Bien avant Auschwitz, un autre génocide s’est joué dans le silence brûlant du désert africain. Entre 1904 et 1908, l’Allemagne coloniale a méthodiquement tenté d’exterminer les peuples Herero et Nama en Namibie. Camps de concentration, expérimentations médicales, déportations : ce fut la première industrialisation de la mort du XXᵉ siècle.
Nofi retrace l’histoire enfouie de cette tragédie, ses prolongements idéologiques jusqu’au nazisme, et les luttes contemporaines pour la justice, la mémoire et les réparations. Une histoire que l’Europe aurait préféré oublier, mais que l’Afrique n’a jamais cessé de porter.
Là où le sable porte les os

L’histoire du génocide des Herero et Nama ne commence pas par des balles. Elle commence par des cartes. Par l’ambition démesurée d’un empire tardif, l’Allemagne de Guillaume II, qui arrive en Afrique avec des compas, des baïonnettes et un fantasme : celui d’un “nouvel empire” aux couleurs de sang et d’ivoire. En Namibie, l’arrogance impériale allemande rencontre des peuples fiers, enracinés, et déterminés à ne pas être effacés.
Mais les lignes tracées sur le papier vont bientôt se traduire par des lignes de feu dans le désert d’Omaheke. Le sable avalera les corps, les noms, les mémoires. L’histoire, elle, détournera le regard.
Car ce fut là, entre 1904 et 1908, dans ce recoin d’Afrique du Sud-Ouest allemande, qu’eut lieu la répétition générale de ce que le XXᵉ siècle allait multiplier : l’extermination bureaucratique, le racisme érigé en science, la militarisation de la mort. Bien avant Auschwitz, l’Europe a appris à tuer méthodiquement. Et elle l’a appris ici.
« Il faut anéantir cette nation », écrivait le général von Trotha. « Ou bien la forcer à quitter le pays. »Ordre du 2 octobre 1904 aux Herero, proclamé devant les troupes allemandes
Ce n’était pas un massacre de plus, c’était un mode opératoire. Le prototype d’un siècle d’horreurs à venir.
Comprendre le génocide des Herero et des Nama, ce n’est pas exhumer une tragédie isolée. C’est ouvrir les entrailles d’un système. C’est suivre le fil qui va de Shark Island aux camps d’expérimentation de Buchenwald. C’est rappeler, enfin, que l’impunité coloniale n’est pas morte : elle a simplement changé de forme.
L’Afrique, cette fois-là, ne fut pas seulement le “laboratoire de la modernité” : elle fut son cobaye. Et dans les silences de l’histoire allemande, dans les ruines effacées de Lüderitz et les squelettes oubliés de l’Omaheke, on entend encore souffler le vent d’un avertissement que l’Europe n’a pas voulu entendre.
I. LA TERRE VOLÉE, LE SILENCE IMPOSÉ
(1884–1903 : La colonisation allemande et l’expropriation des peuples autochtones)
Lorsque l’Empire allemand se lance dans la course coloniale en 1884, il est déjà en retard. L’Afrique a été découpée à Berlin comme un gâteau d’ivoire et de caoutchouc. L’Allemagne de Bismarck n’a pas encore sa part. Alors elle jette son dévolu sur un morceau de désert : la Namibie. À première vue, une terre sèche, rocailleuse, brûlée par les vents de l’Atlantique. Mais sous ce sol rude se cache ce que l’Europe appelle un “avenir blanc” : des terres à exploiter, des peuples à dominer, et une page à écrire dans le grand récit impérial.
Ce territoire, les Herero l’appellent Otjiserandu. Il n’est pas vierge. Il est peuplé, cultivé, sacré. Les Herero sont des pasteurs, fiers et hiérarchisés, pour qui le bétail est plus qu’une richesse : c’est une mémoire vivante. Chaque vache a un nom, une lignée, une place dans l’histoire familiale. Les Nama, plus au sud, sont des commerçants et des éleveurs aguerris, traversant le désert avec leurs troupeaux et leurs récits. Deux peuples noirs, souverains sur leur territoire. Deux cultures que l’Allemagne impériale refuse de voir comme autre chose que des obstacles.
Dès les premiers traités, tout est falsifié. En 1883, Adolf Lüderitz, un marchand allemand, achète un bout de côte avec des perles de verre et des fusils. Le contrat est truqué, la valeur des terres manipulée. Mais le Reich avalise. En 1884, l’Allemagne déclare officiellement le “protectorat” sur le Sud-Ouest africain. Ce mot, “protection”, cache en réalité un programme de dépossession systématique. On protège les terres… en les prenant.
« Les Herero ne nous ont pas offert leurs terres. Nous les leur avons prises avec des ruses d’homme blanc, et des fusils en cas de doute. »Rapport confidentiel du Schutztruppe, 1892
Les années suivantes voient déferler les colons allemands, assoiffés de terres et d’ascension sociale. Dans leurs valises : des cartes, des cadastres, des fusils et une certitude raciale. Ils s’installent, réclament, délimitent. Les Herero sont refoulés vers des zones arides. On les “concentre”, déjà. Le bétail est saisi pour dette, les terres redistribuées à des sociétés germano-coloniales. Quand les chefs protestent, on signe d’autres traités, tout aussi léonins, ou on envoie des soldats.
Mais ce n’est pas seulement une conquête par la force. C’est une guerre de l’infrastructure. L’administration coloniale édifie ses bureaux là où il y avait des huttes. Elle trace des routes militaires là où il y avait des sentiers de bétail. Elle bâtit des gares, non pour relier, mais pour expédier : hommes, marchandises, vies.
Et derrière ce béton bureaucratique, une idéologie prend racine : le racisme scientifique. En Allemagne, des savants mesurent les crânes africains et calculent l’infériorité. On parle de “race servile”, de “négritude incurable”. Le colon, en Namibie, est déjà l’architecte d’un effacement qu’il pense légitime. Le Noir, ici, n’a pas d’âme. Il a une utilité.
« Ce que nous faisons ici, c’est pour l’avenir de la civilisation. L’Afrique doit apprendre la discipline. »Lettre du gouverneur Leutwein à Berlin, 1898
Mais le sable n’oublie pas. Les chants Herero parlent encore des rivières qu’on leur a interdites. Les poèmes Nama se souviennent des noms qu’on a tentés d’effacer. Et dans ce grand silence imposé, dans cette paix trompeuse de l’avant-génocide, quelque chose s’accumule. Quelque chose qui ne veut pas mourir.
La colère.
II. DÉTONATEURS : HUMILIATION, VIOLS, USURE ET RÉVOLTES
(1903–1904 : Résistances et déclenchement des insurrections)
On ne parle pas d’un soulèvement spontané.
On parle d’une colère qui a maturé dans le silence, nourrie par les gifles du quotidien, les coups invisibles d’un système fait pour briser les colonisés sans bruit.
En 1903, la Namibie coloniale est un territoire saturé de violences “ordinaires” : l’homme Herero est réduit à un corps de labeur, la femme Nama est une proie sexuelle, l’enfant noir un futur serviteur. La justice, elle, ne voit que ce que l’œil blanc désire voir. Le tribunal colonial est un théâtre d’injustices, où les Allemands sont les plaignants, les juges et les bourreaux.
Travail forcé. Viol par habitude. Peine nulle. Voilà le triptyque de l’humiliation. Et au centre de cette spirale, un nom : Dietrich.
En janvier 1903, ce marchand allemand abat de sang-froid une femme Herero, l’épouse du fils d’un chef, après une tentative de viol. Il plaide l’ivresse. La cour blanche l’acquitte, évoquant une “fièvre tropicale” et un accès de démence. La sentence tombe comme une gifle de plus. Mais cette fois, le silence cède.
Le gouverneur Leutwein, conscient du risque d’explosion, fait appel du jugement. Un second procès a lieu. Dietrich est condamné… à quelques années de prison. Une concession à la forme. Pas à la justice. Dans Hereroland, la nouvelle circule : « L’homme blanc peut tuer la femme noire, et dormir tranquille ».
« Avez-vous le droit de tirer sur nos femmes ? »Question posée dans tout le territoire Herero, janvier 1903

C’est là que le nom de Samuel Maharero prend toute sa dimension. Fils du chef Maharero, élevé entre traditions africaines et codes européens, il comprend que l’espoir d’un compromis a vécu. Il rassemble les clans, écrit aux Boers, aux Britanniques, aux Nama. Et surtout, il appelle son peuple à la dignité. Car l’humiliation, dans l’univers Herero, est une insulte au lignage. On ne laisse pas le sang noble se faire piétiner.
Au sud, Hendrik Witbooi, le chef Nama à la barbe blanche, a déjà levé l’étendard de la résistance. Depuis des années, il affronte les colons allemands dans un jeu de guérilla, de traités rompus et de trahisons dénoncées. Son journal, écrit dans un mélange de prière et de rage, est un cri contre la barbarie européenne.
« Ce que l’homme blanc appelle civilisation, nous l’appelons dépossession. Ce qu’il appelle foi, nous l’appelons chaîne. »
Et pendant que les chefs unissent les braises, le peuple, lui, suffoque sous la pression.
Les dettes explosent : usure, saisies de bétail, expulsion de terres. Le chemin de fer coupe les territoires traditionnels, annonçant les réserves, les relégations, l’enfermement. Les colons veulent plus : plus de terres, plus de main-d’œuvre, plus d’obéissance.
Le gouverneur Theodor Leutwein, lui, pressent la catastrophe. Pragmatique, colonial mais stratège, il veut négocier, temporiser. Il comprend que l’Afrique ne se gouverne pas uniquement par le fusil. Mais Berlin a d’autres ambitions. Et d’autres hommes.
Le général Lothar von Trotha, militaire brutal venu de Chine, plane déjà sur l’horizon. Là où Leutwein veut apaiser, Trotha veut anéantir. Il arrive avec ses troupes, ses ordres, ses théories raciales.
En janvier 1904, les Herero passent à l’action. C’est une attaque précise, encadrée : près de 150 colons allemands sont tués, mais Maharero interdit formellement de s’en prendre aux femmes, aux enfants, aux missionnaires. Un code de guerre, même dans la révolte. Un dernier geste d’humanité face à une inhumanité systémique.
Mais à Berlin, on ne lit pas les manifestes. On lit les bilans.
La machine à exterminer est prête.
III. UN ORDRE DE MORT : VON TROTHA ET LA DOCTRINE DE L’EXTERMINATION
(1904–1905 : Du champ de bataille au désert de l’effacement)
Dans les annales de l’horreur moderne, la bataille de Waterberg est moins une bataille qu’un piège. Un étau colonial refermé sur un peuple en quête de survie. C’est là, en août 1904, que l’armée allemande, gonflée de 10 000 hommes et armée d’un mépris absolu pour la vie noire, lance l’opération finale contre les Herero.
Le général Lothar von Trotha, fraîchement arrivé de Chine, ne vient pas pour négocier. Il vient pour exécuter une idée. Son plan n’est pas tactique, il est idéologique. Il ne cherche pas la reddition, il cherche la disparition. Entourer, acculer, affamer. Faire du désert une arme.
« Je crois que la nation Herero doit être annihilée. »Lettre de von Trotha, juillet 1904
Le 11 août, les troupes allemandes encerclent les Herero à Waterberg. Le choc est brutal. Mais l’anéantissement échoue : les Herero percent les lignes et fuient vers l’est, vers le désert d’Omaheke. Une erreur fatale. Car von Trotha les y attend. Non pas avec des canons, mais avec l’arme la plus invisible et la plus cruelle : la soif.
Les puits sont occupés, ou empoisonnés. Les points d’eau, surveillés. Le désert devient un piège. Les Allemands poursuivent les survivants, mais surtout, ils laissent le désert faire le travail. Ils ne veulent pas les voir mourir, ils veulent être sûrs qu’ils ne reviennent pas.
« Ils creusaient dans le sable à mains nues pour chercher l’eau. Nous avons trouvé des squelettes autour de trous profonds de treize mètres. »Rapport d’un officier allemand
Le 2 octobre 1904, von Trotha rend sa sentence publique : tout Herero trouvé sur les terres allemandes, avec ou sans armes, homme, femme ou enfant, sera exécuté.
Pas de procès. Pas de distinction. Un décret de mort ethnique. Le texte est lu à haute voix devant les soldats. C’est une proclamation génocidaire au sens strict du terme : elle vise à effacer une nation entière du territoire, du paysage, de l’histoire.
« Je ne reçois plus ni femmes, ni enfants. Je les chasse ou je tire sur eux. »Proclamation officielle aux Herero
Le désert devient un cimetière à ciel ouvert. On estime que jusqu’à 80 % de la population Herero disparaît en quelques mois. Hommes sans eau. Femmes enceintes mortes de fatigue. Enfants abandonnés sous le soleil de plomb. Le sable étouffe les cris.
Mais au-delà de la tactique, c’est l’imaginaire racial européen qui s’exprime. Von Trotha est le produit d’une époque où l’Afrique est une page blanche à remplir de sang, où l’homme noir n’est qu’un “obstacle naturel”. L’Empire allemand rêve d’un “Far West” africain, à l’image de ce que les États-Unis ont fait des peuples autochtones : les repousser, les confiner, les éliminer.
Dans les journaux allemands, on célèbre la victoire. On publie des croquis de “sauvages vaincus”, des caricatures bestiales. Dans les écoles, on enseigne la supériorité de la race germanique. À Berlin, des savants réclament des crânes Herero pour “l’étude du crâne primitif africain”. L’Afrique devient un laboratoire de la mort blanche, où l’on teste des idées qui germeront ailleurs, plus tard, avec des chiffres plus grands mais la même logique : celle de l’extermination.
« Seule la force brute impressionne le Noir. Il ne comprend pas les traités. »Von Trotha, discours militaire, 1904
Le général n’est pas un monstre solitaire. Il est le bras exécutif d’un système. Il écrit au Kaiser. Il rend compte à l’état-major. Il reçoit des décorations. Et surtout : il ne sera jamais jugé.
Car ce que l’Europe teste ici, ce n’est pas seulement la guerre : c’est la possibilité de tuer en masse sans conséquences.
IV. CAMPS DE CONCENTRATION : SHARK ISLAND, PREMIÈRE INDUSTRIALISATION DE LA MORT

(1905–1908 : Des camps, des os, des chiffres qui mentent)
Avant Auschwitz, il y eut Shark Island. Avant les wagons plombés, il y eut les chaînes sur le quai de Lüderitz. Avant la bureaucratie de l’extermination, il y eut des registres gravés sur des plaques de métal que les survivants portaient autour du cou comme des cicatrices d’État.
Lorsque les canons se sont tus dans le désert d’Omaheke, les survivants Herero et Nama (ou ce qu’il en restait) furent rassemblés, non pas pour être réhabilités, mais pour être déshumanisés à la chaîne. Shark Island, tout au sud de la colonie allemande, au large de Lüderitz, est le plus emblématique de ces camps. Un îlot balayé par les vents salés, sans arbres, sans abri, sans pitié.
Là, entre 1905 et 1907, l’armée allemande inaugure ce qui s’apparente à la première usine de mort moderne.
Les prisonniers y sont triés. Les valides, envoyés au travail forcé pour les colons. Les autres, abandonnés. Le pain manque. L’eau est saumâtre. Les cadavres s’empilent. Chaque jour, on enterre les morts à marée basse, pour que la mer les emporte.
« Faim, froid, maladie, folie : chaque nuit réclamait sa dîme. Le matin, on ramassait les corps. »Témoignage de Fred Cornell, prospecteur sud-africain, 1906
Les chiffres officiels parlent de 45 % à 74 % de mortalité, selon les camps. Mais ces chiffres mentent. Car ils comptent les morts, pas les âmes détruites. Ils omettent les corps disséqués, les crânes expédiés à Berlin, les femmes transformées en esclaves sexuelles ou en cobayes de laboratoire.
Les témoignages font froid dans le dos. Une femme, son enfant au dos, tombe sous le poids d’un sac de grains. Un soldat allemand l’assomme de coups de sjambok ; un fouet à lanières de cuir. Il frappe le bébé aussi. Sans un mot. Juste un ordre. Une habitude.
« Les prisonniers sont traités comme du bétail malade. Ils tombent, on les bat. Ils meurent, on les remplace. »Rapport missionnaire, 1905
Les femmes Nama, en particulier, sont soumises à des violences spécifiques : certaines sont violées par les gardes. D’autres sont utilisées pour des expériences médicales :
injections de substances toxiques, prélèvements “à chaud”, dissection de fœtus. Le médecin colonial Dr. Bofinger injecte de l’arsenic et de l’opium à des malades, avant de les disséquer pour “étude”.
Et pendant ce temps, à Berlin, les universités allemandes reçoivent des caisses.
Des crânes. Des organes. Des fémurs.
Ils sont notés, mesurés, classés. Ils servent à nourrir les thèses eugénistes de savants comme Eugen Fischer, futur mentor de Mengele. L’Afrique, ici, devient laboratoire racial, et Shark Island, son centre d’expérimentation.
« Je prélève volontiers sur les cadavres frais. Cela enrichit mes travaux sur la physiologie négroïde. »Leonhard Schultze, zoologiste allemand
Dans ce dispositif, la mort n’est pas une fin. Elle est une matière première.
Une ressource. Un objet d’étude.
Et ce que l’on teste sur les Herero et les Nama à Shark Island, ce ne sont pas que des poisons. Ce sont des techniques. Des méthodes. Des seuils d’acceptabilité. On y expérimente l’industrialisation de l’inhumain.
Les survivants, eux, n’ont jamais eu de mausolée. Leurs os blanchissent dans les dunes, oubliés du droit, ignorés de l’Histoire. Ce n’est que des décennies plus tard, que des restes humains (des crânes numérotés) seront exhumés dans les réserves d’universités allemandes.
Certains porteront encore la marque du camp. Car Shark Island ne fut pas une dérive. Ce fut un modèle.
V. LA SCIENCE COMME ARME : MÉDECINE, EUGÉNISME ET PRÉFIGURATION DU NAZISME
(1905–1910 : Du crâne noir à la théorie aryenne)
L’Europe coloniale n’a pas seulement tué par le sabre. Elle a tué avec le scalpel.
À Shark Island, les corps des Herero et des Nama ne furent pas seulement jetés à la mer ou enterrés dans le sable. Ils furent aussi exhumés, découpés, expédiés. Car derrière chaque opération militaire, il y avait un autre front, plus discret, plus froid : celui de la science raciale.
Entre 1905 et 1910, des centaines de crânes et d’ossements humains furent envoyés d’Afrique du Sud-Ouest allemande vers Berlin, Freiburg ou Jena. La plupart provenaient de prisonniers morts dans les camps. Leurs têtes étaient bouillies, débarrassées de leur chair, blanchies, numérotées, puis empaquetées avec soin. On appelait cela « matériaux d’étude ».
« Ce fut un envoi de crânes pour la science. Mais c’était surtout un enterrement sans prière. Une mise à nu de la dignité. »
Parmi les bénéficiaires de ces macabres colis : Eugen Fischer, médecin biologiste, qui étudiera ces restes dans ses laboratoires à Berlin. Il y développera des théories sur “la dégénérescence raciale” et l’“infériorité génétique du sang noir”. Pour Fischer, les enfants métis issus de relations entre Allemands et femmes Herero ou Nama sont des anomalies à éradiquer. Il prône la stérilisation des métis. Il les classe comme “inaptes à la civilisation”.
« Le métissage est un poison pour l’âme du peuple. »Eugen Fischer, Principes de biologie raciale, 1913
Fischer ne fut pas une note de bas de page. Il devint recteur de l’Université de Berlin. Il enseigna à Otmar von Verschuer, qui fut le mentor de Josef Mengele ; l’ange de la mort à Auschwitz. La chaîne est nette. De Shark Island à Auschwitz, le fil n’est pas seulement symbolique. Il est intellectuel, méthodologique, institutionnel.
D’autres scientifiques allemands comme Leonhard Schultze, présent sur place, écrivaient sans scrupule dans leurs journaux de recherche :
« Je prélevai des morceaux de cadavres frais. C’était un enrichissement bienvenu à mes études sur la physiologie négroïde. »
Le corps noir devient terrain d’expérimentation. Un support. Un objet.
Le camp devient clinique. L’anthropologue devient fossoyeur.
Mais cette science n’évolue pas en vase clos. Elle irrigue les discours politiques. Elle pénètre les écoles, les revues, les cercles du pouvoir. On ne tue plus seulement le Noir avec des balles. On le définit comme biologiquement superflu, comme danger génétique, comme obstacle darwinien. Ce glissement, de la haine au scalpel, du champ de bataille au laboratoire, est le cœur battant de l’eugénisme européen.
« Ce qui fut mis en œuvre en Namibie n’était pas une aberration. C’était un test. Une première version. »
Et si l’histoire retient le nom de Mengele, elle oublie souvent que ses hypothèses furent testées d’abord sur les Herero. Que les premiers à être mesurés, stérilisés, classés, analysés, ne furent pas des Juifs d’Europe, mais des Africains en captivité, morts dans l’indifférence.
Dans les musées allemands, les crânes numérotés sont restés plus d’un siècle. Ils n’étaient pas cachés. Ils étaient ignorés.
C’est cela, aussi, la violence postcoloniale : quand le crime devient archive, et que l’archive devient oubli.
VI. CE QUE L’EUROPE A PRÉFÉRÉ OUBLIER
(1908–1990 : Post-génocide, silence impérial, mémoire confisquée)
Après l’horreur, il n’y eut ni procès, ni deuil. Il n’y eut pas de commission pour faire la lumière. Pas de statues pour les morts. Il y eut le sable. Et le silence.
En 1908, l’Empire allemand referme la parenthèse sanglante de la guerre coloniale. Le mot génocide n’existe pas encore, mais l’intention (et ses conséquences) sont là. Ce que les survivants Herero et Nama trouvent à leur retour n’est pas la paix. C’est une société coloniale restructurée autour de leur soumission.
La plupart sont réduits au travail forcé. Les hommes portent des matricules métalliques autour du cou. Les femmes, souvent violées et stigmatisées, ne peuvent plus élever leurs enfants dans leurs langues. Les enfants sont enrôlés dans des institutions “d’éducation” où on leur apprend à servir, à se taire, à oublier.
Les Herero n’ont plus le droit de posséder de terres, ni de bétail, ce qui revient, pour une société pastorale, à être démembrée culturellement. Leur monde, fondé sur la transmission, l’héritage, les troupeaux et les ancêtres, est détruit méthodiquement. Ils vivent désormais sur des terres prêtées par d’anciens bourreaux. Des colons s’installent là où leurs morts gisent.
« La conquête était accomplie. Il restait à ériger l’amnésie. »
Et pendant que les cadavres se dissipent dans les dunes, les colons allemands érigent leurs monuments. À Windhoek, la capitale de la colonie, une statue en bronze est installée en 1912 : le Reiterdenkmal, un cavalier impérial, célébration du courage des soldats allemands tombés pour “la civilisation”. Pas un mot sur les dizaines de milliers d’Africains massacrés. Pas une pierre pour Samuel Maharero, ni pour les mères mortes à Shark Island.
Dans les écoles du Reich, on ne parle pas du génocide. À Berlin, on le traite comme une campagne “musclée”. À Paris ou Londres, on détourne le regard. L’Occident se tait, parce qu’il sait : accuser l’Allemagne, c’est risquer de voir ses propres crimes coloniaux mis en lumière.
Et pourtant, la colonie continue. Après la défaite de l’Allemagne en 1915, l’Afrique du Sud récupère le territoire sous mandat de la Société des Nations. Une nouvelle tutelle, un même mépris. L’apartheid ne dit pas son nom, mais il se prépare. Les lois raciales, les zones interdites, les hiérarchies de peau ; tout est déjà en place. La continuité coloniale est assurée : la peau noire reste une faute, le sang noir une tare.
« L’Histoire n’est pas écrite par les vainqueurs. Elle est écrite par ceux qui restent pour bâtir les statues. »
Pendant des décennies, les archives sont verrouillées. Les os sont entreposés. Les mémoires sont bâillonnées. Les Herero et Nama, eux, transmettent leur douleur oralement. Dans les chants. Dans les silences. Une mémoire en creux, transmise de grand-mère en petit-fils, comme un feu sous la cendre.
L’Europe, elle, choisit l’oubli utile. Un oubli rentable. Ce n’est qu’au seuil du XXIᵉ siècle que les premiers crânes seront restitués. Ce n’est qu’en 2004 qu’un ministre allemand, debout à Okakarara, prononcera le mot “responsabilité”. Et ce n’est qu’en 2021 qu’un accord officiel parlera enfin de “génocide”.
Mais entre temps, presque un siècle s’est écoulé. Et le silence, lui, a fait plus de ravages que le canon.
VII. LES HÉRITIERS DE L’INDICIBLE : LUTTES POUR LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE
(1990–2021 : Des excuses tardives à la bataille pour les réparations)
Le sable ne garde pas les empreintes, mais les peuples, eux, se souviennent. Au lendemain de l’indépendance de la Namibie, en 1990, les Herero et Nama reprennent la parole là où leurs ancêtres avaient été muselés. Car si les corps ont été dispersés, la mémoire, elle, est restée vivante ; entêtée, intacte, indignée.
Dès les années 1990, des leaders communautaires Herero, comme Zed Ngavirue, relancent publiquement la demande de réparations pour le génocide. Des mémoires sont déposées auprès de l’ONU. En 2001, la Herero People’s Reparation Corporation engage une procédure judiciaire aux États-Unis, exigeant 4 milliards de dollars de réparations de la part du gouvernement allemand et des entreprises ayant profité du système colonial, comme Deutsche Bank ou Terex.
Mais le procès échoue. L’immunité souveraine est invoquée. L’Occident détourne encore une fois le regard. Pourtant, le précédent est posé. Pour la première fois, un peuple africain tente d’utiliser le droit international pour faire reconnaître un crime colonial comme crime contre l’humanité.
En 2011, puis en 2018, l’Allemagne restitue plusieurs dizaines de crânes de victimes Herero et Nama conservés dans les musées berlinois. Une cérémonie est organisée, des discours sont prononcés. Mais les descendants dénoncent une mise en scène mémorielle, un événement sans portée réelle, sans excuse officielle ni indemnisation.
« Ils nous rendent des os, pas des comptes. »Association des descendants Herero
Le geste est symbolique, mais les conditions de la restitution (absence d’identification, absence de représentants légitimes aux cérémonies) sèment la colère. Pour beaucoup, il ne s’agit pas d’un acte de réparation, mais d’un opération de communication : donner l’apparence d’un mea culpa sans en assumer les conséquences.
En mai 2021, après cinq années de négociations bilatérales, l’Allemagne annonce un accord historique : reconnaissance officielle du génocide des Herero et Nama, et promesse d’un programme d’aide de 1,1 milliard d’euros sur trente ans. Mais cet argent ne passe pas par les communautés concernées : il est attribué à l’État namibien, sous forme d’aides au développement.
Pas de réparations directes. Pas d’indemnisation individuelle. Pas d’excuses présidentielles devant les descendants.
« On nous a tués sans justice. Aujourd’hui, on négocie notre douleur sans nous. »Veronica Katjirua, cheffe traditionnelle Herero
L’indignation enfle. Les leaders Nama et Herero dénoncent une négociation sans consultation, orchestrée entre États, excluant les héritiers du génocide. À Windhoek, des manifestations éclatent. À Berlin, les associations dénoncent un accord néocolonial. Le geste allemand, présenté comme un “pas historique”, est vécu localement comme une gifle déguisée en poignée de main.
La lutte continue. En justice. En mémoire. En symboles. Le génocide des Herero et Nama est désormais reconnu comme le premier génocide du XXᵉ siècle par de nombreux historiens. Mais il ne fait toujours pas l’objet de poursuites judiciaires internationales. Et les réparations, si elles arrivent un jour, devront affronter un mur : celui d’un système mondial bâti sur l’impunité coloniale.
Mais les descendants, eux, n’ont pas oublié.
VIII. DU DÉSERT À AUSCHWITZ : LES GÉNOCIDES ONT UNE HISTOIRE
(Généalogie de l’horreur : continuités entre Afrique coloniale et Shoah)
« Auschwitz ne tombe pas du ciel. »
La formule, sobre, du philosophe camerounais Achille Mbembe résonne comme un avertissement. Car les horreurs du XXᵉ siècle ne surgissent pas en terrain vierge. Elles ont des racines. Elles ont des brouillons. Et parmi eux, le génocide des Herero et des Nama tient lieu de matrice silencieuse.
Depuis les années 2000, les historiens, sociologues et philosophes s’interrogent : Faut-il voir dans les massacres de 1904–1908 un précurseur de la Shoah ?
La question divise. Certains, comme Jürgen Zimmerer ou Mahmood Mamdani, parlent d’un continuum colonial, d’une filiation logique entre le racisme impérial et le racisme nazi. D’autres dénoncent un anachronisme, craignant que la Shoah, événement unique et industriel, soit diluée dans des comparaisons hasardeuses.
Mais le terrain ne ment pas. À Shark Island, bien avant les camps d’Auschwitz ou de Treblinka, l’Allemagne a testé la mise à mort rationnelle, la classification raciale, la logique d’extermination utile.
Les Herero et Nama furent les premiers à être décrits comme « surplus biologiques ». Les premiers à être internés dans des camps gérés par des registres, identifiés par des plaques, triés selon leur valeur productive.
Ce n’est pas la quantité de morts qui rapproche les deux génocides. C’est la mécanique idéologique, le langage de l’élimination raisonnée, la désinvolture bureaucratique face à l’inhumain.
« Le métis est une menace pour la race allemande. Il doit être neutralisé. »Eugen Fischer, 1908
Trente ans plus tard, les mêmes concepts (pureté raciale, contamination, dégénérescence) guideront les décrets de Nuremberg, les programmes de stérilisation forcée, puis la Solution finale.
Le lien n’est pas seulement théorique. Il est institutionnel : Eugen Fischer devient le mentor de Josef Mengele. Les idées expérimentées sur les corps noirs alimentent les dogmes appliqués aux corps juifs, roms, ou slaves.
Et plus largement, c’est la déshumanisation coloniale qui prépare l’opinion européenne à accepter l’extermination. Pendant des siècles, les Africains ont été représentés comme des sous-hommes, des êtres en marge du droit. Ce que l’Europe a accepté pour les Noirs en Afrique (camps, massacres, stérilisation, viols, anthropométrie raciale), elle l’a plus tard reproduit sur son propre sol, contre ceux qu’elle désignait cette fois comme “ennemis intérieurs”.
« Les empires coloniaux ont été les laboratoires du monde moderne. »
À ce titre, l’histoire des génocides ne peut pas s’écrire à compartiments étanches.
Elle n’est pas faite de ruptures absolues, mais de glissements, d’essais, de répétitions. Et si la Shoah est unique par son ampleur, elle ne naît pas d’un néant moral. Elle est le fruit d’un siècle de haine rationalisée, de domination légitimée, de crimes impunis.
Ce n’est pas nier l’Holocauste que de rappeler qu’il a des ombres portées. C’est au contraire le situer dans l’histoire longue du mépris de l’autre.
RÉCITER LEURS NOMS, POUR QU’ILS VIVENT
Plus d’un siècle a passé, et pourtant les pas des Herero et des Nama résonnent toujours dans les vallées rouges de Namibie. Non plus pour fuir. Mais pour témoigner.
Chaque année, ils marchent. En uniforme d’époque, en habits traditionnels, en silence.
Ils avancent sur cette terre où leurs aïeux furent traqués, assoiffés, brûlés par le soleil et les balles. Ils marchent pour rappeler que la mémoire n’a pas de date de péremption, que les morts réclament encore qu’on les nomme, qu’on les restitue, qu’on les lave de l’oubli.
Car il ne s’agit pas seulement d’histoire. Il s’agit de justice différée, de vérité exhumée, de réparation empêchée. Il s’agit de ce que le monde fait (ou ne fait pas) lorsque des peuples entiers sont anéantis puis effacés des livres.
Ce génocide, l’Europe l’a d’abord perpétré. Puis nié. Puis enfoui sous la poussière de ses archives. Aujourd’hui encore, il n’est enseigné que dans quelques manuels. Il est absent des mémoriaux. Il ne figure dans aucun jour férié. Et pourtant, c’est en Afrique que le XXᵉ siècle a appris à tuer méthodiquement.
Alors que faire, maintenant que nous savons ? Que faisons-nous, nous, à l’heure où d’autres peuples, ailleurs, tombent encore sous les balles de l’impunité ?
Quand d’autres enfants sont encore déshumanisés, quand d’autres terres sont volées au nom de “l’ordre”, quand d’autres mémoires sont effacées à coups de silence diplomatique ?
Nous avons un devoir. Un nom. Une filiation. Celui de réciter, un à un, les noms que l’Histoire a voulu effacer. Celui de faire entendre, à travers les siècles, le cri qui monte du désert d’Omaheke jusqu’aux murs d’Auschwitz, jusqu’aux camps d’aujourd’hui, jusqu’aux consciences endormies.
Car les morts ne demandent pas qu’on les pleure. Ils demandent qu’on les écoute. Et qu’à travers eux, plus personne ne soit jamais tué dans l’ombre.
À LIRE POUR COMPRENDRE
- Jürgen Zimmerer & Joachim Zeller, L’Empire colonial allemand : crimes oubliés, Autrement, 2013.
- Benjamin Madley, From Africa to Auschwitz: How German South West Africa Incubated Ideas and Methods Adopted and Developed by the Nazis in Eastern Europe, European History Quarterly, 2005.
- Jan-Bart Gewald, Herero Heroes: A Socio-Political History of the Herero of Namibia, James Currey, 1999.
- Eugen Fischer, Die Rehobother Bastards und das Bastardierungsproblem beim Menschen, Jena, 1913.
- Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale, La Découverte, 2005.
- George Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, University of Chicago Press, 2007.
- Elizabeth Baer, The Genocidal Gaze: From German Southwest Africa to the Third Reich, Wayne State University Press, 2017.
- Henning Melber, Germany and Namibia: Negotiating the Past, Africa Spectrum, 2017.
- Memory Biwa & Reinhart Kössler, The Settler Colonial Present: Memory, Genocide and Colonialism in Namibia, The South Atlantic Quarterly, 2012.
- Podcast : The History of the Herero and Nama Genocide, DW (Deutsche Welle), 2021.
- Documentaire : Namibia: Genocide and the Second Reich, BBC Four, 2004.