Chaque 1er novembre, à Saint-Denis, la mémoire afro-caribéenne et ultramarine sort de la salle de conférence pour aller dans la rue. C’est une façon de dire que l’histoire de l’esclavage colonial ne doit pas rester entre spécialistes, mais revenir là où vivent ses héritiers.
Saint-Denis s’éclaire pour nos ancêtres : voici pourquoi vous devez y être

Le 1er novembre 2025, l’association Sonjé invite une nouvelle fois habitants, diasporas, associations et institutions à une retraite aux flambeaux au départ de la basilique de Saint-Denis, pour rejoindre la stèle des noms, place Robert-de-Cotte. Le programme est simple (rendez-vous 17h, marche à 17h30, prises de parole, chants et poésies à 18h) mais l’enjeu est beaucoup plus large : faire vivre, en banlieue, une mémoire encore trop souvent cantonnée au calendrier républicain ou aux musées parisiens.
Participer à cet événement, c’est d’abord refuser l’effacement. On sait à quel point l’esclavage colonial reste mal enseigner, mal vu, parfois relativisé ; on sait aussi que les noms des déporté·es ne sont presque jamais prononcés dans l’espace public. Or, à Saint-Denis, il y a une stèle. Elle existe. Elle porte cette mémoire au cœur d’une ville populaire, noire, maghrébine, comorienne, cap-verdienne, antillaise, réunionnaise. Marcher jusqu’à elle, flamme à la main, c’est matérialiser ce que beaucoup d’articles d’histoire n’arrivent pas à faire : montrer que cette histoire a des descendants, qu’elle habite encore nos langues, nos prénoms, nos luttes.
C’est aussi s’inscrire dans une démarche cohérente. Sonjé n’est pas un collectif qui ne se mobilise qu’une fois par an. L’association, implantée à Saint-Denis, travaille toute l’année : débats sur le BUMIDOM, projections sur la “couleur de l’esclavage”, rencontres sur la vie chère en Outre-mer, tables rondes avec des chercheur·ses et des militant·es venus de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane. Chaque 23 mai, elle co-organise avec le CM98 la cérémonie républicaine d’hommage aux victimes de l’esclavage colonial. Le 1er novembre n’est donc pas un événement isolé : c’est le prolongement d’un travail de fond pour que la stèle ne soit pas un monument mort, mais un lieu de rendez-vous annuel de la mémoire ultramarine en Seine-Saint-Denis.


Le choix de la date compte. Le 1er novembre est, dans beaucoup de cultures caribéennes, un temps de recueillement, de veille, de parole posée pour parler des disparus. Allumer un flambeau, marcher en groupe, écouter ensuite des chants ou de la poésie, c’est renouer avec ces pratiques de transmission qui ont permis, pendant l’esclavage puis après l’abolition, de faire circuler les récits quand l’école ne les racontait pas.
La marche devient alors rituel : on part ensemble, on arrive ensemble, on se tait ensemble, on se souvient ensemble. Dans un pays où la mémoire noire est souvent segmentée (entre 10 mai national, 23 mai ultramarin, dates haïtiennes, dates guadeloupéennes) Sonjé propose un geste simple : faire tenir tout ça dans une même flamme.
Être présent, c’est aussi légitimer un espace. Trop de commémorations sur l’esclavage se tiennent loin des premiers concernés, dans des lieux institutionnels difficiles d’accès. Ici, tout se passe devant le métro Saint-Denis – Basilique, dans l’espace public, devant les gens, au milieu du marché, des familles, des associations de quartiers. C’est une manière de dire : la banlieue n’est pas qu’un terrain d’actualité sécuritaire, c’est aussi un territoire de mémoire. Quand des enfants voient leurs parents marcher pour des ancêtres déportés il y a trois siècles, ils comprennent immédiatement que cette histoire n’est pas “exotique”, mais familiale.
Venir, c’est enfin soutenir une structure qui tient la mémoire à bout de bras. Sur HelloAsso, Sonjé propose une adhésion annuelle de 20 euros et un don libre. Ce n’est pas anecdotique. Les associations mémorielles issues de l’Outre-mer, souvent portées par des femmes, peu dotées, sont celles qui organisent colloques, expositions, projections, invitations d’historiens, mobilisations du 23 mai. Sans elles, il n’y aurait pas de continuité entre les grands discours nationaux sur l’esclavage et la réalité des familles antillaises ou réunionnaises de Seine-Saint-Denis. Marcher le 1er novembre, c’est donc donner du poids politique à ce travail invisible : plus il y a de monde, plus il est difficile d’ignorer cette mémoire dans les budgets, les programmations culturelles, les politiques locales.
Enfin, participer à la retraite aux flambeaux, c’est envoyer un message aux plus jeunes. On ne leur demande pas de maîtriser toute l’historiographie de l’esclavage, mais de comprendre ceci :
“Il y a eu un crime, il y a eu des résistances, il y a aujourd’hui des gens qui veillent pour que ça ne disparaisse pas. Tu peux en faire partie.”
Dans un contexte où beaucoup de jeunes ultramarins ou afrodescendants disent ne pas se reconnaître dans le récit national, ce type d’événement est un pont : il relie la France d’aujourd’hui à ses territoires d’hier, il relie la République à ses citoyens postcoloniaux, il relie la banlieue à l’Atlantique noir.
Le 1er novembre à Saint-Denis, il ne s’agit donc pas “d’aller à une manif de plus”. Il s’agit d’occuper le temps et l’espace avec notre mémoire, de montrer qu’elle n’est pas négociable, et de remercier celles et ceux qui, comme Sonjé, la font vivre sans chercher la lumière. Raison de plus pour y être.
Notes et références
- Association Sonjé, “Présentation de l’association”.
- CM98 (Comité Marche du 23 mai 1998).
- Loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (dite “loi Taubira”).
- Myriam Cottias (dir.), Les traites et les esclavages : perspectives historiques et contemporaines, CNRS Éditions.
- Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset.
- Collectif, Le 23 mai, mémoire des traites, de l’esclavage et de leurs abolitions, CM98 / Éd. associatives.
- Patrick Baucelin, documentaire La couleur de l’esclavage, projections-débats à Saint-Denis (2024), programme Sonjé.
- Ville de Saint-Denis (93), service Vie associative et Mémoire, “Valorisation de la stèle des noms – place Robert-de-Cotte”.
