Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Tippu Tip, négociant noir du XIXe siècle, fut l’un des plus grands marchands d’esclaves de l’histoire africaine. Entre empire commercial, complicité coloniale et guerre oubliée, son parcours révèle les zones grises de notre mémoire noire. Voici l’histoire d’un homme qui a vendu l’Afrique ; et s’est vendu lui-même.

Le marchand et ses fantômes

Stone Town, Zanzibar. Juin 1905.
Dans une grande maison en corail blanc, à deux pas de l’océan Indien, un vieil homme s’éteint. À ses côtés, ni foule, ni pleureuses. Quelques serviteurs silencieux, des murs tapissés de poussière et, sur une étagère branlante, une pile de cahiers : le récit de sa vie, rédigé dans un swahili rigide. Il s’appelait Hamad bin Muhammad al-Murjebi. Mais l’Histoire l’a retenu sous un autre nom : Tippu Tip, l’homme qui faisait pleuvoir l’or sur les caravanes et le feu sur les villages.

Son nom résonne encore dans les méandres du fleuve Congo, sur les routes de l’ivoire et les pistes de la chair humaine. Il fut à la fois explorateur, trafiquant, gouverneur et stratège, mais aussi bourreau, et parfois, traître à sa propre mémoire. Noir de peau, mais à la tête d’un empire d’esclaves. Arabe de nom, mais enraciné dans les terres bantoues. Érudit, mais brutal. Visionnaire, mais aveugle aux ruines qu’il semait.

Dans les récits européens, il fut un “allié” utile, un “grand commerçant”. Dans la mémoire africaine, il est plus difficile à classer. Tippu Tip, c’est ce que l’histoire n’aime pas : une figure grise, qui dérange autant qu’elle fascine. Un nœud dans la grande fresque de la traite, que ni l’Occident, ni l’Afrique ne parviennent à démêler sans douleur.

Chez Nofi, nous croyons que ces figures-là doivent être racontées, non pour les célébrer, mais pour mieux comprendre les mécanismes profonds de l’oppression, y compris lorsqu’ils prennent un visage noir. Car l’oubli est aussi une complicité. Et les bourreaux peuvent aussi venir de chez nous.

Zanzibar, creuset de contradictions (1830–1850)

Zanzibar, au XIXe siècle, n’est pas seulement un port. C’est une porte. Celle qui s’ouvre sur l’océan Indien et sur l’intérieur du continent africain. On y respire l’odeur mêlée du girofle, du sang et du bois mouillé. Les boutres chargés d’hommes et de marchandises accostent sans relâche. Entre les murs blanchis à la chaux des palais omanais, la traite ne se cache pas. Elle est la colonne vertébrale de l’économie.

C’est ici que naît Tippu Tip, vers 1837, dans une maison de pierres et de secrets. Il est le produit d’un monde traversé de lignes multiples : sa mère est arabe, son père swahili, sa grand-mère bantoue. Il est tout à la fois africain, arabo-musulman, insulaire et continent, miroir d’un métissage vertical, celui qui assemble le haut (marchands) et le bas (captifs) sans jamais les confondre.

Dans cette société stratifiée, la couleur de peau ne suffit pas à définir la place de chacun. L’islam joue son rôle. L’argent aussi. Mais le pouvoir véritable, ici, c’est le droit de capturer autrui.

La traite dite “arabo-musulmane”, que certains voudraient édulcorer par pudeur ou déni, n’a rien de folklorique. Elle est structurée, violente, industrielle. Et dans cette machine, Tippu Tip grandit comme on s’endurcit. Il écoute les récits de son père, caravanier aguerri, qui traversait les terres de l’intérieur, à la recherche d’ivoire ; et d’hommes.

Il n’a pas vingt ans qu’il mène déjà ses propres expéditions. En tête d’une centaine d’hommes armés, il entre dans le cœur du continent non pas en conquérant mais en courtier de l’ombre, intermédiaire entre le besoin d’objets de l’Europe et la chair noire qui paiera l’addition.

Mais comment raconter un homme noir qui fait capturer d’autres hommes noirs ? Comment expliquer que l’Afrique a parfois vendu l’Afrique, sans réduire cela à une trahison pure, ni excuser l’indicible ?

Zanzibar ne donne pas toutes les réponses. Mais elle en expose les fondations : une société marchande, hiérarchisée, connectée à l’économie globale, où les Africains pouvaient être acheteurs comme produits, commerçants comme victimes.

Tippu Tip n’est pas un accident de l’histoire. Il en est le symptôme parfait.

L’empire des chaînes : construire sa richesse (1850–1870)

C’est à cette époque que Tippu Tip devient plus qu’un caravaneur : il devient un empire en mouvement.

À la tête de plusieurs dizaines, puis centaines d’hommes armés, il ne se contente plus de suivre les pistes commerciales ouvertes par ses aînés. Il les étend. Il les transforme. Il les saigne. Chaque traversée de rivière, chaque bourg incendié, chaque captif enchaîné est un acte de pouvoir. Pas un pouvoir d’État, mais un pouvoir qui s’impose par la peur et l’efficacité.

Les caravanes de Tippu Tip sont des forteresses nomades. Elles avancent avec des fusils à silex, des vivres, des porteurs, des guides, des chaînes. Les hommes sont capturés ou achetés, souvent les deux : achetés à prix d’armes, ou capturés dans des raids d’une violence implacable. Les femmes sont souvent réduites à l’état d’objets sexuels, épouses de route, esclaves domestiques ou monnaie d’échange.

Dans cette économie de l’horreur, l’ivoire est l’or blanc. Les défenses d’éléphant, massives, précieuses, rejoignent Zanzibar, puis Bombay, Londres, ou Paris. Elles décorent les pianos européens pendant que des enfants africains marchent pieds nus derrière les caravanes.

Et à chaque point de chute, Tippu Tip fonde un poste : Kasongo, Nyangwe, Riba Riba… Ces comptoirs deviennent des villes marchandes où se mêlent le swahili, l’arabe, le lingala, le français, et les cris des captifs. Il y implante des garnisons, instaure des taxes, nomme des délégués. Ce n’est pas encore un État, mais c’est déjà une domination territoriale. Le cœur de l’Afrique, avant même les Belges, est découpé par un homme noir au nom arabe.

Et c’est là que réside la complexité : peut-on appeler “collaboration” une expansion noire qui s’adosse à des logiques coloniales ? Peut-on parler de souveraineté quand elle repose sur des chaînes ? Ou faut-il dire que Tippu Tip, en marchand pragmatique, a simplement joué avec les règles d’un monde déjà pourri ?

Il faut aussi écouter ceux qu’on n’a pas laissés écrire : les résistants, les fuyards, les villages brûlés, les peuples déplacés, les lignages détruits. Car si Tippu Tip a enrichi Zanzibar, il a saigné le Congo.

Il y a dans ce silence une forme de vérité plus dure que toutes les archives : la richesse de quelques-uns ne s’est bâtie que sur la dévastation des autres. Et ce « quelques-uns », parfois, avait notre couleur.

L’homme qui rencontra Livingstone (1870–1880)

Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Dans les récits européens, Tippu Tip devient alors un personnage presque romanesque. Explorateur noir, parlant plusieurs langues, capable de négocier avec les puissances occidentales tout en dirigeant des armées de caravaniers.Un “allié” de la civilisation, nous dit-on. Mais il faut lire entre les lignes : les Européens l’admirent autant qu’ils s’en méfient.

C’est à cette époque qu’il rencontre David Livingstone, le célèbre missionnaire et explorateur britannique. Le contraste est saisissant : d’un côté, un homme blanc venu “abolir la traite” au nom de Dieu ; de l’autre, un homme noir qui en vit. Et pourtant, ils partagent la route, les repas, les nuits sous la tente. Il arrive même que Tippu Tip aide Livingstone à traverser des zones hostiles, lui fournisse des vivres ou des porteurs.

Ambiguïté parfaite. Car ce que Livingstone ne dit pas (ou préfère taire), c’est que sans ces “Arabes” comme Tippu Tip, aucun Européen ne pénétrait l’Afrique intérieure en vie.

Dans ces zones alors inconnues des puissances coloniales, Tippu Tip est roi sans couronne, chef de guerre, diplomate, commerçant. Les puissances occidentales négocient avec lui, lui reconnaissent une autorité de fait, en attendant de mieux le remplacer.

Mais lui, que pense-t-il de ces Européens ? Certains récits rapportent qu’il se méfie de leur avidité, qu’il comprend très tôt que leur présence est le prélude à une dépossession plus vaste. D’autres disent qu’il voit en eux une opportunité de légitimer son pouvoir face à ses rivaux arabes et africains. Entre diplomatie et duplicité, Tippu Tip tente de jouer sur tous les tableaux.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’ait pas vu venir l’inévitable ? Que ces hommes venus avec des croix et des cartes finiraient par redessiner les frontières à l’encre du sang ? Ou a-t-il, comme tant d’autres, cru que son pouvoir local pourrait survivre à la marche de l’Empire ?

Une chose est sûre : en traitant avec Livingstone, Stanley, ou Leopold II, Tippu Tip devient un maillon actif du projet colonial. Pas un simple figurant. Il ouvre les portes du continent à ceux qui viendront l’enchaîner.

Gouverneur des ténèbres (1880–1890)

1887. Zanzibar. Le monde bascule. Un contrat est signé entre deux hommes : Tippu Tip et Henry Morton Stanley, émissaire du roi Léopold II de Belgique. L’objet ? Nommer Tippu Tip gouverneur du district de Stanley Falls, dans ce qui deviendra le Congo Free State ; un euphémisme pour désigner l’enfer sur terre.

Tippu Tip, l’homme libre, devient gouverneur au nom d’un monarque européen. Il obtient un sceau, une fonction officielle, et le droit d’exercer son autorité sur un territoire aussi vaste que l’Allemagne. Un noir au service d’un roi blanc. Une alliance contre nature ? Ou l’ultime ruse d’un commerçant lucide qui pressentait la fin de son hégémonie ?

Dans ce territoire, le trafic continue. Mais désormais, il a l’aval d’un État. Tippu Tip impose des taxes, lève des troupes, régule les routes de l’ivoire… tout en devant composer avec une présence coloniale de plus en plus pressante. L’ambiguïté de son rôle culmine : collaborateur ? intermédiaire ? gouverneur fantoche ?

Son fils, Sefu bin Hamid, prend la relève sur le terrain. Mais très vite, les tensions explosent. Les Belges ne veulent plus de partage. Ils veulent l’exclusivité du contrôle. Ce sera la guerre arabo-congolaise (1892–1894). Sefu est tué. Les postes de Tippu Tip sont détruits. Ses alliés fuient ou se rendent. Son empire s’effondre.

Et là, une vérité nue apparaît : ce que les Européens donnent, ils le reprennent toujours. Tippu Tip croyait négocier sa survie. Il a servi d’outil de transition, un masque africain pour un projet européen.

Il rentre à Zanzibar, usé, vaincu, conscient que le vent de l’Histoire a tourné. Le Congo ne sera plus jamais entre des mains africaines. Il sera soumis, pillé, démembré ; avec, au début de la chaîne, un homme noir en turban blanc.

C’est cela, peut-être, la tragédie ultime : avoir voulu jouer avec les puissants, sans comprendre qu’on ne joue pas avec l’Empire. L’Empire joue avec toi.

Le marchand de mémoire (1890–1905)

Vieux, malade, mais toujours influent, Tippu Tip se retire dans sa demeure de Stone Town, au cœur de Zanzibar. Là, entre les murs de corail et les balcons sculptés, il entreprend ce que peu d’hommes de son monde ont fait avant lui : il écrit.

Son autobiographie, dictée en swahili, est l’un des premiers témoignages d’un Africain sur l’Afrique intérieure avant la colonisation totale. Il y raconte ses caravanes, ses alliances, ses expéditions, ses rapports avec les Européens. Il y raconte sa version de l’Histoire. Mais ce récit est une construction : aucune ligne sur les souffrances infligées, aucun mot pour les captifs, aucune introspection morale.

Il y a quelque chose d’effrayant dans cette posture sereine. Comme si la traite n’était qu’un commerce, un passage obligé dans le grand livre du monde. Tippu Tip ne se présente pas comme un bourreau. Il se voit comme un homme d’affaires, un négociant dans une époque où la violence était la norme. Ce récit est donc aussi une tentative de rédemption par la plume, mais sans confession.

Et pourtant, il reste. Ce texte existe. Et il nous renvoie à notre propre inconfort. Car il ne s’agit pas d’un Européen parlant de l’Afrique. Il s’agit d’un Africain parlant de lui-même, sans détour, sans excuses. Il devient, malgré lui, un témoin capital de ce que fut cette période trouble : la fin d’un monde ancien et l’annonce du colonial.

Tippu Tip meurt en 1905, l’année même où la Belgique prend officiellement possession du Congo, et où la barbarie de l’État libre est dénoncée par des voix comme celle de Casement ou Morel. Il meurt alors que l’histoire coloniale s’écrit désormais sans les Africains.

Mais son silence sur les victimes, son refus d’assumer une part de responsabilité, sont autant de lignes vides que nous devons aujourd’hui remplir. Car écrire l’Histoire ne suffit pas. Encore faut-il savoir qui parle. Et pour qui.

Décoloniser le récit autour de Tippu Tip

Tippu Tip ne figure dans aucun manuel scolaire. Son nom ne résonne ni comme celui d’un héros, ni comme celui d’un bourreau. Il flotte, dans une zone grise. Trop africain pour être blâmé par l’Europe. Trop complice pour être salué par l’Afrique.

Et pourtant, il faut en parler. Non pas pour lui construire une statue. Mais pour déconstruire un mythe plus vaste : celui d’une Afrique uniquement victime.

Car l’Histoire est plus complexe. Oui, l’Afrique a été brisée, dévastée, exploitée par des puissances coloniales brutales. Mais des mains noires ont parfois tenu les chaînes. Des figures africaines, parfois brillantes, ont servi des logiques impériales ; par ambition, par opportunisme, par peur ou par orgueil.

Décoloniser le récit, ce n’est pas réécrire l’histoire pour qu’elle nous flatte. C’est lui rendre sa profondeur, son humanité, ses contradictions. Tippu Tip nous force à poser les bonnes questions :

  • Peut-on être Africain et oppresseur ?
  • Peut-on dénoncer l’esclavage atlantique tout en ignorant les traites orientales ?
  • Peut-on pardonner sans comprendre ?

Aujourd’hui, le nom de Tippu Tip est encore honoré à Zanzibar par certains comme un bâtisseur, un commerçant brillant, un visionnaire. D’autres le dénoncent comme l’un des plus grands marchands de chair humaine de son temps. Les deux ont raison. Et c’est là que réside notre devoir de mémoire : refuser les raccourcis. Affronter les zones d’ombre. Nommer les choses.

Car ce n’est qu’en regardant en face nos fantômes que nous pourrons écrire une autre histoire. La nôtre. Complète. Digne. Humaine.

Sources

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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