Afrique 50, le film interdit qui a brisé le silence colonial

Interdit pendant quarante ans, Afrique 50 est le premier film anticolonialiste français. Tourné clandestinement en Afrique de l’Ouest, ce court-métrage a coûté la liberté à René Vautier, 22 ans à l’époque. Mais il a ouvert une brèche mémorielle et visuelle dans le mur du silence colonial. Retour sur un film brûlant, un acte de résistance par l’image.

Afrique 50 de René Vautier : premier film anticolonialiste français, histoire d’un réquisitoire censuré pendant 40 ans

En 1949, la Ligue française de l’enseignement passe commande d’un film pédagogique à destination des lycéens et collégiens de métropole. Objectif : montrer les « bienfaits » de la colonisation dans l’Afrique-Occidentale française (AOF). On confie la mission à un jeune cinéaste de 21 ans à peine : René Vautier, ancien résistant et diplômé fraîchement sorti de l’IDHEC (ancêtre de la Fémis). Il s’agit de glorifier l’action éducative de la France dans les colonies, d’illustrer, par l’image, cette fameuse « mission civilisatrice » tant vantée par la IVe République.

Mais à peine arrivé sur le terrain (en Côte d’Ivoire, en Haute-Volta, au Sénégal et au Soudan français) Vautier découvre une tout autre réalité. La misère est criante, les écoles quasi inexistantes, les soins médicaux rarissimes. Et partout, les stigmates d’un système d’exploitation profond, massif, systémique. L’indignation monte. L’envie de filmer aussi.

Rapidement, Vautier comprend qu’il devra filmer en cachette. Le décret Laval de 1934 interdit toute prise de vue dans les colonies sans autorisation du gouverneur. Filmer devient donc un acte de rébellion. Il cache sa caméra, trompe la vigilance des autorités coloniales, et enregistre des scènes de vie quotidienne : femmes pilant le mil, enfants jouant dans la poussière, hommes au travail. Mais derrière cette apparente quiétude, il révèle un tableau accablant.

À son retour en France, la censure frappe. La police saisit les bobines au siège de la Ligue. Vautier est poursuivi en justice pour avoir enfreint la loi coloniale. Il est inculpé et condamné à un an de prison. Ironie de l’histoire : il est jugé aux côtés de Félix Houphouët-Boigny, futur président de la Côte d’Ivoire, accusé d’avoir soutenu la diffusion du film.

Le film, d’une durée de 17 minutes, est un cri. Une plaie ouverte. Sur les images muettes, la voix de René Vautier s’élève : sobre, ferme, indignée. Il ne commente pas, il accuse. Il interpelle les Français, les prend à témoin. Il rappelle que seuls 4 % des enfants africains vont à l’école. Il montre le travail des champs, les soufflets de forge actionnés seize heures par jour par des adolescents. Il dénonce le « progrès » réservé aux colons : les barrages, l’électricité, les infrastructures modernes… dont les Africains ne bénéficient pas.

Plus loin, il filme les répressions. Des villages incendiés pour impôts impayés. Des femmes manifestant à Grand-Bassam en 1949, matraquées pour avoir osé défier l’ordre colonial. Il expose aussi la forme moderne du travail forcé, malgré son abolition officielle en 1946. Pour payer l’impôt, les villageois sont contraints de travailler pour des compagnies françaises à des tarifs dérisoires ; cinquante francs par jour. Le commentaire est sans appel :

« Plus de 40 millions de francs sont extorqués chaque jour à l’Afrique. »

Interdit de projection pendant plus de quarante ans, Afrique 50 circule malgré tout sous le manteau. Dans les cercles anticolonialistes, les universités, les mouvements étudiants d’Afrique et d’Europe de l’Est. Il devient une légende, un film-martyre, l’arme d’un cinéma de combat. À Varsovie, il reçoit la médaille d’or. En France, il reste tabou jusqu’en 1990, date de sa première diffusion officielle. En 1996, l’État français rachète les droits du film et le diffuse dans les anciennes colonies, tentant une réhabilitation diplomatique tardive.

René Vautier n’a jamais cessé de filmer. Dénonçant l’apartheid, les guerres d’Algérie et du Vietnam, les luttes ouvrières, les femmes en prison. Mais Afrique 50 demeure son acte fondateur. Un manifeste visuel. Une brèche ouverte dans le mur du mensonge colonial. Le film prouve qu’un simple regard, armé d’une caméra et d’un peu de courage, peut faire vaciller un empire.

Aujourd’hui, alors que le débat sur les mémoires coloniales reste vif, Afrique 50 demeure un repère. Il nous rappelle que les images ont une mémoire. Et qu’il faut parfois les risquer pour dire le vrai.

Pour aller plus loin

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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