Ayiti, Hayti, Haïti… Le nom d’une nation

« Ayiti », « Hayti », « Haïti » : trois écritures, trois histoires. Du mot taïno des Arawaks à l’Acte d’indépendance de 1804, jusqu’aux constitutions modernes, le nom du pays reflète ses héritages, ses luttes et ses identités multiples. Faut-il choisir entre elles, ou les voir comme les strates d’une même mémoire ?

« Nommer la liberté »

Dans une salle d’archives à Port-au-Prince, une feuille fragile, tachée d’encre et de temps, porte encore une proclamation en lettres majuscules : « Hayti ». C’est le 1er janvier 1804, l’Acte de l’indépendance, premier souffle de la République noire. Deux siècles plus tard, dans un décret officiel du gouvernement haïtien, on lit une autre orthographe : « Haïti » en français, « Ayiti » en créole. Trois graphies, trois époques, trois récits pour un même pays.

Cette simple variation interroge. Qu’est-ce qui fait autorité pour nommer une nation ? Est-ce la langue des ancêtres amérindiens, qui appelaient l’île « Ayiti », terre montagneuse ? Est-ce l’acte fondateur de Dessalines, où les vainqueurs de Napoléon ont choisi d’écrire « Hayti » ? Ou bien la norme administrative contemporaine, qui impose « Haïti » dans les documents en français et « Ayiti » en créole ?

Pour répondre, il faut suivre trois fils entremêlés. D’abord, le temps long, celui de l’étymologie et des peuples premiers. Ensuite, le temps fondateur, celui de la Révolution de 1804 et des premières décennies indépendantes. Enfin, le temps normatif, celui des constitutions, des circulaires, mais aussi des usages militants et diasporiques qui, encore aujourd’hui, font osciller le nom du pays entre trois écritures.

La matrice amérindienne

Bien avant l’arrivée des caravelles de Christophe Colomb, l’île qui deviendra Hispaniola avait déjà un nom. Les peuples Taïno-Arawak, qui occupaient l’espace insulaire, la désignaient par un mot simple et poétique : « Ayiti », la « terre montagneuse ». Ce toponyme n’était pas une abstraction : il disait la réalité d’un relief accidenté, avec des chaînes escarpées qui dominent encore aujourd’hui le paysage de l’actuelle Haïti. Pour les insulaires, nommer, c’était déjà donner une identité à leur territoire.

Les chroniqueurs espagnols rapportent aussi d’autres appellations. Certains villages évoquent « Bohio », terme associé à la « grande maison » ou au « foyer », que l’on retrouve dans la toponymie cubaine. D’autres voyageurs parlent de « Quisqueya », traduit comme la « grande terre ». Ces noms circulent, parfois interchangeables, selon les communautés et les zones géographiques de l’île. Leur coexistence rappelle que le langage des Taïnos était riche, varié, et portait des dimensions à la fois pratiques et spirituelles.

Sur une carte contemporaine, la pertinence d’« Ayiti » saute aux yeux : les hautes chaînes du Massif de la Selle et de la Hotte, le massif du Nord, dessinent une géographie où montagnes et vallées structurent la vie humaine. Les Taïnos ne parlaient pas en poètes : ils disaient littéralement leur monde.

Avec l’arrivée des Espagnols, le mot « Ayiti » passe de l’oralité autochtone à l’écriture coloniale. Ce glissement entraîne déjà des déformations. Les chroniqueurs espagnols notent tantôt « Haití », tantôt « Ayti », tantôt encore « Aiti ». L’alphabet latin, dépourvu de convention claire pour transcrire le y et les voyelles nasalisées, impose une graphie fluctuante.

Les Français, qui s’installent à l’Ouest de l’île à partir du XVIIᵉ siècle, reprennent ces hésitations. Dans certains récits de missionnaires, on trouve « Hayti », ailleurs « Haity ». Les accents graphiques, introduits tardivement, traduisent moins une fidélité au son originel qu’un effort de normalisation par des typographes européens.

Ainsi, avant même Dessalines, le nom de l’île existait déjà sous plusieurs formes. Chaque orthographe est le fruit d’un passage culturel : de la bouche taïno à la plume espagnole, puis au style français. En filigrane, la pluralité des écritures annonce déjà les tensions futures autour du nom de la première République noire.

L’orthographe des actes fondateurs (1804–début XIXe siècle)

Le 1er janvier 1804, à Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance. Dans le texte fondateur, copié à la hâte mais soigneusement scellé, apparaît un nom qui fera date « Hayti ». C’est la première fois que l’île, jusqu’alors « Saint-Domingue » pour les colons français, s’affirme sous cette graphie nouvelle.

Le document original a longtemps été perdu de vue, jusqu’à ce qu’en 2010, l’historienne Julia Gaffield redécouvre un exemplaire conservé en Jamaïque. Dans ses photos, le mot « Hayti » se distingue nettement. D’autres copies, envoyées aux chancelleries étrangères pour légitimer la jeune nation, confirment ce choix graphique. Ce n’est donc pas une fantaisie d’un copiste : c’est bien le sceau officiel de l’indépendance.

Dans les deux premières années du nouvel État, le terme « Hayti » s’impose. On le retrouve sur les proclamations de Dessalines, dans les correspondances diplomatiques, sur certains sceaux officiels et même sur des monnaies frappées à l’effigie du nouvel empire. Les gazettes imprimées au Cap-Haïtien ou à Port-au-Prince reprennent cette orthographe, qui devient une sorte de bannière identitaire.

La continuité est assurée au-delà de Dessalines. Pétion, chef républicain, et Christophe, futur roi du Nord, utilisent eux aussi « Hayti » dans les actes officiels qu’ils signent avant la fracture politique de 1806. C’est donc l’orthographe dominante des premières années indépendantes, du Sud au Nord, des républicains aux monarchistes.

Pourquoi cette graphie avec un y ? Plusieurs hypothèses existent. Les paléographes rappellent que les typographes français et espagnols du XVIIIᵉ siècle alternaient entre i et y pour transcrire les sons des langues amérindiennes. Dans les ateliers d’impression, « Hayti » apparaissait donc comme un compromis acceptable entre fidélité phonétique et usage européen.

Mais la fonction politique est peut-être plus décisive. En inscrivant « Hayti » dans l’acte fondateur, Dessalines et ses pairs affirmaient une rupture nette avec “Saint-Domingue”, nom colonial, tout en refusant de franciser trop fortement la racine autochtone. « Hayti » devenait un pont : assez différent du français pour incarner la nouveauté, assez proche pour circuler dans les chancelleries étrangères.

Certaines explications plus fantaisistes avancent que « Hayti » refléterait une étymologie cachée (« terre des femmes » ou autres constructions symboliques). Mais les sources directes manquent. Ce qui est certain, c’est que le choix de 1804 fut conscient, politique et symbolique. L’orthographe « Hayti » est la signature de la naissance d’une nation noire libre.

L’orthographe d’État en français

Au fil du XIXᵉ siècle, une nouvelle orthographe s’impose : « Haïti », avec un tréma sur le i. Ce choix n’est pas anodin : il correspond à la volonté des imprimeurs et des académies françaises de fixer une norme stable et lisible. Le tréma indique que les deux voyelles (a et i) doivent être prononcées séparément, évitant de dire « Hèti » ou « Éti ».

Les traités internationaux, les cartes géographiques produites en Europe et les publications scientifiques adoptent rapidement cette graphie. Dans les chancelleries francophones, « Haïti » devient l’usage officiel. Peu à peu, cette forme supplante « Hayti » dans la presse, les atlas et les archives diplomatiques.

La normalisation est aussi portée par le prestige des académies françaises, dont les dictionnaires imposent leur autorité. L’écriture « Haïti » s’inscrit donc dans une histoire plus large : celle de la francisation progressive des noms exotiques, pour les adapter aux règles de typographie et de prononciation françaises.

Aujourd’hui, la règle est claire. Dans tous les documents officiels rédigés en français, l’État haïtien écrit « Haïti ». On retrouve cette graphie dans les constitutions, les lois, les décrets et les circulaires. En revanche, lorsqu’un document est rédigé en créole, c’est la graphie « Ayiti » qui prévaut.

Ce bilinguisme reflète la cohabitation de deux langues officielles depuis la Constitution de 1987 : le français, langue héritée de la colonisation mais dominante dans l’administration ; et le créole, langue nationale et populaire, qui a gagné son statut officiel après une longue lutte.

Ainsi, « Haïti » est l’orthographe de l’État quand il s’exprime en français. Elle garantit une continuité diplomatique et une lisibilité internationale, tout en coexistant avec « Ayiti », qui domine dans l’espace créolophone.

Le tréma sur le i est une particularité du français. Dans les autres langues, il disparaît ou se transforme. En espagnol, l’île est « Haití », avec un accent aigu sur le i. En anglais, on lit « Haiti », sans accent ni tréma. En créole, c’est « Ayiti », respectant la phonétique locale.

Cette diversité reflète l’histoire coloniale et diplomatique du pays. Selon la langue, le même territoire change de visage graphique. Dans un rapport de l’ONU, par exemple, on peut lire côte à côte « Haïti » (en français), « Haiti » (en anglais) et « Haití » (en espagnol).

Cette pluralité linguistique ne fait pas disparaître la question centrale : quelle orthographe exprime le mieux l’identité du pays ? Pour l’État, la réponse est pragmatique : chaque langue a sa norme, et « Haïti » reste celle du français administratif.

« Ayiti » aujourd’hui

Au XXᵉ siècle, la question de l’orthographe du créole haïtien devient centrale. Pendant longtemps, chaque écrivain notait le créole selon ses propres intuitions, souvent avec l’alphabet français comme modèle. Mais dès les années 1940, des linguistes et pédagogues lancent un effort de normalisation. Cet effort aboutit, après plusieurs réformes, à une orthographe officielle du kreyòl, fixée dans les années 1970–1980.

Dans ce système, le nom du pays est écrit « Ayiti », fidèle à la phonétique créole et à la racine amérindienne. Depuis la Constitution de 1987, qui reconnaît le créole comme langue co-officielle aux côtés du français, on distingue clairement deux appellations :

  • « République d’Haïti » dans les textes rédigés en français ;
  • « Repiblik Ayiti » dans les textes rédigés en créole.

Cette cohabitation fait que les deux graphies circulent dans les documents d’État, selon la langue employée. La République d’Haïti et la Repiblik Ayiti sont une seule et même entité politique, mais reflétée dans deux langues et deux traditions orthographiques.

Au-delà de la norme administrative, « Ayiti » est devenu un emblème culturel et identitaire. De nombreux écrivains, journalistes, universitaires et artistes choisissent volontairement de l’employer, même dans des textes écrits en français. Ce geste n’est pas seulement linguistique : il exprime une volonté de centrer l’afrocréolité, de donner visibilité à la langue du peuple, et de décoloniser l’écrit.

Ainsi, certains chercheurs comme Iléus Papillon revendiquent systématiquement « Hayti », en hommage aux ancêtres révolutionnaires, tandis que des historiennes comme Bayyinah Bello adoptent « Ayiti », pour rappeler le lien aux Arawaks et à la profondeur autochtone. Dans la presse indépendante, on trouve également des rédactions qui utilisent « Ayiti » comme marque de positionnement culturel, pour se démarquer de la tradition française.

Dans la chanson, la poésie et le théâtre créole, « Ayiti » s’impose naturellement. Il ne s’agit pas d’un effet de style, mais d’une affirmation : le pays doit être nommé dans la langue de ses enfants.

Aujourd’hui, trois logiques s’affrontent ; ou plutôt coexistent :

  1. L’argument patrimonial : pour les partisans de « Hayti », la fidélité aux pères fondateurs de 1804 est essentielle. Abandonner cette graphie serait, selon eux, une trahison symbolique de Dessalines et de l’Acte d’indépendance.
  2. L’argument linguistique : pour les promoteurs de « Ayiti », l’essentiel est de refléter le créole tel qu’il se parle et s’écrit aujourd’hui. Le nom doit sonner vrai pour la majorité de la population, non pour les chancelleries.
  3. L’argument normatif : pour l’administration et la diplomatie, « Haïti » reste indispensable. C’est l’orthographe reconnue internationalement en français, celle qui assure la lisibilité des traités et des relations officielles.

En réalité, peu de pays cumulent ainsi trois graphies concurrentes pour un seul nom. Cette pluralité est à la fois source de débats passionnés et richesse historique. Chaque orthographe porte une mémoire, un héritage, un choix de société.

Trois écritures, une même nation

Nommer un pays, ce n’est pas un simple exercice d’orthographe. C’est un acte de mémoire, de pouvoir et de projection. En trois graphies, l’histoire d’Haïti se dévoile comme une fresque. « Ayiti » raconte l’ancien temps, celui des Taïnos, des montagnes et de la terre originelle. « Hayti » incarne l’instant fondateur, le 1er janvier 1804, quand Dessalines et ses pairs ont choisi un nom qui rompait avec Saint-Domingue et affirmait une liberté conquise dans le sang. « Haïti », enfin, représente la normalisation moderne, l’inscription du pays dans l’ordre diplomatique et administratif du monde francophone.

Ces trois écritures ne s’excluent pas : elles se répondent, elles se complètent. Elles disent les couches successives d’une identité complexe (amérindienne, africaine, créole, européenne) qui font de l’île un carrefour de mémoires et de luttes. Là où certains voient une confusion, on peut lire une richesse : Haïti est l’un des rares États dont le nom vit simultanément dans plusieurs orthographes, chacune légitime dans son contexte.

En fin de compte, l’enjeu n’est peut-être pas de trancher entre Ayiti, Hayti ou Haïti, mais de comprendre ce que chacune de ces formes raconte : la profondeur des racines, la force du geste fondateur, la nécessité de la reconnaissance internationale. Trois noms pour une seule nation, trois écritures pour une même liberté.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

Soutenez un média engagé !

Chez NOFI, nous mettons en lumière la richesse et la diversité des cultures africaines et caribéennes, en racontant des histoires qui inspirent, informent et rassemblent.
Pour continuer à proposer un regard indépendant et valoriser ces héritages, nous avons besoin de vous.
Chaque contribution, même modeste, nous aide à faire vivre cette mission.
 
💛 Rejoignez l’aventure et soutenez NOFI ! 💛
 
👉 Faire un don 👈

News

Inscrivez vous à notre Newsletter

Pour ne rien rater de l'actualité Nofi ![sibwp_form id=3]

You may also like