17 octobre 1806 : l’assassinat de Dessalines ou la mort d’une révolution

Le 17 octobre 1806, Jean-Jacques Dessalines, père de l’indépendance haïtienne, est assassiné à Pont-Rouge. Derrière ce régicide : un empire effondré, une révolution trahie, une mémoire fracturée. Retour sur une date qui hante encore Haïti.

Une date gravée, un silence organisé

Un matin sec à Pont-Rouge. À peine les feuilles frémissent. Mais dans cette quiétude trompeuse, quelque chose bascule. Le bruit sourd d’un corps tombé, vite recouvert de poussière et de silence. Ce 17 octobre 1806, ce n’est pas seulement un homme qu’on abat ; c’est un empire qu’on assassine. C’est une possibilité qu’on étouffe, celle d’une autre Haïti, noire, souveraine, régénérée par la révolution.

Jean-Jacques Dessalines meurt là, au seuil d’une ville qui l’a vu triompher, trahi par les siens, abandonné par ses pairs, et surtout, effacé (pendant longtemps) du grand récit officiel. Pas seulement pour ses excès, ses décrets impitoyables ou ses visions absolutistes, mais parce qu’il incarne quelque chose de trop dérangeant : l’aboutissement radical de la liberté noire.

Alors, que se passe-t-il lorsqu’un affranchi devenu empereur dérange autant ceux qu’il a libérés que ceux qu’il a combattus ? Pourquoi ce héros de guerre s’est-il transformé si vite en figure à abattre ? Et comment expliquer que ce régicide ait été si soigneusement enseveli dans la mémoire nationale, comme s’il ne fallait surtout pas trop s’attarder sur ce moment de bascule ?

Revenir sur l’assassinat de Dessalines, ce n’est pas seulement exhumer une date. C’est relire un rêve d’émancipation totale ; avec ses ombres, ses fissures, ses trahisons. C’est plonger dans l’épaisseur d’un moment historique où l’Histoire s’est écrite à coups de sabre… et de silence.

Dessalines, de l’esclavage à l’empire

L’enfant sans nom, le général sans égal

Nul ne sait exactement où il est né, ni quand. Vers 1758, peut-être, dans la plaine de Grande-Rivière-du-Nord, sur les terres d’une des plus brutales colonies esclavagistes du monde : Saint-Domingue. Jean-Jacques Dessalines, ou celui qu’on appellera ainsi, n’a pas de nom à lui ; seulement celui de son maître, comme c’était l’usage. Il n’a pas d’origine sûre, pas de mémoire inscrite dans des archives nobles. Il est né dans l’ombre, et c’est de cette ombre qu’il va surgir, pour la déchirer.

Avant d’être empereur, il est une propriété. Un corps exploité, brisé, dressé à courber l’échine. On dit qu’il était forgeron ; ce n’est pas anodin. Forgeron : celui qui dompte le feu, façonne la matière, donne forme à la violence. Cette image ne le quittera plus. Dans les récits qui circulent après sa mort, on le décrit brutal, impitoyable, sans finesse. Mais il faut se méfier de ces caricatures : c’est souvent le sort réservé aux esclaves devenus stratèges, aux dominés devenus souverains.

Il entre dans l’histoire par les armes, aux côtés d’un autre géant : Toussaint Louverture. Là encore, l’alliance n’a rien d’évident. Dessalines n’est pas un idéologue, encore moins un diplomate. C’est un homme de terrain, un chef de guerre, qui comprend mieux que quiconque le langage de la terreur, parce qu’il en a été la cible. Ce qu’il offre à Louverture, c’est une force brute, disciplinée, efficace. Ce que Louverture lui donne en retour, c’est une éducation militaire, un cadre, et surtout, une cause.

Dessalines grimpe les échelons. Lieutenant, puis général. Et rapidement, l’homme d’action devient aussi stratège. Il prend part aux grandes batailles de la Révolution haïtienne : Crête-à-Pierrot, où il tient tête aux troupes françaises avec une résistance quasi suicidaire. Il sait commander. Il sait tuer. Et il sait pourquoi il le fait.

Mais déjà, le destin de Louverture annonce celui de Dessalines : trahi, capturé, mort en exil. L’histoire ne pardonne pas les Noirs trop puissants. Et c’est sans son mentor que Dessalines va mener à bien l’impensable : la défaite de l’armée napoléonienne, la proclamation de l’indépendance, et l’acte fondateur d’un État libre, arraché à l’ordre colonial par la force.

Un chef né dans le sang

La guerre d’indépendance d’Haïti n’a pas été un soulèvement. Ce fut un arrachement. Un basculement du monde. Et Jean-Jacques Dessalines en fut le bras armé.

En mars 1802, Napoléon envoie son beau-frère, le général Leclerc, avec des milliers d’hommes reprendre Saint-Domingue. Objectif officieux : rétablir l’esclavage. Dessalines comprend immédiatement ce que cela signifie. Il abandonne les demi-mesures, les illusions de réconciliation. Il n’est plus question de réformer le système ; il faut le détruire.

À la Crête-à-Pierrot, en mars 1802, il se retranche dans une forteresse avec une poignée de combattants. Les troupes françaises assiègent, pilonnent, encerclent. Les pertes sont terribles. Mais la résistance de Dessalines devient une leçon de guerre et de volonté. Ses soldats tombent, mais l’armée coloniale s’use. La légende commence là, dans la poudre et les cadavres.

Puis vient Vertières, en novembre 1803. L’ultime bataille. Face aux derniers contingents français, Dessalines commande sans pitié. Il sait que la victoire n’est pas seulement militaire : elle doit être totale, symbolique. Et elle l’est. L’armée française recule, humiliée. Le mythe de l’invincibilité napoléonienne s’écroule sous les coups d’hommes naguère esclaves.

Le 1er janvier 1804, l’indépendance est proclamée aux Gonaïves. L’acte de naissance d’Haïti ; premier État noir libre, première république issue d’une insurrection servile réussie. Mais le ton est donné par Dessalines : il ne parle pas de liberté abstraite, il proclame la rupture. “J’ai vengé l’Amérique noire”, dira-t-il plus tard. Haïti n’est pas une république des Lumières, c’est une revanche du silence et de la douleur.

Quelques mois plus tard, il se fait couronner empereur. Jacques Ier. Un geste qui choque les observateurs européens. Un affranchi qui s’institue monarque : hérésie politique, scandale racial. Mais Dessalines ne joue pas à copier les modèles occidentaux. Il invente un pouvoir enraciné dans la souveraineté absolue, sans compromis avec les anciennes puissances. C’est un geste de souveraineté pure, qui dira à ceux d’en face : nous n’avons pas brisé nos chaînes pour devenir vos élèves.

La guerre a forgé un chef. Le sang a fondé un empire. Mais cette hémorragie a un prix. L’ennemi extérieur vaincu, le poison du soupçon s’infiltre à l’intérieur. Car l’histoire n’aime pas les vainqueurs sans héritiers. Et Dessalines, dans sa grandeur tragique, s’apprête à régner seul ; trop seul.

Une gouvernance martiale, une idéologie radicale

Une fois l’ennemi défait, que faire de la victoire ? Pour Dessalines, l’indépendance n’est pas un aboutissement, c’est une mise au travail. La guerre n’est pas finie, elle change de forme. Ce qui se joue à partir de 1804, c’est une autre bataille : maintenir debout un pays exsangue, ruiné, isolé, sans alliés, sans reconnaissance internationale. Et pour cela, l’empereur reconduit le seul ordre qu’il connaît : la discipline militaire.

Les terres des colons sont confisquées, redistribuées… mais pas aux anciens esclaves comme on l’aurait cru. Dessalines choisit une politique radicalement agraire mais autoritaire : les plantations doivent continuer à produire. Pas pour les maîtres cette fois, mais pour la nation. Pour que Haïti survive économiquement, il impose une forme de travail obligatoire : les anciens esclaves deviennent cultivateurs sous supervision militaire. Le système rappelle l’habitation coloniale ; mais l’idéologie a changé. Il ne s’agit plus de profit individuel, mais de sacrifice collectif.

L’État devient caserne. Le champ devient prolongement du champ de bataille. Le pays est divisé en districts confiés à des généraux. Christophe au Nord. Pétion à l’Ouest. Blanchet ailleurs. Mais tous sont des vassaux d’un empire dont ils acceptent les faveurs, sans adhérer à la vision.

Dessalines ne partage pas le pouvoir ; il le délègue, sous contrainte. Chacun de ses officiers devient gouverneur de son territoire, avec la même mission : produire, contrôler, punir si besoin. Mais derrière la façade d’unité, les ambitions bouillonnent. Certains rêvent de république, d’autres de sécession. Tous, ou presque, le craignent ; mais peu encore l’admirent.

Cette gouvernance par la crainte, pensée comme prolongement du combat pour la liberté, va devenir son talon d’Achille. Car à force de traiter ses proches comme des suspects, il finit par leur donner une raison de trahir. Et l’homme qui avait défié un empire blanc s’apprête à tomber dans un piège noir.

Le régicide comme une pièce à trois actes

Acte I – Le désaccord

Ils avaient combattu ensemble. Côtoyé la mort, affronté les mêmes tempêtes de plomb et de feu. Ils étaient frères d’armes, mais pas frères d’ambition. Derrière l’image d’une armée unie sous la bannière de l’émancipation, se cachait un archipel de frustrations, de rancunes et de trahisons en germes. Lorsque la guerre s’est tue, les armes ne se sont pas reposées : elles ont changé de cible.

Pétion, Rigaud, Boyer… trois noms qui résonnent encore dans l’histoire haïtienne, mais que l’on hésite parfois à prononcer dans la même phrase que Dessalines. Ils ne venaient pas du même monde. Eux, mulâtres libres, cultivés, influencés par les idées républicaines des Lumières et par l’expérience coloniale. Lui, ancien esclave, forgé dans la douleur, méfiant des élites, obsédé par la souveraineté nationale.

Le rêve d’unité de l’Arcahaie en 1803 (lorsque noirs et mulâtres s’unissent pour chasser les Français) n’a été qu’une trêve stratégique. Très vite, les lignes de fracture ressurgissent. Dessalines veut une centralisation extrême, un empire militaire. Eux rêvent d’un gouvernement collégial, d’un pouvoir plus souple, plus proche des intérêts de l’ancienne élite affranchie.

Mais il y a plus profond encore : une guerre des sensibilités. Dessalines incarne la revanche des Noirs, l’orgueil des anciens esclaves. Il veut détruire l’ordre colonial dans toutes ses ramifications. Pétion et les siens veulent en hériter, le remodeler, peut-être l’adoucir ; mais certainement pas le renverser radicalement. L’un veut le feu, les autres veulent la continuité. L’un parle de sang, les autres de droit.

À mesure que l’empereur concentre les pouvoirs, il isole ceux qui l’avaient aidé à régner. Il les méprise, ils le redoutent. Mais surtout, ils n’y croient plus. Pour eux, le pouvoir de Dessalines est devenu une cage dorée, une épée suspendue. L’empire qu’ils ont contribué à fonder devient leur prison. Ils veulent le transformer. Il les contraint. Alors, ils complotent.

Lrideau est levé. Les acteurs sont en place. Le drame peut commencer.

Acte II – La conjuration

En mars 1805, l’empereur Jean-Jacques Dessalines traverse la frontière de l’Est. Ce qu’il y laisse, ce n’est pas une empreinte diplomatique, mais une trace de feu, de sang, et de mort. Les villes de Saint-Domingue sont incendiées, la population massacrée sans distinction. Une vengeance à grande échelle, dirigée contre les anciens colons espagnols, accusés d’avoir aidé les Français. Mais l’horreur est telle que même certains compagnons d’armes se détournent.

Ce moment est un basculement. L’homme qui avait incarné la libération devient l’objet d’une peur panique. Ce ne sont plus seulement les ennemis qui tremblent, mais ses propres officiers. Ses gestes ne sont plus interprétés comme des décisions politiques ; ils sont vus comme des caprices, des dérives d’un pouvoir isolé, violent, délirant.

Les campagnes d’expropriation se multiplient. Dessalines confisque les terres, redistribue à ses fidèles. La logique est martiale : récompenser la loyauté, affamer l’hésitation. Mais ces gestes, au lieu de consolider l’unité, creusent les divisions. Les généraux sentent qu’ils ne sont plus que des exécutants sous surveillance. Chaque nomination devient un test de fidélité, chaque silence une accusation latente.

Les exécutions arbitraires tombent, sans procès. La paranoïa s’installe au sommet. Et dans les salons, dans les camps, dans les lettres qui ne passent que de main en main, le mot « régicide » cesse d’être un fantasme. Il devient une nécessité murmurée.

Pétion prend l’initiative. Il en a la rancune cultivée, celle des idéalistes frustrés. Il connaît les failles du système, les rancunes des officiers, et surtout, il parle au nom d’un projet : celui d’une République haïtienne, modérée, stable, ouverte aux anciens affranchis.

Boyer suit. Opportuniste ? Peut-être. Mais aussi visionnaire. Il sait que le vent tourne, que l’empire s’essouffle, que Dessalines est seul, trop seul.

Christophe, lui, est plus opaque. Fidèle de toujours, compagnon des premières heures, il observe. Il ne dit rien. Mais il ne fait rien non plus pour arrêter ce qui s’annonce. C’est une trahison par omission, par prudence ; ou par calcul.

Et puis il y a Blanchet, le rallié tardif, le traitre par ambition. Il coordonne. Il lie les morceaux épars du complot. Ce n’est plus un cercle de mécontents. C’est une machine.

À ce moment-là, l’empire de Dessalines n’est plus qu’une cible. Et tout autour, les mains se tendent pour le frapper. Le crime n’est pas encore consommé, mais il est déjà acté. Ce n’est plus une question de si, mais de quand.

Acte III – Le meurtre

Il ne s’en doutait pas. Ou alors, il refusait de le croire.

À Marchand, le 16 octobre, Jean-Jacques Dessalines apprend l’existence d’une insurrection. Il ne voit pas encore qu’elle est dirigée contre lui. Il envoie des ordres, comme il en a tant envoyé. À Henri Christophe, il intime de se tenir prêt à réprimer les mutins. À Pétion, il confie la charge d’emmener ses troupes vers les Cayes. Deux hommes qu’il sait puissants, qu’il croit loyaux ; et qui déjà ont signé sa condamnation.

Puis il part. Sans escorte massive. Sans cérémonie. Il traverse le territoire qu’il croit encore dominer. Il croit encore régner. En chemin, il dit à son fils :

“Mon fils, tiens-toi prêt. Après tout ce que j’ai fait dans le Sud… si les citoyens ne se soulèvent pas, c’est qu’ils ne sont pas des hommes.”

La phrase sonne comme une supplique, un aveu voilé. Est-ce l’orgueil d’un empereur ou le désespoir d’un homme abandonné ? À ce moment, il ne sait pas encore que personne ne se soulèvera. Que tout est déjà scellé.

Le 17 octobre, à Pont-Rouge, la scène bascule. Ce n’est pas une bataille. Ce n’est pas une exécution publique. C’est une embuscade sèche. Quelques soldats, une détonation, un corps qui chute. Rapidement, sans honneur. L’empereur d’Haïti, héros des champs de bataille, tombe comme un fuyard, assassiné par ceux qu’il appelait encore “compagnons”.

Son cadavre reste là, abandonné sur la poussière. Pas de deuil, pas de drapeau en berne. Seulement la terre, rouge. On l’enterre à la hâte, dans une tombe de fortune. Il faudra un siècle pour que sa mémoire soit réhabilitée. Un siècle pour qu’un mausolée lui soit offert. Un siècle pour que le silence cesse d’être officiel.

Mais peut-on vraiment tuer une révolution en tuant son général ? Peut-on effacer l’incendie en enterrant ses braises ?

La question reste suspendue, comme une lame. Ce 17 octobre, c’est l’histoire d’un pouvoir qui meurt sans cri. Mais c’est aussi celle d’une idée (celle d’une souveraineté noire, absolue, intransigeante) qui, malgré le crime, continue à hanter l’avenir.

Le crime et ses héritiers

L’effondrement de l’Empire

Un seul coup de feu ; et tout se disloque.

À peine le corps de Dessalines refroidi que les lignes de fracture, longtemps contenues, se répandent comme des fissures sur une carapace brisée. L’Empire ne vacille pas : il s’effondre, d’un seul bloc, comme s’il n’avait tenu debout que par la volonté brute d’un seul homme. Et ce corps sans vie, couché dans la poussière de Pont-Rouge, devient le point de départ d’une division que plus rien ne parviendra à recoudre.

À Port-au-Prince, Pétion se hâte. Il proclame la République. Pas celle des droits de l’homme, mais une république pragmatique, contrôlée par une élite mulâtre qui entend désormais gouverner selon ses règles ; celles de la propriété, du commerce, de l’ordre. Il se fait président, à vie. Mais ce n’est plus une révolution, c’est un compromis.

Au Nord, Christophe ne joue pas la même partition. Il se replie, refuse la République, fonde l’État du Nord, dont il devient président, puis roi. Monarchie constitutionnelle de façade, absolutisme militaire dans les faits. Il construit des palais, des casernes, des écoles ; et une armée, toujours. Son pouvoir s’ancre dans la terre, dans la discipline, dans une vision autoritaire mais modernisatrice.

Ainsi naît la première grande césure haïtienne : deux régimes, deux philosophies, deux récits. Et au milieu, une population fatiguée, tiraillée, instrumentalisée.

Ce qui devait être une nation unifiée par la victoire devient un archipel politique. L’unité rêvée par Dessalines se dilue dans les ambitions croisées de ses successeurs. Chaque région, chaque général, chaque faction tire à soi les lambeaux du drapeau.

Et ce morcellement ne sera pas temporaire. Il s’installera, s’approfondira. Pendant plus d’un siècle, Haïti restera hantée par cette scission originelle ; entre République et Royaume, entre Pétion et Christophe, entre modération et autoritarisme, entre mémoire et oubli.

Le crime contre Dessalines n’a pas seulement tué un homme. Il a interrompu une trajectoire. Et les héritiers de cette rupture, en croyant refermer une parenthèse dangereuse, ont ouvert un siècle de divisions chroniques.

Une mort politique, mais aussi mémorielle

On l’a tué deux fois.

La première, c’était à Pont-Rouge, un matin d’octobre 1806. La seconde, ce fut dans les années qui suivirent, quand le nom même de Jean-Jacques Dessalines fut systématiquement effacé des proclamations officielles, des institutions naissantes, des livres d’histoire rédigés par ses ennemis.

Pendant près d’un siècle, on parle peu de lui. L’Empire n’a pas seulement été aboli ; il a été relégué dans les marges du récit national. L’État républicain, dominé par les élites mulâtres, n’avait aucun intérêt à commémorer celui qui incarnait la souveraineté noire dans sa version la plus intransigeante. Dessalines gênait, même mort. On célébrait Toussaint, on neutralisait Dessalines. On retenait le stratège, on oubliait le vengeur.

Son corps ? Jeté dans une fosse anonyme. Pas de funérailles d’État. Pas de mausolée. Rien qui signale qu’ici repose le père de la première république noire du monde. Il faudra attendre un siècle pour que la République, sur un ton embarrassé, accepte de lui consacrer un tombeau, puis un monument. Comme si le temps avait fini par blanchir la terreur qu’il inspirait.

Mais dans les quartiers populaires, dans les campagnes, dans les chants transmis de bouche à oreille, Dessalines n’est jamais mort. Il vit dans les légendes, dans les prières, dans les colères. Il est l’homme qui a cassé les chaînes, le seul à n’avoir jamais courbé l’échine. Une figure à la fois mythifiée et indomptée, que les pouvoirs successifs ont tenté de contenir dans le marbre des commémorations ; sans jamais y parvenir.

En vérité, son image n’est pas statufiée. Elle est vivante, rugueuse, contradictoire. Elle fait peur autant qu’elle inspire. Car Dessalines, c’est le souvenir d’un moment où l’émancipation n’était pas une déclaration, mais un acte violent, irréversible, sans appel.

Et dans une Haïti postcoloniale qui peine à se retrouver, cette mémoire-là, toujours trop ardente, reste difficile à manier. Alors, on l’invoque parfois. On le cite à demi-voix. On défile à Pont-Rouge le 17 octobre. Mais on évite, autant que possible, d’en faire un guide.

L’ironie du destin ou quand les assassins deviennent rois

Ils l’avaient tué au nom de la liberté. Pour mettre fin à l’absolutisme, disaient-ils. Pour éviter le retour à la terreur, à l’autocratie. Mais à peine le sang de Dessalines avait-il séché sur la terre de Pont-Rouge que les masques tombèrent.

Christophe, l’ami devenu silencieux, fonde son royaume dans le Nord. Un royaume avec ses blasons, ses titres, sa cour, son roi ; Henri Ier. Il se fait sacrer en grande pompe, sous une coupole bâtie à la hâte, par un archevêque improvisé. Le rêve républicain a fait long feu. Ce que Christophe cherche, c’est la légitimité, l’ordre, l’héritage des monarchies européennes adaptées à un sol noir. Il construit des forteresses pour tenir ses sujets, des écoles pour façonner leur esprit, et un palais (la Citadelle) pour se rendre inoubliable.

Pendant ce temps, Pétion gouverne au Sud. Pas en roi, officiellement. Mais il se fait élire président à vie. Une république où l’on vote une seule fois ; pour l’éternité. Il distribue les terres à ses proches, consolide une bourgeoisie mulâtre qui façonne la société haïtienne à son image : fermée, verticale, conservatrice. La liberté des élites, la patience des pauvres.

Ainsi, les assassins du despote refondent chacun leur propre absolutisme. L’un avec une couronne, l’autre avec une constitution. L’un par la verticalité du pouvoir, l’autre par sa reproduction dynastique. La révolution haïtienne, née d’une révolte d’esclaves, se retrouve prise dans le piège qu’elle avait brisé : le pouvoir héréditaire, les privilèges de naissance, les castes en compétition.

Et dans cette nouvelle guerre froide haïtienne (monarchie au Nord, république au Sud) l’idéal dessalinien, trop vaste, trop abrupt, trop dangereux, reste dans l’ombre. Ce qu’on avait renversé par peur du tyran, on le reconstruit pour rassurer l’ordre. Une tragédie classique, presque grecque : ceux qui tuent le roi deviennent rois eux-mêmes, croyant conjurer le chaos qu’ils créent.

Ce que la mort de Dessalines nous dit encore aujourd’hui

Le meurtre de Dessalines n’est pas un simple règlement de comptes. C’est l’un des nombreux moments où une révolution dévore celui qui l’a portée le plus loin. On pourrait citer d’autres noms : Trotsky, tombé sous les coups de Staline ; Lumumba, abandonné par les siens, éliminé dans le silence complice de ses camarades. Des hommes qui avaient incarné une radicalité nécessaire ; et qui, une fois la lutte formellement gagnée, devenaient inassimilables.

C’est l’impasse des révolutions sociales : elles savent faire tomber un ordre, mais peinent à gérer l’après. L’après-victoire exige une architecture, une administration, des compromis ; tout ce que les chefs de guerre ont souvent méprisé. Mais surtout, ces chefs dérangent, car ils rappellent ce qu’il a fallu brûler pour bâtir.

Dessalines, trop rigide, trop méfiant, trop seul, n’avait pas les armes de la pacification. Mais ses successeurs n’avaient pas non plus son courage. Ils ont préféré la stabilité à la fidélité. Et c’est ainsi qu’un rêve d’émancipation totale fut rétréci par les prudences du pouvoir.

Derrière l’assassinat, il y a une autre fracture, plus ancienne : celle qui opposait, dès les débuts de la Révolution haïtienne, les affranchis mulâtres (souvent propriétaires, éduqués, proches du modèle colonial) et les Noirs, anciennement esclaves, pour qui l’indépendance signifiait une rupture radicale. Ce clivage, hérité de l’ordre colonial, a survécu à l’indépendance. Il l’a même structurée.

Dessalines voulait briser cette hiérarchie, voire l’inverser. Pétion et les siens ont préféré la maintenir, en la maquillant de républicanisme. Dès lors, la mémoire de la Révolution haïtienne se scinde en deux : un culte populaire autour de Dessalines, figure de résistance, de rage, de dignité noire ; et un silence bourgeois, construit autour d’une mémoire plus acceptable, plus diplomatique, plus lisse.

Le 17 octobre n’est pas seulement une date sanglante, c’est une ligne de fracture mémorielle. Selon où l’on se tient, on célèbre un tyran tombé ou un libérateur trahi.

Mais les spectres ne disparaissent pas. Depuis la fin du XXe siècle, Dessalines revient, par vagues, dans les slogans, les discours, les manifestations. Le mouvement Lavalas, autour de Jean-Bertrand Aristide, en a fait une figure tutélaire. Les protestations sociales récentes brandissent son portrait ; non comme une icône figée, mais comme une force toujours vive, une promesse non tenue.

Car Haïti continue à vivre sous les effets différés de cette rupture de 1806. Les divisions régionales, les tensions de classes, l’absence d’un récit national partagé ; tout cela prolonge l’onde de choc de l’assassinat de Dessalines. Chaque crise politique en Haïti réactive, en creux, cette même question : que reste-t-il de la souveraineté noire imaginée par l’empereur ?

Et chaque 17 octobre, à Pont-Rouge, la poussière se soulève un peu. Pas seulement celle du passé, mais celle du présent. Le cadavre est redevenu parole. Et la question, toujours irrésolue.

La date ou le destin

Le 17 octobre 1806 n’est pas seulement la fin d’un homme. C’est un avertissement.

L’Histoire retiendra peut-être les noms des vainqueurs, des présidents et des rois qui ont survécu à Dessalines. Mais la mémoire, elle, se rappelle surtout de celui qui n’a pas transigé. Celui qui, en proclamant l’indépendance d’Haïti, n’a pas seulement aboli l’esclavage, mais voulu refonder l’ordre du monde. Il voulait que la liberté ne soit pas un mot, mais un sol, une armée, une frontière. Une réalité inaliénable. Il voulait que les Noirs ne soient plus jamais des objets de l’histoire, mais ses auteurs.

Ce rêve était trop vaste. Trop dur. Trop rapide. Et ceux qui l’ont suivi jusqu’à la victoire ont été les premiers à le redouter, une fois le silence des armes revenu.

Alors, que faire d’une révolution quand elle a gagné ? Comment gouverner ce qu’on a libéré ? Dessalines n’a pas trouvé la réponse. Ses successeurs l’ont contournée. Et depuis, Haïti cherche encore.

Peut-être est-il temps de reconsidérer Dessalines. Non pas comme un tyran paranoïaque, ni comme un martyr figé. Mais comme le cœur battant (et brisé) de l’espoir haïtien. Ce cœur-là, qu’on a voulu faire taire, continue de battre. Dans les rues de Port-au-Prince. Dans les voix qui réclament justice. Dans les rêves qui refusent de mourir.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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