Loin des récits habituels de révoltes et de fuites, cet article explore une forme méconnue mais puissante de résistance à l’esclavage : le recours aux tribunaux américains par les esclaves eux-mêmes pour obtenir leur liberté. À travers plusieurs cas historiques marquants, il dévoile une facette oubliée de la lutte pour l’émancipation.
Un système esclavagiste traversé de contradictions
La naissance des États-Unis s’est faite dans un tumulte d’idéaux nobles et de pratiques profondément contradictoires. En 1776, les Pères fondateurs proclamaient haut et fort que « tous les hommes sont créés égaux« , que la liberté individuelle est un droit inaliénable ; tout en autorisant, tolérant ou pratiquant eux-mêmes l’esclavage. Ce paradoxe fondamental n’était pas seulement moral, il était aussi structurel : au cœur même de la nouvelle République, liberté et servitude coexistaient en tension constante.
Ce choc idéologique n’a pas échappé aux observateurs étrangers. En 1831, deux intellectuels français, Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, entreprirent un voyage à travers les États-Unis. Dans leurs récits, ils s’étonnèrent de constater un pays à la fois profondément attaché à l’idée de liberté, et brutalement enraciné dans une hiérarchie raciale rigide. De Beaumont résumait cette contradiction avec une formule devenue célèbre : « tant d’esclavage au sein de tant de liberté« . Ce regard extérieur, lucide et sans complaisance, mettait en lumière ce que nombre d’Américains préféraient ignorer ou justifier.
Sur le plan juridique, cette contradiction se manifestait par une instabilité chronique des lois, tantôt favorables à l’abolition, tantôt renforçant les privilèges des maîtres. Les États du Nord, plus industrialisés et sensibles aux idées progressistes, abolissaient progressivement l’esclavage, tandis que ceux du Sud le consolidaient en fondement économique et social. Cette disparité créait un patchwork législatif où la liberté ou l’asservissement d’une personne pouvait dépendre du simple fait de traverser une frontière d’État.
Cette situation donna naissance à une série de tensions juridiques majeures. Le droit constitutionnel, censé garantir l’unité fédérale, se retrouvait piégé entre la souveraineté des États et la reconnaissance des droits individuels. Des failles, des contradictions, et parfois de véritables absurdités légales se mirent à émerger. Ce flou, bien qu’injuste, allait pourtant offrir une brèche ; une faille que certains esclaves afro-descendants surent exploiter avec une intelligence remarquable : utiliser les armes du droit pour contester leur statut, et revendiquer leur humanité devant les tribunaux mêmes qui les avaient niés.
Des voies juridiques exploitées par les esclaves pour se libérer

L’image dominante que l’on se fait de la résistance à l’esclavage en Amérique renvoie souvent à la violence, aux révoltes sanglantes ou aux fuites audacieuses vers les États libres. Ces formes de lutte, héroïques et spectaculaires, ont marqué les esprits et la mémoire collective. Pourtant, une autre forme de résistance, plus discrète mais tout aussi subversive, s’est développée en parallèle : l’usage du droit. En exploitant les failles du système judiciaire américain, certains esclaves ont tenté (et parfois réussi) à gagner leur liberté devant les tribunaux.
Cette stratégie, connue sous le nom de suing for liberty, consistait pour les personnes réduites en esclavage à intenter un procès civil contre leur maître, en contestant la légalité de leur asservissement. L’idée peut sembler improbable dans un pays dont l’économie reposait en grande partie sur l’exploitation humaine. Et pourtant, elle s’est avérée suffisamment redoutable pour que certains États tentent, plus tard, de la bloquer par des réformes législatives restrictives.
Dans de nombreux cas, ces procès n’étaient pas menés seuls. Des figures abolitionnistes, des avocats progressistes ou encore des sympathisants prêtaient leur voix et leur expertise aux plaignants. L’intervention de ces alliés était souvent déterminante, car le langage juridique, les coûts des procédures et les obstacles politiques rendaient la démarche extrêmement risquée. Ainsi, le rôle de juristes comme Theodore Sedgwick, qui défendit avec brio Elizabeth Freeman (dite Mumbet) en 1781, fut capital pour traduire la révolte intime de l’esclave en argumentation judiciaire solide.
Mais au-delà du soutien externe, ce sont bien les plaignants eux-mêmes qui furent les véritables architectes de cette résistance. Le simple fait de porter plainte, de contester l’ordre établi en public, et d’oser revendiquer sa dignité à travers les textes fondateurs d’une nation encore en gestation, relevait d’un courage exceptionnel. Ils comprenaient que le droit, même fondé sur des principes hypocrites ou sélectifs, pouvait contenir les germes de leur propre libération. Ce retournement stratégique ; utiliser les lois des maîtres contre eux ; constitue un acte profondément politique et intellectuellement audacieux.
Certes, tous les procès ne menèrent pas à une libération effective. Nombreux furent les cas rejetés, les juges partials, les recours épuisés. Mais chaque tentative ajoutait une pierre à l’édifice de la contestation. Chaque procès devenait un précédent potentiel, un signal envoyé à la société et à la postérité : même enchaîné, l’homme noir n’acceptait pas le silence. Il s’exprimait par les voies mêmes que le système prétendait lui interdire.
Études de cas emblématiques
Pour saisir pleinement l’impact et la portée du recours juridique comme forme de résistance, il est essentiel d’examiner des cas concrets. Ces histoires individuelles, bien que souvent oubliées ou reléguées à la marge des récits historiques dominants, illustrent avec force la lucidité, la résilience et l’ingéniosité des esclaves afro-descendants face à l’appareil judiciaire américain.
1. Elizabeth Freeman (Mumbet), 1781 – Massachusetts

L’affaire d’Elizabeth Freeman, connue sous le nom de Mumbet, reste l’une des plus puissantes incarnations de la résistance juridique à l’esclavage. Esclave domestique dans le Massachusetts, née vers 1744 sous le nom de Bet, elle incarne l’intelligence stratégique et le courage moral dont firent preuve certains esclaves afro-descendants pour contester leur condition en usant du droit.
C’est en entendant une lecture publique de la Constitution du Massachusetts de 1780 (notamment son premier article affirmant que « tous les hommes naissent libres et égaux« ) qu’Elizabeth prit conscience de l’arme que représentait ce texte. Blessée volontairement en protégeant une autre servante de la violence de sa maîtresse, elle décida de faire de son corps une preuve du traitement subi, et de la loi un levier pour sa libération.
Elle sollicita l’avocat Theodore Sedgwick, alors jeune et influencé par les idéaux abolitionnistes. Selon la tradition rapportée par la famille Sedgwick, elle lui aurait déclaré :
« Je ne suis pas une créature muette ; la loi ne peut-elle pas me rendre ma liberté ? ».
Impressionné, Sedgwick accepta de défendre sa cause. Afin de contourner les restrictions juridiques pesant sur les femmes à l’époque, un autre esclave du même maître, Brom, fut ajouté à la plainte pour en renforcer la légitimité.
Le procès Brom and Bett v. Ashley eut lieu en août 1781 devant la Cour de common law du comté de Berkshire. Sedgwick et son collègue Tapping Reeve plaidèrent que les principes constitutionnels nouvellement établis rendaient l’esclavage incompatible avec la loi de l’État. Le jury leur donna raison : Bett fut déclarée libre, tout comme Brom. Le maître, John Ashley, un notable local et homme de loi, fit mine d’interjeter appel, mais se ravisa rapidement ; probablement conscient que cette décision ouvrait une brèche irréversible dans le droit à l’esclavage au Massachusetts.
Elizabeth Freeman devint ainsi l’une des premières femmes afro-américaines à obtenir sa liberté par voie judiciaire, et l’un des symboles les plus marquants de l’abolitionnisme naissant en Nouvelle-Angleterre. Refusant de retourner travailler pour son ancien maître, elle entra au service de la famille Sedgwick, non plus comme esclave, mais comme employée, et y éleva plusieurs générations. Elle gagna une réputation de sage-femme, soignante et conseillère respectée dans sa communauté.
Elle repose aujourd’hui dans le caveau de la famille Sedgwick à Stockbridge ; une place unique pour une femme noire dans la société blanche du XVIIIe siècle. Son combat servit de précédent juridique dans l’affaire Quock Walker v. Jennison, qui, en 1783, mit fin de facto à l’esclavage dans le Massachusetts.
Le souvenir d’Elizabeth Freeman perdure bien au-delà de son époque : statues, centres d’aide aux femmes battues, ouvrages pour enfants et séries télévisées lui rendent hommage. W.E.B. Du Bois, qui se disait l’un de ses descendants, voyait en elle un pilier fondateur de la dignité noire. Par sa lucidité et sa bravoure, Mumbet incarna le refus de l’asservissement ; non par la fuite ou la force, mais par une lecture éclairée des mots que la jeune République prononçait sans encore les appliquer.
2. Josephine vs. P.A.C., 1846 – Louisiane

Le procès de Josephine contre son maître, connu sous le nom de Josephine vs. P.A.C., illustre une autre forme de résistance juridique : celle qui repose sur une compréhension stratégique des interstices légaux offerts par un système contradictoire. Il ne s’agit pas ici d’un acte isolé de défi, mais d’un exemple éclairant de l’habileté avec laquelle certains esclaves afro-descendants ont navigué les tensions entre les États esclavagistes et les États libres pour revendiquer leur droit fondamental à la liberté.
Josephine, une femme réduite en esclavage à La Nouvelle-Orléans, fut emmenée en 1841 par son maître dans les États du nord-est, notamment à New York et en Pennsylvanie, des territoires où l’esclavage était aboli depuis plusieurs décennies. Là-bas, elle vécut sur un sol juridiquement libre pendant plusieurs années, situation qui, en vertu du principe du Free Soil, aurait pu légalement modifier son statut. Lorsqu’elle fut ensuite ramenée à La Nouvelle-Orléans, son statut redevint officiellement celui d’une esclave. Cependant, un changement législatif crucial survenu entre-temps allait complexifier les choses.
En 1846, l’État de Louisiane adopta une loi visant à empêcher les esclaves de tirer parti de séjours temporaires dans des États libres pour réclamer leur émancipation. Cette loi cherchait explicitement à refermer une faille légale que certains esclaves et leurs soutiens avaient appris à exploiter. Mais Josephine eut l’intelligence de souligner que son séjour sur un sol libre avait eu lieu avant la promulgation de cette loi. Elle saisit donc la justice et poursuivit son maître, plaidant que son statut de femme libre avait été acquis avant que la législation ne vienne verrouiller cette possibilité.
Le tribunal de première instance lui donna raison, ce qui provoqua l’appel immédiat du maître. L’affaire fut portée devant la Cour suprême de Louisiane, une institution alors loin d’être connue pour son progressisme. Pourtant, le juge George Eustis rédigea un arrêt remarquable de clarté et de fermeté. Il déclara notamment que les lois de Pennsylvanie, en s’appliquant au séjour de Josephine, avaient modifié de manière définitive son statut légal. La cour conclut :
« Une fois sa condition fixée par les lois de Pennsylvanie, elle ne pouvait plus être réduite à l’état d’esclave. Son retour ultérieur en Louisiane ne pouvait rétablir la relation de maître à esclave. »
Ce jugement est lourd de sens. D’une part, il affirme un principe de droit fondamental selon lequel la liberté acquise dans un État libre ne peut être annulée rétroactivement. D’autre part, il met en évidence un paradoxe profond du système fédéral américain : la mobilité géographique des esclaves pouvait, selon le lieu et le moment, bouleverser leur statut social et juridique. Ce flou (produit par la coexistence de législations contradictoires au sein d’un même pays) a permis à des individus comme Josephine de transformer un acte de soumission (suivre son maître dans le Nord) en une occasion de reconquête de soi.
Ce cas illustre aussi l’importance du calendrier juridique : une stratégie gagnante pour Josephine aurait pu échouer si elle avait été intentée quelques mois plus tard. Ce facteur temporel montre que la liberté ne dépendait pas seulement du courage ou du mérite moral, mais d’une maîtrise fine des délais, des textes de loi, et du fonctionnement des institutions ; éléments auxquels Josephine ou ses soutiens ont su répondre avec une précision remarquable.
En somme, Josephine n’a pas seulement gagné un procès. Elle a, en acte, démontré qu’un système oppressif, même solidement établi, peut contenir en lui-même les germes de son renversement ; à condition d’en comprendre et d’en manipuler les failles avec intelligence et ténacité.
3. Jenny Slew, 1765 – Massachusetts

Le cas de Jenny Slew est l’un des plus anciens témoignages connus de recours juridique contre l’esclavage en Amérique du Nord, et sans doute le premier procès gagné par une femme afro-américaine devant un jury. Bien que largement oublié des manuels scolaires, son histoire constitue une démonstration puissante de la capacité des femmes noires à revendiquer activement leur liberté, même dans un contexte où leur parole était systématiquement marginalisée.
Née vers 1719 à Ipswich (Massachusetts), Jenny Slew était issue d’une union mixte : sa mère, Betty Slew, était une femme blanche libre, tandis que son père était probablement un homme africain réduit en esclavage. Ce détail, apparemment mineur, allait devenir l’argument central de sa défense : selon la loi coloniale de l’époque, le statut légal d’un enfant suivait celui de la mère. Par conséquent, Jenny était juridiquement libre de naissance, bien qu’elle ait vécu dans des conditions sociales ambiguës.
En 1762, à l’âge de 43 ans, Jenny fut enlevée de chez elle et réduite en esclavage par un certain John Whipple Jr. Trois ans plus tard, elle intenta une action en justice contre lui, exigeant sa liberté et réclamant 25 livres de dommages pour détention illégale. Sa démarche, audacieuse, fut initialement rejetée par la cour inférieure du comté d’Essex : elle avait déposé sa plainte sous le nom de « Jenny Slew, spinster » (vieille fille), or les juges soutinrent que, puisqu’elle avait été mariée à des hommes esclaves, ce statut était inexact. Le tribunal lui fit payer les frais de justice, ajoutant l’humiliation à l’injustice.
Mais Jenny persista. En 1766, elle fit appel devant la Essex Superior Court of Judicature à Salem. Là, son avocat, Benjamin Kent ; un juriste connu pour ses idées abolitionnistes ; reprit l’argument de la filiation maternelle pour démontrer qu’elle ne pouvait légalement être réduite en esclavage. Il souligna également que ses mariages avec des hommes eux-mêmes esclaves n’étaient pas reconnus par la loi, ce qui la rendait juridiquement célibataire, et donc apte à engager un procès civil.
Face à un jury composé exclusivement d’hommes blancs, Whipple tenta de produire une preuve de vente et d’arguer que Slew ne pouvait justifier son statut libre. Mais les arguments de Kent l’emportèrent. Le jury donna raison à Slew : elle fut déclarée libre, obtint le remboursement de ses frais de justice ainsi que quatre livres de dommages-intérêts. Ce jugement, pionnier dans l’histoire américaine, établit un précédent sur la possibilité pour les personnes d’origine africaine (et en particulier les femmes) d’utiliser la logique même du droit colonial pour contester leur statut d’esclave.
Fait notable : John Adams, futur président des États-Unis et fin observateur des débats judiciaires de son temps, était probablement présent à l’audience. Il mentionne dans son journal une « mulâtresse poursuivant un homme blanc pour enlèvement« , qu’il qualifie de premier procès de ce genre qu’il ait vu, tout en ajoutant qu’il en existait « beaucoup d’autres ». Ce témoignage renforce l’idée que, loin d’être marginales, ces actions en justice étaient un mode de résistance plus répandu qu’on ne le croit.
L’affaire Jenny Slew démontre que, dès le milieu du XVIIIe siècle, des femmes afro-descendantes étaient capables non seulement de revendiquer leur liberté, mais aussi de se battre jusqu’au bout, armées de leur connaissance du droit, de leur histoire personnelle, et de leur détermination. Slew, en prenant le risque d’affronter un homme blanc devant un jury tout-puissant, a ouvert la voie à une forme de lutte juridico-politique encore trop peu mise en valeur aujourd’hui.
À travers les cas de Jenny Slew, Elizabeth Freeman ou encore Josephine, cet article a mis en lumière une dimension méconnue mais fondamentale de la résistance des esclaves afro-descendants en Amérique : l’usage stratégique du droit pour revendiquer la liberté. Loin des représentations exclusivement guerrières ou passives de l’esclave, ces femmes ont démontré qu’il était possible de subvertir l’ordre esclavagiste de l’intérieur, en s’appuyant sur ses propres textes, ses contradictions et ses principes affichés.
En engageant des procès contre leurs maîtres, ces plaignantes ont contraint la société américaine naissante à faire face à ses hypocrisies. Elles ont montré que les valeurs de liberté, d’égalité et de justice, si souvent brandies par les fondateurs de la nation, ne pouvaient rester des slogans abstraits tant que des femmes et des hommes restaient enchaînés. Par leur audace intellectuelle, leur courage civique, et leur foi en la puissance du droit, elles ont semé les graines d’une refondation morale du contrat social américain.
Certes, ces actions n’ont pas démantelé à elles seules l’esclavage. Mais elles ont ouvert des brèches, créé des précédents, inspiré des générations. Elles ont aussi posé une question que l’Amérique n’a cessé d’éviter : à qui appartient réellement la liberté ? Dans leur silence institutionnel, dans leur marginalisation historique, ces femmes ont pourtant joué un rôle central. Elles n’ont pas seulement conquis leur liberté individuelle : elles ont contribué à redéfinir ce que signifie être libre dans un pays construit sur l’asservissement.
Aujourd’hui, redécouvrir ces histoires, les inscrire dans la mémoire collective, ce n’est pas seulement rendre justice aux oubliées de l’histoire. C’est reconnaître que les racines du combat pour les droits civiques, l’égalité devant la loi et la justice sociale plongent bien plus profondément dans le passé qu’on ne l’admet souvent. Et qu’elles commencent, très souvent, dans un tribunal, face à un maître, avec une voix noire qui, calmement, exige de ne plus être une propriété.
Notes et Références
- Zilversmit, Arthur. “Quok Walker, Mumbet, and the Abolition of Slavery in Massachusetts.” The William and Mary Quarterly, vol. 25, no. 4, 1968, pp. 614–624.
- Freeman, Elizabeth. Entry in the National Women’s History Museum and Mass Moments, accessed May 2025.
- Piper, Emilie & Levinson, David. One Minute a Free Woman: Elizabeth Freeman and the Struggle for Freedom. Upper Housatonic Valley National Heritage Area, 2010.
- Du Bois, W.E.B. Dusk of Dawn. Transaction Publishers, 1984 [originally published 1940].