Marie Rose Cavelan n’est pas une figure commode. Métisse, libre, propriétaire d’esclaves, co-instigatrice d’une insurrection anti-britannique à Grenade en 1795, elle incarne la complexité du monde colonial caribéen. Longtemps réduite au silence des archives, cette femme de pouvoir et de feu ressurgit aujourd’hui comme une énigme stratégique dans l’histoire des révoltes oubliées. Une mémoire à réhabiliter, entre ombres plantées et révoltes armées.
Le 2 mars 1795, dans les hauteurs verdoyantes de Belvidere à Grenade, un gouverneur britannique, George Home, est gardé captif. Non pas par une armée régulière, mais par des insurgés créoles, en révolte contre l’ordre impérial. Parmi les figures qui orchestrent cette rébellion, une femme, debout, armée, calme, supervise. Marie Rose Cavelan. Ce nom n’évoque plus rien, ou si peu. Et pourtant, il résume à lui seul la complexité d’un monde colonial qui échappe à toute grille simple.
Marie Rose Cavelan n’est ni une abolitionniste pure, ni une planteuse cupide. Elle est libre, mais pas blanche. Métisse, mais propriétaire d’esclaves. Mariée à un homme influent, mais consciente de la précarité de son statut. Elle vit à la croisée de plusieurs mondes ; celui des empires en guerre, des classes sociales fracturées, et des identités raciales rigides que l’on tente d’imposer aux marges caribéennes. Cavelan n’est pas une anomalie : elle est le produit d’un système, et sa subversion à la fois.
Car pour comprendre les Caraïbes du XVIIIe siècle, il faut regarder là où l’histoire officielle détourne les yeux. Là où les femmes de couleur ne sont ni héroïnes ni traîtresses, mais souvent les deux, selon qui tient la plume. Marie Rose Cavelan, dans sa complexité assumée, nous force à quitter les récits binaires. Elle nous rappelle que l’insurrection, dans ces îles soumises à l’arbitraire impérial, n’est jamais un geste spontané ; c’est une stratégie. Un pari. Un cri calculé.
La jeunesse créole d’une femme libre
On ne sait pas exactement où naquit Marie Rose Cavelan ; quelque part entre les rivages de la Martinique et les terres agricoles de Grenade, vers 1752. Comme tant de femmes dans les sociétés coloniales caribéennes, son existence commence dans le flou des archives, entre deux statuts, deux langues, deux empires.
Elle est désignée tantôt comme “mulatresse libre”, tantôt comme “mestive”, des termes fourre-tout qui disent tout et rien à la fois. Ce que l’on sait, c’est qu’elle n’était ni esclave, ni blanche, mais qu’elle grandit dans un monde où ces catégories décidaient du droit de vivre, de posséder, de transmettre. Être libre ne signifiait pas être protégée. Sa condition était un équilibre instable, toujours susceptible d’être contesté par un juge, un planteur ou une loi venue de Londres.
Marie Rose Cavelan grandit à Saint Mark, dans la campagne grenadienne, entre canne à sucre et codes civils. Elle fréquente les élites créoles d’origine française, dont certaines conservent une nostalgie monarchique et catholique, dans une île désormais passée sous domination britannique. Cet entre-deux linguistique, religieux et social forge sa conscience. Elle apprend à naviguer dans les interstices, à lire entre les lignes, à survivre en s’adaptant.
Vers la fin des années 1770, elle épouse Julien Fédon, un homme libre de couleur comme elle, catholique, commerçant, influent. Ce n’est pas simplement un mariage d’amour : c’est aussi un pacte stratégique. Fédon a des connexions, du capital, des terres. Ensemble, ils forment un couple créole d’ascension sociale, dans une colonie encore marquée par la domination blanche, mais où les alliances intelligentes permettent (pour un temps) de repousser les limites raciales imposées.
Marie Rose devient alors bien plus qu’une épouse : elle entre dans une dynamique de pouvoir. Elle apprend la gestion, le commerce, l’exploitation. Elle ne regarde pas l’Histoire passer ; elle commence à y inscrire son nom, à sa manière, dans l’ombre des grands récits.
L’ambiguïté d’une classe montante
En 1784, Marie Rose Cavelan devient officiellement propriétaire terrienne. Elle achète la plantation “Lancer”, modeste mais stratégique, couvrant près de 40 acres et exploitée par une dizaine d’esclaves. Ce n’est que le début. Quelques années plus tard, avec son mari Julien Fédon, elle co-dirige Belvidere, l’une des plus grandes exploitations de la région, 450 acres de terres fertiles et plus de 80 esclaves.
Cavelan n’est pas une figure marginale : elle est connue à Saint George’s, centre névralgique de l’île. Femme d’affaires dans un monde d’hommes blancs, elle signe des contrats, engage des notaires, encadre la production. Elle participe pleinement à l’économie sucrière coloniale, dans toute sa brutalité.
Mais cette réussite ne la protège pas. En 1787, les autorités coloniales l’arrêtent. Motif : elle ne peut fournir de preuve légale de sa liberté. Ce n’est pas un oubli administratif : c’est un signal politique. Car depuis la reprise britannique de Grenade en 1784, le régime durcit son traitement des libres de couleur. L’espace que cette classe émergente occupait, entre les élites blanches et les masses serviles, se rétrécit rapidement.
Le cas de Marie Rose devient emblématique. Sa détention (injustifiée sur le fond) révèle une nouvelle stratégie de l’administration : resserrer l’étau racial, religieusement et juridiquement, pour contenir toute montée créole. Les libres de couleur, majoritairement catholiques et souvent francophones, sont désormais perçus comme des menaces potentielles, à la fois sociales et idéologiques.
Pour sortir de prison, Cavelan active un levier inattendu : des témoignages d’hommes blancs attestant de sa liberté et de sa bonne réputation. Une stratégie habile d’intégration temporaire, de défense par l’intermédiaire des dominants eux-mêmes. Elle comprend que l’accès à la justice coloniale passe parfois par des alliances de circonstances.
Mais ce moment est aussi un tournant. L’humiliation, la violence symbolique de l’arrestation, l’incertitude de son statut (malgré ses propriétés, ses esclaves, son “respect”) gravent une certitude : aucune réussite ne sera jamais suffisante dans un système fondé sur la race. À partir de là, Marie Rose Cavelan ne pensera plus uniquement en termes d’adaptation. Elle envisagera la rupture.
La matrice d’une insurrection
Le vent tourne dans l’Atlantique. À partir de 1789, la Révolution française déclenche une onde de choc dans les colonies. Les idées d’égalité, de citoyenneté, et surtout l’abolition de l’esclavage par la Convention en février 1794, atteignent les côtes grenadiennes. Pour la classe des libres de couleur, cette nouvelle donne n’est pas qu’un élan moral : c’est une opportunité politique.
Le couple Fédon-Cavelan s’en saisit avec lucidité. Ils commencent à affranchir certains de leurs esclaves, non pas dans un élan philanthropique, mais pour bâtir un réseau loyal, potentiellement armé. La plantation devient laboratoire. La servitude est redéfinie, négociée, reconfigurée autour d’alliances politiques. Belvidere ne cultive plus seulement la canne : elle cultive l’insurrection.
Dans les mois précédant la révolte, des témoins parleront plus tard d’achats d’armes, de recrutements clandestins, de réunions nocturnes. Ce n’est pas une jacquerie spontanée. C’est une organisation, pensée dans le silence, dans les marges, dans les contradictions. Et Marie Rose en est le pivot discret.
Le 2 mars 1795, la tension se mue en explosion. Julien Fédon, à la tête d’un contingent composite (anciens esclaves, libres de couleur, miliciens républicains français) lance l’assaut sur les bastions britanniques. Saint George’s tombe, le gouverneur Ninian Home (1732–1795) est capturé. On l’emmène à Belvidere, où il est gardé sous la surveillance des insurgés.
C’est ici que la figure de Marie Rose Cavelan reparaît, armée, présente, active. Des documents coloniaux évoquent sa participation, ainsi que celle de ses filles, au contrôle du camp révolutionnaire. Elle ne se contente pas de soutenir : elle incarne une autorité, dans un espace de guerre. Elle conseille, gère les prisonniers, supervise les activités ; une véritable co-commandante dans l’ombre.
Loin d’être une simple “épouse de”, elle devient, dans le chaos organisé de l’insurrection, une actrice politique à part entière. Et surtout, elle prouve une chose : que dans les sociétés coloniales, la frontière entre maîtres et insurgés peut se renverser à l’instant où l’ordre vacille.
Une insurrection métisse et anticoloniale
Ce qui se joue à Grenade en 1795 n’est ni une simple rébellion d’esclaves, ni une émeute de planteurs lésés. C’est une révolution composite, hétérogène, où convergent des trajectoires contradictoires : marrons en quête de terres, affranchis avides de reconnaissance, libres de couleur frustrés, républicains français imprégnés d’idéaux jacobins.
À la tête, le couple Fédon-Cavelan incarne cette hybridité politique. Les insurgés brandissent le drapeau tricolore, proclament leur attachement aux principes révolutionnaires, mais adaptent le projet à leur propre contexte : il s’agit autant d’égalité raciale que de revendication de souveraineté créole. L’ennemi n’est pas abstrait : c’est l’autorité britannique, sa religion protestante, son racisme institutionnel, son mépris des populations métisses et catholiques.
La révolte adopte même les méthodes de la Révolution française : tribunaux populaires, confiscations, terreur politique contre les loyalistes. Le sang coule, parfois sans distinction. L’ordre ancien est décapité symboliquement, comme à Paris, mais ici au nom d’une liberté teintée de canne à sucre, de créole et de rancœur.
Entre mars et juin 1795, une sorte d’État parallèle s’installe, dont Belvidere devient le centre nerveux. On y redistribue des terres, juge des prisonniers, publie des proclamations. Ce n’est pas un désordre ; c’est une tentative de souveraineté, un embryon de gouvernance noire et métisse, hors de toute tutelle impériale.
Marie Rose, sans fonction officielle, y joue un rôle fondamental. Elle coordonne discrètement, fait office d’intermédiaire, de garante morale. On la consulte, elle tranche. Dans un monde où les femmes de couleur sont généralement reléguées à l’ombre des hommes ou au rang de symboles, elle exerce un pouvoir réel, informel, mais reconnu.
Ce moment de basculement ; où des descendants d’esclaves et d’affranchis prennent le contrôle d’un territoire, armés d’une idéologie étrangère adaptée à leur réalité — constitue un précédent radical dans l’histoire caribéenne. Une tentative de souveraineté brisée, mais révélatrice de ce que pouvaient oser ceux qu’on avait enfermés dans des catégories raciales.
Après la chute
Comme souvent dans l’histoire des révoltes coloniales, le rêve de souveraineté ne dure qu’un temps. En juin 1796, les troupes britanniques, renforcées et impitoyables, écrasent la rébellion. Les insurgés sont traqués, exécutés, déportés. Les villages soupçonnés de complicité sont brûlés. La vengeance impériale est froide, méthodique, exemplaire.
Julien Fédon disparaît dans la débâcle. Certains pensent qu’il se serait réfugié à Cuba ou ailleurs dans les Amériques. Aucune certitude. Quant à Marie Rose Cavelan, sa trace se dissout après avril 1795. Plus aucun document officiel ne la mentionne. A-t-elle été tuée ? A-t-elle fui ? A-t-elle été déportée sous un autre nom ? Le silence est son tombeau.
Comme tant d’insurgés non-blancs, non-hommes, non-officiels, elle s’évanouit dans les interstices de l’archive coloniale, là où les corps deviennent absents, les voix inaudibles. Sa disparition est à la fois physique et symbolique : elle signe la volonté d’effacer la part féminine et métisse de la subversion.
Dans les décennies qui suivent, la révolte de Fédon est qualifiée de “traîtrise”, reléguée au rang de soulèvement criminel. Les manuels scolaires coloniaux la passent sous silence ou la caricaturent. Les noms des meneurs, quand ils survivent, sont désincarnés. Celui de Marie Rose Cavelan, quant à lui, est tout simplement effacé. Trop complexe. Trop embarrassant.
Même dans les récits postcoloniaux, elle reste marginale. L’historiographie antillaise, longtemps centrée sur les grandes figures masculines et héroïsées de la résistance (Louverture, Dessalines, Delgrès), met du temps à redécouvrir des profils comme le sien : ambigus, stratégiques, indociles aux catégories simples.
Ce n’est que récemment, grâce au travail d’historiens comme Kit Candlin, Curtis Jacobs, ou Cassandra Pybus, que son nom refait surface. Non pas comme une héroïne lisse, mais comme une femme réelle, insaisissable, symbole d’un possible inabouti. À travers ces efforts de réhabilitation, c’est une autre lecture du passé caribéen qui s’esquisse : celle où la révolution ne s’écrit plus seulement en noir et blanc, mais dans toutes les nuances du marron.
Une femme, une révolte, une complexité
Marie Rose Cavelan n’entre dans aucun moule héroïque confortable. Elle ne brandit pas l’étendard de la justice universelle, elle ne mène pas les foules à la liberté dans un éclair de pureté morale. Ce qu’elle fait est bien plus dérangeant : elle agit au sein même d’un système qu’elle finit par défier. Planteuse, stratège, propriétaire d’esclaves, affranchisseuse, conspiratrice et combattante, elle incarne la tension permanente entre domination et insoumission.
Son parcours n’a rien d’un récit linéaire ; c’est une suite de virages, de choix tactiques, de prises de risques dans un monde colonial où chaque position est à la fois privilège et menace. Marie Rose Cavelan ne fut ni sainte, ni traîtresse : elle fut politique, au sens le plus brut du terme.
C’est pour cela que son nom mérite d’être prononcé aux côtés de ceux de Toussaint Louverture, Sanité Bélair ou Solitude. Non parce qu’elle incarne un idéal figé, mais parce que son existence même nous force à repenser les catégories de race, de genre, de pouvoir et de révolte dans les mondes caribéens.
Dans un empire où les mémoires sont hiérarchisées comme les peaux, lui rendre sa place, c’est ouvrir une brèche dans le récit dominant. C’est reconnaître que, parfois, les grandes ruptures naissent dans les marges, portées par des femmes armées de silence et de feu.
Notes et références
- Candlin, Kit. The Last Caribbean Frontier, 1795–1815. Palgrave Macmillan, 2012.
- Pybus, Cassandra. Epic Journeys of Freedom: Runaway Slaves of the American Revolution and Their Global Quest for Liberty. Beacon Press, 2006.
- Jacobs, Curtis. “The Fédon Rebellion,” Grenada National Archives Journal, vol. 6, 2005.
- Higman, B.W. Slave Populations of the British Caribbean, 1807–1834. University of the West Indies Press, 1995.
- Gaspar, David Barry & Geggus, David Patrick. A Turbulent Time: The French Revolution and the Greater Caribbean. Indiana University Press, 1997.
