Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie

Ils ont vécu, résisté, souffert sous Hitler. Voici l’histoire effacée des Noirs dans l’Allemagne nazie, entre silence, stérilisation et survie.

À l’ombre des croix gammées, des visages noirs

Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie
« Das Ergebnis! » (Le résultat !) et en bas « Der Rassestolz schwindet » (La fierté raciale disparaît)

Berlin, 1938. Dans la fumée épaisse d’un cabaret mal éclairé de Kreuzberg, un saxophone pleure une mélodie interdite. Sur scène, un musicien noir, costume trop large, cravate défraîchie, souffle dans son cuivre comme s’il pouvait expulser l’Histoire d’un seul souffle. En coulisse, les bottes claquent déjà sur les pavés. Le jazz est une insulte, une « musique dégénérée », un poison nègre venu d’Amérique. Mais pour ce musicien – et pour ceux qui l’écoutent, figés entre frisson et fascination – c’est un dernier acte de présence.

Qu’est-ce que cela signifie d’être noir dans l’Allemagne d’Hitler ?

Pas seulement une différence. Une anomalie. Une cible. Une silhouette qui dérange l’idéologie raciale du Reich. Trop visible pour passer inaperçue, mais trop peu nombreuse pour émouvoir les mémoires. Les Afro-Allemands, enfants métis de la colonisation ou fruits du scandale rhénan, ont grandi dans une société qui les regardait comme des erreurs biologiques. Ils n’étaient ni soldats ni prisonniers de guerre. Ils étaient… là. Oubliés des grandes commémorations. Effacés des livres d’histoire. Mais bien présents dans l’espace social – cabarets, cirques, films coloniaux, camps.

Entre stérilisation forcée, humiliations publiques, exclusion légale, résistances silencieuses ou compromissions tragiques, ces visages noirs ont traversé le Troisième Reich à la marge, dans une danse périlleuse avec la mort. Certains ont survécu à la seule force de leur anonymat. D’autres ont payé d’avoir voulu être reconnus. Quelques-uns ont servi les nazis. Quelques autres ont combattu contre eux. Mais tous portent les cicatrices d’une époque qui ne les voyait que comme des tâches à effacer.

Car cette histoire n’est pas qu’allemande. Elle est diasporique. Elle parle du corps noir dans l’espace blanc de la violence extrême. Elle parle des silences d’après, des archives mutilées, des témoins esseulés. Elle parle aussi de nous, de nos oublis, de nos urgences.

Cet article est un acte de mémoire. Une tentative de rendre aux invisibles leur nom, leur visage, leur voix. Car même à l’ombre des croix gammées, des visages noirs ont résisté. Et cela mérite d’être dit.

Héritage colonial et présence noire en Allemagne avant Hitler

Bien avant que les croix gammées ne s’imposent dans les rues, bien avant les premières stérilisations médicalisées et les discours raciaux d’Hitler, des visages noirs existaient déjà sur le sol allemand. Leur présence n’était pas un accident, encore moins une erreur. Elle était le fruit direct de l’Histoire ; d’un empire colonial africain oublié, de circulations transcontinentales, de curiosité, d’ambition ou d’asservissement.

À la fin du XIXe siècle, l’Allemagne possédait plusieurs colonies africaines : le Cameroun, le Togo, le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), l’Afrique orientale allemande (aujourd’hui Tanzanie, Rwanda, Burundi). De ces territoires, le Reich impérial avait ramené non seulement des ressources et des soldats, mais aussi des hommes et des femmes. Certains furent exhibés dans des Völkerschauen ; ces “zoos humains” dans lesquels on montrait les “peuples primitifs” aux badauds allemands. D’autres vinrent volontairement, dans l’espoir de poursuivre des études, de travailler comme artisans ou de servir comme interprètes, musiciens, domestiques. Une minorité parvint à fonder famille.

En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, Berlin abritait une petite communauté noire d’environ 1 800 personnes. La capitale prussienne devenait alors un lieu paradoxal : d’un côté, elle était une scène culturelle où les artistes africains ou afrodescendants pouvaient se produire dans les cabarets et les cirques. De l’autre, elle était un laboratoire raciologique où les anthropologues mesuraient des crânes pour prouver la prétendue infériorité des Noirs.

Cette double réalité (spectacle et stigmatisation) allait bientôt basculer dans la violence pure.

Après l’armistice de 1918, la République de Weimar naît sur les cendres d’un empire humilié. L’Allemagne perd ses colonies. Mais une blessure plus intime obsède les nationalistes : la présence des troupes coloniales françaises en Rhénanie, territoire allemand occupé dès 1920. Ces soldats venus du Sénégal, du Maghreb ou de Madagascar provoquent un tollé. Non pas pour leurs armes, mais pour leur couleur de peau. Pour ce qu’ils représentent : la domination de l’homme noir sur le sol de l’homme blanc.

Une campagne de propagande déferle alors sous le nom de “Honte noire” (Schwarze Schmach). Des affiches montrent des soldats africains menaçants, accusés de violer des femmes allemandes, de porter atteinte à la pureté de la race. La presse, les caricaturistes, les intellectuels d’extrême droite s’emparent du thème. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrit :

“Les Juifs ont amené les Nègres en Rhénanie […] afin de détruire la race blanche détestée par l’abâtardissement.”

L’objectif n’est pas seulement de salir les soldats noirs. Il s’agit d’installer dans l’imaginaire collectif une peur viscérale : celle du sang noir. C’est dans cette atmosphère empoisonnée qu’apparaît la figure du “bâtard de Rhénanie” ; ces enfants nés de mères allemandes et de pères africains, le plus souvent soldats de l’armée française. Aux yeux des nazis, ils incarnent le chaos, l’humiliation, le crime génétique. Leur simple existence est un problème politique.

Les Noirs vivant en Allemagne entre 1914 et 1933 évoluent ainsi dans un entre-deux : tolérés sans être pleinement acceptés, intégrés sans jamais appartenir. On les applaudit sur scène, mais on les expulse des écoles. On les utilise dans les films coloniaux, mais on nie leur droit à la citoyenneté. Dans les arrière-salles des cafés berlinois, dans les dortoirs de Hambourg, dans les cirques ambulants de Rhénanie, ils composent avec l’hostilité, l’exotisation et la solitude.

Ce n’est donc pas avec la montée d’Hitler que commence leur calvaire, mais bien avant, dans les plis d’une société qui les a toujours vus comme des anomalies. Le Troisième Reich ne fera qu’industrialiser ce mépris, le codifier, l’institutionnaliser.

Mais avant l’arrivée des croix gammées, les visages noirs portaient déjà en eux la peur des puissants : celle d’un monde que l’on ne pouvait pas complètement contrôler.

Législation raciale et contrôle des corps noirs

1935. Tandis que l’Allemagne accélère sa mue totalitaire, les lois de Nuremberg codifient l’impensable : la hiérarchisation officielle de l’humanité. On y distingue désormais les « êtres de sang allemand » des autres ; les Juifs, bien sûr, mais aussi les Noirs, nommés à demi-mot, comme une tache gênante qu’on n’ose pas encore regarder en face.

Dans l’article 13, l’un des plus explicites, il est écrit :

« La terre ne peut appartenir qu’à celui qui est de sang allemand ou apparenté. N’est pas de sang allemand celui qui a, parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir. »(Source : Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis)

Avec cette phrase, être noir cesse d’être une couleur ou une origine. Cela devient une faute génétique, une souillure héréditaire. À partir de là, toute une série de mesures invisibilisent, marginalisent, puis enferment. Les Afro-Allemands sont déchus de leur citoyenneté. Leurs passeports sont confisqués.

Le service militaire leur est interdit ; mais pas les convocations policières. Les mariages avec des personnes “de sang allemand” sont proscrits, ceux déjà enregistrés sont annulés. L’université leur ferme ses portes. On les chasse des piscines publiques, des hôtels, des écoles. L’interdit est partout, mais rarement crié. Il se glisse dans les plis du quotidien, avec la régularité mécanique d’une oppression froide.

Le silence est une stratégie de survie. Mieux vaut ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer, ne pas montrer qu’on existe. Pour certains, c’est la seule manière de rester libre. Pour d’autres, ce sera vain.

Si la couleur noire est jugée impure, c’est surtout parce qu’elle peut se transmettre. Aux yeux des nazis, le vrai crime, ce n’est pas d’être noir : c’est de pouvoir le devenir par filiation. Le ventre des femmes allemandes devient alors un champ de bataille biologique. Et les enfants métis, le fruit d’une défaite inavouable.

En 1937, le régime nazi met en place un plan spécifique : la stérilisation systématique des enfants métis de Rhénanie. L’opération est confiée à la Sonderkommission 3, dirigée par le tristement célèbre docteur Eugen Fischer, pionnier des études eugénistes en Namibie, où il avait déjà expérimenté sur les femmes Herero et Nama pendant le génocide de 1904.

Ces enfants, souvent nés d’unions entre des soldats noirs français (tirailleurs sénégalais, malgaches, marocains…) et des Allemandes pendant l’occupation de la Rhénanie, sont enlevés à leurs familles, examinés, fichés, puis opérés de force. On parle de plus de 400 jeunes gens stérilisés, parfois à l’adolescence, parfois dans l’enfance.

Certaines erreurs administratives révèlent l’ampleur du zèle : une jeune fille, fille d’un diplomate libérien, se retrouve raflée par erreur et envoyée dans un centre de stérilisation. Aucun recours n’est possible. Aucune justice ne sera jamais rendue.

Ces interventions chirurgicales, faites sans consentement, sans anesthésie complète parfois, laissent des séquelles physiques ; mais surtout, des blessures intimes que personne ne soigne. L’État nazi a voulu couper la lignée. Tuer la descendance sans avoir à tuer les corps.

Dans l’Allemagne nazie, la logique raciale ne se limite pas à la biologie. Elle infiltre aussi l’imaginaire, la culture, l’avenir. Être noir, c’est être exclu du projet national. C’est ne pas avoir de rôle à jouer dans le futur, sauf celui de figuration dans les spectacles coloniaux ou les films de propagande. C’est vivre sans école, sans papier, sans voix.

Ce que les lois ne tuent pas physiquement, elles tuent symboliquement. Elles disent aux jeunes afro-allemands :

“Tu n’es pas chez toi ici, tu ne l’as jamais été, tu ne le seras jamais.”

Et pourtant, ces jeunes vivent, aiment, rêvent, malgré tout. Certains cherchent à fuir, d’autres à s’effacer, d’autres encore, par instinct ou par courage, choisissent de s’exposer. Mais tous doivent composer avec une certitude terrifiante : ici, même l’existence la plus discrète peut faire de vous une cible.

Survivre dans l’ombre

Dans l’Allemagne d’Hitler, être noir, c’est habiter le territoire de l’ambigu. On n’est ni citoyen, ni déporté systématique. Ni visible dans les archives, ni totalement absent. On flotte, on rase les murs, on apprend à disparaître. Certains Afro-Allemands adoptent une stratégie de repli total : éviter les foules, limiter les interactions, ne pas répondre aux provocations. La rue est un piège. L’école est un terrain miné. Un simple regard peut devenir accusation. Une parole, un motif d’interrogatoire.

Theodor Wonja Michael, né en 1925 à Berlin, fils d’un Camerounais et d’une Allemande, se souviendra :

« Je n’étais nulle part. Trop allemand pour être africain. Trop africain pour être allemand. Trop humain pour le régime. »

Refusé à l’université, interdit de Wehrmacht, il devient portier, puis figurant dans les films coloniaux du régime. Il sait que son emploi n’est pas un métier : c’est une mise en scène tolérée, un rôle écrit pour des Noirs qui doivent ressembler à ce que le Reich veut montrer du continent africain. Et pourtant, il continue. Car le théâtre, même déformé, est parfois le seul lieu de survie.

Le prix de la discrétion est lourd : c’est renoncer à l’identité, à la revendication, à la protestation. Mais pour beaucoup, c’est le seul choix pour ne pas disparaître.

En parallèle des exclusions, l’État nazi déploie une autre stratégie : intégrer les Noirs là où il peut les instrumentaliser. C’est le cas des spectacles coloniaux, vitrines mises en place pour rassurer l’opinion allemande sur le prétendu rôle bienfaisant du Reich en Afrique.
Le plus connu, le Deutsche Afrika-Schau, parcourt l’Allemagne avec ses troupes d’artistes noirs. On y danse, on y chante, on y mime une Afrique rêvée ; douce, docile, souriante. Certains y voient une chance de gagner un salaire, d’échapper aux rafles. D’autres y voient une compromission.

Des figures comme Bayume Mohamed Husen y participent. Né à Dar es Salam, ancien combattant dans les troupes coloniales allemandes, il tente d’exister dignement en Allemagne. Mais à force d’exister, il dérange. À cause d’un simple papier administratif oublié, il est arrêté, interné à Sachsenhausen, et y meurt dans le silence glacé du camp, le 24 novembre 1944.

Le paradoxe est cruel : plus on joue le jeu du régime, plus on devient vulnérable. Ces spectacles offrent une fausse sécurité (un emploi, une visibilité) mais au fond, ils sont un piège. Une cage dorée qui peut se refermer à tout moment.

Si la Résistance noire en Allemagne nazie n’a pas pris la forme d’un soulèvement collectif, elle a existé à travers des gestes minuscules et courageux. Certains refusent de jouer dans les films coloniaux. D’autres aident des prisonniers de guerre africains en cachette. Quelques figures militantes comme George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago, tentent d’organiser une solidarité noire à Hambourg, avant d’être expulsées.

En 1933, Hilarius Gilges, communiste noir de Düsseldorf, est assassiné par les nazis. Il n’était ni riche, ni célèbre, ni diplomate. Il était un poing levé dans la nuit brune. Un rappel que l’insubordination noire, même isolée, était perçue comme un danger fondamental.

Le jazz, interdit, continue pourtant à vibrer dans certaines caves berlinoises. Des musiciens noirs ou métis, parfois accompagnés de Juifs ou d’intellectuels “dégénérés”, jouent encore, comme un bras d’honneur à la haine raciale. Ces instants ne sont pas seulement des concerts : ce sont des actes de résistance.

Ce qui frappe, dans ces trajectoires, c’est la complexité. Il n’y a pas de héros parfaits, ni de traîtres absolus. Il y a des vies prises en étau entre la peur, la survie, la dignité et la trahison. Il y a des gens qui ont choisi la scène pour échapper à la stérilisation. D’autres qui ont quitté leurs enfants pour les protéger. D’autres encore qui ont refusé de se taire, et sont morts sans sépulture.

Dans l’Allemagne nazie, les Afrodescendants n’avaient pas le luxe de faire de la politique. Leur simple présence était déjà une déclaration. Leur respiration, un rappel que le projet d’exclusion total n’était jamais tout à fait achevé.

Destins singuliers, tragédies collectives

Bayume Mohamed Husen

Il s’appelait Bayume Mohamed Husen.

Né à Dar es Salam, dans l’actuelle Tanzanie, il avait combattu aux côtés des troupes coloniales allemandes pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il débarque en Allemagne en 1929, c’est pour faire valoir un droit : une pension pour services rendus à l’Empire. Il n’obtient rien. Alors il reste. Il apprend. Il enseigne le swahili à l’université de Berlin. Il épouse une Tchécoslovaque, a un fils, puis une fille avec une Allemande.

Mais il n’est pas un citoyen. Il est un corps exotique, un Noir instruit dans une nation qui refuse de reconnaître son humanité.

La déchéance de citoyenneté tombe, le travail se fait rare. Il joue dans des films coloniaux, puis dans le Deutsche Afrika-Schau, avant d’être licencié. Un jour, il ose reconnaître son enfant métis à la mairie. Ce geste banal devient une provocation raciale. Il est arrêté, incarcéré, puis déporté à Sachsenhausen.

Il y meurt en novembre 1944. Officiellement, sans cause. En réalité, d’avoir été trop visible, trop cultivé, trop vivant.

Theodor Wonja Michael

Theodor Wonja Michael est l’un des rares Afro-Allemands à avoir laissé une trace écrite de son parcours. Fils d’un Camerounais et d’une Allemande, il termine sa scolarité primaire en 1939, mais est interdit d’études supérieures. Trop noir pour l’université, trop allemand pour l’exil.

Il devient figurant dans les films coloniaux tournés par le ministère de la Propagande. Il joue le rôle de “l’indigène loyal”, du serviteur dévoué, du sauvage souriant. Des rôles humiliants, mais qui lui permettent de gagner quelques marks et d’éviter les rafles.

“Nous étions les Nègres dont ils avaient besoin. C’était une question de vie ou de mort.”– Theodor Wonja Michael

En 1943, il est envoyé aux travaux forcés, interné dans un camp près de Berlin. Il survivra, comme un miracle. Plus tard, devenu journaliste, écrivain, diplomate, il portera cette mémoire avec dignité : non comme un fardeau, mais comme un devoir.

Hans-Jürgen Massaquoi

Son histoire commence à Hambourg, dans une famille singulière : une mère infirmière allemande, un père diplomate libérien. Hans-Jürgen Massaquoi grandit entre les photos de famille et les humiliations quotidiennes.

Il veut rejoindre les Jeunesses hitlériennes. Non par adhésion idéologique, mais parce qu’il ne comprend pas encore qu’il est exclu de tout cela. On le lui fait vite comprendre : il n’est pas Aryen. Il n’est pas un camarade. Il est un enfant noir dans un monde qui ne veut pas de lui.

Dans son autobiographie poignante, “Destiné à être noir”, il raconte comment, un jour, au zoo de Hambourg, des visiteurs désignent un groupe de Noirs enfermés dans une cage – probablement une reconstitution coloniale.

Un homme montre Hans du doigt et dit : “Regardez, ils en ont fait un enfant.”

Massaquoi survivra à la guerre. Deviendra journaliste. Écrira. Témoignera. Il deviendra ce que le Reich ne voulait pas : un homme debout, lucide, et libre.

À côté de ces figures connues, il y a les anonymes. Les danseurs de cabaret, les enfants métis raflés en Rhénanie, les femmes noires stérilisées dans le silence. Il y a Carlos Greykey, seul Républicain espagnol noir interné à Mauthausen, qui survit grâce à sa maîtrise de l’allemand.

Il y a Jean-Marcel Nicolas, Haïtien interné à Buchenwald, puis à Dora-Mittelbau, où l’on construisait les missiles V2 dans des conditions inhumaines. Il y a Valaida Snow, grande musicienne de jazz afro-américaine, arrêtée au Danemark en 1941, internée sans procès. Son instrument lui sera retiré. Son souffle, brisé.

Et tous ceux dont les noms ne sont jamais apparus dans les registres. Des silhouettes. Des absents. Mais leur mémoire, elle, persiste. Et elle nous regarde.

La guerre, entre persécution et engagement

La guerre vient rebattre les cartes, mais pas pour les rendre plus justes. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les Afrodescendants présents en Europe ne sont pas protégés par leurs passeports, leurs statuts ni leur nationalité. Ils sont noirs avant tout. Et cela suffit à les transformer en cibles.

Dans les camps nazis, certains Afro-Américains, Antillais ou Africains ; soldats, artistes, civils ; sont internés, souvent en violation totale des Conventions de Genève. Le bataillon 761, composé de soldats afro-américains, participera à la libération de certains camps comme Gunskirchen, mais cela n’empêchera pas que plusieurs de leurs camarades capturés aient été battus, affamés, exécutés.

La jazzwoman Valaida Snow, arrêtée à Copenhague alors qu’elle était en tournée, est incarcérée dans des conditions indignes. Le peintre afro-américain Josef Nassy est enfermé au camp de transit de Beverloo, puis en Bavière.

Le marin Lionel Romney, citoyen américain, est interné à Mauthausen. Le Haïtien Jean-Marcel Nicolas, passé par Buchenwald et Dora-Mittelbau, côtoie les couloirs souterrains où l’on construit les armes de l’apocalypse, dans des conditions si atroces qu’elles défient l’imagination.

Être noir dans un camp nazi, ce n’est pas seulement être prisonnier : c’est être à la fois invisible et hyper-visible. Moqué, battu, souvent placé à l’écart. Aucun matricule ne mentionne la couleur de peau. Mais dans les regards des gardiens, dans les coups reçus, elle est omniprésente.

Paradoxe historique, tabou dans la mémoire : quelques hommes noirs ont servi dans les rangs de la Wehrmacht, l’armée d’Hitler. Non pas par adhésion au nazisme dans la majorité des cas, mais par calcul, par survie ou par opposition à d’autres idéologies.

C’est le cas de Norbert Désirée, Guadeloupéen né en 1909, qui figure au cœur de l’ouvrage Sombres Bourreaux de Serge Bilé. Il rejoint l’armée allemande durant la guerre, motivé par un anti-communisme viscéral, mais aussi par l’idée que l’avenir de la Guadeloupe passait par un redressement de la France – fût-il dicté par l’occupant.

D’autres, originaires des anciennes colonies allemandes, rejoignent les troupes, notamment en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est. Certains sont affectés à des unités exotiques, avec d’autres minorités raciales ou ethniques (Indiens, Arabes, Tatars, Caucasiens). Le régime nazi, tout en professant la suprématie blanche, n’hésite pas à utiliser des “non-Aryens” dès que cela devient militairement utile.

Cette vérité brouille les lignes. Elle oblige à repenser les dichotomies confortables entre bourreaux et victimes. L’histoire est plus sale, plus complexe, plus humaine – donc plus tragique.

Face à la terreur nazie, certains Noirs choisissent l’autre camp. Celui de la Résistance. Celui des Alliés.

Peu de noms sont restés, et pourtant, ils furent nombreux à combattre. Dans les maquis, dans les réseaux de renseignement, dans les troupes coloniales alliées.

Le bataillon 761, composé exclusivement d’Afro-Américains, combattra dans les Ardennes, libérera Gunskirchen et d’autres camps. Mais leur rôle sera minimisé, ignoré, parfois nié dans les cérémonies post-guerre.

Des soldats sénégalais, martiniquais, congolais, malgaches, meurent sur les plages de Provence, dans les forêts belges, dans les plaines allemandes. Ils portent l’uniforme français ou britannique. Ils libèrent l’Europe. Et pourtant, peu d’entre eux auront des rues à leur nom. Encore moins auront des statues.

Certaines figures noires rejoignent les réseaux de Résistance en France, en Belgique, aux Pays-Bas. D’autres agissent comme passeurs, hébergeurs, messagers. Leurs noms n’ont pas survécu aux archives, mais leurs actes ont sauvé des vies.

Et pourtant, l’après-guerre les recouvrira d’un silence épais. Comme si leur combat n’avait pas compté. Comme si leur couleur suffisait à les ranger, encore une fois, hors de l’Histoire. Après-guerre : silence, impunité et mémoire trouée

Rien à réparer : les oubliés des indemnisations

1945. Les canons se taisent. Les Alliés paradent. Les survivants sortent des camps. L’Europe se reconstruit. Les tribunaux de Nuremberg jugent les crimes contre l’humanité.
Mais dans les couloirs des administrations dénazifiées, une catégorie reste dans l’angle mort : les Noirs.

    Les survivants noirs, qu’ils aient été stérilisés, internés, torturés ou persécutés, ne reçoivent aucune compensation. Aucune lettre. Aucune pension. Aucun mot d’excuse.

    Ceux qui avaient été privés de papiers reçoivent, dans le meilleur des cas, leur nationalité. Mais à quel prix ? Ils n’ont pas de lobby, pas de communauté organisée, pas de force politique capable de peser. Ils sont les survivants d’un génocide partiel, d’un effacement programmé, sans reconnaissance officielle.

    Même ceux dont les corps portent les cicatrices (stérilisations sans anesthésie, coups reçus, travail forcé) sont renvoyés à l’oubli. Car ils n’entrent dans aucune catégorie juridique claire. Pas juifs, pas résistants décorés, pas héros du combat européen. Juste… noirs. Et ça, l’histoire officielle ne sait pas comment le traiter.

    Pourquoi ces destins ont-ils été si longtemps ignorés ? Pourquoi n’a-t-on pas enseigné, dès l’école, l’existence de Bayume Mohamed Husen, de Wonja Michael, de Carlos Greykey ou de Jean-Marcel Nicolas ? Pourquoi le mot “Shoah” est-il devenu synonyme unique de douleur raciale, sans jamais mentionner les victimes africaines, caribéennes, noires-américaines ?

    Il y a là un mécanisme d’effacement systémique. Les Noirs ont été “trop peu nombreux” pour faire masse, trop éclatés pour faire mémoire, trop gênants pour figurer dans une histoire déjà surchargée de culpabilité européenne. Ils n’étaient pas assez pour faire peur. Et trop pour ne pas déranger.

    Dans le silence d’après-guerre, leurs récits sont restés confinés aux cercles familiaux, aux souvenirs oraux, aux pages de carnets jamais publiés. Certains, comme Hans-Jürgen Massaquoi, ont réussi à faire entendre leur voix. Mais ils restent des exceptions.

    Les historiens, eux-mêmes souvent enfermés dans des grilles de lecture binaires ; bourreau/victime, juif/aryen, collaboration/résistance – n’ont pas su, ou voulu, intégrer cette complexité. La mémoire allemande a été reconstruite sur le dos de grands oublis. Celui-ci est peut-être le plus douloureux.

    Il ne s’agit pas seulement de l’Allemagne. Ce silence est européen. La France, patrie de ces soldats coloniaux qui ont enfanté des enfants métis en Rhénanie, n’a jamais réclamé justice pour eux. Les pays africains, encore sous domination coloniale après 1945, n’avaient ni les moyens ni la légitimité de dénoncer l’eugénisme allemand.

    La diaspora, quant à elle, a été ballottée entre fascination pour la libération noire américaine, oubli volontaire et ignorance imposée. Les grandes luttes afrodescendantes de l’après-guerre (Civil Rights Movement, décolonisation, Black Panthers) ont souvent omis cette page européenne de la souffrance noire. Elle ne cadrait pas. Elle ne nourrissait pas le récit héroïque. Elle faisait tache dans la narration glorieuse de la révolte noire.

    Mais aujourd’hui encore, le nom d’aucun noir mort dans un camp nazi ne figure au Panthéon. Aucun monument à Berlin, à Paris, à Washington ne leur est consacré.
    Ils sont les absents de la mémoire mondiale.

    Sources

    Mathieu N'DIAYE
    Mathieu N'DIAYE
    Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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