité, c’est remettre en cause un ordre symbolique mondial : celui où l’Europe découvre, où l’Afrique est découverte. Celui où les Noirs arrivent en Amérique enchaînés, pas par choix. Celui où l’exploration est blanche, et la traversée noire n’est que souffrance.

    Pourtant, des voix, savantes et militantes, ont osé briser ce récit figé.

    Ivan Van Sertima, intellectuel guyanien formé à l’université Rutgers, a popularisé dans les années 1970 une thèse audacieuse : les Africains auraient voyagé vers les Amériques bien avant Colomb. Dans son livre They Came Before Columbus, il compile récits, observations et données linguistiques, cherchant à démontrer la présence d’Africains en Amérique précolombienne. Il évoque notamment les fameuses têtes olmèques, ces colossales sculptures de pierre aux traits négroïdes, pour certains, mais aussi les récits indigènes parlant de visiteurs venus du sud-est.

    Autre point troublant : les témoignages rapportés par Bartolomé de las Casas, moine dominicain et chroniqueur de la conquête. Il note que les indigènes d’Hispaniola affirmaient avoir vu venir de grands canoës “chargés d’hommes noirs” venus du sud-est. Ces hommes portaient des lances en guanín, un alliage que les Espagnols retrouvèrent également dans les mines africaines. Le roi Jean II du Portugal lui-même s’était interrogé sur ces récits, qui circulaient parmi les navigateurs du XVe siècle.

    Mais les preuves archéologiques, elles, restent absentes. C’est l’argument central des détracteurs de ces thèses : aucun artefact africain n’a été exhumé dans des fouilles contrôlées en Amérique précolombienne. Ni poterie, ni texte, ni squelette. Rien qui ne puisse être daté, analysé, opposable au doute.

    Et pourtant… Le manque de preuves matérielles ne signifie pas absence de fait. Il faut se souvenir que les conquistadors ont brûlé des bibliothèques entières, détruit des temples, effacé des cultures. Les cultures noires et autochtones ont été soumises à un effacement systématique. L’oubli a été organisé.

    Derrière ce débat scientifique se joue aussi une bataille de récits. Car si les bateaux maliens ont réellement touché l’Amérique, ne serait-ce qu’un instant, alors c’est une révolution mentale. C’est une reconquête de l’imaginaire. Une preuve que l’Afrique n’a pas seulement subi la mondialisation : elle en a été une force motrice, oubliée mais réelle.

    Et si l’on n’a pas encore retrouvé les traces tangibles de cette traversée, c’est peut-être parce que nous n’avons pas encore posé les bonnes questions. Ou parce que nous cherchons avec les mauvaises lunettes. L’Histoire, après tout, ne se mesure pas seulement en objets exhumés, mais aussi en mémoires étouffées.

    Et s’il faut parfois un acte de foi pour envisager ce que les archives refusent, alors soit. Car ce que nous défendons ici, ce n’est pas une certitude ; c’est un droit à l’hypothèse. Un droit à l’exploration intellectuelle, au rêve fondé, à la réappropriation.

    Et si ce roi inconnu, ce souverain sans tombe ni statue, avait bien mis pied sur une rive du continent américain, alors ce ne serait pas seulement une découverte géographique.

    Ce serait une victoire posthume contre l’oubli.

    Sources & références

    Ketema : autopsie d’une polémique fabriquée autour de Black Panther

    T’Challa, alias Black Panther, est bien plus qu’un super-héros de bande dessinée : imaginé par Marvel à la fin des années 1960 comme premier personnage noir (et africain) du panthéon des super-héros populaires, comme le dit lemonde.fr, il porte une symbolique forte de fierté et de libération. Depuis le film Black Panther (2018) de Ryan Coogler, ce roi de Wakanda est devenu une célébration de la culture noire moderne, un avatar panafricain. Le film a été salué comme une « célébration pure de la culture et de la puissance Noires », et son héros a inspiré une génération de jeunes Afros-Américains.

    T’Challa incarne l’idée qu’on peut être à la fois Africain et superpuissant, un prince capable de défendre son peuple avec dignité (il est décrit comme « un homme Noir fort, dont l’histoire a résonné chez toute une génération de garçons et d’hommes noirs » – newamerica.org). Dans ce contexte, le personnage est devenu un pilier de la représentation afrodescendante au cinéma et dans la culture pop.

    Le fils caché de T’Challa est blanc, et alors ?

    L’arrivée de Ketema dans l’univers Marvel. Cet été 2025, Marvel a introduit dans sa ligne Marvel Knights: The World to Come #1 un nouveau personnage, Ketema, présenté comme le fils biologique de T’Challa avec son ancienne fiancée Monica Lynne. Dans ce récit futuriste dystopique, un T’Challa vieillissant est défié pour le trône de Wakanda par Ketema. L’issue du duel semble scellée lorsque T’Challa, tiraillé, épargne son fils et perd la vie.

    Au dernier instant, Ketema retire son masque : il apparaît comme « un homme blanc à la peau claire, aux cheveux blonds ». Ce choc visuel — fils de deux parents noirs, mais à l’apparence très pâle — est assumé par les auteurs. Le scénariste Christopher Priest et le dessinateur Joe Quesada voulaient visiblement provoquer une réaction, jouant avec l’idée d’un « Black Panther » blanc. Comme le note Spencer Baculi, cet enjeu était attendu (« sûr de provoquer l’explosion de discours qu’il était censé créer »), selon boundingintocomics.com. (Le nom Ketema, prononcé Kah-TOM-ah, signifie en amharique « fondation », appuyé ici sur l’alliance passée de T’Challa avec l’Afrique de l’Est.)

    Ketema

    Dans la bande dessinée, le rôle de Ketema est celui du héritier contestataire de Wakanda : il prend les armes contre son père sous l’influence d’un radicalisme traditionnaliste, et s’impose comme nouveau roi. Au-delà de ce scénario, peu de détails sont pour l’instant donnés sur ses motivations ou son origine exacte. Notamment, le fait que sa supposée mère, Monica, soit noire rend étrange la couleur de peau de Ketema. Certains observateurs suggèrent qu’il pourrait en réalité avoir été adopté ou qu’il serait né d’une autre union de T’Challa, mais rien n’est confirmé pour l’instant.

    Quand le nouveau Black Panther fait débat… sans vraiment faire débat

    Réception médiatique vs réactions réelles. Comme souvent, les médias grand public ont fait leurs gros titres en cédant à la polémique raciale : la presse anglaise titre que « les fans Marvel sont en colère après qu’on a révélé que le nouveau Black Panther est blanc ». De sites comme Daily Mail, SlashFilm ou CBR assurent que les internautes « éruptent » ou que c’est « un énorme rebondissement choquant ».

    Cette mise en scène médiatique laisse entendre que les lecteurs noirs seraient outrés par cette nouveauté. Pourtant, en réalité, les discussions sur les réseaux n’illustrent pas massivement ce ressentiment. De nombreux commentaires se montrent au contraire indifférents, moqueurs ou fatigués du débat. Par exemple, un internaute sarcastique ironise que l’affaire vise surtout « à traiter ceux d’entre vous de bébés qui chouinent toujours à propos des choix de casting » et conclut qu’en fin de compte, « vous avez tous plus en commun que vous ne le pensez ».

    Dans le même esprit, un blogueur rappelle que l’épisode Ketema n’est même pas du circuit principal Marvel (c’est un avenir hypothétique), une manipulation intelligente du buzz en ligne : il note que la révélation fut « un coup de maître du marketing sur les réseaux sociaux » qui a sans doute servi à faire parler de l’album.

    Les images de Ryan Gosling refont surface… et en vrai, c’est plus drôle qu’agaçant ! Une partie des internautes se félicite d’en faire une réalité

    Autrement dit, la controverse est en partie instiguée. D’une part, parce que l’auteur Christopher Priest — lui-même scénariste historique et premier rédacteur en chef noir d’un titre Marvel — affirme que cette histoire n’est « pas liée à aucune autre continuité » principale. Il s’agit d’un univers futuriste autonome, un fil narratif spécial qui donne « une liberté énorme pour faire des choses impensables ailleurs ».

    Pour les fans, cela signifie que ce Ketema n’est pas vraiment le remplaçant officiel de T’Challa dans la chronologie classique. D’autre part, beaucoup de véritables amateurs de Black Panther attendent surtout des histoires riches plutôt que de gesticuler sur la couleur de peau. Comme le blogueur le remarque, l’annonce Ketema a fait « du bruit dans les cercles de comic books sur les réseaux sociaux », mais ce buzz ne reflète pas une attaque organisée de la communauté noire.

    Race-swap inversé ? Ce que révèle vraiment le cas Ketema chez Marvel

    Débats de « race swap » et lassitude. Cette polémique s’inscrit dans un contexte plus large, celui des débats récurrents sur le « race swap » dans la fiction. On a vu récemment la controverse autour de la nouvelle Ariel noire dans La Petite Sirène ou les acteurs colorés dans Le Seigneur des anneaux. Ces réactions sont désormais bien documentées comme cycliques et prévisibles.

    Vox.com souligne d’ailleurs que ces vagues de critiques racistes sont « épuisantes et extrêmement prévisibles » : chaque changement de casting considéré comme « progressiste » suscite de nouveaux « geeks » irrités par les récits qui sortent d’un cadre blanc traditionnel. Le cas de Ketema est à cet égard un bon exemple de ce schéma : le choc apparent de voir un héritier au physique inattendu a déclenché un nouveau round de réactions prévisibles, alors que beaucoup d’internautes font la moue et finissent par l’ignorer.

    En réalité, cette polémique traduit plus une fatigue générale qu’autre chose. Les Afrodescendants se montrent lassés de voir chaque détail de représentation remuer ciel et terre. Comme l’écrivait Aja Romano dans Vox, la colère sur ces sujets est souvent plus guidée par le racisme latéral que par de réelles préoccupations d’identité culturelle. De fait, les réactions d’afrodescendants sur Ketema ont été à la fois plus rares et plus nuancées que ne le laissait croire la couverture médiatique. Certains saluent même l’audace de raconter des histoires originales, et comprennent que ce Ketema n’est qu’un personnage dans une uchronie, sans compromettre l’héritage de T’Challa.

    Ketema : l’héritier de Wakanda ou l’enfant du buzz ?

    Au final, Ketema est apparu non pas comme un concurrent effronté à T’Challa, mais comme un catalyseur de débats en ligne. Derrière le personnage de fiction, c’est surtout la question de la pertinence des polémiques sur la couleur de peau qui s’est posée.

    Dans la perspective d’un média afrocentré critique et engagé, on peut voir Ketema comme un cas symptomatique : plutôt que de craquer, de nombreux fans afrodescendants ont vu dans cette annonce un petit divertissement finalement sans conséquence réelle. L’essentiel, pour eux, reste l’âme même du Black Panther : un héros africain puissant et respectable. Agiter des débats improvisés sur un « héritier blanc » finit donc par relever de l’épuisant « divertissement réchauffé » des réseaux sociaux, plus qu’autre chose.

    Les réactions en ligne l’illustrent bien : loin d’une colère unanime, c’est surtout une certaine indifférence ou bonne humeur qui prédomine – signe qu’au bout du compte, les Afro-descendants en ont peut-être assez qu’on débatte sans fin de l’identité de leurs héros fictifs, et qu’ils attendent du contenu digne d’intérêt plutôt que de nouvelles polémiques racistes faciles.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

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    De l’Afrobeat au Highlife, en passant par l’Amapiano et les rythmes traditionnels du 237, Teety Tezano signe un retour audacieux avec REBORN, un EP hybride, solaire et engagé. À découvrir absolument.

    Le retour de Teety Tezano : une voix singulière à (re)découvrir

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Certains artistes ne chantent pas, ils racontent. Ils racontent la mémoire des peuples, les espoirs qui palpitent dans les rues chaudes de Douala, les secrets murmurés dans les salons familiaux, et la vibration profonde d’une identité afro pleinement assumée. Teety Tezano est de ceux-là.

    Après une pause créative, l’artiste camerounaise revient sur le devant de la scène avec un projet qui lui ressemble, un manifeste intime et sonore intitulé REBORN. Ce n’est pas juste un EP : c’est une renaissance. Une relecture de son héritage, une projection vers l’avenir, une déclaration d’amour aux musiques africaines dans toute leur diversité. À 5 titres seulement, REBORN dit beaucoup. Avec puissance, douceur, et vérité.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Dès les premières notes, REBORN désoriente ; dans le bon sens du terme. L’Afrobeat ouvre la voie, avec ses cuivres insoumis et ses kicks rebelles. Puis l’Amapiano surgit, implacable, organique. On croirait entendre Johannesburg saluer Lagos. Le voyage se poursuit au gré du Highlife, enraciné, vibrant, qui évoque les nuits de Bamenda ou d’Abidjan. Enfin, les rythmes du 237 (du terroir camerounais) infusent tout le projet : chœurs traditionnels, balafons subtils, groove ancestral.

    Chaque morceau semble dire :

    “Mon Afrique n’a pas de frontières. Elle se vit, elle se danse, elle s’écoute.”

    Et c’est précisément cette richesse que Teety Tezano canalise dans REBORN, tel un fil invisible entre les générations, les sonorités et les territoires.

    Au cœur de l’EP, un morceau retient l’attention par sa charge émotionnelle et symbolique : Java à Gogo. Ce titre, enregistré en featuring avec son père, Johnny Tezano, musicien respecté, est plus qu’un duo : c’est un passage de témoin.

    La voix chaude de Johnny y dialogue avec celle de sa fille comme deux continents qui se retrouvent, comme deux temps qui se superposent. Le rythme, festif, presque rituel, fait danser les souvenirs. Le texte, lui, parle d’enracinement, de lien filial, de cette mémoire invisible qui nous tient debout. Une manière pour Teety de dire : “Je suis là grâce à ceux qui m’ont précédée.” Et pour Johnny, de répondre : “Marche avec ton époque, mais n’oublie jamais d’où tu viens.

    Derrière chaque projet sincère, il y a une tribu. Celle de Teety Tezano s’appelle la Tribu ESOA. Un collectif artistique et humain qui l’accompagne dans ses clips, ses lives, ses choix créatifs. À cela s’ajoutent des soutiens de poids : Christian de GriokidsKahiMoulaye, et tant d’autres. Tous rassemblés autour d’une même ambition : porter haut la voix d’une Afrique jeune, plurielle et fière.

    Loin de l’image solitaire de l’artiste, Teety incarne une nouvelle génération de créateurs afrodescendants qui travaillent en meute, en réseau, en harmonie. Son projet n’est pas un ego-trip, c’est une chorale. Et chaque note chantée porte les battements de tout un collectif.

    REBORN est disponible sur toutes les plateformes : SpotifyBoomplayApple Music.

    Le clip de Java à Gogo est là, haut en couleur où l’on retrouve la complicité de Teety et Johnny, dans un décor festif, joyeux, presque carnavalesque. À surveiller de près sur les réseaux sociaux de l’artiste.

    Avec REBORN, Teety Tezano ne cherche pas à plaire. Elle cherche à être. À être vraie. À être entière. À être plurielle. Dans un monde qui uniformise les sons, elle propose une afrodiversité assumée, entre tradition et modernité, entre douceur et revendication, entre héritage et renaissance.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Teety est de retour. Et elle n’est pas seule.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard

    Avec Straw, nouveau succès Netflix, Tyler Perry relance le débat sur sa manière de représenter les femmes noires à l’écran. Hommage sincère ou enfermement narratif ? Nofi ouvre le débat.

    À peine mis en ligne, le film Straw, écrit, produit et réalisé par Tyler Perry, s’impose numéro un sur Netflix. Porté par Taraji P. Henson, le drame met en scène une mère noire précarisée, acculée par la misère, qui tente de faire valoir ses droits dans un monde indifférent à sa détresse. Une fiction ? Pour beaucoup, un miroir du réel. Et pour d’autres, une ritournelle trop familière.

    Sur les réseaux sociaux, les critiques se répètent : « Encore une femme noire qui souffre », « Encore une misère instrumentalisée ». Le cinéma de Perry dérange, émeut, divise. Et ce, depuis deux décennies.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    CHIP BERGMANN

    Loin de fuir la critique, Tyler Perry assume : « Oui, mes films parlent des luttes des femmes noires. Parce que je les ai vues. Parce qu’elles m’ont élevé », déclarait-il récemment à True Love Magazine. Sa mère, Maxine, en est l’incarnation. Battue, résiliente, sacrifiée : elle est le cœur battant de sa filmographie. Son autobiographie filmée, Maxine’s Baby, est un manifeste de cette mémoire familiale douloureuse.

    Mais cet ancrage personnel suffit-il à justifier la répétition ? Perry parle souvent d’hommage. Ses détracteurs dénoncent, eux, une forme de voyeurisme social et émotionnel.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    CHIP BERGMANN

    Si le film Straw divise, la performance de Taraji P. Henson fait l’unanimité. Brute, sans maquillage, la comédienne livre une interprétation viscérale. Chaque tremblement, chaque cri, chaque silence raconte non seulement l’histoire de son personnage, mais celle de tant d’autres.

    Elle retrouve ici un registre qu’elle avait exploré dans Acrimony ou I Can Do Bad All By Myself — deux autres collaborations avec Perry ; où elle incarnait déjà des femmes brisées, trahies, épuisées.

    Mais cette fois, le rôle semble plus dense, plus enraciné dans une réalité sociale glaçante : précarité, santé, monoparentalité, violence institutionnelle. L’Amérique des marges.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    CHIP BERGMANN

    Ce que ses critiques reprochent à Tyler Perry, ce n’est pas de raconter la souffrance. C’est de ne raconter que ce type de souffrance. Des femmes noires trahies, battues, abandonnées, humiliées, systématiquement en combat contre un monde hostile, souvent sans happy end réel.

    Sur X (ex-Twitter), une internaute résumait : 

    « Tyler Perry adore faire pleurer les femmes noires pour le divertissement. » 

    D’autres, plus nuancés, demandent : 

    « Où sont les récits de femmes noires aimées, épanouies, ambitieuses, puissantes sans drame ? »

    Le problème, selon certains analystes, ne serait pas tant ce que Perry montre, mais ce qu’il ne montre jamais.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    www.tylerperry.com

    Paradoxalement, les films de Tyler Perry fonctionnent. Et massivement. Ils trouvent un écho puissant chez un large public noir américain et diasporique. Une spectatrice écrit : 

    « Je suis une femme noire. J’ai souffert. Merci Tyler Perry de raconter cette part de moi. »

    Dans cette fidélité réside une vérité : l’Amérique noire vit encore, pour beaucoup, dans les marges. Et voir cette réalité reflétée à l’écran, dans une industrie qui les a longtemps ignorés, reste thérapeutique pour certains.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    CHIP BERGMANN

    Mais vient un moment où la reconnaissance ne suffit plus. Où l’on peut dire « merci » et « maintenant, donnez-nous autre chose ».

    Il ne s’agit pas de censurer la douleur, mais d’élargir la focale. De permettre à l’imaginaire afrodescendant de respirer autrement : par la joie, la réussite, la beauté non mutilée, l’amour sain, l’héritage transmis plutôt que perdu.

    Dans un monde où les récits façonnent les regards (et donc les politiques, les corps, les destins) la pluralité des représentations devient un enjeu vital.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
    CHIP BERGMANN

    Le film, pour tous ses travers, reste un objet de conversation culturelle essentiel. Il remet sur la table des questions sensibles : les violences institutionnelles, la pauvreté féminine, le mépris social, le désespoir des mères noires. Des réalités trop souvent tues.

    Mais il ouvre aussi une brèche pour les artistes, producteurs, et scénaristes afrodescendants qui aspirent à représenter d’autres trajectoires. Pas forcément idéalisées. Mais diversifiées.

    « STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard

    Chez Nofi, nous croyons à la puissance des récits. Et à leur responsabilité. L’œuvre de Tyler Perry ne doit pas être jetée aux orties. Elle témoigne, elle console, elle dérange. Mais elle appelle aussi à un souffle neuf.

    Il est temps de compléter la fresque. D’inventer d’autres voies. De créer des Straw, oui, mais aussi des Crown, des Dream, des Joy.

    Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

    Découvrez Idris Alooma, souverain visionnaire de l’empire Kanem-Bornu au XVIe siècle. Réformateur militaire, diplomate habile et bâtisseur d’un État islamique prospère, il incarne l’apogée oubliée d’un empire africain au rayonnement géopolitique majeur.

    Idris Alooma (vers 1570–1603), l’architecte de l’âge d’or de l’empire Kanem‑Bornu

    SSouvent éclipsé par des figures plus connues comme Soundiata Keïta ou Shaka Zulu, Mai Idris Alooma mérite pourtant une place centrale dans le panthéon des grands souverains africains. À la tête de l’empire Kanem‑Bornu (vaste entité politique couvrant une grande partie du bassin du lac Tchad, incluant les actuels Nigeria, Niger, Tchad et Cameroun) son règne marque l’apogée politique, militaire et économique de cette civilisation sahélienne.

    Dès son avènement, Idris Alooma fait face à une situation chaotique : rivalités internes, raids extérieurs, affaiblissement des routes commerciales. Il répond par une réforme en profondeur de l’État. Sur le plan militaire, il introduit les armes à feu acquises auprès des Ottomans et forme ses soldats aux techniques modernes. Il fonde des forteresses, développe la cavalerie chamelière et sécurise les voies commerciales traversant le désert. Cette modernisation lui permet non seulement de stabiliser son territoire, mais aussi d’étendre son autorité aux dépens des royaumes voisins.

    Mais Idris Alooma n’est pas qu’un conquérant. Il est également un bâtisseur et un diplomate avisé. Il fait améliorer les routes, standardiser les unités de mesure, construire des bateaux pour le transport sur le lac Tchad, et veille à la sécurité des commerçants. Un dicton célèbre affirme qu’à son époque, « une femme couverte d’or pouvait traverser le royaume sans être inquiétée » ; signe d’une administration efficace et d’un État sûr.

    Fervent musulman, il érige des mosquées en brique, fonde des tribunaux de qadis indépendants, soutient les lettrés et renforce le droit islamique comme pilier de la légitimité du pouvoir. Cette réforme religieuse, conjuguée à une diplomatie active avec l’Empire ottoman et le Maroc, permet au Kanem‑Bornu d’accroître son prestige auprès des grandes puissances musulmanes.

    Son principal chroniqueur, Ahmad ibn Fartuwa, nous offre un témoignage rare et précieux sur ce règne. Dans ses écrits, Alooma apparaît comme un souverain juste, visionnaire et profondément attaché à l’idée d’un ordre fondé sur la foi, la loi et la prospérité collective.

    À l’heure où l’empire Songhaï s’effondre sous les coups des Marocains (1591), Idris Alooma transforme le Kanem‑Bornu en un centre majeur de pouvoir et d’influence en Afrique subsaharienne. Il en fait un empire équilibré (politiquement stable, économiquement dynamique et religieusement structuré) dont l’héritage mérite d’être pleinement réhabilité dans les récits de l’histoire mondiale.

    Unificateur et stratège militaire


    Carte de l’Empire Kanem-Bornu dans la zone sahélienne autour du lac Tchad aux 17ème et 18ème siècles. Sources : « Eine Studie über Entstehung und Wandel eisenzeitlich-historischer Fürstentümer im südlichen Tschadbecken (7./8. Jahrhundert n. Chr. bis ca. 1925) » par Detlef Gronenborn, « Al-Qasaba et d’autres villes de la route centrale du Sahara » par Dierk Lange et Silvio Berthoud, « Origin and Meaning of Damagaram » par Babagana Abubakar et d’autres documents.

    Lorsque Idris Alooma accède au pouvoir, l’empire Kanem‑Bornu sort d’une période de fragmentation marquée par des guerres internes, des famines récurrentes et la pression de peuples hostiles. L’autorité centrale est affaiblie, et les provinces autrefois soumises contestent la domination de Bornu. Dans ce contexte troublé, Alooma se révèle un habile stratège. Il engage une série de campagnes militaires pour rétablir l’unité territoriale de l’empire, notamment en reprenant Njimi, ancienne capitale du Kanem, alors tenue par des rivaux historiques.

    Mais son génie réside surtout dans la modernisation de l’appareil militaire. Conscient de l’écart technologique avec certaines puissances étrangères, il introduit l’usage des armes à feu ; mousquets importés grâce à une diplomatie active avec l’Empire ottoman. Il fait venir des mercenaires turcs pour former ses troupes à leur maniement, ce qui constitue une avancée décisive dans la guerre sahélienne.

    Illustration d’un garde du corps à cheval du Cheikh de Bornou, Nigeria. Publié dans les Voyageurs du XIXe siècle (Jules Verne, 1880).

    Alooma restructure également l’armée : il développe une cavalerie lourde, implante des ribats (forteresses frontalières servant de garnisons et de centres logistiques), et établit des itinéraires de ravitaillement efficaces. Il veille personnellement à la discipline et à l’organisation des campagnes, intégrant une vision stratégique qui combine mobilité, défense territoriale et capacité de projection.

    Ce redéploiement militaire permet à l’empire de sécuriser ses frontières, de reprendre le contrôle des routes caravanières, et de réaffirmer son hégémonie dans une région où les royaumes concurrents peinent à se relever. En ce sens, Idris Alooma ne fut pas seulement un chef de guerre, mais le véritable restaurateur de la puissance militaire du Kanem‑Bornu.

    Diplomatie ingénieuse

    Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

    Si Idris Alooma s’illustre sur les champs de bataille, il n’en est pas moins un diplomate subtil, maniant les rapports de force avec une remarquable intelligence géopolitique. Conscient de la centralité du Sahel dans les réseaux transsahariens et du poids des grandes puissances musulmanes de son temps, il engage son empire dans un jeu d’alliances et de contre-alliances qui renforce sa souveraineté tout en assurant sa sécurité.

    À trois reprises, Alooma envoie des ambassades à Istanbul, capitale de l’Empire ottoman. Ces missions diplomatiques visent à obtenir la protection de ses émissaires et des commerçants bornouans dans l’ensemble des territoires sous influence ottomane. Le succès est tel que des chroniqueurs turcs de l’époque le reconnaissent comme un « calife africain », rival spirituel et politique dans l’espace islamique. Cette reconnaissance tacite donne à Kanem‑Bornu une stature inédite sur l’échiquier diplomatique saharien.

    Mais Alooma ne se contente pas d’entretenir des relations cordiales avec Istanbul. Il exploite également la rivalité entre les Ottomans et le sultan marocain Ahmad al‑Mansur, très actif dans le contrôle du désert et des anciennes provinces songhaïennes. En négociant habilement avec ce dernier, Idris parvient à restaurer l’influence bornouane sur le Fezzan, région stratégique pour les échanges commerciaux transsahariens. Il assure ainsi une forme de neutralité armée dans cette zone, consolidant son monopole sur les routes de commerce reliant l’Afrique centrale à l’Afrique du Nord.

    En combinant proximité diplomatique avec les grandes puissances et affirmation d’une souveraineté sahélienne indépendante, Idris Alooma redéfinit la place de Kanem‑Bornu dans le monde musulman. Sa diplomatie, fondée sur un savant équilibre entre reconnaissance religieuse, partenariat militaire et contrôle commercial, demeure un exemple rare de finesse stratégique en Afrique précoloniale.

    Réforme économique et infrastructurelle

    Le génie politique d’Idris Alooma ne se limite ni aux conquêtes militaires ni aux jeux diplomatiques. Son règne se distingue également par une transformation profonde de l’économie et des infrastructures de l’empire Kanem‑Bornu. Conscient que la stabilité d’un État repose sur la prospérité de ses citoyens et la fluidité des échanges, il engage un ambitieux programme de modernisation logistique.

    Il fait construire et restaurer un réseau de routes caravanières, facilitant la circulation des biens et des personnes à travers le Sahel. Sur le lac Tchad, il fait développer une flotte de bateaux performants, renforçant la connectivité entre les provinces riveraines et stimulant le commerce fluvial. Plus encore, il instaure des unités de mesure agricoles standardisées, élément fondamental pour réguler l’échange de denrées et garantir l’équité des transactions.

    Cette dynamique de régulation est doublée d’un effort constant pour sécuriser les voies commerciales. Des postes de garde, des patrouilles et une politique de tolérance zéro à l’égard des brigands font de l’empire un territoire sûr. Une formule devenue célèbre illustre cette réalité : 

    « Une femme cloîtrée d’or pouvait traverser l’empire sans crainte ».

    Cette hyperbole souligne moins un fait littéral qu’un idéal d’ordre public, perçu comme la marque d’une gouvernance éclairée.

    En combinant innovation technique, encadrement économique et sécurité renforcée, Idris Alooma érige Kanem‑Bornu en hub commercial incontournable entre le Maghreb, le Nil, et les royaumes du sud. Ces réformes, à la fois concrètes et visionnaires, ont permis à l’empire de tirer profit de sa position géographique stratégique et d’asseoir durablement son influence.

    Réformes administratives et religieuses

    Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

    Fervent musulman, Idris Alooma voit dans la religion un fondement essentiel de l’unité et de la légitimité politique. À travers une série de réformes profondes, il renforce la centralité de l’islam dans l’administration et la vie publique de l’empire Kanem‑Bornu. Loin de se limiter à une dimension spirituelle, son islam est aussi un instrument de structuration de l’État.

    Sous son règne, des mosquées en briques sont érigées dans les principales villes et centres commerciaux, marquant la visibilité matérielle de l’islam et sa diffusion au sein des populations. Il développe un système judiciaire structuré, en confiant aux qadis (juges islamiques) des rôles de plus en plus centralisés dans le règlement des litiges civils et commerciaux. Le droit musulman (fiqh) devient ainsi un pilier juridique, codifiant les rapports sociaux tout en consolidant l’autorité centrale.

    Idris accorde également une place importante aux oulémas (savants religieux), qu’il soutient financièrement et moralement. Il professionnalise leur fonction, leur assurant une indépendance relative tout en les intégrant à l’appareil de légitimation du pouvoir. Ces savants deviennent des figures clés de la transmission du savoir et de l’encadrement moral de la société.

    En affirmant sa piété sans renoncer à l’autonomie culturelle de son royaume, Idris Alooma parvient à articuler foi et souveraineté. Il se présente non seulement comme un roi conquérant et réformateur, mais aussi comme un souverain pieux, guidé par les principes de justice et d’équité islamiques. Par cette posture, il inscrit Kanem‑Bornu dans la continuité de la civilisation musulmane sahélienne, tout en affirmant son indépendance face aux califats extérieurs.

    Apogée géopolitique

    Groupe de guerriers Kanembu, gravure publiée en 1892.

    Le règne d’Idris Alooma marque l’apogée du Kanem‑Bornu en tant que puissance sahélienne et islamique. Grâce à ses réformes, ses campagnes militaires victorieuses et sa diplomatie proactive, l’empire atteint sa plus grande extension territoriale et son plus haut prestige politique. Il contrôle désormais la majeure partie de la région haoussa, un espace clé pour le commerce et la culture islamique, ainsi que les carrefours stratégiques du Fezzan, porte d’entrée vers l’Afrique du Nord.

    La sécurité des rives du lac Tchad, vitales pour l’agriculture, le commerce fluvial et l’organisation administrative, est pleinement assurée. Ce verrou géographique devient le centre névralgique d’un empire qui, sous Idris, agit comme pivot régional entre le monde saharien, les savanes de l’Afrique centrale, et les routes transsahariennes.

    Dans ce contexte, la chute de l’Empire songhaï en 1591, écrasé par les forces marocaines à Tondibi, bouleverse l’équilibre ouest-africain. Tandis que les vestiges du Songhaï sombrent dans le chaos, Kanem‑Bornu s’impose comme la principale puissance islamique de la région. Il devient un centre de rayonnement religieux, intellectuel et économique, attirant marchands, juristes, lettrés et pèlerins.

    Ce basculement stratégique fait d’Idris Alooma l’un des rares souverains africains de l’époque à réussir à conjuguer expansion territoriale, centralisation étatique et prestige international. Le Kanem‑Bornu, souvent négligé dans les manuels d’histoire, devient sous son règne un véritable empire charnière au cœur du continent africain.

    Idris Alooma, l’architecte oublié d’un empire africain rayonnant

    Longtemps relégué aux marges des récits historiques dominants, Idris Alooma apparaît pourtant comme l’un des plus grands souverains de l’histoire africaine. Chef de guerre redoutable, diplomate visionnaire, réformateur méthodique et souverain pieux, il réussit là où beaucoup échouent : transformer un royaume fragmenté en un empire prospère, respecté et redouté. Par ses efforts, le Kanem‑Bornu devient, à la fin du XVIe siècle, le centre géopolitique et spirituel d’une vaste région s’étendant du Fezzan à l’Hausaland, du lac Tchad aux confins du Sahara.

    Son règne illustre ce que l’Afrique précoloniale a pu produire de plus raffiné en termes de gouvernance, de stratégie et d’ingéniosité religieuse. Pourtant, sa mémoire reste marginale dans les imaginaires collectifs de la diaspora, éclipsée par des figures plus médiatisées. Redonner à Idris Alooma la place qu’il mérite, c’est non seulement réparer une injustice historique, mais aussi réaffirmer la complexité et la grandeur des trajectoires africaines avant la colonisation.

    Notes et références :

    1. Barkindo, Bawuro M. The Sultanate of Bornu. Longman, 1985.
    2. Lange, Dierk. « Idris Aloma’s Reforms and the Consolidation of Kanem-Bornu », Paideuma, vol. 43, 1997, pp. 195–213.
    3. Aiyedun, K. « Idris Alooma and the Ottoman Connection », Journal of Islamic Studies in Africa, vol. 12, no. 1, 2004, pp. 33–48.
    4. Last, Murray. The Sokoto Caliphate. Longman, 1967.
    5. Hunwick, John O. Islamic Law and Society in Africa. Northwestern University Press, 1993.
    6. Trimingham, J. Spencer. Islam in West Africa. Oxford University Press, 1959.
    7. Ade Ajayi, J. F. & Crowder, M. (eds.). History of West Africa, vol. 1. Longman, 1985.
    8. Lydon, Ghislaine. On Trans-Saharan Trails: Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in Nineteenth-Century Western Africa. Cambridge University Press, 2009.
    9. Encyclopaedia Britannica, « Idris Alooma », édition en ligne, consulté en juin 2025.
    10. Afrolegends.com, « Idris Aluma – The Islamic Reformer King of Kanem-Bornu », consulté en juin 2025.
    11. Africanhistoryextra.com, « The Diplomacy of Idris Alooma », consulté en juin 2025.
    12. Wikipedia, « Idris of Kanem-Bornu », dernière modification en mai 2025.

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    Loin des récits habituels de révoltes et de fuites, cet article explore une forme méconnue mais puissante de résistance à l’esclavage : le recours aux tribunaux américains par les esclaves eux-mêmes pour obtenir leur liberté. À travers plusieurs cas historiques marquants, il dévoile une facette oubliée de la lutte pour l’émancipation.

    Un système esclavagiste traversé de contradictions

    La naissance des États-Unis s’est faite dans un tumulte d’idéaux nobles et de pratiques profondément contradictoires. En 1776, les Pères fondateurs proclamaient haut et fort que « tous les hommes sont créés égaux« , que la liberté individuelle est un droit inaliénable ; tout en autorisant, tolérant ou pratiquant eux-mêmes l’esclavage. Ce paradoxe fondamental n’était pas seulement moral, il était aussi structurel : au cœur même de la nouvelle République, liberté et servitude coexistaient en tension constante.

    Ce choc idéologique n’a pas échappé aux observateurs étrangers. En 1831, deux intellectuels français, Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, entreprirent un voyage à travers les États-Unis. Dans leurs récits, ils s’étonnèrent de constater un pays à la fois profondément attaché à l’idée de liberté, et brutalement enraciné dans une hiérarchie raciale rigide. De Beaumont résumait cette contradiction avec une formule devenue célèbre : « tant d’esclavage au sein de tant de liberté« . Ce regard extérieur, lucide et sans complaisance, mettait en lumière ce que nombre d’Américains préféraient ignorer ou justifier.

    Sur le plan juridique, cette contradiction se manifestait par une instabilité chronique des lois, tantôt favorables à l’abolition, tantôt renforçant les privilèges des maîtres. Les États du Nord, plus industrialisés et sensibles aux idées progressistes, abolissaient progressivement l’esclavage, tandis que ceux du Sud le consolidaient en fondement économique et social. Cette disparité créait un patchwork législatif où la liberté ou l’asservissement d’une personne pouvait dépendre du simple fait de traverser une frontière d’État.

    Cette situation donna naissance à une série de tensions juridiques majeures. Le droit constitutionnel, censé garantir l’unité fédérale, se retrouvait piégé entre la souveraineté des États et la reconnaissance des droits individuels. Des failles, des contradictions, et parfois de véritables absurdités légales se mirent à émerger. Ce flou, bien qu’injuste, allait pourtant offrir une brèche ; une faille que certains esclaves afro-descendants surent exploiter avec une intelligence remarquable : utiliser les armes du droit pour contester leur statut, et revendiquer leur humanité devant les tribunaux mêmes qui les avaient niés.

    Des voies juridiques exploitées par les esclaves pour se libérer

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    L’image dominante que l’on se fait de la résistance à l’esclavage en Amérique renvoie souvent à la violence, aux révoltes sanglantes ou aux fuites audacieuses vers les États libres. Ces formes de lutte, héroïques et spectaculaires, ont marqué les esprits et la mémoire collective. Pourtant, une autre forme de résistance, plus discrète mais tout aussi subversive, s’est développée en parallèle : l’usage du droit. En exploitant les failles du système judiciaire américain, certains esclaves ont tenté (et parfois réussi) à gagner leur liberté devant les tribunaux.

    Cette stratégie, connue sous le nom de suing for liberty, consistait pour les personnes réduites en esclavage à intenter un procès civil contre leur maître, en contestant la légalité de leur asservissement. L’idée peut sembler improbable dans un pays dont l’économie reposait en grande partie sur l’exploitation humaine. Et pourtant, elle s’est avérée suffisamment redoutable pour que certains États tentent, plus tard, de la bloquer par des réformes législatives restrictives.

    Dans de nombreux cas, ces procès n’étaient pas menés seuls. Des figures abolitionnistes, des avocats progressistes ou encore des sympathisants prêtaient leur voix et leur expertise aux plaignants. L’intervention de ces alliés était souvent déterminante, car le langage juridique, les coûts des procédures et les obstacles politiques rendaient la démarche extrêmement risquée. Ainsi, le rôle de juristes comme Theodore Sedgwick, qui défendit avec brio Elizabeth Freeman (dite Mumbet) en 1781, fut capital pour traduire la révolte intime de l’esclave en argumentation judiciaire solide.

    Mais au-delà du soutien externe, ce sont bien les plaignants eux-mêmes qui furent les véritables architectes de cette résistance. Le simple fait de porter plainte, de contester l’ordre établi en public, et d’oser revendiquer sa dignité à travers les textes fondateurs d’une nation encore en gestation, relevait d’un courage exceptionnel. Ils comprenaient que le droit, même fondé sur des principes hypocrites ou sélectifs, pouvait contenir les germes de leur propre libération. Ce retournement stratégique ; utiliser les lois des maîtres contre eux ; constitue un acte profondément politique et intellectuellement audacieux.

    Certes, tous les procès ne menèrent pas à une libération effective. Nombreux furent les cas rejetés, les juges partials, les recours épuisés. Mais chaque tentative ajoutait une pierre à l’édifice de la contestation. Chaque procès devenait un précédent potentiel, un signal envoyé à la société et à la postérité : même enchaîné, l’homme noir n’acceptait pas le silence. Il s’exprimait par les voies mêmes que le système prétendait lui interdire.

    Études de cas emblématiques

    Pour saisir pleinement l’impact et la portée du recours juridique comme forme de résistance, il est essentiel d’examiner des cas concrets. Ces histoires individuelles, bien que souvent oubliées ou reléguées à la marge des récits historiques dominants, illustrent avec force la lucidité, la résilience et l’ingéniosité des esclaves afro-descendants face à l’appareil judiciaire américain.

    1. Elizabeth Freeman (Mumbet), 1781 – Massachusetts

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    L’affaire d’Elizabeth Freeman, connue sous le nom de Mumbet, reste l’une des plus puissantes incarnations de la résistance juridique à l’esclavage. Esclave domestique dans le Massachusetts, née vers 1744 sous le nom de Bet, elle incarne l’intelligence stratégique et le courage moral dont firent preuve certains esclaves afro-descendants pour contester leur condition en usant du droit.

    C’est en entendant une lecture publique de la Constitution du Massachusetts de 1780 (notamment son premier article affirmant que « tous les hommes naissent libres et égaux« ) qu’Elizabeth prit conscience de l’arme que représentait ce texte. Blessée volontairement en protégeant une autre servante de la violence de sa maîtresse, elle décida de faire de son corps une preuve du traitement subi, et de la loi un levier pour sa libération.

    Elle sollicita l’avocat Theodore Sedgwick, alors jeune et influencé par les idéaux abolitionnistes. Selon la tradition rapportée par la famille Sedgwick, elle lui aurait déclaré :

    « Je ne suis pas une créature muette ; la loi ne peut-elle pas me rendre ma liberté ? ».

    Impressionné, Sedgwick accepta de défendre sa cause. Afin de contourner les restrictions juridiques pesant sur les femmes à l’époque, un autre esclave du même maître, Brom, fut ajouté à la plainte pour en renforcer la légitimité.

    Le procès Brom and Bett v. Ashley eut lieu en août 1781 devant la Cour de common law du comté de Berkshire. Sedgwick et son collègue Tapping Reeve plaidèrent que les principes constitutionnels nouvellement établis rendaient l’esclavage incompatible avec la loi de l’État. Le jury leur donna raison : Bett fut déclarée libre, tout comme Brom. Le maître, John Ashley, un notable local et homme de loi, fit mine d’interjeter appel, mais se ravisa rapidement ; probablement conscient que cette décision ouvrait une brèche irréversible dans le droit à l’esclavage au Massachusetts.

    Elizabeth Freeman devint ainsi l’une des premières femmes afro-américaines à obtenir sa liberté par voie judiciaire, et l’un des symboles les plus marquants de l’abolitionnisme naissant en Nouvelle-Angleterre. Refusant de retourner travailler pour son ancien maître, elle entra au service de la famille Sedgwick, non plus comme esclave, mais comme employée, et y éleva plusieurs générations. Elle gagna une réputation de sage-femme, soignante et conseillère respectée dans sa communauté.

    Elle repose aujourd’hui dans le caveau de la famille Sedgwick à Stockbridge ; une place unique pour une femme noire dans la société blanche du XVIIIe siècle. Son combat servit de précédent juridique dans l’affaire Quock Walker v. Jennison, qui, en 1783, mit fin de facto à l’esclavage dans le Massachusetts.

    Le souvenir d’Elizabeth Freeman perdure bien au-delà de son époque : statues, centres d’aide aux femmes battues, ouvrages pour enfants et séries télévisées lui rendent hommage. W.E.B. Du Bois, qui se disait l’un de ses descendants, voyait en elle un pilier fondateur de la dignité noire. Par sa lucidité et sa bravoure, Mumbet incarna le refus de l’asservissement ; non par la fuite ou la force, mais par une lecture éclairée des mots que la jeune République prononçait sans encore les appliquer.

    2. Josephine vs. P.A.C., 1846 – Louisiane

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    Le procès de Josephine contre son maître, connu sous le nom de Josephine vs. P.A.C., illustre une autre forme de résistance juridique : celle qui repose sur une compréhension stratégique des interstices légaux offerts par un système contradictoire. Il ne s’agit pas ici d’un acte isolé de défi, mais d’un exemple éclairant de l’habileté avec laquelle certains esclaves afro-descendants ont navigué les tensions entre les États esclavagistes et les États libres pour revendiquer leur droit fondamental à la liberté.

    Josephine, une femme réduite en esclavage à La Nouvelle-Orléans, fut emmenée en 1841 par son maître dans les États du nord-est, notamment à New York et en Pennsylvanie, des territoires où l’esclavage était aboli depuis plusieurs décennies. Là-bas, elle vécut sur un sol juridiquement libre pendant plusieurs années, situation qui, en vertu du principe du Free Soil, aurait pu légalement modifier son statut. Lorsqu’elle fut ensuite ramenée à La Nouvelle-Orléans, son statut redevint officiellement celui d’une esclave. Cependant, un changement législatif crucial survenu entre-temps allait complexifier les choses.

    En 1846, l’État de Louisiane adopta une loi visant à empêcher les esclaves de tirer parti de séjours temporaires dans des États libres pour réclamer leur émancipation. Cette loi cherchait explicitement à refermer une faille légale que certains esclaves et leurs soutiens avaient appris à exploiter. Mais Josephine eut l’intelligence de souligner que son séjour sur un sol libre avait eu lieu avant la promulgation de cette loi. Elle saisit donc la justice et poursuivit son maître, plaidant que son statut de femme libre avait été acquis avant que la législation ne vienne verrouiller cette possibilité.

    Le tribunal de première instance lui donna raison, ce qui provoqua l’appel immédiat du maître. L’affaire fut portée devant la Cour suprême de Louisiane, une institution alors loin d’être connue pour son progressisme. Pourtant, le juge George Eustis rédigea un arrêt remarquable de clarté et de fermeté. Il déclara notamment que les lois de Pennsylvanie, en s’appliquant au séjour de Josephine, avaient modifié de manière définitive son statut légal. La cour conclut :

    « Une fois sa condition fixée par les lois de Pennsylvanie, elle ne pouvait plus être réduite à l’état d’esclave. Son retour ultérieur en Louisiane ne pouvait rétablir la relation de maître à esclave. »

    Ce jugement est lourd de sens. D’une part, il affirme un principe de droit fondamental selon lequel la liberté acquise dans un État libre ne peut être annulée rétroactivement. D’autre part, il met en évidence un paradoxe profond du système fédéral américain : la mobilité géographique des esclaves pouvait, selon le lieu et le moment, bouleverser leur statut social et juridique. Ce flou (produit par la coexistence de législations contradictoires au sein d’un même pays) a permis à des individus comme Josephine de transformer un acte de soumission (suivre son maître dans le Nord) en une occasion de reconquête de soi.

    Ce cas illustre aussi l’importance du calendrier juridique : une stratégie gagnante pour Josephine aurait pu échouer si elle avait été intentée quelques mois plus tard. Ce facteur temporel montre que la liberté ne dépendait pas seulement du courage ou du mérite moral, mais d’une maîtrise fine des délais, des textes de loi, et du fonctionnement des institutions ; éléments auxquels Josephine ou ses soutiens ont su répondre avec une précision remarquable.

    En somme, Josephine n’a pas seulement gagné un procès. Elle a, en acte, démontré qu’un système oppressif, même solidement établi, peut contenir en lui-même les germes de son renversement ; à condition d’en comprendre et d’en manipuler les failles avec intelligence et ténacité.

    3. Jenny Slew, 1765 – Massachusetts

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    Le cas de Jenny Slew est l’un des plus anciens témoignages connus de recours juridique contre l’esclavage en Amérique du Nord, et sans doute le premier procès gagné par une femme afro-américaine devant un jury. Bien que largement oublié des manuels scolaires, son histoire constitue une démonstration puissante de la capacité des femmes noires à revendiquer activement leur liberté, même dans un contexte où leur parole était systématiquement marginalisée.

    Née vers 1719 à Ipswich (Massachusetts), Jenny Slew était issue d’une union mixte : sa mère, Betty Slew, était une femme blanche libre, tandis que son père était probablement un homme africain réduit en esclavage. Ce détail, apparemment mineur, allait devenir l’argument central de sa défense : selon la loi coloniale de l’époque, le statut légal d’un enfant suivait celui de la mère. Par conséquent, Jenny était juridiquement libre de naissance, bien qu’elle ait vécu dans des conditions sociales ambiguës.

    En 1762, à l’âge de 43 ans, Jenny fut enlevée de chez elle et réduite en esclavage par un certain John Whipple Jr. Trois ans plus tard, elle intenta une action en justice contre lui, exigeant sa liberté et réclamant 25 livres de dommages pour détention illégale. Sa démarche, audacieuse, fut initialement rejetée par la cour inférieure du comté d’Essex : elle avait déposé sa plainte sous le nom de « Jenny Slew, spinster » (vieille fille), or les juges soutinrent que, puisqu’elle avait été mariée à des hommes esclaves, ce statut était inexact. Le tribunal lui fit payer les frais de justice, ajoutant l’humiliation à l’injustice.

    Mais Jenny persista. En 1766, elle fit appel devant la Essex Superior Court of Judicature à Salem. Là, son avocat, Benjamin Kent ; un juriste connu pour ses idées abolitionnistes ; reprit l’argument de la filiation maternelle pour démontrer qu’elle ne pouvait légalement être réduite en esclavage. Il souligna également que ses mariages avec des hommes eux-mêmes esclaves n’étaient pas reconnus par la loi, ce qui la rendait juridiquement célibataire, et donc apte à engager un procès civil.

    Face à un jury composé exclusivement d’hommes blancs, Whipple tenta de produire une preuve de vente et d’arguer que Slew ne pouvait justifier son statut libre. Mais les arguments de Kent l’emportèrent. Le jury donna raison à Slew : elle fut déclarée libre, obtint le remboursement de ses frais de justice ainsi que quatre livres de dommages-intérêts. Ce jugement, pionnier dans l’histoire américaine, établit un précédent sur la possibilité pour les personnes d’origine africaine (et en particulier les femmes) d’utiliser la logique même du droit colonial pour contester leur statut d’esclave.

    Fait notable : John Adams, futur président des États-Unis et fin observateur des débats judiciaires de son temps, était probablement présent à l’audience. Il mentionne dans son journal une « mulâtresse poursuivant un homme blanc pour enlèvement« , qu’il qualifie de premier procès de ce genre qu’il ait vu, tout en ajoutant qu’il en existait « beaucoup d’autres ». Ce témoignage renforce l’idée que, loin d’être marginales, ces actions en justice étaient un mode de résistance plus répandu qu’on ne le croit.

    L’affaire Jenny Slew démontre que, dès le milieu du XVIIIe siècle, des femmes afro-descendantes étaient capables non seulement de revendiquer leur liberté, mais aussi de se battre jusqu’au bout, armées de leur connaissance du droit, de leur histoire personnelle, et de leur détermination. Slew, en prenant le risque d’affronter un homme blanc devant un jury tout-puissant, a ouvert la voie à une forme de lutte juridico-politique encore trop peu mise en valeur aujourd’hui.

    Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

    À travers les cas de Jenny Slew, Elizabeth Freeman ou encore Josephine, cet article a mis en lumière une dimension méconnue mais fondamentale de la résistance des esclaves afro-descendants en Amérique : l’usage stratégique du droit pour revendiquer la liberté. Loin des représentations exclusivement guerrières ou passives de l’esclave, ces femmes ont démontré qu’il était possible de subvertir l’ordre esclavagiste de l’intérieur, en s’appuyant sur ses propres textes, ses contradictions et ses principes affichés.

    En engageant des procès contre leurs maîtres, ces plaignantes ont contraint la société américaine naissante à faire face à ses hypocrisies. Elles ont montré que les valeurs de liberté, d’égalité et de justice, si souvent brandies par les fondateurs de la nation, ne pouvaient rester des slogans abstraits tant que des femmes et des hommes restaient enchaînés. Par leur audace intellectuelle, leur courage civique, et leur foi en la puissance du droit, elles ont semé les graines d’une refondation morale du contrat social américain.

    Certes, ces actions n’ont pas démantelé à elles seules l’esclavage. Mais elles ont ouvert des brèches, créé des précédents, inspiré des générations. Elles ont aussi posé une question que l’Amérique n’a cessé d’éviter : à qui appartient réellement la liberté ? Dans leur silence institutionnel, dans leur marginalisation historique, ces femmes ont pourtant joué un rôle central. Elles n’ont pas seulement conquis leur liberté individuelle : elles ont contribué à redéfinir ce que signifie être libre dans un pays construit sur l’asservissement.

    Aujourd’hui, redécouvrir ces histoires, les inscrire dans la mémoire collective, ce n’est pas seulement rendre justice aux oubliées de l’histoire. C’est reconnaître que les racines du combat pour les droits civiques, l’égalité devant la loi et la justice sociale plongent bien plus profondément dans le passé qu’on ne l’admet souvent. Et qu’elles commencent, très souvent, dans un tribunal, face à un maître, avec une voix noire qui, calmement, exige de ne plus être une propriété.

    Notes et Références

    1. Zilversmit, Arthur. “Quok Walker, Mumbet, and the Abolition of Slavery in Massachusetts.” The William and Mary Quarterly, vol. 25, no. 4, 1968, pp. 614–624.
    2. Freeman, Elizabeth. Entry in the National Women’s History Museum and Mass Moments, accessed May 2025.
    3. Piper, Emilie & Levinson, David. One Minute a Free Woman: Elizabeth Freeman and the Struggle for Freedom. Upper Housatonic Valley National Heritage Area, 2010.
    4. Du Bois, W.E.B. Dusk of Dawn. Transaction Publishers, 1984 [originally published 1940].

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Pendant des siècles, l’Afrique du Nord a été au carrefour des peuples noirs, bien avant l’esclavage ou la colonisation. Cet article dévoile l’histoire refoulée des origines africaines profondes du Maghreb. Entre génétique, linguistique et mémoire populaire, une réconciliation s’impose.

    Réécrire l’histoire noire de l’Afrique du Nord

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Sous les sables du Sahara, une mémoire remonte. Celle d’un continent que l’on a voulu séparer de lui-même.

    À chaque fois que l’on trace une carte de l’Afrique, une ligne invisible s’incruste dans les esprits : le Sahara, frontière supposée entre deux mondes. Au nord, un Maghreb blanc, arabe, parfois méditerranéen. Au sud, une Afrique noire, tropicale, “subsaharienne”. Cette séparation arbitraire est répétée partout : dans les manuels scolaires, dans les médias, dans les discours savants, dans les classements géopolitiques. Elle semble si naturelle que peu la questionnent. Et pourtant, elle ne repose sur aucune réalité historique ou scientifique.

    Le désert n’a jamais été un mur. Il fut un couloir, un poumon, un pont. Bien avant les empires et les califats, bien avant Rome ou Carthage, l’Afrique du Nord fut peuplée par des hommes et des femmes à la peau noire. Ils ont chassé, sculpté, gravé, compté, bâti. Ils ont inventé la céramique, la navigation, la numération, les arcs, les rites funéraires. Ils ont semé les premières graines du monde tel que nous le connaissons. Et pourtant, leur mémoire a été balayée comme les sables d’El Djouf.

    Car l’un des plus grands effacements de l’histoire humaine ne se joue pas seulement dans les bibliothèques. Il se joue dans les représentations. Ce qu’on a voulu faire croire, c’est que le Nord de l’Afrique aurait toujours été blanc. Que l’histoire des Noirs ne commencerait qu’au sud du désert. Que les premiers hommes égyptiens, maghrébins ou cananéens ne pouvaient pas avoir été foncés. Que les peuples noirs y seraient aujourd’hui des “minorités visibles”, comme si leur présence était marginale, importée, ou récente.

    Cette falsification repose sur un double pilier : le pouvoir des récits impériaux, et la complicité des institutions éducatives postcoloniales. Depuis un siècle, une avalanche de “vérités” a recouvert les archives, les ossements, les génomes : les premiers Berbères seraient caucasiens, les Pharaons venus du Levant, les peuples sahariens arabes depuis toujours. Des représentations relayées par des sculptures truquées, des études biaisées, des cartes mensongères, et une invisibilisation des données scientifiques les plus récentes.

    Mais aujourd’hui, l’ADN parle. Et les pierres parlent aussi. Des chercheurs de l’Institut Max Planck, de Harvard, de Cambridge, de Rabat, de Leipzig, du CNRS, de Khartoum, de Tunis ou d’Oxford l’ont démontré : les premiers Nord-Africains étaient noirs. Les Natoufiens de Palestine étaient noirs. Les Capsiens du Sahara étaient noirs. Les premiers Grecs ont reçu des apports génétiques subsahariens. Les premiers Maghrébins ne portaient ni les gènes de la peau claire ni ceux des yeux bleus. Tout cela est documenté. Et tout cela dérange.

    Ce que ce texte propose, ce n’est pas un récit militant : c’est un retour à la vérité. Une synthèse archéologique, génétique, linguistique et historique des origines africaines de l’Afrique du Nord. Un démontage rigoureux des falsifications. Une réhabilitation des peuples trop longtemps effacés. Une plongée dans les premières humanités noires de la Méditerranée.

    L’Afrique du Nord n’a pas toujours été blanche. Elle ne l’a même jamais été dans ses origines.

    Généalogie d’un effacement

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Tout commence par une question simple, mais explosive : qui a le droit de dire l’origine ? Dans les récits dominants de l’histoire, l’Afrique du Nord est souvent placée du “mauvais” côté de la carte. Ni totalement africaine, ni totalement arabe, ni tout à fait méditerranéenne, elle flotte dans une zone grise, un entre-deux idéologique que les puissances coloniales, les intellectuels nationalistes et les récits orientalistes se sont empressés d’occuper. Résultat : une région arrachée à sa propre profondeur historique.

    L’Afrique, pourtant, est le berceau de l’humanité. Ce fait, longtemps contesté, est aujourd’hui solidement établi. Des fossiles d’Homo sapiens vieux de plus de 300 000 ans, découverts à Jebel Irhoud (au Maroc), aux migrations hors du continent par le Nil et la mer Rouge, tout démontre que les premières sociétés humaines sont nées et ont grandi sur ce sol. Mais dès que l’on approche du Nord africain, la narration s’emballe. Ce qui est africain cesse subitement d’être noir. Ce qui est ancien devient eurasien. Ce qui est autochtone se pare de blanc.

    Le découpage entre une “Afrique noire” et une “Afrique blanche” est une invention tardive. Il naît au XIXe siècle, sous la plume des géographes européens. Cette division raciale n’a aucun fondement archéologique, linguistique ou anthropologique. Elle sert un objectif précis : légitimer la domination coloniale en arguant d’une différence “naturelle” entre les peuples du nord, supposés plus civilisés, et ceux du sud, jugés plus primitifs. Une hiérarchisation qui permet de justifier la mission civilisatrice d’un côté, et la tutelle prolongée de l’autre.

    Cette frontière fictive fut reprise sans filtre par les administrations postcoloniales, soucieuses d’asseoir leur pouvoir sur des bases “nationales” homogènes. Ainsi, des États comme le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie ont longtemps occulté les racines subsahariennes de leur population. Les élites ont blanchi les récits fondateurs, nié l’esclavage intérieur, évacué les héritages peuls, haoussa, toubous, et invisibilisé les populations noires marginalisées dans les oasis, les marges sahariennes ou les centres urbains.

    Mais un autre outil de domination s’est ajouté à cette falsification : la science, ou plus exactement, une science orientée. Pendant longtemps, la génétique a été mobilisée pour prouver l’origine “européenne” ou “levantine” des premiers habitants du Maghreb. Certaines études, menées avec des échantillons biaisés ou des protocoles discutables, ont produit des conclusions erronées. Pire : d’autres études plus rigoureuses, révélant la présence massive de gènes subsahariens dans les populations anciennes, ont été marginalisées ou écartées des publications grand public.

    C’est dans ce contexte que se déploie l’effacement. Un effacement multiple : politique, culturel, visuel, génétique. Les premières poteries africaines ? Ignorées. Les peuples sahariens du Néolithique ? Noyés dans un flou ethnique. Les momies noires de Haute-Égypte ? Recolorées dans les musées. Les résultats ADN des Ibéromaurusiens ? Retardés, sous-estimés, contournés.

    Pourtant, les données sont là. Elles existent. Il faut simplement avoir le courage de les regarder en face.

    L’histoire de l’Afrique du Nord ne commence ni avec Carthage, ni avec Rome, ni avec l’Islam. Elle commence dans les vallées du Nil, dans les grottes de Taforalt, sur les berges de la Pine River ou de la Kom Ombo. Elle commence avec des hommes et des femmes noirs, qui ont façonné les premières civilisations du continent ; et du monde.

    Le Paléolithique africain, berceau des peuples noirs du Nord

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Bien avant les Pharaons, avant même que les pyramides ne percent l’horizon, la vallée du Nil vibrait déjà des pas de peuples noirs. Ces communautés du Paléolithique supérieur, établies entre l’actuel Soudan, l’Égypte et le sud du Sahara, ont laissé des traces d’une richesse culturelle que les récits modernes ont trop souvent ignorée ou déplacée vers l’extérieur du continent.

    Parmi les sites les plus significatifs : Jebel Sahaba, au nord du Soudan, près de la frontière égyptienne. Datée d’environ 13 000 à 14 000 ans avant notre ère, cette nécropole renferme les squelettes d’au moins 61 individus. Mais ce n’est pas leur nombre qui étonne : c’est la brutalité des stigmates retrouvés sur leurs os. Ces marques révèlent un conflit armé de grande envergure ; le plus ancien connu à ce jour. Pourtant, loin du cliché primitif, ces hommes et femmes avaient une organisation sociale, des rituels funéraires, des sépultures collectives. Un monde déjà symbolique.

    Un peu plus au nord, à Nazlet Khater, en Haute-Égypte, des chercheurs ont exhumé un crâne humain daté de 35 000 ans, associé à des outils en pierre taillée. Les analyses morphologiques sont claires : il s’agit d’un homme à traits négroïdes, sans ambiguïté phénotypique. Cet individu, contemporain des premiers Homo sapiens européens, montre une capacité crânienne similaire, mais une origine bien distincte. Il témoigne d’une présence ancienne, autonome, noire, en terre nilotique.

    Même chose à Wadi Kubbaniya, où des campements de chasseurs-pêcheurs, vieux de plus de 17 000 ans, révèlent une maîtrise fine de la fabrication de meules, d’outils microlithiques, et un régime alimentaire diversifié. On y retrouve les prémices d’une sédentarisation que l’on croyait jusqu’ici réservée au Croissant fertile.

    La vallée du Nil n’est donc pas un simple corridor vers l’Orient ou le Nord. C’est une matrice civilisationnelle, antérieure à l’écriture, à l’agriculture et à l’urbanisme. C’est là que s’invente, dans l’anonymat de la préhistoire, le monde tel que nous le connaîtrons plus tard.

    Tandis que le Nil donne naissance à des foyers humains stables, un autre théâtre géographique, plus vaste, plus mobile, étend ses réseaux : le Sahara. Loin d’être un désert sec et inhospitalier, il fut, entre 11 000 et 4 000 ans avant notre ère, une vaste zone de savanes, de lacs, de forêts claires. Un Sahara vert, parcouru de rivières, peuplé d’animaux, et surtout d’humains noirs.

    À Nabta Playa, dans le sud de l’Égypte, des archéologues ont mis au jour un calendrier mégalithique vieux de 6 000 à 7 000 ans, antérieur à Stonehenge. On y trouve aussi des sépultures bovines rituelles, des villages circulaires, une organisation sociale complexe. Les peuples de Nabta étaient des pasteurs noirs, apparentés génétiquement aux Nilotiques du Sud-Soudan.

    Dans les montagnes du Tassili n’Ajjer, entre l’Algérie et la Libye actuelles, des milliers de peintures rupestres racontent la vie d’hommes et de femmes noirs, représentés avec des coiffures élaborées, des lances, des arcs, des animaux domestiques. Ces œuvres, datées de 10 000 à 4 000 ans avant J.-C., constituent un témoignage unique de sociétés africaines noires dans ce qui deviendra le désert.

    On pourrait encore citer Tadrart Acacus (Libye), Gobero (Niger), Taghit (Algérie), Farafra (Égypte), El Adam (Mauritanie) : autant de sites qui attestent que le Sahara était le berceau d’une proto-civilisation noire, connectée au Nil, au Sahel et au Maghreb, bien avant l’arrivée des Berbères, des Arabes ou des Européens.

    Ces peuples préhistoriques, souvent qualifiés de “néolithiques”, ne se réduisent pas à une technologie. Ils sont porteurs d’un imaginaire, d’une mythologie, d’un rapport au temps et à la nature. Ils façonnent une civilisation noire ancienne, méconnue car dérangeante.

    Dérangeante, pourquoi ? Parce qu’elle contredit une idée profondément ancrée : celle selon laquelle l’Afrique du Nord serait naturellement séparée du reste du continent. Ici, au contraire, tout démontre une continuité géographique, culturelle et biologique entre le Nord, le Sud et le Centre du continent.

    Le Paléolithique africain n’est donc pas une préface secondaire à l’histoire humaine. Il est un acte fondateur. Et il fut noir.

    Taforalt, Afalou et les peuples ibéromaurusiens

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Si l’Afrique est le berceau de l’humanité, le Maghreb occidental en est l’un de ses plus vieux bastions. Sur ses flancs rocheux et ses cavernes millénaires, les ossements parlent encore. Et depuis peu, ils parlent plus fort que jamais. Car ce n’est plus seulement l’archéologie qui fouille la mémoire des peuples : c’est la génétique paléohumaine qui bouscule les dogmes.

    À Taforalt, au nord-est du Maroc, dans une grotte surplombant la Méditerranée, des sépultures humaines vieilles de 15 000 à 18 000 ans ont été exhumées. Ce sont les restes du peuple ibéromaurusien, considéré comme l’un des premiers groupes humains sédentaires du Maghreb. Longtemps, ces hommes ont été supposés “méditerranéens”, voire “proto-européens”, sur la base de leurs outils et de quelques hypothèses morphologiques fragiles. Mais les analyses ADN publiées en 2018 dans la revue Science ont tout renversé.

    Les génomes de ces individus révèlent une ascendance majoritairement subsaharienne, couplée à un petit pourcentage d’éléments dits “eurasiens” très anciens (issus de populations retournées en Afrique depuis le Levant il y a 30 à 40 000 ans). Le plus frappant, c’est la présence significative de gènes associés à la pigmentation foncée de la peau, à des phénotypes nilotiques, et l’absence des marqueurs génétiques de peau claire ou d’yeux clairs.

    Autrement dit : les premiers habitants connus du Maroc n’étaient pas “berbères caucasiens” ni “phéniciens”, mais Africains noirs dans leur constitution biologique. Ce sont eux qui ont bâti les fondations des populations nord-africaines ultérieures. Et leur génome est encore présent, à faible dose, dans certaines communautés rurales du Maghreb aujourd’hui.

    Un peu plus à l’est, sur le littoral algérien, les grottes d’Afalou bou Rhummel, découvertes dès les années 1950, ont révélé des crânes datés entre 11 000 et 13 000 ans. Là encore, les premiers chercheurs les avaient rangés dans une catégorie floue, les qualifiant de “mélange entre Cro-Magnon et Africanoïdes”, selon une taxonomie raciste encore en vogue à l’époque.

    Mais les récentes analyses ADN, croisées avec les données morphométriques et isotopiques, montrent une réalité plus cohérente : les Afalou sont directement liés aux ibéromaurusiens de Taforalt, et donc à une lignée subsaharienne ancienne, présente de manière stable et diffuse dans tout le Maghreb central jusqu’au Néolithique.

    Ces populations maîtrisaient déjà la symbolique funéraire, la décoration corporelle, la gestion des ressources côtières, la pêche, la cueillette saisonnière. Elles n’étaient ni marginales ni primitives. Elles formaient un monde en soi, un monde noir africain structuré, technique, mobile, en relation constante avec le Sahel et la Méditerranée.

    Or, c’est justement cette filiation que les récits historiques ont voulu effacer : car admettre que les fondations humaines du Maghreb sont noires, c’est bouleverser tout l’édifice mental construit sur des siècles de hiérarchisation raciale.

    La découverte des haplogroupes génétiques portés par les ibéromaurusiens renforce cette thèse. L’un des haplogroupes paternels les plus fréquents, l’E-M78, est aujourd’hui commun chez les populations égyptiennes, éthiopiennes, soudanaises et sahéliennes. Il s’agit d’un marqueur subsaharien, présent dans les populations afrodescendantes d’Afrique du Nord, mais souvent minoré dans les récits nationaux.

    Quant aux haplogroupes mitochondriaux (lignée maternelle), ils révèlent une filiation profonde avec les populations du sud du Sahara et de la corne de l’Afrique. Ce métissage ancien, majoritairement africain dans ses origines, témoigne de migrations internes au continent, et non de supposées “invasions” caucasiennes.

    En d’autres termes : le Maghreb est génétiquement africain depuis des millénaires. Et cette africanité est profondément noire dans ses premières manifestations humaines.

    Mais voilà, cette vérité génétique est trop subversive pour le confort des identités figées. Elle remet en cause les récits de blanchiment civilisationnel, les fantasmes d’ascendance européenne, les discours racialisés qui placent les Noirs à la marge. Elle rappelle que le berceau des Berbères eux-mêmes est africain, et que leur identité, loin d’être monolithique, est façonnée par une diversité originelle où le noir fut fondateur.

    Du pharaon noir aux Almoravides

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    À l’aube du Ier millénaire avant notre ère, une armée noire descend le Nil, bannière dressée, tambours de guerre résonnant dans les vallées du Haut-Égypte. À sa tête, Piankhy (ou Piye), souverain du royaume de Koush, fils du Soudan antique. Il ne vient pas piller, mais revendiquer l’héritage de ses ancêtres : les temples, les dieux, les lois. Il ne vient pas en conquérant étranger, mais en héritier légitime.

    En 730 avant J.-C., Piankhy conquiert la Basse-Égypte, unifie la vallée du Nil et fonde la XXVe dynastie, celle que les Égyptiens appelleront « la dynastie éthiopienne » (dans le sens ancien du terme : la dynastie noire. Pendant près d’un siècle, ses successeurs) ShabakaTaharqaTanutamon ; gouverneront un territoire s’étendant du Soudan actuel jusqu’au delta du Nil.

    L’iconographie de ces pharaons tranche : visages larges, lèvres pleines, nez épatés, chevelures crépues sous la coiffe royale. Les statues colossales, les bas-reliefs de Karnak, les fresques de Napata ou Méroé ne laissent aucun doute sur leur africanité. Taharqa sera même célébré par les Assyriens comme l’un des adversaires les plus redoutables de leur expansion.

    Pourquoi cet épisode est-il si souvent marginalisé dans l’histoire antique ? Parce qu’il heurte de plein fouet la représentation d’un Égypte blanche, hellénisée, méditerranéenne. Or l’Égypte, dans ses racines les plus profondes, est une civilisation noire nilotique, fondée par des peuples venus du sud ; et non du nord.

    Et cette mémoire, les souverains de Koush ne l’ont jamais reniée : ils l’ont réactivéeconservéesacralisée.

    Mille ans plus tard, une autre poussée venue du sud ébranle le Nord : celle des Almoravides, ces moines-guerriers du désert, bâtisseurs de l’un des plus grands empires médiévaux d’Afrique. Leur origine ? Le Sahara, précisément les confins entre le Mauritanien noir et les populations berbères du Sud.

    Leur fondateur, Abdallah Ibn Yassin, prêche un islam rigoriste auprès des tribus Sanhadja et Lemtouna. Mais ce sont les Guinéens noirs du Tekrour et les tribus de l’actuelle Mauritanie qui constituent les premières forces militaires du mouvement. L’historien Ibn Khaldoun lui-même mentionne la forte présence de « Noirs » dans les rangs de l’armée almoravide.

    En 1055, ils prennent Audaghost, ville saharienne stratégique. En 1062, ils fondent Marrakech, future capitale. En quelques décennies, l’empire almoravide s’étend de la Sénégambie jusqu’à Al-Andalus, traversant le Maghreb comme un éclair sahélien.

    Le plus célèbre de ces souverains, Yusuf Ibn Tashfin, vénéré comme un grand roi de l’Islam, était décrit par ses contemporains comme foncé de peau, originaire du sud. À ses côtés, les élites noires ne sont pas des exceptions : elles tiennent les rênes du pouvoir, de l’économie caravaniaire, des sciences religieuses.

    Cette continuité sahélienne, entre les royaumes noirs du Niger (Ghana, Tekrour) et les dynasties du Nord, est systématiquement gommée dans les narrations nationales modernes. Pourtant, l’ADN historique du Maghreb est sahélien, autant qu’amazigh ou méditerranéen.

    L’épisode koushite comme l’essor almoravide révèlent un même phénomène : la montée périodique de pouvoirs noirs dans le Nord de l’Afrique, qui imposent leur légitimité, leur culture, leur vision du monde.

    Mais à chaque fois, ces élans sont requalifiés a posteriori : l’Égypte « oublie » sa dynastie noire. Le Maghreb « reblanchit » les Almoravides. L’Europe coloniale, puis les États-nations postcoloniaux, ont tout intérêt à faire de l’Afrique du Nord un rempart contre le « continent noir », au lieu de reconnaître sa participation pleine et entière à son histoire.

    Cette rupture artificielle entre Afrique noire et Afrique blanche ne tient ni historiquement, ni génétiquement, ni culturellement. Elle est un produit idéologique.

    La vérité, c’est que les frontières entre Maghreb et Sahel furent longtemps perméables, mouvantes, fraternelles, bien avant l’arrivée de l’Europe.

    L’obsession du blanchiment historique

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    L’idée d’un Maghreb fondamentalement distinct de l’Afrique subsaharienne est une construction tardive, née du récit colonial européen. Avant le XIXe siècle, aucune frontière rigide, ni dans les textes arabes classiques ni dans les traditions orales africaines, ne venait séparer radicalement « l’Afrique blanche » de « l’Afrique noire ». Le Sahara était un pont, non une barrière.

    Mais avec la colonisation française, britannique et espagnole, ce continuum est brisé. La France, en particulier, développe une idéologie de l’« Afrique utile », dans laquelle l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc sont perçus comme des prolongements latins, civilisables, presque européens, tandis que l’Afrique noire est décrite comme primitive, sauvage, à dompter.

    Ce récit racialisé s’appuie sur une série de falsifications historiques délibérées :

    • On survalorise les origines « blanches » ou « orientales » des populations maghrébines.
    • On invisibilise les dynasties noires, les brassages sahéliens, les présences africaines anciennes.
    • On redessine les cartes mentales pour séparer ce qui a toujours été lié.

    Ainsi, le blanchiment historique du Maghreb ne repose pas sur des preuves, mais sur des stratégies. Il s’agit de renier l’africanité du Nord pour mieux dominer le Sud, et de produire un clivage identitaire durable entre les peuples africains.

    Cette falsification se retrouve dans les outils de transmission du savoir. Les manuels scolaires maghrébins comme français présentent encore aujourd’hui une vision largement biaisée du peuplement nord-africain.

    Dans les livres d’histoire :

    • Les Berbères (ou Imazighen) sont parfois décrits comme issus de races « caucasoïdes », ce qui repose sur des modèles obsolètes et pseudo-scientifiques.
    • Les dynasties comme les Almoravides ou les Koushites sont traitées de manière marginale ou réécrites pour les blanchir.
    • Les influences africaines sahéliennes sont minimisées, voire absentes.
    • L’Afrique noire, quand elle est évoquée, est systématiquement décrite comme extérieure, voire étrangère.

    Pire encore, certains ouvrages évoquent des « invasions négroïdes » à des périodes anciennes, reprenant mot pour mot le lexique racial du XIXe siècle.

    Le résultat est une amnésie construite : des générations entières d’élèves ignorent que leur histoire est aussi noire que berbère ou arabe, aussi sahélienne que méditerranéenne.

    Au-delà des mots, c’est aussi l’imagerie historique qui participe à ce blanchiment. Les représentations iconographiques dans les musées, les documentaires ou les films trahissent un imaginaire raciste : les Pharaons sont blancs, les Berbères sont clairs de peau, les dynasties musulmanes sont européanisées.

    Ce révisionnisme visuel est l’un des plus puissants, car il conditionne la mémoire collective. Il suffit de regarder une série sur l’Égypte ancienne ou un manuel illustré pour voir que les Noirs y sont systématiquement cantonnés au rôle d’esclaves, de serviteurs ou d’étrangers.

    Or, les sources iconographiques antiques (fresques, sculptures, stèles) témoignent du contraire : des peuples noirs étaient présents, souverains, bâtisseurs. Mais l’image dominante ne veut pas de ces vérités.

    Mémoires refoulées, identités en lutte

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Dans les sociétés maghrébines contemporaines, les populations noires sont souvent prises dans un double effacement : effacement historique, par leur absence dans les récits officiels, et effacement social, par leur relégation dans les marges économiques et culturelles.

    Les descendants d’esclaves, qu’on appelle Haratin, Abid ou Gnawa selon les régions, portent les stigmates d’un passé non reconnu. Beaucoup ignorent leur propre histoire. Peu de manuels, peu de musées, peu de discours publics évoquent leur rôle dans les dynasties, l’économie, la religion, l’art. À leur place : le silence, le soupçon, ou le cliché folklorique.

    Cette invisibilisation n’est pas accidentelle. Elle est le produit d’une histoire réécrite, d’une élite qui a choisi d’adopter une blancheur symbolique pour se rapprocher de l’Europe coloniale, et d’un racisme latent hérité à la fois de l’époque ottomane, des stéréotypes européens et de certaines interprétations religieuses dévoyées.

    Mais aujourd’hui, cette mémoire revient. Lentement. Par en bas.

    Depuis deux décennies, une génération de militants, historiens, artistes, écrivains d’Afrique du Nord, issus ou non des communautés noires, œuvre à réhabiliter cette mémoire occultée.

    • En Mauritanie, le mouvement abolitionniste IRA combat l’esclavage encore pratiqué de fait dans certaines zones.
    • Au Maroc, des artistes comme Hajja El Hamdaouia ou Maâlem Mahmoud Guinia ont popularisé les rythmes Gnawa, enracinés dans l’Afrique noire.
    • En Algérie, des historiens redécouvrent le rôle des soldats noirs dans les armées de l’Émir Abdelkader.
    • En Tunisie, les descendants d’esclaves commémorent depuis peu l’abolition officielle de 1846, revendiquant une mémoire noire tunisienne.
    • Dans les diasporas, les enfants du déracinement produisent des récits puissants : autobiographies, essais, documentaires, musiques qui brisent le silence.

    Cette parole dérange parfois. Elle bouscule les récits identitaires figés, fondés sur une vision homogène de l’arabité ou de la berbérité. Mais elle est nécessaire. Car elle dit une chose essentielle : on ne peut pas comprendre le présent sans faire parler le passé refoulé.

    Réparer l’histoire ne signifie pas l’inverser. Il ne s’agit pas d’écrire que tout fut noir, mais de reconnaître que l’Afrique du Nord fut toujours un lieu de brassages, de circulations, d’interactions africaines. Il s’agit de réconcilier le Maghreb avec sa part subsaharienne, et de cesser d’opposer deux mondes qui, depuis toujours, coexistent et cofabriquent l’histoire.

    Cela passe par plusieurs actes :

    • Réformer les programmes scolaires, pour intégrer cette mémoire noire du Maghreb.
    • Créer des musées, des espaces de parole, de recherche, d’archives.
    • Valoriser les figures historiques noires, du pharaon Taharqa au roi Tekrour au fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable.
    • Décoloniser l’imaginaire collectif, en rendant leur dignité aux visages, aux noms, aux récits oubliés.

    L’enjeu est immense. Car au-delà de la mémoire, c’est l’avenir des sociétés africaines qui se joue là. Une Afrique fragmentée par les idéologies coloniales ne peut se penser souveraine. Une Afrique qui ne connaît pas son propre passé est une proie facile pour toutes les formes de domination.

    Revenir au Nord, sans renier le Sud

    La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

    Le désert n’oublie rien. Sous ses dunes, dans ses grottes, à travers ses vents, il conserve les traces d’une Afrique du Nord plurielle, métissée, irriguée depuis des millénaires par les flux humains venus du Nil, du Niger, du Congo, du Tchad. Une Afrique du Nord noire aussi, et que l’histoire dominante a tenté d’effacer.

    Ce que révèlent l’archéologie, la génétique, la linguistique, mais aussi la musique, les noms de famille, les rituels et les récits populaires, c’est une évidence que le bon sens avait toujours portée : l’Afrique est une. Ses peuples ont toujours circulé, se sont toujours parlé, aimés, affrontés, unis.

    Refuser cette réalité, c’est perpétuer les découpages coloniaux. C’est entretenir des haines raciales absurdes. C’est priver les nouvelles générations d’un socle historique commun.

    Mais revaloriser cette histoire, c’est réarmer les consciences. C’est permettre à une jeune fille gnawa de comprendre que sa voix est ancestrale. À un garçon haratin de marcher la tête haute dans les rues de Rabat, de Nouakchott ou d’Alger. À un étudiant noir de Tripoli de ne plus se demander s’il est “chez lui”.

    Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire. Il s’agit de la réparer.

    Et cette réparation commence ici : dans la parole retrouvée, dans les figures oubliées qu’on remet à leur place, dans les liens qu’on retisse entre le Caire et Tombouctou, entre Tamanrasset et Lagos, entre Carthage et Gao.

    Car au bout du compte, il ne peut y avoir de futur décolonisé sans mémoire réconciliée.

    Sources

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l’homme derrière la fondation de Chicago

    Oublié des manuels mais fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable fut un pionnier noir, commerçant et bâtisseur, dont l’histoire dérange les récits officiels. Ce récit dévoile l’homme, le couple mixte, la ville avant la ville.

    un homme, une ville, une mémoire effacée

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
    Carte de l’est de l’Amérique du Nord à la fin du XVIIIe siècle, juste avant la guerre d’Indépendance américaine. La Pointe du Sable vivait près du lac Michigan et de l’Illinois Country (centre gauche).

    Le vent qui balaye la rive du lac Michigan porte avec lui l’odeur métallique de l’eau et le grondement constant des avenues. Là, à quelques mètres de la DuSable Bridge, les gratte-ciels tracent des ombres longues sur Pioneer Court, un espace pavé que les touristes traversent sans prêter attention. À peine lèvent-ils les yeux vers le buste de bronze qui trône à l’entrée, visage impassible, regard figé vers les eaux du fleuve Chicago.

    C’est ici que tout a commencé.

    Bien avant le béton, avant les rails, avant la ruée vers l’or noir du capitalisme industriel, un homme (noir) planta ses fondations de bois au bord du fleuve. Son nom : Jean-Baptiste Pointe du Sable. Son histoire : celle d’un pionnier de l’ombre, effacé des récits officiels, mais dont les mains ont dessiné les premiers contours de la troisième plus grande ville des États-Unis. Un homme de sable, au sens propre comme au sens métaphorique : fluide, insaisissable, enraciné dans des terres mouvantes.

    Pointe du Sable n’était ni général, ni gouverneur, ni prêtre. Il n’a pas conquis de territoires par le feu, mais par la patience du troc, la puissance du lien, la stratégie du pont plutôt que du mur. Il parlait plusieurs langues, épousa une femme autochtone, négocia entre nations, survivant aux turbulences d’un continent encore en gestation. Et pourtant, pendant plus d’un siècle, il fut réduit à un fantôme. Son nom effacé des manuels. Son rôle minimisé, confondu, ignoré.

    Aujourd’hui, une plaque, un musée, une école, un pont. Mais est-ce suffisant pour réparer une omission historique ? Peut-on encore retrouver le fil de cette vie, entre récits contradictoires, silences d’archives, et mythes façonnés à rebours ?

    Cet essai s’ouvre donc comme une fouille : à la recherche d’un homme que l’histoire n’a pas su garder à la surface. Un homme qui, du sable des rives du fleuve Chicago, a fait surgir une ville.

    L’inconnu aux multiples visages

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

    Qui était vraiment Jean-Baptiste Pointe du Sable ? Avant qu’il ne devienne le “premier habitant permanent” de Chicago, avant même qu’il ne soit identifié comme “le fondateur noir” de cette ville, il fut ( et demeure encore) un mystère. Car sa naissance, son enfance, sa formation, même sa langue maternelle, échappent aux certitudes historiques. L’histoire de Pointe du Sable n’a pas de berceau clairement établi, seulement des hypothèses, des fragments, des silences que les siècles ont laissés sédimenter.

    Certaines traditions le disent né à Saint-Domingue, actuelle Haïti, vers 1745. D’autres sources l’imaginent descendant d’un Français et d’une femme africaine, né quelque part sur les côtes de l’île de Saint-Marc. D’autres encore suggèrent qu’il aurait pu naître sur le continent nord-américain, peut-être au Canada français, dans une famille créole ou métisse issue des Dandonneau dit « Du Sable » ; un nom porté par des colons installés autour des Grands Lacs. Mais aucune trace d’état civil ne vient trancher. À sa mort, en 1818, l’acte de sépulture se contente de le désigner comme “nègre”, sans autre indication de filiation ou d’origine.

    Ce brouillard biographique n’est pas un simple détail : il reflète le sort réservé à nombre de figures noires dans les récits nationaux. Leur vie débute souvent au moment où ils entrent dans les archives occidentales, et leur passé est laissé en jachère. Dans le cas de Pointe du Sable, cette absence a permis aux récits les plus divers de se superposer : certains l’ont vu comme un ancien esclave affranchi, d’autres comme un marchand haïtien éduqué en France, d’autres enfin comme le fils d’un marin noir engagé dans la piraterie.

    Là où les Européens pionniers bénéficient de généalogies entières, de portraits peints et de journaux personnels, Pointe du Sable se dérobe. On ne connaît pas son visage ; seulement une gravure romantique, réalisée plusieurs décennies après sa mort, dans laquelle son profil est imaginé. Et pourtant, ce vide iconographique a permis à d’autres regards de le réinventer : pour les Haïtiens, il est un héros de la diaspora. Pour les Afro-Américains, un père fondateur oublié. Pour les Amérindiens, un gendre et un médiateur. Pour Chicago, une énigme longtemps ignorée.

    Mais peut-être faut-il voir dans cette multiplicité une richesse plus qu’un obstacle. Pointe du Sable incarne précisément ce que les frontières coloniales cherchaient à nier : la porosité des identités, le chevauchement des mondes, la traversée. Il est l’archétype du frontier man afro-descendant : ni indigène, ni colon, ni passif, ni soumis ; mais acteur, bâtisseur, stratège.

    Et si c’était cette ambiguïté, justement, qui faisait de lui une figure dangereuse pour l’histoire officielle ?

    Kitihawa et le choc des mondes

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

    Avant d’être une ville, Chicago fut une rencontre. Celle de deux êtres, de deux mondes, de deux continents arrachés à leurs certitudes. Jean-Baptiste Pointe du Sable, homme noir au passé aussi fluide que les eaux du lac Michigan, et Kitihawa, femme potawatomi née dans les forêts du Midwest, unie à lui par un lien que ni les empires ni les siècles n’ont pu effacer.

    Leurs premiers instants ensemble ne sont consignés nulle part. Ni date, ni récit. Mais l’Histoire retient leur union chrétienne, célébrée en 1788 à Cahokia, l’un des plus anciens bastions français de l’Illinois. Un mariage enregistré, reconnu, officialisé. Pourtant, tout indique qu’ils étaient déjà mariés bien avant, selon les coutumes autochtones. Dans ces terres mouvantes, où les nations se chevauchaient sans toujours se soumettre, les traditions autochtones préexistaient aux sacrements européens. Leur couple, ainsi, fut d’abord une alliance indigène ; sacrée selon d’autres codes, scellée dans une langue que les archives ne comprennent pas.

    Kitihawa (rebaptisée Catherine dans les registres) ne fut pas une simple “épouse de pionnier”. Elle fut partenaire, garante des alliances locales, médiatrice culturelle. En épousant une femme potawatomi, Pointe du Sable ne s’intégrait pas seulement à une société autochtone : il en épousait la vision du monde, le rapport à la terre, le tissu social. Grâce à cette alliance, il put installer son poste de traite au bord du fleuve Chicago, commercer avec plusieurs tribus, bâtir une ferme prospère. Loin de l’image du conquérant solitaire, il fut un homme de réseau, et Kitihawa en fut l’un des nœuds fondamentaux.

    De leur union naquirent deux enfants : Jean et Suzanne. Une nouvelle génération, née du croisement des diasporas africaines et amérindiennes, dans un monde encore dominé par les ambitions européennes. Cette famille, installée dans une maison de bois, un moulin, un fumoir, un poulailler, formait un îlot d’autonomie dans une époque d’hostilité. Là où d’autres plantaient des forts, Pointe du Sable et Kitihawa construisirent un foyer. Là où d’autres brandissaient des armes, ils échangeaient des biens, des mots, des traditions.

    Ce que leur couple représentait dérangeait. Car il renversait les logiques de domination : un homme noir non esclave, une femme autochtone libre, unis sans tutelle blanche. Ensemble, ils incarnaient une possibilité historique que l’ordre colonial refusait d’envisager : celle d’un monde issu des marges, fondé sur l’alliance plutôt que la conquête.

    Aujourd’hui encore, Kitihawa demeure l’un des noms les plus oubliés de l’histoire américaine. Mais sans elle, Pointe du Sable n’aurait jamais pu poser les fondations de Chicago. Et sans eux, Chicago ne serait pas ce qu’elle est.

    Chicago avant Chicago

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
    Dessin de l’ancienne maison de Jean Baptiste Point du Sable à Chicago telle qu’elle apparaissait au début des années 1800

    Avant les buildings, les avenues quadrillées et les foules d’affaires, Chicago n’était qu’un point de passage. Un marais, un fleuve, un portage. Un lieu transitoire pour les peuples autochtones, un raccourci stratégique entre les Grands Lacs et le fleuve Mississippi. Ce n’était pas une ville, mais un carrefour. Et c’est justement là, dans cet entre-deux géographique, que Jean-Baptiste Pointe du Sable décida de s’établir.

    Dans les années 1780, alors que les cartes coloniales griffonnaient encore l’intérieur du continent à l’encre approximative, Pointe du Sable reconnaît le potentiel de ce site. À l’embouchure du fleuve Chicago, là où l’eau douce s’ouvre vers le vaste lac Michigan, il bâtit une maison, puis une ferme, un poste de traite, une véritable installation autonome. À une époque où les empires se livrent bataille sur le papier, lui trace une autre forme de frontière : celle du commerce, de la coexistence, de l’hospitalité.

    Le 10 mai 1790, un voyageur du nom de Hugh Heward consigne la première trace écrite de sa présence : il y achète du pain, de la farine, du porc salé. Il échange un canot contre une pirogue. Il dort sous le toit de cet homme noir, installé là depuis plusieurs années déjà, avec sa famille et ses cultures.

    Ce que Pointe du Sable avait construit, ce n’était pas qu’un simple abri. C’était une infrastructure complexe, faite de bâtiments agricoles, de dépendances, d’un moulin à cheval, d’une maison principale de plus de 80 m², garnie de meubles importés, de peintures, de vaisselle fine. C’était une base économique mais aussi culturelle. Un lieu de passage et de résidence. Un espace auto-organisé, qui fonctionnait sans dépendre des structures militaires ni des autorités coloniales.

    Des témoignages postérieurs, comme celui d’Augustin Grignon, décrivent un homme corpulent, prospère, à l’aise dans le troc, habile dans la négociation avec les tribus comme avec les Européens. Sa richesse ne venait pas d’un titre aristocratique, mais de son ancrage dans les réseaux commerciaux régionaux : il échangeait des fourrures, des grains, du poisson, du bétail. Il liait les peuples entre eux ; Potawatomis, Français, Britanniques, Américains.

    Dans cette “Chicago” qui n’en portait pas encore le nom, Pointe du Sable inventait une autre manière d’habiter l’Amérique. Une manière faite de porosités plutôt que de murs, de continuités plutôt que de ruptures. Son installation prouvait qu’une ville pouvait naître de la diplomatie plutôt que de la conquête.

    Et pourtant, ce noyau initial sera vite oublié, recouvert par les récits des « vrais pionniers », ceux qui viendront après lui, mais qui écriront l’histoire à leur nom. Kinzie, Fort Dearborn, les traités de Greenville : tous ces épisodes deviendront les fondations officielles. Mais la vérité est ailleurs : Chicago, avant d’être une ville, fut la demeure d’un homme noir et d’une femme autochtone.

    Révolution et soupçons : prisonnier de toutes les causes

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

    À la fin du XVIIIe siècle, le destin de Jean-Baptiste Pointe du Sable croise de plein fouet la géopolitique agitée d’un continent en mutation. Les puissances coloniales (France, Grande-Bretagne, Espagne, puis États-Unis) redessinent sans cesse les frontières du territoire. Et dans cette guerre des drapeaux, ce sont les figures hybrides, inclassables, qui deviennent suspectes. Pointe du Sable en fait les frais.

    En 1779, alors qu’il vit et commerce à Trail Creek, aujourd’hui Michigan City, les troupes britanniques l’arrêtent. Motif ? On le soupçonne de soutenir les insurgés américains, ces patriotes qui, depuis Boston et Philadelphie, défient la Couronne. Ce Noir, éduqué, respecté, indépendant, qui parle plusieurs langues et possède des alliés parmi les peuples autochtones, devient, aux yeux des autorités, un homme dangereux. Trop libre. Trop intégré. Trop difficile à contrôler.

    Conduit au fort de Michilimackinac, un ancien bastion français passé aux mains britanniques, il est emprisonné. Mais même là, son réseau de relations parle pour lui. Des lettres conservées rapportent que nombre de ses amis plaident en sa faveur, insistent sur son intégrité, sa loyauté, sa valeur humaine. Il n’est pas condamné. Mieux : on lui propose un accord.

    L’année suivante, il est transféré vers le nord-est, au bord de la rivière St. Clair, pour diriger un domaine forestier connu sous le nom de Pinery, propriété du lieutenant britannique Patrick Sinclair. De 1780 à 1784, Pointe du Sable y administre les opérations : gestion du bois, entretien des bâtiments, troc local. Il s’y installe avec Kitihawa et leurs enfants, dans une cabane proche du confluent de la Pine River, sur le futur territoire du Michigan.

    Cet épisode est central. Car il montre un homme naviguant entre les allégeances, non pas comme opportuniste, mais comme survivant. Il n’est ni fidèle à une seule nation, ni soumis à une autorité. Il incarne la figure du passeur : entre peuples, entre langues, entre lois. Un homme de frontières, au sens géographique mais aussi symbolique.

    Mais cette position inconfortable, presque subversive dans un monde colonial, ne pouvait durer éternellement. Une fois libéré de ses engagements auprès des Britanniques, Pointe du Sable choisit de partir. Il ne revient pas à Trail Creek. Il vise plus grand, plus stratégique, plus audacieux : le site du fleuve Chicago. Là où il établira, bientôt, la première vraie implantation permanente d’une ville appelée à devenir l’un des cœurs du monde moderne.

    Cet interlude carcéral, souvent relégué au second plan dans les récits officiels, est révélateur : Pointe du Sable n’était pas un simple pionnier. Il était un homme traqué, ciblé, utilisé, déplacé ; un pion dans des luttes d’empires, mais qui, chaque fois, sut reprendre le contrôle de son destin.

    Départ, disparition et dépossession

    Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
    Le musée DuSable dans le parc de Washington

    En 1800, Jean-Baptiste Pointe du Sable vend sa propriété de Chicago. Cette ferme florissante, composée d’une maison de 22 par 40 pieds, de deux granges, d’un moulin tiré par un cheval, d’un fumoir, d’un fournil, d’un poulailler, d’un jardin nourricier et d’un mobilier de grande qualité ; va être cédée pour la somme de 6 000 livres tournois. L’acte de vente est signé avec Jean La Lime, un intermédiaire québécois agissant pour le compte d’un autre nom désormais mieux connu de l’histoire officielle : John Kinzie.

    Ce départ soulève mille questions. Pourquoi quitter ainsi le fruit de deux décennies de travail ? Pourquoi céder une terre qu’il a bâtie, cultivée, consolidée pierre par pierre ? Certains récits romancés ont évoqué une blessure d’orgueil : Pointe du Sable aurait été refusé comme « grand chef » par les Potawatomis. D’autres, plus politiques, avancent une hypothèse bien plus grave : les autorités américaines, après avoir annexé la région, auraient exigé qu’il achète la terre sur laquelle il vivait, comme s’il n’en était qu’un occupant sans titre. Une humiliation inacceptable pour un homme qui l’avait rendue habitable.

    Il est aussi possible que les mutations géopolitiques aient achevé de le convaincre. Le traité de Greenville, signé en 1795 après la guerre du Nord-Ouest, avait scellé la cession de grandes portions du territoire aux États-Unis, dont six miles carrés autour de l’embouchure du fleuve Chicago. La pression sur les populations autochtones et leurs alliés se fit plus forte. Le rêve d’une cohabitation pacifique, fondée sur l’échange et la diplomatie, s’éloignait.

    Alors Pointe du Sable part. Il se retire à St. Charles, dans le territoire de la Louisiane encore sous domination espagnole. Là-bas, il obtient une autorisation pour gérer un service de ferry sur le fleuve Missouri. Moins prestigieux, moins visible, mais toujours actif. Il vit quelque temps avec son fils, puis avec sa petite-fille. Sa fin est plus discrète que son œuvre. En 1818, il meurt dans l’oubli, inhumé sans pierre tombale dans le cimetière de St. Charles Borromeo. Sur le registre paroissial, une seule mention : nègre.

    Des siècles plus tard, une plaque de granite sera installée à l’endroit présumé de sa tombe. Mais les fouilles archéologiques menées en 2002 n’y trouveront aucune trace de sa dépouille. Pointe du Sable a disparu comme il avait vécu : en traversant les lignes, en contournant les assignations, en laissant derrière lui une empreinte sans silhouette.

    Il faut lire ce départ non comme une défaite, mais comme un signe. Le signe d’un homme qui a compris, avant les autres, que l’histoire officielle ne retiendrait que ce qu’elle aurait elle-même écrit. En quittant Chicago, il ne fuyait pas un lieu : il se soustrayait à une dépossession symbolique, à une invisibilisation programmée.

    Il est des figures que l’histoire officialise à coup de statues et de manuels. Et il en est d’autres, comme Jean-Baptiste Pointe du Sable, que l’histoire enterre à la marge, sans sépulture, sans épopée, sans voix. Pourtant, le pavé de Chicago repose sur sa mémoire. Pourtant, le port, le pont, les lignes de la ville ; toutes prennent naissance là où son foyer s’élevait jadis.

    Pendant des décennies, Pointe du Sable fut effacé au profit de John Kinzie, acheteur de sa maison, pionnier plus conforme aux récits dominants : blanc, loyal, documenté. Les guides touristiques du XIXe siècle attribuaient la fondation de la ville à Kinzie ; les plaques commémoratives portaient son nom, tandis que Pointe du Sable demeurait dans l’ombre de ce qu’il avait bâti. Il faudra attendre les années 1930 (et la pression des intellectuels afro-américain) pour que son nom réémerge dans l’espace public. Lentement.

    Aujourd’hui, une école, un musée, un pont, un parc et un timbre commémoratif rendent hommage à celui que l’on appelle désormais le « fondateur de Chicago ». Mais cette reconnaissance tardive ne suffit pas. Car Pointe du Sable ne fut pas seulement le premier habitant d’un lieu devenu métropole. Il fut le précurseur d’une autre Amérique : une Amérique créole, afro-autochtone, traversée de flux culturels, de solidarités hors-normes, d’identités composites. Une Amérique que l’on préfère souvent oublier, tant elle contredit le mythe des pères fondateurs blancs et conquérants.

    En redonnant voix à Jean-Baptiste Pointe du Sable, on ne fait pas que restaurer une justice mémorielle. On bouleverse les fondations mêmes de l’histoire américaine. On reconnaît que les bâtisseurs de ce continent furent aussi des Noirs, des femmes autochtones, des métis, des résistants sans uniforme.

    Dans chaque ville, il y a un silence. À Chicago, ce silence portait le nom d’un homme.
    Il est temps de l’écouter.

    Sources

    Indomptables : Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

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    Présenté à la Quinzaine des cinéastes 2025, le film marque un tournant radical dans la carrière de Thomas Ngijol. Entre polar brut, portrait du Cameroun contemporain et drame familial, Indomptables impose un regard neuf sur le cinéma africain et confirme l’arrivée d’un cinéaste de poids.

    Indomptables : Thomas Ngijol frappe fort avec un polar social, viscéral et cinématographique

    Le 11 juin 2025 sort sur les écrans français Indomptables, un film inattendu. Non pas parce qu’il surprend par son sujet (une enquête dans un pays miné par la corruption et les non-dits) mais parce qu’il surprend par son auteur : Thomas Ngijol. L’humoriste, révélé dans Case Départ puis dans Black Snake, signe ici une œuvre d’une rare maturité, librement adaptée du documentaire Un crime à Abidjan de Mosco Levi Boucault.

    Avec ce film, tourné à Yaoundé, Ngijol s’affirme en tant que cinéaste, acteur et scénariste à part entière. Indomptables est bien plus qu’un polar : c’est une descente dans les méandres d’un pays qui vacille, dans les failles d’un père à bout de souffle, et dans les douleurs enfouies d’une société toute entière.

    L’intrigue suit Zachary Billong, commissaire de police respecté, père autoritaire, homme d’ordre. Lorsqu’un officier est assassiné, l’enquête qu’il mène va le confronter à sa propre impuissance ; à la fois dans les rues d’une ville rongée par la violence et chez lui, où l’ordre familial s’effondre. Thomas Ngijol incarne ce personnage complexe avec une sobriété saisissante, loin de toute démonstration.

    Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

    À l’écran, Indomptables évite tous les pièges du genre. Pas de super-flic, pas de grand méchant caricatural, pas de résolution spectaculaire. Au lieu de cela, le film creuse : dans les silences, dans les regards, dans les zones grises de la justice et de la filiation.

    C’est là que réside la grande force du film. La réalisation, sobre et tendue, capte une réalité sans filtre : la poussière des rues, les coupures de courant, la pression invisible qui pèse sur les épaules de ceux qui tiennent ; ou essaient de tenir. Pas d’esbroufe, pas de plans léchés gratuits. Le chef opérateur Patrick Blossier (fidèle collaborateur de Claire Denis) livre une image granuleuse, organique, qui épouse le rythme des scènes, sans jamais surstyliser le décor.

    La caméra, souvent à l’épaule, reste au plus près des corps, des visages, de la fatigue. Le montage, assuré par Cécile Lapergue, privilégie les respirations à la tension explosive. Tout est dans l’économie. Et cette retenue fait mouche.

    La musique, signée Dany Synthé et Isko, ajoute une dimension essentielle au film. Elle ne cherche pas à dominer l’image, mais à la prolonger. Beats étouffés, échos urbains, textures électroniques douces-amères : on est loin des clichés sonores souvent associés aux films africains. Ici, chaque note semble peser autant que chaque silence.

    Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

    Dany Synthé, connu pour ses tubes en France, démontre une capacité rare à s’adapter à la narration cinématographique. Son travail évoque celui de Nicholas Britell ou de Trent Reznor, mais avec une sensibilité afro-urbaine inédite.

    Le cœur d’Indomptables, ce n’est pas l’enquête. C’est le conflit générationnel. C’est la difficulté à être père dans un monde où les repères s’effondrent. C’est l’héritage invisible du patriarcat, de la honte, du silence. Zachary, le héros, tente de maintenir l’ordre dans la rue comme à la maison. Mais ses enfants ne lui obéissent plus. Sa fille joue au football et claque la porte. Son fils cherche à fuir son ombre.

    Cette tension familiale, Ngijol la connaît de l’intérieur. Il l’explique :

    « Ce film est une démarche viscérale. Je ne voulais pas raconter ma vie frontalement, mais en filigrane, c’est mon histoire. »

    Ngijol ne cherche pas à flatter l’Occident. Il ne filme pas le Cameroun pour le rendre « exotique ». Il le filme tel qu’il est : chaotique, beau, absurde, dur, digne. Des scènes comme celle du marché, des échanges à huis clos entre flics ou le face-à-face avec un directeur d’école en disent plus sur les réalités camerounaises que bien des reportages. Le décor devient un personnage, ni glorifié ni condamné.

    Dans une séquence, la caméra reste fixée sur un visage en silence. Rien ne bouge, mais tout est là : la lassitude, la colère rentrée, l’amour perdu. Cette patience du regard, cette fidélité à la complexité du réel, font de Indomptables une œuvre précieuse.

    Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

    Indomptables est un film politique. Pas parce qu’il dénonce de manière frontale, mais parce qu’il observe. Il montre ce que c’est que de composer avec un État qui dysfonctionne, une famille qui se délite, une ville qui brûle doucement. Il montre la résilience sans l’héroïser, l’humour sans l’excuser, la douleur sans la dramatiser.

    Le film parle aussi d’héritage, de masculinité, de génération. Il touche autant un spectateur camerounais qu’un père de banlieue parisienne ou un adolescent qui se cherche. Car les vraies frontières que traverse Ngijol ne sont pas géographiques : elles sont émotionnelles, culturelles, intimes.

    Autour de Thomas Ngijol, un casting 100 % camerounais, composé en grande partie d’acteurs locaux. Le résultat est saisissant. On ne joue pas la comédie ici. On habite. On respire. On regarde. On répond. Chacun semble porter une part de vérité qui dépasse le scénario. Le ton est juste, ancré, viscéral.

    Loin des stéréotypes, les femmes ne sont pas accessoires. La mère, la fille, les figures féminines imposent leur force dans un monde saturé d’autorité masculine. Là encore, Ngijol refuse le manichéisme.

    Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

    Avec Indomptables, Thomas Ngijol entre dans une nouvelle dimension. Il prouve qu’il peut écrire, incarner, diriger un film sans se cacher derrière la comédie. Il fait un pas de côté, vers une œuvre profonde, maîtrisée, humble. Il rejoint cette génération de cinéastes diasporiques (Alice Diop, Alain Gomis, Mati Diop) qui racontent l’Afrique avec amour, exigence et lucidité.

    C’est un film né de la sincérité, de la tension, et surtout du besoin urgent de dire.

    Verdict

    Indomptables n’est pas un film parfait. Mais c’est un film nécessaire. Un film qui refuse l’esbroufe pour préférer la tension. Un film qui parle d’Afrique sans la réduire. Un film qui interroge la paternité, l’autorité, la mémoire ; avec intelligence et émotion.

    En cela, Thomas Ngijol réussit son pari : livrer un polar social poignant, personnel, ancré dans la réalité camerounaise, et pourtant universel.

    FICHE TECHNIQUE — INDOMPTABLES

    • Titre : Indomptables
    • Réalisation : Thomas Ngijol
    • Scénario : Thomas Ngijol & Patrick Rocher, avec la collaboration de Marianne Espasa et Doriane Berantelli
    • Durée : 1h21
    • Pays : France – Cameroun
    • Langue : français (tournage au Cameroun)
    • Genre : Polar dramatique, thriller social
    • Année de production : 2025
    • Distribution : Pan Distribution
    • Date de sortie France : 11 juin 2025
    • Sélection officielle : Quinzaine des cinéastes – Festival de Cannes 2025

    « Quelques gouttes suffisent » d’Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

    Sorti en 1998, Quelques gouttes suffisent… d’Arsenik est devenu bien plus qu’un simple album de rap : un manifeste, un classique, une mémoire. Vingt-sept ans plus tard, retour sur une œuvre qui a su mêler verbe affûté, engagement politique et alchimie sonore pour marquer l’histoire du rap français à jamais.

    Boxe avec les mots. Qui prétend faire du rap sans prendre position ? En 1998, cette phrase d’ouverture cinglante signée Arsenik sonnait comme un manifeste. Vingt-sept ans plus tard, elle n’a pas pris une ride. Elle a même été reprise, citée, détournée. Mais surtout, elle a été vécue. Car Quelques gouttes suffisent…, premier album des frères Lino et Calbo, est de ces disques qui ne se contentent pas de marquer l’histoire : ils la traversent, ils la racontent, ils la transforment.

    À l’occasion de l’anniversaire de sa sortie, NOFI revient sur cette oeuvre-fleuve du rap français, à la fois tranchante comme une lame de rasoir et profonde comme une plaie qu’on refuse de refermer. Hommage à un album devenu patrimoine.

    1998 : l’année Arsenik, l’école du feu

    "Quelques gouttes suffisent" d'Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

    Nous sommes en 1998. La France s’apprête à brandir sa première Coupe du monde de football. Le pays vit une forme d’euphorie sociale, mais dans les quartiers populaires, le quotidien est tout sauf festif. C’est dans ce contexte qu’Arsenik dégaine son premier album, après avoir multiplié les apparitions sur des compilations et albums du Secteur Ä.

    Pas de présentation douce. Dès les premiers mots, Lino frappe :

    « Qui prétend faire du rap sans prendre position ? ».

    Le ton est donné. L’écriture est dense, les mots sont des coups, les phrases s’enchaînent comme des uppercuts. Lino est le chirurgien du verbe, Calbo, le boxeur de la rime. Le tout, orchestré par un troisième homme de l’ombre : Djimi Finger.

    Avec Quelques gouttes suffisent…, Arsenik n’arrive pas dans le rap. Il surgit. Comme un poison qu’on aurait trop longtemps laissé fermenter.

    Djimi Finger, l’alchimiste

    La production de l’album est signée presque exclusivement par Djimi Finger. C’est lui qui apporte l’épaisseur sonore, le relief sombre, la touche organique. L’osmose entre le beatmaker et les frères se fait dans la cave, dans l’urgence et la complicité. Lino raconte :

    « Djimi, c’était notre Quincy Jones. Tu lui demandais dix prods, tu repartais avec neuf bangers. »

    Cette alchimie donne des classiques : Boxe avec les motsLa rue t’observeAffaire de familleUne saison blanche et sèche… Chaque titre a sa couleur, sa texture, son univers. Rien n’est là pour remplir.

    L’album est un concentré : peu de morceaux, pas de déchets. Tout est calibré, pesé, inspiré.

    Un album militant sans pancarte

    Le génie d’Arsenik, c’est de faire du rap conscient sans jamais être donneur de leçon. Le groupe ne prêche pas. Il expose. Il raconte l’envers de la République, les galères des quartiers, la fatigue de l’identité négrière, la tension constante. 

    Partout la même, en featuring avec les Neg’Marrons, dresse un état des lieux brutal : cités, racismes, désillusions. Une saison blanche et sèche, titre emprunté à un roman sur l’apartheid, défonce le Front National avec des mots aussi lourds qu’un pavé.

    Et pourtant, tout est littéraire. Les punchlines sont des aphorismes. Les métaphores bibliques, omniprésentes. Le 6ème chaudron fait référence à l’enfer, Chrysanthèmes parle de mort avec des mots de poète. Arsenik, c’est du rap en alexandrins.

    Le verbe comme mémoire vive

    "Quelques gouttes suffisent" d'Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

    L’écriture de Lino, c’est l’école des mots rares, de la diction affûtée, du débit sans filet. Calbo, c’est la lourdeur du bitume, la voix rocailleuse qui ancre le discours. Ensemble, ils construisent un style : multisyllabique, réfléchi, complexe. Un style qui influencera toute une génération de rappeurs, de Kery James à Youssoupha.

    Mais au-delà de la forme, c’est la mémoire qu’ils activent. Affaire de famille, c’est l’histoire d’une fratrie, mais aussi celle d’une communauté. Ils m’appellent, c’est le regard extérieur sur l’homme noir, entre caricature et suspicion. Arsenik ne parle pas de lui. Il parle pour les siens. Pour les oubliés. Pour les « ni français, ni intégrables« .

    Le Secteur Ä, la fierté élevée en collectif

    Impossible de parler d’Arsenik sans parler du Secteur Ä. En 1998, c’est un empire du rap hexagonal : Négro Deep, Nég’Marrons, Passi, Stomy Bugsy, Doc Gynéco… Tous unis dans une dynamique inédite. L’événement phare : le concert du 22 mai 1998 à l’Olympia, 150 ans jour pour jour après l’abolition de l’esclavage. Drapeau palestinien sur scène, discours brûlant, poings levés. Le rap comme force politique.

    Dans cette galaxie, Arsenik brille par sa rigueur, sa radicalité. Pas de compromis. Leur univers, c’est celui de Villiers-le-Bel, du 95, du quotidien brut. Mais leur horizon est global. Ils citent Malcom X, la Palestine, la République. Ils pensent l’Afrique, sans folklore.

    2025 : le poison est devenu médecine

    Aujourd’hui, Quelques gouttes suffisent… est un album qu’on étudie. Qu’on redécouvre. Qu’on réédite en vinyle. Il fait partie des rares albums français à pouvoir être joué de bout en bout sans zapper un seul morceau. Un « no skip album« .

    Lino est devenu un monument du rap français. Calbo, une voix respectée. Leurs carrières solo n’ont rien enlevé à l’aura du duo. Et chaque concert hommage à l’album est une communion. Comme en 2019, à l’Olympia, où les frères l’ont rejoué en intégralité, dans une ambiance de transmission intergénérationnelle.

    Car c’est aussi cela, Arsenik : un legs. Celui d’une période, d’une vision, d’un rap à texte qui ne s’excusait pas d’être noir, radical, politique. Celui d’un art qui ne cherchait pas à plaire, mais à dire. À tout dire. À ne jamais se taire.

    Quelques gouttes, mais un océan d’influence

    Pourquoi cet album est-il resté ? Parce qu’il a su conjuguer fond et forme. Parce qu’il s’adresse à l’intelligence autant qu’à l’émotion. Parce qu’il a donné une voix à ceux qu’on étouffait. Parce qu’il a réussi à faire coexister les flammes de l’enfer et la lumière de l’esprit.

    En 2025, le paysage rap a changé. Les codes aussi. Mais Quelques gouttes suffisent… reste. Comme une balise. Un point cardinal. Une leçon d’engagement, d’écriture, d’intégrité.

    Arsenik ne réclamait pas la postérité. Il l’a méritée.

    Et ça, même le temps ne pourra pas l’effacer.

    Afrique 50, le film interdit qui a brisé le silence colonial

    Interdit pendant quarante ans, Afrique 50 est le premier film anticolonialiste français. Tourné clandestinement en Afrique de l’Ouest, ce court-métrage a coûté la liberté à René Vautier, 22 ans à l’époque. Mais il a ouvert une brèche mémorielle et visuelle dans le mur du silence colonial. Retour sur un film brûlant, un acte de résistance par l’image.

    Afrique 50 de René Vautier : premier film anticolonialiste français, histoire d’un réquisitoire censuré pendant 40 ans

    En 1949, la Ligue française de l’enseignement passe commande d’un film pédagogique à destination des lycéens et collégiens de métropole. Objectif : montrer les « bienfaits » de la colonisation dans l’Afrique-Occidentale française (AOF). On confie la mission à un jeune cinéaste de 21 ans à peine : René Vautier, ancien résistant et diplômé fraîchement sorti de l’IDHEC (ancêtre de la Fémis). Il s’agit de glorifier l’action éducative de la France dans les colonies, d’illustrer, par l’image, cette fameuse « mission civilisatrice » tant vantée par la IVe République.

    Mais à peine arrivé sur le terrain (en Côte d’Ivoire, en Haute-Volta, au Sénégal et au Soudan français) Vautier découvre une tout autre réalité. La misère est criante, les écoles quasi inexistantes, les soins médicaux rarissimes. Et partout, les stigmates d’un système d’exploitation profond, massif, systémique. L’indignation monte. L’envie de filmer aussi.

    Rapidement, Vautier comprend qu’il devra filmer en cachette. Le décret Laval de 1934 interdit toute prise de vue dans les colonies sans autorisation du gouverneur. Filmer devient donc un acte de rébellion. Il cache sa caméra, trompe la vigilance des autorités coloniales, et enregistre des scènes de vie quotidienne : femmes pilant le mil, enfants jouant dans la poussière, hommes au travail. Mais derrière cette apparente quiétude, il révèle un tableau accablant.

    À son retour en France, la censure frappe. La police saisit les bobines au siège de la Ligue. Vautier est poursuivi en justice pour avoir enfreint la loi coloniale. Il est inculpé et condamné à un an de prison. Ironie de l’histoire : il est jugé aux côtés de Félix Houphouët-Boigny, futur président de la Côte d’Ivoire, accusé d’avoir soutenu la diffusion du film.

    Le film, d’une durée de 17 minutes, est un cri. Une plaie ouverte. Sur les images muettes, la voix de René Vautier s’élève : sobre, ferme, indignée. Il ne commente pas, il accuse. Il interpelle les Français, les prend à témoin. Il rappelle que seuls 4 % des enfants africains vont à l’école. Il montre le travail des champs, les soufflets de forge actionnés seize heures par jour par des adolescents. Il dénonce le « progrès » réservé aux colons : les barrages, l’électricité, les infrastructures modernes… dont les Africains ne bénéficient pas.

    Plus loin, il filme les répressions. Des villages incendiés pour impôts impayés. Des femmes manifestant à Grand-Bassam en 1949, matraquées pour avoir osé défier l’ordre colonial. Il expose aussi la forme moderne du travail forcé, malgré son abolition officielle en 1946. Pour payer l’impôt, les villageois sont contraints de travailler pour des compagnies françaises à des tarifs dérisoires ; cinquante francs par jour. Le commentaire est sans appel :

    « Plus de 40 millions de francs sont extorqués chaque jour à l’Afrique. »

    Interdit de projection pendant plus de quarante ans, Afrique 50 circule malgré tout sous le manteau. Dans les cercles anticolonialistes, les universités, les mouvements étudiants d’Afrique et d’Europe de l’Est. Il devient une légende, un film-martyre, l’arme d’un cinéma de combat. À Varsovie, il reçoit la médaille d’or. En France, il reste tabou jusqu’en 1990, date de sa première diffusion officielle. En 1996, l’État français rachète les droits du film et le diffuse dans les anciennes colonies, tentant une réhabilitation diplomatique tardive.

    René Vautier n’a jamais cessé de filmer. Dénonçant l’apartheid, les guerres d’Algérie et du Vietnam, les luttes ouvrières, les femmes en prison. Mais Afrique 50 demeure son acte fondateur. Un manifeste visuel. Une brèche ouverte dans le mur du mensonge colonial. Le film prouve qu’un simple regard, armé d’une caméra et d’un peu de courage, peut faire vaciller un empire.

    Aujourd’hui, alors que le débat sur les mémoires coloniales reste vif, Afrique 50 demeure un repère. Il nous rappelle que les images ont une mémoire. Et qu’il faut parfois les risquer pour dire le vrai.

    Pour aller plus loin

    New Soul Food ou la révolution afro-urbaine qui épice Paris

    New Soul Food, c’est bien plus qu’un restaurant afro à Paris : c’est un manifeste culinaire. Fondé par deux frères afrodescendants, ce concept unique marie les saveurs du continent africain et des Caraïbes à une modernité urbaine assumée. Du food truck primé au restaurant Le Maquis, en passant par les festivals et corners en supermarché, New Soul Food réinvente la street-food avec fierté, inclusion et créativité. Une aventure gustative, culturelle et entrepreneuriale à découvrir absolument.

    Par un après-midi ensoleillé sur les quais de Valmy, un parfum envoûtant de braisé au charbon de bois flotte dans l’air. Des notes de soul s’échappent d’un food truck bariolé, attirant les passants vers une file joyeuse et métissée. New Soul Food n’est pas un simple restaurant de rue : c’est un concept culinaire novateur qui marie les saveurs d’Afrique et des Caraïbes à l’énergie urbaine parisienne. Dans une ambiance festive où l’on peut aussi bien chanter et danser avec les chefs que savourer un bon plat, ce projet familial sert une cuisine afro-urbaine modernisée qui nourrit autant l’estomac que l’âme.

    Un concept né des racines afro et de l’esprit urbain

    Dès ses débuts, New Soul Food s’est défini comme « le 1er concept métissé décliné autour de la cuisine aux origines d’Afrique et des Antilles ». Fondé par deux frères, Rudy et Joël Lainé, le projet puise son inspiration dans leur double héritage guadeloupéen et camerounais, ainsi que dans leur vécu d’entrepreneurs noirs en France. Le terme Soul Food (littéralement nourriture de l’âme) est ici revisité pour célébrer l’identité afro sous toutes ses formes. Leur mère leur a transmis l’amour d’une cuisine de partage, où l’on adapte les recettes traditionnelles avec les moyens du bord.

    « Il s’agissait de réaliser une cuisine aux bases africaines, à la sauce française », explique Rudy Lainé, qui raconte comment leur maman remplaçait les ingrédients introuvables par des produits européens tout en respectant les recettes ancestrales Cette philosophie du mélange culturel est au cœur du concept New Soul Food, véritable melting-pot culinaire en osmose avec la société cosmopolite d’aujourd’hui. Le résultat ? Une cuisine métissée fière de ses racines, qui apporte un vent de fraîcheur afro-urbain sur la scène gastronomique parisienne.

    De la Foire de Paris au Food Truck primé : une success story familiale

    L’aventure New Soul Food démarre en 2015 à la Foire de Paris, où le concept afropéen est présenté pour la première fois au public avec des retours enthousiastes. Confortés par cet accueil, les frères Lainé se lancent l’année suivante sur les routes de l’Île-de-France. En 2016, ils inaugurent leur premier food truck et installent un point de vente fixe devant le cinéma MK2 Bibliothèque (Paris 13ᵉ), tout en parcourant les festivals afro et caribéens (Natural Hair Academy, Afropunk, Rhum Fest, etc.) pour faire découvrir leurs spécialités.

    Le succès ne se fait pas attendre : en 2017, New Soul Food est élu meilleur food truck de Paris lors d’un festival international de street-food, une consécration obtenue à l’unanimité du jury et du public ; du jamais vu dans ce concours. Ce jour-là, le petit camion afro-urbain entre dans l’histoire comme le premier foodtruck afro primé sur la scène parisienne.

    Fort de cette reconnaissance, New Soul Food s’agrandit et affine son modèle. En 2018, après sélection sur dossier, le food truck intègre le parvis de La Défense, le grand quartier d’affaires parisien, où il régale chaque midi une clientèle variée sur plusieurs emplacements. La vision des frères Lainé prend alors une nouvelle dimension : il est temps de s’implanter en dur. C’est ainsi qu’en 2019, New Soul Food ouvre son premier restaurant baptisé Le Maquis, sur les bords du Canal Saint-Martin (Paris 10ᵉ).

    Le choix du nom Maquis n’est pas anodin : il rend hommage aux lieux de restauration populaires d’Afrique de l’Ouest, où l’on vient manger, boire un verre, écouter de la musique et même danser. Ce restaurant fast-casual, véritable temple de la street-food afropéenne, offre une vitrine sédentaire au concept tout en conservant son esprit de fête et de partage.

    L’histoire ne s’arrête pas là. En 2020, New Soul Food innove encore en lançant l’Afrotruck : un stand de cuisine afro implanté au cœur des magasins Monoprix de Paris. Cette idée de food truck d’intérieurapporte une offre afroculinaire novatrice directement aux clients en supermarché, démocratisant ainsi des plats autrefois confidentiels. Malgré le contexte difficile pour la restauration en 2020, l’enseigne a su faire preuve d’agilité et de créativité. Elle a même remporté un concours Deliveroo grâce au soutien massif de sa communauté, décrochant des fonds pour relooker son restaurant ; une belle preuve d’amour de la part du public.

    En 2023, l’ouverture d’un vaste laboratoire culinaire (Dark’Anda) de 600 m² à Aubervilliers marque une nouvelle étape pour développer plusieurs projets afro-culinaires et services de livraison. Et ce n’est que le début : toujours en ébullition, New Soul Food a récemment lancé Kaz’la, un stand branché célébrant la street-food caribéenne au Food Market de la Villette, avec bokits antillais, afro-tapas et ambiance tropicale à l’appui. Autant dire que l’équipe des frères Lainé n’a de cesse de pimenter Paris et ses environs avec ses initiatives gourmandes…

    Une gastronomie afrodisiaque entre tradition et modernité

    Que trouve-t-on au menu de New Soul Food ? Une gastronomie afro-urbaine inédite, savoureux mélange de tradition et de modernité. Le crédo de la maison : une cuisine braisée au feu de bois, saine et naturellement sans gluten, qui fait honneur aux recettes du continent africain et des îles caribéennes tout en les adaptant au palais contemporain. Concrètement, cela donne des plats métissés aux noms évocateurs comme L’Afropéenne (poulet braisé aux herbes méditerranéennes accompagné d’attiéké ivoirien) ou le bowl Afro-Poké, qui revisitent des classiques avec une touche française.

    On peut ainsi déguster un poulet yassa mariné, twisté à la moutarde à l’ancienne, ou un bokit (pain frit antillais) généreusement garni de poulet braisé et de sauce chien épicée, pour un festival de saveurs en chaque bouchée. Les garnitures et sauces célèbrent tout autant la diversité : bananes plantains fondantes, manioc, patates douces, sans oublier des marinades créoles et des épices d’Afrique de l’Ouest. Pour rafraîchir le tout, New Soul Food propose des boissons “afrodisiaques” faites maison, comme le jus de bissap (hibiscus) au gingembre ou des cocktails exotiques aux fruits tropicaux.

    L’expérience New Soul Food ne s’arrête pas à l’assiette. Dans le restaurant Le Maquis, de larges baies vitrées ouvertes sur le Canal et une fresque murale colorée accueillent les convives. Les tables sont décorées de tissus wax africains, la playlist balance du funk, du kompa ou de la soul, et il n’est pas rare que l’équipe invite les clients à esquisser quelques pas de danse.

    Cette mise en scène chaleureuse et inclusive fait écho à la promesse des fondateurs : partager bien plus qu’un repas, une immersion dans la culture afro. « Au-delà du plat que nous leur préparons, c’est une immersion dans notre culture », expliquent-ils à propos de leurs événements Chante & Danse avec les Chefs, où les clients deviennent les stars du moment. New Soul Food se veut ainsi un lieu de convivialité et de découverte, où chacun est invité à célébrer la diversité en toute gourmandise.

    Identité, fierté et inclusion au menu

    Plus qu’une enseigne de restauration, New Soul Food porte une mission sociale et culturelle forte. Son succès éclatant est une source de fierté pour la communauté afro et au-delà. « Black Food Matters! » clame fièrement Rudy Lainé, soulignant que la cuisine peut être un vecteur de dignité et de réussite. À travers son parcours, l’équipe montre qu’entreprendre en tant que Afro-descendants est possible et peut même devenir tendance.

    New Soul Food rassemble autour de ses plats une communauté urbaine métissée à l’image de sa cuisine, preuve que le pari est réussi : le public est au rendez-vous, qu’il soit d’origine africaine, antillaise, européenne ou d’ailleurs. Chacun s’y retrouve, car l’assiette raconte une histoire universelle – celle de la diaspora, du voyage et de l’adaptation, écrite avec des épices et beaucoup d’amour.

    En valorisant les recettes de grand-mère réinventées pour le XXIᵉ siècle, New Soul Food contribue à mettre en lumière le patrimoine afro dans la gastronomie française. C’est une cuisine de la mémoire et du mélange, qui rend hommage aux racines tout en affirmant une identité contemporaine, fièrement afro-urbaine. Le concept se veut également inclusif, non seulement par son offre (options sans gluten, diversité des ingrédients, prix accessibles), mais aussi par son ambiance festive où toutes les générations et origines se côtoient. New Soul Food prouve qu’en célébrant nos différences à table, on peut créer du lien et changer les mentalités, une bouchée après l’autre.

    Prêt·e pour l’expérience New Soul Food ?

    Entrepreneuriale, savoureuse et engagée, l’histoire de New Soul Food est une ode à la créativité afrodescendante et à la convivialité. Si vous aussi souhaitez vivre cette aventure culinaire unique, il ne vous reste plus qu’à passer à table ! Rendez-vous au restaurant Le Maquis (177, quai de Valmy, Paris 10ᵉ) pour un déjeuner ou un dîner riche en émotions, ou suivez le food truck afrodisiaque dans les rues de Paris et lors des événements pour croquer un morceau de cette révolution gustative. Embarquez pour un voyage des sens entre Afrique, Antilles et Paris ; vous en ressortirez le cœur réchauffé, les papilles en fête, et sans doute avec une nouvelle appréciation du lien profond entre alimentation et identité.

    Comme le proclame si bien la marque : « Un melting-pot culinaire en osmose avec notre société cosmopolite » ; venez goûter à la New Soul Food et faites partie du mouvement ! Bon appétit, et #OnEstEnsemble.

    👉🏿 Site officiel de New Soul Food