Avant 1848, les Noirs en France étaient théoriquement libres. Mais entre lois racistes, exclusions et discriminations, leur égalité restait une illusion.
Libres, mais jamais égaux : le paradoxe français

Paris, 1781.
Un jeune homme entre dans un salon littéraire de la haute société. Il a la peau sombre, le port droit, l’accent aristocratique. Certains le reconnaissent : c’est un violoniste virtuose, excellent escrimeur, enfant reconnu d’un planteur créole et d’une esclave affranchie.
On l’appelle Joseph Bologne, chevalier de Saint-George.
Ce soir, il ne jouera pas. Il écoutera, sourira, brillera ; à distance. Car si la France de l’Ancien Régime tolère parfois la couleur, elle ne la célèbre jamais pleinement.
Il est là, mais il n’a pas le droit d’épouser une Blanche. Il est noble, mais ne peut prétendre à certaines charges. Il est libre, mais son existence reste un objet d’interrogation : comment un Noir peut-il être à ce point… Français ?
Cette scène n’est pas une exception. Entre 1650 et 1850, des centaines, puis des milliers d’Africains, de Caribéens, de métis, foulent le sol de France. Certains viennent des colonies. D’autres sont nés ici. Ils sont musiciens, domestiques, soldats, diplomates, boutiquiers, servantes ou orphelins placés chez les grands. Leur liberté est proclamée depuis 1315, mais leurs droits ne cessent d’être restreints : interdiction d’entrer sur le territoire (1777), d’épouser des Blancs (1778), fichage systématique, surveillance, exclusions invisibles. L’égalité n’est qu’un mot.
La République se glorifie d’avoir aboli l’esclavage en 1848, mais oublie souvent ce qu’il s’est passé avant. Oublie que sur son propre sol, pendant deux siècles, elle a accepté la présence de Noirs ; à condition qu’ils restent à leur place. Cette histoire, c’est celle d’une liberté sans égalité. D’une humanité tolérée, mais jamais pleinement accueillie.
Aujourd’hui, elle mérite d’être dite. Non comme une note de bas de page, mais comme une part essentielle de ce que la France a été.
Une liberté proclamée, mais conditionnelle (1315 – 1777)

On aime le rappeler dans les cercles républicains : la France aurait aboli l’esclavage dès le XIVe siècle. En 1315, le roi Louis X le Hutin proclame :
« Le sol de France affranchit l’esclave. »
Ce texte est souvent cité comme preuve d’un humanisme précoce, d’un socle égalitaire avant l’heure. Mais la réalité est tout autre. Ce décret n’est pas né d’un élan antiraciste, mais d’une volonté juridique : interdire l’esclavage féodal sur le sol royal pour affirmer l’autorité du roi face aux seigneurs. Il ne concerne ni les Africains, ni les futurs esclaves des colonies. Et surtout, il ne fut jamais réellement appliqué. Car si la loi affranchit, l’administration, elle, oublie souvent de suivre.
Dès le XVIIe siècle, on peut voir des hommes et femmes noires servir à Paris, à Bordeaux ou à Versailles ; sans que leur liberté ne fasse l’objet d’un consensus.
Quand Louis XIV bâtit l’empire colonial français, il ne s’embarrasse pas de principes contradictoires. D’un côté, le sol de France serait incompatible avec l’esclavage. De l’autre, le roi met en place le Code noir (1685), qui légalise l’esclavage dans les Antilles et en Guyane. L’esclave devient bien meuble, vendu, transmis, puni à merci.
Mais lorsque des maîtres créoles veulent amener leurs esclaves avec eux en métropole, le flou juridique refait surface. Peut-on être esclave à Paris ? Peut-on punir un « nègre » en public à Bordeaux ? Peut-on vendre un domestique antillais à Marseille ?
Pour tenter de clarifier les choses, plusieurs édits sont promulgués :
- En 1716, un texte reconnaît implicitement la possibilité d’avoir des esclaves en métropole, mais limite leur présence à trois ans.
- En 1738, un nouvel édit impose le recensement obligatoire de tous les « nègres et autres gens de couleur » présents sur le territoire français.
- L’interdiction des mariages avec des Blancs est introduite dans certains cas.
Ces lois sont souvent contournées, contestées, voire annulées par certains parlements locaux. Celui de Paris, réputé frondeur, se montre particulièrement réticent à appliquer ces mesures racistes. Il affranchit plusieurs esclaves par principe, au nom de l’honneur du sol français.
Malgré les lois et les débats, la présence noire en métropole devient un fait social.
Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, plusieurs milliers de Noirs et métis vivent en France, principalement à Paris, Nantes, Bordeaux et dans les ports de la Méditerranée.
Ils sont domestiques chez les nobles, pages exotiques dans les salons, musiciens dans les orchestres privés, soldats dans certaines compagnies, boutiquiers, artisans, servantes, cuisiniers, modèles de peinture, acteurs dans les ménageries royales, parfois protégés par des personnalités influentes.
Quelques noms émergent :
- Jean Boucaud, affranchi par le parlement de Paris dès 1738.
- Pampy et Julienne, esclave et esclave affranchie, devenus libres à Paris en 1776.
- Zamor, esclave de Madame du Barry, éduqué, affranchi, mais toujours assigné à un statut ambigu.
Cette population vit dans un entre-deux : ni réduite en esclavage formel, ni pleinement citoyenne. Elle est tolérée dans l’apparat, l’ornement, la domesticité ; mais jamais dans l’égalité.
1777 : la racialisation de l’espace public français

Le 9 août 1777, un événement passe inaperçu dans les rues de Paris, mais marque un tournant juridique décisif dans l’histoire noire de France. Le Conseil du roi promulgue un arrêt interdisant l’entrée en métropole aux Noirs, mulâtres et autres gens de couleur, libres comme esclaves. La loi ne se cache même pas derrière l’euphémisme : il s’agit d’une mesure raciale assumée. Elle ne parle pas de statut juridique, mais de couleur de peau. La pigmentation devient critère d’exclusion.
Derrière cet acte d’apparence administrative, c’est tout l’espace public français qui commence à se reconfigurer selon une logique raciale. L’obsession des autorités n’est pas tant d’interdire l’esclavage ; déjà instable juridiquement en métropole ; mais de limiter la présence visible des Noirs dans les villes françaises.
L’élite blanche s’inquiète de la “contamination” de l’espace social. Le port de Marseille, la cour de Versailles, les salons parisiens : trop de visages sombres y circulent à leur goût. Trop de créoles, trop de domestiques affranchis, trop de fils de famille “métis”, trop de libertés qui détonnent avec la hiérarchie raciale des colonies.
Pour faire appliquer cette politique, l’État crée un organe inédit : le bureau des gens de couleur.
Sa mission :
- recenser tous les Noirs, mulâtres, métis et assimilés vivant sur le sol français,
- contrôler leurs papiers,
- vérifier leur “légitimité à être là”,
- et, si besoin, organiser leur expulsion.
C’est une prémisse du fichage racial moderne. Chaque homme noir devient suspect. Chaque femme métisse doit prouver son “utilité” ou son origine noble. Le fantasme sécuritaire et moral se mêle : on craint les mariages mixtes, les unions “contre nature”, les héritages illégitimes. On surveille les naissances, les fréquentations, les fortunes.
Cette administration de la couleur ne se contente pas de gérer une population. Elle produit une lecture raciale du territoire national. À partir de 1777, le noir devient un élément perturbateur de l’ordre public, non parce qu’il trouble cet ordre par ses actes, mais par sa seule présence.
Un an après, en 1778, une nouvelle couche est ajoutée à la ségrégation : l’interdiction du mariage entre Blancs et gens de couleur. L’union interraciale, tolérée jusque-là (notamment chez certains aristocrates créoles) devient désormais illégale.
Cette loi, loin d’être anodine, agit comme un verrou symbolique. Elle signifie :
- Vous pouvez être éduqué, riche, civilisé ; mais vous restez en dehors de la communauté nationale.
- Vous n’avez pas le droit de transmettre votre nom, votre statut, votre lignée.
- Votre descendance ne sera jamais considérée comme pleinement française.
C’est une rupture majeure dans l’histoire du droit français. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, l’État interdit non plus seulement un statut, mais un amour. Un corps noir peut travailler, servir, jouer du violon, combattre… mais il ne peut épouser.
Ce n’est pas seulement une politique de mœurs. C’est une stratégie de contrôle de l’héritage. Dans une France où le statut social dépend de la transmission, interdire les mariages mixtes revient à figer les Noirs dans un statut d’étrangeté permanente.
On peut tolérer leur présence, tant qu’elle reste ponctuelle, décorative, marginale.
Mais leur installation, leur intégration, leur procréation deviennent inacceptables.
Les figures noires sont donc enfermées dans une impasse :
- Celles et ceux qui réussissent deviennent suspect·es.
- Ceux qui aiment deviennent criminels.
- Ceux qui revendiquent deviennent dangereux.
L’arrêt de 1777 et la loi de 1778 ne sont pas des anomalies. Ce sont les premières pierres d’un système français de racialisation juridique. Et, déjà, un laboratoire des politiques raciales futures.
Une élite noire sous surveillance : privilèges tolérés, égalité refusée

Il était tout ce que la France disait valoriser : un musicien surdoué, un escrimeur invaincu, un homme de lettres, un officier de cavalerie. Il était, aussi, un homme noir, fils d’un planteur noble et d’une esclave affranchie de Guadeloupe.
Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, incarne mieux que quiconque le paradoxe français. À la fois célébré et écarté. Admis dans les salons, mais jamais dans les lignées.
Commandant d’une garde nationale… mais exclu du mariage, de la magistrature, de l’armée régulière.
Malgré son talent exceptionnel, Louis XVI lui refuse la direction de l’Opéra de Paris, sous la pression de trois cantatrices blanches qui s’indignent à l’idée d’être dirigées par un “mulâtre”.
Il n’est pas victime d’un déni de compétence. Il est victime de ce que sa compétence dérange. Car un homme noir qui excelle dans l’art français menace le récit de supériorité blanche.
La fin du XVIIIe siècle voit apparaître une petite élite noire ou créole instruite, fortunée, parfois noble. Mais ces hommes (nés libres ou affranchis, souvent propriétaires, parfois artistes) ne sont jamais considérés comme pleinement français.
- Julien Raimond, riche planteur de Saint-Domingue, milite à Paris pour les droits civiques des gens de couleur libres. Il est entendu, mais sans cesse repoussé dans l’espace colonial.
- Guillaume Guillon Lethière, peintre métis, devient professeur, puis directeur de l’Académie de France à Rome, mais son origine reste un stigmate.
- Thomas Alexandre Dumas, général de la République et père du futur romancier, brave les Alpes avec Bonaparte. Il est admiré pour sa bravoure, mais on lui refuse les honneurs qu’un blanc aurait reçus sans discussion.
Ces hommes incarnent une fracture : ils sont à l’intérieur du récit national, mais jamais au centre. Ils sont tolérés pour leur utilité, respectés pour leurs talents, utilisés pour leur valeur symbolique, mais écartés dès qu’ils réclament l’égalité.
La place des femmes noires dans cette élite fantôme est encore plus marginale, et souvent fantasmée. Elles ne sont ni citoyennes, ni héritières, ni sujettes politiques. Elles sont allégories.
- Ourika, personnage de roman inspiré d’un fait réel, est une jeune Sénégalaise élevée dans un couvent aristocratique. Cultivée, douce, brillante, elle tombe amoureuse d’un jeune noble. Mais la société lui refuse cette union. Elle finit recluse, entre folie et chagrin, incapable de vivre dans un monde qui lui interdit d’aimer.
Ourika n’est pas seulement un drame romantique : elle est le symbole de l’impossibilité d’être femme, noire et digne en France. - La Mauresse de Moret, que la rumeur disait fille de la reine Marie-Thérèse, est élevée dans un couvent royal. Sa peau noire intrigue, effraie, fascine. Elle n’eut aucun rôle officiel, aucun droit reconnu ; mais son simple corps noir dans un espace royal devient un objet de controverse.
Ces figures féminines, bien que rarement actives politiquement, révèlent une chose essentielle : même lorsqu’on les éduque, même lorsqu’on les protège, les femmes noires sont enfermées dans un statut de figure littéraire, jamais de sujet de droit.
Tous ces destins (Saint-George, Raimond, Lethière, Dumas, Ourika) dessinent les contours d’un plafond de verre racialisé avant l’heure. Ils montrent que la France, même avant le mot “colonisation”, avait déjà bâti un ordre racial d’exclusion douce.
- On pouvait être noir et brillant, mais pas reconnu.
- Noir et militaire, mais pas honoré.
- Noir et aimé, mais pas marié.
- Noir et utile, mais jamais citoyen à part entière.
Ce racisme sans esclavage est peut-être encore plus pernicieux :
il permet à la France de se croire juste, éclairée, égalitaire ; tout en maintenant une hiérarchie de sang, de peau, d’héritage.
Une hiérarchie dont on ne parlait pas dans les lois… mais que chacun, dans les salons, les académies, les tribunaux, savait lire.
La Révolution et ses trahisons (1791 – 1802)

La Révolution française éclate avec fracas, brandissant l’étendard des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité. Pour les Noirs de France (qu’ils soient créoles, affranchis, métis ou descendants d’esclaves) c’est un souffle d’espoir.
En mai 1791, après de vifs débats, l’Assemblée nationale vote un décret historique : les hommes de couleur libres nés de parents libres ont les mêmes droits que les citoyens blancs. Ce n’est pas encore l’abolition de l’esclavage, mais c’est une reconnaissance symbolique immense : les barrières raciales tombent, du moins en droit.
Cette décision est portée par des figures noires majeures comme Julien Raimond, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Belley, qui plaident à Paris pour l’égalité des droits civiques.
À Saint-Domingue, en Guadeloupe, en Martinique, la nouvelle fait trembler les planteurs blancs : ils voient venir la chute de leur hégémonie. En métropole, c’est une parenthèse. Brève, fragile. Mais réelle.
Pour la première fois, la République dit : la couleur ne doit plus déterminer la citoyenneté.
Le 4 février 1794, la Convention vote l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Les esclaves deviennent libres et citoyens.
Cette mesure révolutionnaire bouleverse le monde atlantique. Elle consacre la révolte des esclaves à Saint-Domingue, menée par Toussaint Louverture, comme moteur du changement. Elle confirme aussi la présence noire dans la République : Jean-Baptiste Belley, ancien esclave devenu député de Saint-Domingue, siège à l’Assemblée.
En France métropolitaine, cette abolition se traduit par une visibilité accrue des Noirs dans l’espace public. On les voit dans les clubs révolutionnaires, les bataillons, les ateliers. Certains reçoivent des affectations militaires, des fonctions administratives.
Thomas Alexandre Dumas, général républicain, commande une armée dans les Alpes.
Saint-George, qui avait été mis à l’écart sous Louis XVI, reprend du service.
Pour un court moment, l’égalité semble possible. Mais c’est un leurre.
Quand Napoléon Bonaparte prend le pouvoir, l’ordre revient. Et avec lui, les hiérarchies raciales.
En mai 1802, le Premier Consul fait voter une loi rétablissant l’esclavage dans les colonies, sur la base d’un argument économique : les planteurs veulent retrouver leurs privilèges.
Mais le rétablissement ne se limite pas aux îles. Sur le sol métropolitain, les Noirs deviennent indésirables.
Sans loi explicite, Napoléon fait expulser les Noirs “trop visibles”, surtout ceux venus des colonies. Il dissout des unités militaires où ils étaient nombreux. Il interdit les mariages mixtes, comme sous l’Ancien Régime. Il rétablit la censure, le contrôle des papiers, la surveillance policière.
Le général Dumas est mis à l’écart, humilié, privé de solde. Il meurt pauvre, oublié.
Jean-Baptiste Belley meurt en prison, discrédité. Saint-George est à nouveau rejeté, malgré ses états de service. Tous les visages noirs de la République disparaissent des gravures officielles.
Entre 1791 et 1802, les Afrodescendants ont tout connu :
- l’espoir de l’égalité,
- la fierté d’être intégrés à la nation,
- puis la trahison, brutale, silencieuse, impunie.
Napoléon n’a pas seulement rétabli l’esclavage. Il a raturé la promesse républicaine. Il a remis en place les frontières raciales de l’Ancien Régime, avec plus d’efficacité, plus de force administrative, plus de cynisme.
La République noire qui aurait pu naître a été étouffée dans l’œuf. Et avec elle, les mémoires de ceux qui l’avaient rêvée.
Vers une normalisation fragile (1804 – 1848)

Après 1804, la France entre dans l’ère des faux-semblants. L’Empire napoléonien, puis la monarchie restaurée, prétendent avoir tourné la page des excès révolutionnaires ; tout en institutionnalisant le retour à l’ordre racial.
Aucune loi ne dit explicitement que les Noirs n’ont pas leur place en métropole.
Mais tout, dans l’organisation administrative, sociale et symbolique, contribue à les rendre invisibles.
L’accès à certaines professions leur est implicitement refusé. L’administration repère les “individus de couleur” dans les grandes villes, et s’inquiète dès qu’ils sont trop nombreux au même endroit. Le fichage, amorcé dès 1777, se poursuit dans les préfectures et commissariats.
La tolérance devient conditionnelle :
« Sois discret, utile, et surtout seul. »
Le Noir acceptable est isolé, intégré à une domesticité blanche, sans projet de lignée.
Il peut être violoniste, comme Saint-George l’était. Il peut être peintre, militaire ou ouvrier.
Mais jamais leader, marié à une blanche, propriétaire d’un bien ou porteur d’une vision politique.
Pourtant, les Noirs ne disparaissent pas du territoire français.
Au contraire, la présence afrodescendante continue à Paris, Bordeaux, Marseille, principalement issue des colonies françaises et des anciennes possessions.
- Certains sont descendants de soldats noirs venus avec l’armée révolutionnaire.
- D’autres sont des anciens esclaves affranchis après 1794, puis revenus en métropole.
- Quelques-uns sont nés en France de pères blancs et de mères noires, dans une ambiguïté juridique totale.
On les retrouve dans les ports, les casernes, les théâtres, les ateliers.
Ils sont cochers, musiciens, blanchisseurs, modistes, parfois cabarettiers.
Mais jamais considérés comme une communauté.
Tout est fait pour nier leur existence collective.
Il n’y a ni école dédiée, ni lieu de mémoire, ni représentation politique, ni reconnaissance symbolique.
En 1826, une ordonnance de Charles X interdit à tout individu “étranger ou ancien esclave” de séjourner plus de deux mois sur le territoire français sans autorisation spéciale.
Cette mesure ne vise personne explicitement ; mais dans les faits, elle s’applique presque uniquement aux Noirs. C’est un racisme administratif, feutré, mais redoutable.
Et pourtant, dans les interstices, certains continuent à exister. On note des mariages (souvent illégaux) entre femmes blanches et hommes noirs. Des enfants métis naissent, sans statut clair. Des figures afrodescendantes jouent dans les théâtres populaires, dans les cafés-concerts.
Leur présence dérange moins qu’avant, mais elle ne rassure pas non plus.
L’égalité n’est pas combattue frontalement : elle est simplement différée, refusée par inertie.
Lorsque la Deuxième République abolit l’esclavage en avril 1848, dans la foulée des révolutions européennes, elle le fait dans les colonies. Mais en métropole, aucune mesure ne vient réparer les discriminations subies par les Noirs libres depuis deux siècles.
Pas de reconnaissance. Pas d’indemnisation pour ceux stérilisés dans leur dignité, entravés dans leurs droits, effacés des archives.
Rien.
La République se veut aveugle à la couleur ; mais elle n’efface que le passé blanc.
L’égalité est proclamée, sans jamais nommer ceux à qui elle a été si longtemps refusée.
Une histoire française effacée, mais décisive

Ils n’étaient pas des ombres. Ils n’étaient pas des anecdotes. Ils étaient présents. Massifs par leur solitude. Puissants par leur silence.
De Saint-George à Ourika, de Dumas à Jean Amilcar, en passant par Zamor, Boucaud ou la Mauresse de Moret, les Afro-descendants présents en France entre 1650 et 1848 ne furent ni esclaves, ni pleinement libres. Ils vécurent entre les lignes. Dans une République qui n’existait pas encore, mais dont ils incarnaient déjà le dilemme : comment proclamer l’universalité en excluant certains corps ?
L’histoire officielle parle d’eux comme d’exceptions. Mais l’exception, ce fut le droit qu’on leur refusa. Pas leur génie. Pas leur humanité. Pas leur présence.
Ces hommes et ces femmes noirs ont été les catalyseurs muets d’un débat français toujours inachevé :
Où commence l’égalité ? Sur le sol ? Dans le sang ? Par la filiation ? Et quand l’histoire ne vous nomme pas, que reste-t-il de votre liberté ?
On dit souvent que la République est née en 1789. Mais on oublie que ses fondations ont été creusées sur des silences, sur des exclusions, sur des visages qu’on a préférés oublier. Les Noirs en France avant l’abolition sont les témoins de ce déni.
Aujourd’hui, réhabiliter leurs noms, leurs luttes, leurs élans, ce n’est pas réparer le passé :
C’est rendre le présent plus vrai. Et c’est ouvrir un espace où la mémoire noire ne sera plus un supplément d’histoire, mais une page centrale de la conscience française.
Sources
- Claude Ribbe, Le Chevalier de Saint-George, Perrin, 2004.
- Frédéric Régent, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe (1789-1802), Grasset, 2004.
- Pierre H. Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, PUF, 2007.
- Madeleine Dobie, Trading Places: Colonization and Slavery in Eighteenth-Century French Culture, Cornell University Press, 2010.
- Documents d’archives : arrêt du 9 août 1777 & ordonnance de 1778 (mariages mixtes)