Ottobah Cugoano, l’intellectuel africain oublié de l’abolitionnisme britannique

Ottobah Cugoano, ancien esclave africain devenu intellectuel à Londres, fut l’une des premières voix noires de l’abolitionnisme britannique au XVIIIe siècle.

Au cœur du Londres des années 1780, alors que l’Empire britannique tire une part essentielle de sa richesse du commerce atlantique et de l’exploitation servile, une voix s’élève avec une clarté inhabituelle. Cette voix n’est ni celle d’un parlementaire, ni celle d’un pasteur influent, ni même celle d’un philosophe des Lumières. Elle est celle d’Ottobah Cugoano, Africain né sur la côte de l’Or, ancien esclave, devenu auteur et militant abolitionniste. En 1787, son ouvrage Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and Commerce of the Human Species formule l’une des critiques les plus radicales et les plus précoces de l’esclavage atlantique.

Longtemps relégué aux marges de l’histoire intellectuelle européenne, Cugoano apparaît aujourd’hui comme un acteur central de la pensée abolitionniste, porteur d’une parole africaine autonome dans un débat dominé par les élites blanches britanniques.

La pensée abolitionniste d’Ottobah Cugoano dans l’Angleterre du XVIIIe siècle

Ottobah Cugoano naît vers 1757 à Ajumako, dans l’arrière-pays de la côte de l’Or, région correspondant à l’actuel Ghana. Il appartient à une famille fante relativement bien intégrée aux structures politiques locales. Contrairement à une vision réductrice d’une Afrique précoloniale chaotique ou hors de l’histoire, le monde dans lequel grandit Cugoano est structuré par des autorités politiques, des hiérarchies sociales et des réseaux commerciaux anciens. Les sociétés fante participent à des échanges régionaux complexes, bien avant l’intensification de la traite atlantique.

Toutefois, au milieu du XVIIIᵉ siècle, la pression croissante du commerce européen des esclaves bouleverse ces équilibres. Les forts côtiers, les intermédiaires locaux et la demande transatlantique contribuent à une augmentation des razzias et des enlèvements, souvent loin des zones directement contrôlées par les Européens. C’est dans ce contexte précis, et non dans une abstraction appelée « l’Afrique », que s’inscrit l’enfance de Cugoano.

Vers l’âge de treize ans, Cugoano est enlevé avec d’autres enfants. Il est conduit jusqu’à Cape Coast, puis embarqué de force sur un navire négrier à destination de la Grenade, dans les Antilles britanniques. Cette traversée et les années qui suivent constituent une expérience fondatrice, qu’il décrira plus tard avec une sobriété glaçante. Sur les plantations, il découvre la logique économique de l’esclavage, où les êtres humains sont réduits à des unités de valeur échangeables.

Dans son livre, il se souvient avoir été estimé à l’équivalent de quelques objets manufacturés européens, rappel brutal de la déshumanisation au cœur du système esclavagiste. Ces passages, bien que subjectifs, constituent des sources précieuses, car ils articulent une expérience vécue à une analyse morale et politique. Les historiens soulignent toutefois la nécessité de les lire comme des témoignages construits a posteriori, écrits dans un contexte militant, sans pour autant en nier la véracité fondamentale.

La trajectoire de Cugoano bascule en 1772, lorsqu’il est acheté par Alexander Campbell, un marchand écossais, qui l’emmène en Angleterre. Londres n’est pas alors un havre de liberté pour les Africains, mais le cadre juridique y est ambigu. La même année, l’affaire Somerset v. Stewart remet en cause la légalité de l’esclavage sur le sol anglais, sans pour autant l’abolir formellement.

Cugoano parvient à obtenir sa liberté dans ce climat d’incertitude juridique. Il apprend à lire et à écrire, se convertit au christianisme et est baptisé en 1773 sous le nom de John Stuart à l’église St James’s de Piccadilly. L’accès à l’écrit joue un rôle décisif dans sa transformation. Il ne s’agit pas seulement d’une émancipation personnelle, mais de l’acquisition d’un outil permettant de formuler une critique structurée du système qui l’a asservi. Comme le notera plus tard l’historien Anthony Bogues, l’écriture devient pour Cugoano un espace de reconquête de la subjectivité politique.

Ottobah Cugoano, une voix africaine dans la naissance de l’abolitionnisme britannique
Richard, Maria Cosway et Ottobah Cugoano (1784), par Richard Cosway.

À partir des années 1780, Cugoano s’insère dans un réseau d’Africains et d’Afro-descendants lettrés vivant à Londres. Il travaille comme domestique chez les artistes Richard et Maria Cosway, ce qui lui permet de fréquenter des cercles intellectuels et artistiques influents. Il rejoint surtout les Sons of Africa, un groupe abolitionniste composé d’hommes noirs libres, parmi lesquels figure Olaudah Equiano. Contrairement à une vision paternaliste de l’abolitionnisme, ces Africains ne sont pas de simples témoins instrumentalisés par des réformateurs blancs. Ils écrivent aux journaux, adressent des pétitions et interviennent directement dans des affaires judiciaires.

En 1786, Cugoano joue un rôle clé dans le sauvetage de Henry Demane, un homme noir kidnappé et destiné à être renvoyé de force aux Antilles. En alertant l’abolitionniste Granville Sharp, il contribue à faire libérer Demane avant le départ du navire. Cet épisode illustre le passage de la parole écrite à l’action politique concrète.

C’est dans ce contexte qu’en 1787 paraît Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and Commerce of the Human Species. L’ouvrage se distingue par sa radicalité. Là où nombre d’abolitionnistes britanniques plaident pour une abolition graduelle ou se concentrent sur la traite plutôt que sur l’institution elle-même, Cugoano exige l’abolition immédiate de l’esclavage et l’émancipation sans condition des personnes réduites en servitude. Son argumentation s’appuie sur trois piliers. Le premier est théologique. Chrétien convaincu, il affirme que l’esclavage est incompatible avec les enseignements du Christ et constitue une offense directe à la loi divine.

Le second est politique. Il soutient que l’esclavage corrompt les sociétés qui le pratiquent, engendre violence et instabilité, et contredit les principes de liberté que la Grande-Bretagne prétend défendre. Le troisième est moral et juridique. Cugoano va jusqu’à justifier le droit des esclaves à se libérer par la force, une position extrêmement audacieuse pour l’époque. Cette affirmation, souvent édulcorée dans les récits ultérieurs, place son texte à la frontière entre réflexion philosophique et appel à l’action.

La réception de l’ouvrage est contrastée. Il connaît plusieurs rééditions et est traduit en français, signe d’un certain écho dans les milieux abolitionnistes. Des figures artistiques et intellectuelles soutiennent sa diffusion. Cependant, son influence politique reste limitée. Dans un contexte marqué par un racisme structurel profond, la parole d’un Africain, même libre et instruit, peine à s’imposer face aux voix blanches du mouvement abolitionniste. L’historien Adam Dahl souligne que la radicalité de Cugoano, notamment son refus de toute temporisation, le place en marge d’un consensus réformateur plus prudent. Cette marginalisation contribue à expliquer pourquoi son nom disparaît rapidement des récits dominants de l’abolitionnisme britannique.

Après 1791, Cugoano s’efface des archives. Ses dernières lettres évoquent des voyages destinés à promouvoir son livre et à défendre la cause abolitionniste. Les circonstances exactes de sa mort demeurent inconnues, probablement survenue au début des années 1790. Cet effacement n’est pas anodin. Il reflète une construction sélective de la mémoire historique, dans laquelle les figures africaines sont souvent reléguées à l’arrière-plan, au profit de réformateurs européens jugés plus acceptables. Comme l’a montré Peter Fryer dans Staying Power, l’histoire des Noirs en Grande-Bretagne est marquée par ces silences et ces oublis organisés.

Depuis le début du XXIᵉ siècle, Ottobah Cugoano fait l’objet d’une redécouverte progressive. En 2020, une plaque commémorative d’English Heritage est apposée sur la maison où il vécut à Londres. En 2023, l’église St James’s Piccadilly commémore le 250ᵉ anniversaire de son baptême, accompagné d’une commande artistique spécifique. Ces initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus large de reconnaissance de l’histoire noire britannique. Elles ne constituent pas une réhabilitation tardive, mais une réintégration nécessaire dans un récit historique longtemps tronqué.

Ottobah Cugoano n’est ni une figure isolée ni un simple témoin de l’esclavage. Il est un intellectuel africain du monde atlantique, capable de penser son époque avec une lucidité remarquable. Sa trajectoire rappelle que l’abolitionnisme n’est pas seulement le produit d’une prise de conscience européenne, mais le résultat d’interventions multiples, dont celles d’hommes et de femmes africains ayant transformé leur expérience de l’oppression en argument politique. Écrire l’histoire de l’abolition avec Cugoano, et non simplement à son sujet, permet de restituer toute la complexité d’un combat où la parole africaine fut, dès l’origine, une force motrice.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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