Insulter pour apaiser, se moquer pour éviter la violence : la parenté à plaisanterie est l’un des systèmes sociaux les plus élaborés d’Afrique. Présente du Sénégal au Mali et au Burkina Faso, elle autorise l’injure ritualisée entre familles ou groupes afin de préserver la cohésion sociale. Loin du folklore, cette tradition politique ancestrale révèle une intelligence africaine du conflit et du vivre-ensemble.
La parenté à plaisanterie, cette tradition africaine ancestrale au service de la paix sociale
Dans un marché de Ouagadougou, deux hommes se croisent. L’un traite l’autre de voleur de bétail, d’ancêtre paresseux, de descendant de gens incapables de cultiver correctement leur champ. Les rires éclatent autour d’eux. Personne ne s’indigne, personne ne recule. Quelques instants plus tard, les mêmes hommes partagent un thé. À qui observe la scène sans en connaître les codes, l’échange paraît incompréhensible. Dans bien d’autres sociétés, l’insulte appelle la riposte, parfois la violence. Ici, elle produit l’inverse : de la cohésion. Ce mécanisme ancien, structuré et profondément politique porte un nom : la parenté à plaisanterie.
Longtemps reléguée au rang de folklore ou d’anecdote culturelle, la parenté à plaisanterie constitue en réalité l’un des systèmes de régulation sociale les plus élaborés du continent africain. Elle repose sur une intuition fondamentale : le conflit est inévitable, mais la violence ne l’est pas. Là où d’autres sociétés ont choisi la répression, la judiciarisation ou la sacralisation de l’offense, de nombreuses sociétés africaines ont inventé une technologie sociale fondée sur le rire, l’insulte ritualisée et l’obligation de ne pas se vexer.
La parenté à plaisanterie, également appelée cousinage à plaisanterie ou alliance à plaisanterie, désigne une relation institutionnalisée entre individus, lignages ou groupes entiers, dans laquelle la moquerie et l’injure sont non seulement autorisées, mais attendues. Cette liberté n’a rien d’anarchique. Elle obéit à des règles strictes : celui qui plaisante a le droit d’attaquer verbalement, celui qui reçoit l’attaque a l’obligation sociale de ne pas se fâcher. Le refus de rire, la colère ou la violence constituent une rupture grave du pacte symbolique et exposent à une sanction sociale lourde, parfois interprétée comme un déséquilibre moral ou cosmique.
Les termes varient selon les aires culturelles : sinankunya dans l’espace mandingue, rakiré chez les Mossis, kal chez les Wolofs, kalungoraxu chez les Soninkés. Mais partout, la logique demeure identique. Il s’agit de créer une familiarité agressive contrôlée, capable de neutraliser les tensions avant qu’elles ne dégénèrent. Cette pratique n’est ni improvisée ni individuelle. Elle est transmise, reconnue, immédiatement identifiable. On sait qui est son cousin à plaisanterie, quelles insultes sont permises, jusqu’où aller trop loin.
Les récits historiques situent souvent la formalisation de cette pratique au XIIIᵉ siècle, lors de la fondation de l’Empire du Mali par Soundiata Keïta. La tradition orale rapporte que le fondateur aurait institué ces alliances pour empêcher les guerres internes et garantir la stabilité d’un empire multiethnique. Les historiens contemporains invitent toutefois à nuancer cette origine unique. Les formes de plaisanterie ritualisée semblent antérieures et largement répandues avant l’Empire. Soundiata n’aurait pas inventé la parenté à plaisanterie ; il l’aurait élevée au rang d’institution politique, intégrée à un système impérial où la coexistence pacifique était une condition de survie.
Cette dimension historique est essentielle, car elle révèle une pensée politique consciente. Les empires africains précoloniaux, confrontés à la diversité linguistique, culturelle et religieuse, ont développé des mécanismes de cohésion non coercitifs. Là où la force armée ne suffisait pas, la norme sociale prenait le relais. La plaisanterie devenait une arme pacifique, plus durable que la contrainte.
Les anthropologues ont très tôt perçu la sophistication de ce système. Marcel Mauss voyait dans la parenté à plaisanterie une relation sociale totale, engageant le symbolique, le politique et l’éthique. Marcel Griaule montrait que l’insulte ritualisée fonctionne comme une catharsis collective : elle permet d’exprimer rivalités, frustrations et critiques sans briser le lien social. La plaisanterie n’efface pas le conflit, elle le rend dicible et donc supportable.
Les travaux contemporains prolongent cette analyse. Ils insistent sur le caractère profondément réaliste de la parenté à plaisanterie. Elle ne suppose pas que les individus soient naturellement pacifiques. Elle part du principe inverse : la jalousie, la rivalité, la colère font partie de la condition humaine. Plutôt que de moraliser ces affects, elle les encadre. L’insulte devient un canal d’expression légitime, et le rire, une soupape de sécurité sociale.
Cette logique abstraite s’incarne de manière très concrète dans les patronymes et les alliances bien connues de l’Afrique de l’Ouest. Au Sénégal, les N’Diaye et les Diop entretiennent une relation de cousinage à plaisanterie immédiatement reconnaissable. Un N’Diaye peut accuser un Diop d’être paresseux, de vivre aux dépens des autres ou d’être issu d’une lignée peu glorieuse. Le Diop, loin de s’en offusquer, a l’obligation sociale de rire et de répliquer. Refuser la plaisanterie serait rompre un pacte ancien, bien plus grave qu’une simple insulte.
Au Mali et au Burkina Faso, les Diarra et les Traoré incarnent l’un des cousinages à plaisanterie les plus répandus. Dans l’espace public, un Traoré peut tourner en dérision un Diarra, rappeler son incapacité supposée à gouverner ou ses origines moquées par la tradition orale. Cette moquerie, loin de fragiliser le lien social, le renforce. Elle rappelle une fraternité héritée des alliances mandingues et empêche toute revendication de supériorité durable.
Les Keïta et les Kouyaté illustrent une autre dimension de la parenté à plaisanterie, étroitement liée à l’histoire politique. Le Kouyaté, famille de griots, peut se permettre de critiquer et de ridiculiser le Keïta, héritier symbolique de la lignée royale. Le Keïta accepte cette dérision, reconnaissant implicitement le rôle du griot comme gardien de la mémoire et contre-pouvoir symbolique. Ici, la plaisanterie devient un mécanisme de régulation du pouvoir.
Chez les Peuls et dans l’espace sahélien, les relations entre Ba et Sow, ou entre Diallo et Barry, fonctionnent selon des logiques similaires. Ces patronymes, souvent associés à une même matrice historique, activent un registre de plaisanterie qui traverse les frontières nationales, du Sénégal à la Guinée, du Mali au Niger. Là encore, l’insulte ritualisée agit comme un rappel d’alliance et un antidote à la conflictualité.
En Côte d’Ivoire et au Mali, les Koné et les Coulibaly illustrent également cette capacité à transformer le nom en outil de pacification. Lors de tensions communautaires ou de débats animés, l’invocation du cousinage suffit parfois à faire retomber la pression. Le rire, déclenché par une insulte attendue, restaure la possibilité du dialogue.
Ces exemples montrent que la parenté à plaisanterie fonctionne comme une grammaire sociale immédiatement lisible. Le simple énoncé d’un patronyme active un registre de parole spécifique, où l’agressivité devient jeu, où la hiérarchie se dissout dans la réciprocité, et où la violence potentielle est neutralisée par la mémoire d’une alliance plus ancienne que le conflit présent.
Cette capacité à pacifier par l’insulte se révèle particulièrement précieuse dans les situations de crise. Lors de conflits fonciers, de disputes lors de cérémonies ou de tensions communautaires, l’intervention d’un cousin à plaisanterie peut suffire à désamorcer l’escalade. Là où la médiation formelle échouerait, la dérision réussit. Elle permet de dire l’inacceptable sans le rendre irréversible.
Certains penseurs africains voient dans la parenté à plaisanterie une véritable philosophie politique. Elle propose un modèle de coexistence où l’identité n’est pas figée, mais relationnelle. Être Peul, Mossi ou Mandingue n’est pas un absolu, mais une position dans un réseau d’alliances et de moqueries réciproques. Toute tentative de suprématie identitaire devient absurde, car elle se heurte à l’obligation de se laisser ridiculiser par l’autre.
La modernité n’a pas effacé ce système. Elle l’a déplacé. Dans les villes africaines, la parenté à plaisanterie circule dans les transports, les universités, les administrations. Dans les diasporas, elle survit dans les associations, les réunions familiales, parfois sur les réseaux sociaux. Elle est mobilisée dans les discours politiques, les campagnes électorales, les médias, comme une manière de critiquer sans rompre.
Mais cette modernité pose aussi des défis. La plaisanterie suppose une connaissance partagée des codes. Hors de ce cadre, elle peut être mal comprise. La question de la transmission devient alors centrale : comment préserver une pratique fondée sur l’oralité dans des sociétés de plus en plus fragmentées et médiatisées ?

Au-delà du continent africain, la parenté à plaisanterie interpelle le monde contemporain. Elle propose une autre manière de penser le conflit, l’offense et la médiation. Elle rappelle que le rire peut être un instrument politique, que l’insulte peut parfois empêcher la guerre, et que la paix ne repose pas uniquement sur des lois ou des institutions, mais aussi sur des savoirs sociaux profondément ancrés.
En définitive, la parenté à plaisanterie n’est ni un vestige du passé ni une curiosité anthropologique. Elle est l’expression d’une pensée africaine lucide sur la nature humaine. Elle accepte le conflit, mais refuse la violence. Elle fait du rire un rempart. À l’heure où les sociétés contemporaines peinent à gérer la pluralité et la susceptibilité, elle mérite d’être reconnue non comme une singularité exotique, mais comme une contribution africaine majeure à la pensée universelle du vivre-ensemble.
NOTES ET RÉFÉRENCES
- UNESCO, La parenté à plaisanterie, pratiques sociales et culturelles, reconnaissance au titre du patrimoine culturel immatériel, dossier régional Afrique de l’Ouest, UNESCO, Paris.
- Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1950.
- Marcel Griaule, Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Éditions du Chêne, Paris, 1948.
- Alain Joseph Sissao, Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso. Mécanismes de fonctionnement et avenir, Ouagadougou, Sankofa & Gurli Editions, 2002.
- Jean-Loup Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Payot, Paris, 1990.
- Amadou Hampâté Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, Paris, 1972.
- Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Présence Africaine, Paris, 1981.
- Georges Balandier, Anthropologie politique, Presses Universitaires de France, Paris, 1967.
- Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard, Paris, 2008.
