Thiaroye 1944 : anatomie d’un massacre colonial

Le 1ᵉʳ décembre 1944, au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, des tirailleurs africains rapatriés de France sont abattus par l’armée coloniale française. Ils réclamaient le paiement de leurs soldes et indemnités, accumulées pendant leur captivité dans les Frontstalags allemands. L’évènement, occulté pendant des décennies, constitue l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire coloniale française. Restitué à partir d’archives fragmentaires, souvent falsifiées ou absentes, et d’un patient travail historiographique, le massacre de Thiaroye révèle les logiques profondes du système colonial : inégalités structurelles, mépris racial, impunité administrative et silence d’État.

L’histoire coloniale laisse, dans les plis de ses silences, des drames que l’on ne peut comprendre qu’en reconstituant patiemment les chaînes d’humiliations, de négligences et de violences qui les ont rendus possibles. Le massacre de Thiaroye appartient à cette catégorie d’évènements où les faits, pour avoir été dérobés à la connaissance publique, n’en demeurent pas moins décisifs pour appréhender les réalités politiques d’un empire en déclin.

Il ne s’agit pas seulement de la mort de plusieurs dizaines (ou centaines) de soldats africains le 1ᵉʳ décembre 1944. Il s’agit de la mise à nu d’un système colonial incapable de reconnaître l’égalité de ceux qui venaient de combattre et de souffrir pour la France, ni de leur rendre justice lorsqu’ils réclamaient ce qui leur était dû.

À Thiaroye, l’histoire n’est pas un simple conflit disciplinaire ayant dégénéré. Elle est l’expression concentrée de rapports de force structurels, nourris par des décennies de hiérarchies raciales, d’inégalités politiques et d’intérêts administratifs. Les tirailleurs, qui avaient survécu à la captivité en Allemagne, se virent refuser, une fois rentrés en Afrique, ce que la loi elle-même leur garantissait : leurs soldes, primes, pécule, livret d’épargne, rappels d’indemnités de captivité. Le déni de droit fut le moteur initial de la contestation. La répression fut son aboutissement.

Thiaroye 1944 : comprendre le massacre des tirailleurs sénégalais et la vérité historique occultée

Thiaroye 1944 : anatomie d’un massacre colonial

Pour comprendre Thiaroye, il convient d’abord de rappeler ce que fut la trajectoire des tirailleurs sénégalais durant la Seconde Guerre mondiale. Acheminés en Europe dès la drôle de guerre, ils participent activement à la campagne de France. Beaucoup sont faits prisonniers en 1940.

Dans les Frontstalags allemands, les conditions de vie sont particulièrement dures : sous-alimentation, manque d’eau, travaux forcés, mortalité élevée. Les documents consultés montrent que les tirailleurs ont reçu, pour certains, une indemnité de travail de 8 francs par jour, déposée sur des livrets d’épargne gérés par les camps. Mais ces soldes ne leur seront jamais intégralement restituées.

À partir de 1943, selon le rapport analysé dans les archives françaises, le régime de Vichy envoie des officiers français encadrer les camps pour le compte de l’occupant. Beaucoup de tirailleurs vivent cette situation comme une double trahison : la France, qu’ils ont défendue, les abandonne à un traitement discriminatoire. Lorsqu’ils parviennent à s’évader ou sont libérés par les troupes alliées en 1944, les premiers sentiments sont la fatigue, le soulagement, mais aussi la volonté de rentrer au pays et de retrouver les leurs.

Les documents de 1944 montrent que près de 30 000 prisonniers coloniaux sont libérés, dont environ 15 000 Africains de l’AOF. Les premiers rapatriements s’organisent depuis la Normandie et la Bretagne. Des groupes entiers sont rassemblés dans les centres de transit de La Flèche, Versailles, Rennes et Morlaix.

C’est dans ces centres que naissent les premiers conflits liés aux soldes non versées : certains tirailleurs reçoivent des avances, d’autres presque rien. Les archives notent des incohérences flagrantes : pour un même centre, les documents se contredisent sur les sommes distribuées, preuve d’une gestion opaque.

À Morlaix, en octobre 1944, 315 tirailleurs refusent d’embarquer tant que leurs droits ne sont pas réglés. La gendarmerie les déloge violemment, ce qui provoque l’indignation de la population française locale. Ce premier épisode préfigure Thiaroye : la revendication est déjà celle d’un droit légitime, la réponse déjà celle d’une force coercitive.

Les tirailleurs embarquent finalement sur le Circassia, navire britannique qui les mène à Casablanca avant Dakar. Le 21 novembre 1944, ils débarquent à Dakar. Malgré une cérémonie officielle d’accueil, les tensions sont perceptibles : selon les documents et témoignages recueillis, certains tirailleurs manifestent déjà leur exaspération face à l’absence de paiements.

Au camp de Thiaroye, situé à une quinzaine de kilomètres de Dakar, les tirailleurs attendent le règlement de leurs droits. Les revendications portent sur les éléments suivants, tels que mentionnés dans les circulaires militaires de 1944 : solde de captivité, indemnité de combat, prime de maintien sous les drapeaux, solde du livret d’épargne, prime de démobilisation, indemnité de congé, solde de traversée. Rien n’indique que le commandement entend les payer immédiatement.

Les généraux Dagnan et de Boisboissel, responsables de la démobilisation à Dakar, informés des protestations, adoptent une posture intransigeante. Les archives révèlent que l’un des généraux considère les tirailleurs comme « en état de rébellion », avant même l’incident du 1ᵉʳ décembre. Le conflit n’est donc pas analysé comme un litige administratif mais comme une menace disciplinaire à neutraliser.

Les jours précédant le massacre sont marqués par deux évolutions essentielles.

La première est administrative : une circulaire (datée du 16 novembre) modifie brusquement les modalités de paiement des soldes, au détriment des tirailleurs déjà embarqués. Elle stipule que la totalité des arriérés doit être réglée avant départ de métropole ; ce qui exclut les tirailleurs déjà en route ou déjà arrivés en Afrique. Une nouvelle injustice s’ajoute à l’injustice initiale.

La seconde est opérationnelle : le général Dagnan prépare une « force de répression », selon les termes de plusieurs rapports militaires de l’époque. Cette force comprend deux bataillons d’infanterie, des gendarmes, des automitrailleuses, un char léger M3, et plusieurs compagnies de tirailleurs restés fidèles au commandement.

Ce déploiement massif, disproportionné au regard des revendications salariales, montre la nature du regard porté sur les tirailleurs : non pas des soldats démobilisés réclamant un dû, mais des « indigènes » dont il faudrait prévenir la révolte, selon une vision militarisée et racialement hiérarchisée.

Selon plusieurs témoignages postérieurs, des fosses sont creusées la veille du massacre. Aucun document officiel ne le confirme, mais cette information apparaît dans des recueils oraux cités dans les travaux académiques contemporains.

Au matin du 1ᵉʳ décembre, les tirailleurs sont ordonnés de se rassembler sur l’esplanade du camp. Les rapports militaires divergent sur l’heure exacte et sur l’origine du premier tir. Certains évoquent un tirailleur « menaçant » ; d’autres une salve en l’air tirée par les forces de maintien de l’ordre.

En revanche, tous les rapports militaires convergent sur un point : après quelques échanges verbaux, le général Dagnan donne l’ordre de tirer.

Des automitrailleuses ouvrent le feu sur la foule. La fusillade dure quelques secondes. Selon les documents militaires présents dans les archives, plus de 500 cartouches sont tirées.

Les tirailleurs sont désarmés ou porteurs de seules armes blanches. Aucun élément matériel ne prouve qu’ils aient tiré. Certains s’enfuient vers le village voisin, où l’un d’eux est abattu. Des rafles sont organisées dans la journée pour retrouver ceux qui ont fui.

Le nombre de morts demeure l’un des points les plus controversés. Le bilan officiel oscille entre 24 et 70 morts. Les estimations historiques établies à partir des incohérences administratives et des « disparus » suggèrent qu’il pourrait y avoir eu entre 300 et 400 victimes. Cette fourchette est jugée plausible par plusieurs chercheurs, compte tenu de la nature de l’armement utilisé et des occultations documentaires ultérieures.

Dans les jours qui suivent, 48 tirailleurs sont arrêtés. Ils sont jugés en mars 1945 par un tribunal militaire composé d’officiers ayant participé à la répression. Les accusations portent sur la « rébellion », le « refus d’obéissance » et « l’outrage à supérieur ».

Les conditions du procès violent les principes fondamentaux de justice : absence d’interprètes pour certaines langues, absence des pièces à conviction, témoignages contradictoires, défense assurée par des officiers eux-mêmes impliqués dans la répression. La plupart des tirailleurs sont condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison, assorties d’interdictions de séjour et de dégradation militaire.

Les condamnés sont envoyés à Gorée, en Mauritanie ou à Thiès. Plusieurs meurent en détention.

Ce procès scelle la version officielle : les tirailleurs sont coupables, la répression légitime.

Pendant des décennies, le massacre est occulté en France. La censure de 1944 fonctionne encore, et aucun journal métropolitain n’en parle. En Afrique, la mémoire circule oralement, notamment dans les communautés de tirailleurs.

À partir des années 1970, les premiers travaux universitaires apparaissent. Dans les années 1990, l’historiographie s’accélère, portée par les chercheurs sénégalais et français. L’ouverture partielle des archives, les recherches menées à Dakar, en France et au Royaume-Uni, et les découvertes de falsifications documentaires permettent d’établir la réalité d’un massacre prémédité, masqué et justifié par un appareil administratif soucieux d’éviter toute remise en cause de l’ordre colonial.

En 2012, la reconnaissance officielle française évoque 35 morts. En 2014, elle évoque « au moins 70 ». Les historiens rappellent que ces chiffres minimisent probablement l’ampleur réelle du drame.

Le massacre de Thiaroye ne peut être réduit à une bavure. Il combine plusieurs dimensions typiques du système colonial tardif.

D’abord, une dimension raciale. Les tirailleurs sont traités comme des soldats subalternes, soumis à une hiérarchie raciale qui, en métropole, a déjà montré ses limites. Leur participation à la Résistance, pour certains, ne leur accorde aucun statut particulier dans l’armée coloniale.

Ensuite, une dimension administrative. Les documents montrent que les circulaires, ordres et rapports avaient pour effet de priver les tirailleurs de leurs droits financiers. La répression visait aussi à éviter un précédent : céder aux revendications africaines aurait ouvert la voie à d’autres contestations.

Enfin, une dimension mémorielle. L’occultation systématique, les archives falsifiées, les rapports incohérents et le silence des responsables montrent une volonté de masquer un crime d’État.

Comprendre Thiaroye, c’est donc comprendre la mécanique profonde d’un système en crise, qui, face aux revendications légitimes de ses soldats africains, ne trouva d’autre réponse que la force.

Le massacre de Thiaroye est un moment de fracture. Il révèle que, malgré les discours sur la « grande famille impériale », la France coloniale ne considérait pas ses soldats africains comme des citoyens égaux en droits. Ces hommes, qui avaient marché, combattu, souffert et survécu à la captivité, ont été tués pour avoir réclamé exercice de la loi. Leur histoire éclaire non seulement la fin de l’empire colonial, mais aussi la lutte continue des peuples africains pour la justice et la reconnaissance.

Rendre visible Thiaroye, c’est rétablir l’histoire. Et c’est rappeler que derrière les archives manquantes, les chiffres contestés et les silences institutionnels, demeurent des vies fauchées, des familles endeuillées et une mémoire qui continue de réclamer vérité.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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