Réélu pour un huitième mandat à 92 ans, Paul Biya fait face à une contestation sans précédent. Des villes incendiées, des centaines d’arrestations, un peuple qui doute du vote et du futur. Enquête sur un pays figé entre loyauté, peur et désir de changement, où chaque balle semble répondre à un bulletin.
Une victoire qui embrase le pays

27 octobre 2025, Yaoundé. Clément Atangana, président du Conseil constitutionnel, proclame d’une voix calme les résultats de la dernière présidentielle camerounaise : Paul Biya est réélu avec 53,66 % des voix. À 92 ans, l’homme fort du Cameroun rempile pour un huitième mandat, après plus de quarante-trois années de règne. Dans la minute qui suit, à Dschang, dans l’Ouest du pays, le siège du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) s’embrase. Des flammes, des cris, des vidéos qui tournent en boucle : l’élection a ravivé les braises d’une colère ancienne.
En quelques heures, le Cameroun bascule. Les manifestations éclatent, la répression s’intensifie. Les bilans sont flous, les mots se font lourds : « zone de guerre », « rafales », « morts civils ». Ce qui devait être un simple rituel électoral devient le miroir d’un pays à bout de souffle.
Cameroun, octobre 2025 : après le verdict, la rue — enquête sur une victoire contestée
Le 12 octobre 2025, les Camerounais votent. Douze candidats en lice, mais deux visages dominent : Paul Biya, éternel président, et Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre passé dans l’opposition. La scène est connue : affiches en décomposition, files d’attente sous le soleil, bulletins scellés sous l’œil des militaires.
Derrière la façade démocratique, le doute plane. L’organe en charge du scrutin, ELECAM, est depuis longtemps contesté. Ses membres sont nommés par le président de la République. La même main qui joue arbitre, joueur et juge. Les opposants parlent d’un « vote sans suspense », d’un théâtre où le dénouement est écrit d’avance.
Le 27 octobre, Clément Atangana prononce le verdict : Paul Biya, 2 474 179 voix ; Issa Tchiroma, 35,19 %. Participation : 57,8 %. Le mot « stabilité » revient dans son discours. Dans la rue, il sonne comme une provocation. « Quarante ans de stabilité, c’est quarante ans de stagnation », lâche un jeune de Douala.
La flamme part de Dschang. Le siège local du RDPC est incendié, le palais de justice partiellement détruit, selon plusieurs témoins. Les autorités locales parlent de « sabotage orchestré », les habitants de « vengeance du peuple ». Les forces de l’ordre répliquent. Les balles sifflent, les corps tombent. Une femme témoigne :
« Mon fils vendait des beignets, il n’a jamais manifesté. On l’a retrouvé le matin au bord de la route. »
À Garoua, Bafoussam, Douala, la contestation se répand. Les slogans se fondent dans la fumée : Biya doit partir !, Notre vote compte ! Le gouvernement décrète l’interdiction de manifester. Les blindés entrent en scène. Les jeunes improvisent des barricades de fortune. Dans les quartiers populaires, on brûle des pneus, on chante la colère.
Les chiffres officiels n’existent pas. Le gouvernement ne commente pas. Selon Associated Press, au moins quatre morts et une centaine d’arrestations dans les premiers jours. Reuters évoque vingt-trois morts, plus de cinq cents interpellations à la fin du mois. Les ONG locales parlent de bilans bien plus lourds. À Douala, un médecin confie sous anonymat :
« On a reçu plus de vingt blessés par balles en deux jours. Certains ne sont jamais repartis. »
Les médias d’État diffusent des programmes musicaux. Aucune mention des émeutes. L’information circule par fragments, grâce aux réseaux sociaux ; jusqu’à ce que la connexion soit coupée dans plusieurs régions.
Ville universitaire, Dschang devient le symbole d’une génération en rupture. Les jeunes, souvent diplômés et sans emploi, voient en cette élection le dernier espoir d’un changement pacifique. Quand l’annonce tombe, la rage s’empare des rues. Les flammes qui dévorent le siège du parti au pouvoir deviennent celles d’un cri collectif : On nous a volé notre avenir.
Les vidéos authentifiées montrent des civils armés de pierres face à des pick-up de gendarmerie. Le lendemain, des arrestations massives. Des étudiants, des commerçants, des curieux. Tous suspects. « Ici, on arrête les pauvres, pas les coupables », souffle un enseignant.
Au nord, à Garoua, la tension prend une tournure dramatique. Le domicile d’Issa Tchiroma Bakary, principal opposant, est encerclé par les forces de sécurité. Des témoins affirment avoir aperçu des « snipers » sur les toits voisins. Tchiroma, via un communiqué, accuse le pouvoir d’« intimidation armée ». L’armée dément, parle de « dispositif de protection ».
Les partisans du candidat battu installent des tentes devant sa maison, transformée en forteresse assiégée. L’électricité est coupée plusieurs fois par jour. Des militants disparaissent, d’autres se réfugient au Tchad. Le pouvoir parle de « fuite des provocateurs ». L’opposition, d’« exil forcé ».
ELECAM, créé pour garantir la transparence, est devenu le symbole du soupçon. Ses membres, désignés par décret présidentiel, sont perçus comme une extension du pouvoir. L’opposition dénonce des bureaux de vote fictifs, des urnes préremplies, des doubles inscriptions.
Tchiroma réclame un audit indépendant du scrutin. La loi camerounaise ne prévoit rien de tel. Lors d’une interview devenue virale, un représentant du gouvernement s’agace : « Audit ? Mais sur quelle base légale ? » Le dialogue tourne court. En réalité, le pays n’a pas de mécanisme légal de vérification externe. La vérité reste une affaire d’État.
Depuis 1982, Paul Biya a bâti un système où le changement paraît impossible sans rupture. Le parti unique d’hier s’est mué en parti hégémonique. Les contre-pouvoirs sont neutralisés, les institutions verrouillées. Les opposants sont tolérés comme des figurants, pas comme des rivaux.
Les Camerounais parlent d’un pays à deux vitesses : celui des palais et celui des rues. Dans les premiers, l’air conditionné et les voyages à Genève ; dans les secondes, la chaleur et la peur. Les mêmes visages, les mêmes promesses, les mêmes silences.
Dans les hôpitaux de campagne, les médecins comptent les blessés. « Des jeunes, beaucoup de jeunes », dit une infirmière à Douala. Certains ont été touchés en tentant de filmer. D’autres simplement pour avoir couru. Les familles cherchent leurs proches dans les commissariats. Certains n’y sont jamais arrivés.
À Bafoussam, une mère brandit la photo de son fils de 17 ans :
« Il voulait juste voter pour le changement. »
Le visage de la révolte, c’est celui de cette génération qui n’a jamais connu d’autre président que Paul Biya.
Les bureaux du parti de Tchiroma sont perquisitionnés. Des ordinateurs saisis, des militants arrêtés pour « diffusion de fausses nouvelles ». Les chaînes de télévision étrangères ne peuvent plus émettre sans accréditation spéciale. Le mot « répression » redevient tabou.
Un youtubeur étranger, venu filmer la situation à Douala, se fait agresser, dépouiller, puis brièvement arrêté. « Ils m’ont traité d’espion, raconte-t-il. J’ai compris que filmer, ici, c’est déjà prendre parti. »
Les réseaux sociaux deviennent les seuls journaux du pays. Entre vérités et manipulations, la frontière s’efface. Dans ce brouillard numérique, chaque vidéo devient une arme, chaque silence un aveu.
L’Union africaine évoque un scrutin « globalement conforme », tout en déplorant « des irrégularités ». Les chancelleries occidentales se murent dans la prudence diplomatique. Les ONG de défense des droits humains, elles, sonnent l’alarme :
« Les balles ne doivent pas remplacer les bulletins. »
Dans les médias européens, la crise camerounaise fait peu de bruit. L’attention mondiale est ailleurs. Pourtant, à Yaoundé, la peur se propage comme un gaz invisible. Les rues sont calmes, mais ce calme sent la cendre.
Les Camerounais oscillent entre colère et lassitude. Certains espèrent encore un dialogue national. D’autres ne croient plus en rien. « On nous dit que voter, c’est parler. Mais ici, voter, c’est risquer sa vie », résume un étudiant.
La fracture générationnelle est totale. Ceux qui ont grandi avec Biya défendent sa longévité comme gage de stabilité. Les jeunes y voient une malédiction. Entre les deux, une classe moyenne désenchantée qui n’attend plus rien.
Dans les marchés, les conversations glissent de la politique au quotidien : la vie chère, le chômage, la corruption. Et pourtant, malgré tout, l’idée de changement persiste. Elle s’infiltre dans les mots, dans les regards, dans les silences.
Les scénarios divergent. Certains prônent une désescalade : libérations ciblées, médiation religieuse, audit symbolique des procès-verbaux. D’autres redoutent un durcissement : arrestations massives, couvre-feu, militarisation accrue.
La société civile tente de survivre entre les deux. Des associations de juristes, des collectifs de jeunes, des ONG locales documentent les abus, archivent les preuves. Leur but : sauver la mémoire de ce moment.
Mais le pouvoir n’aime pas la mémoire. Il préfère l’oubli.
Le pays des silences
Le Cameroun de 2025 n’est pas seulement un pays en crise. C’est un pays qui doute de sa propre voix. La victoire de Paul Biya, même légale, apparaît comme une victoire sans joie, sans peuple, sans avenir. Elle prolonge le temps, elle n’en invente plus.
Dans les rues désertes de Douala, un graffiti résume tout :
On ne veut pas la guerre, on veut que le vote compte.
Cette phrase, tracée à la hâte, dit mieux que n’importe quel discours ce que ressentent des millions de Camerounais : un peuple pris entre l’obéissance et la fatigue, entre la peur et la dignité.
Un pays qui, à force de tenir debout dans le silence, risque un jour de s’écrouler dans un cri.
Notes et références
- Reuters, « Cameroon’s Biya, 92, announces bid for eighth presidential term », 13 juillet 2025.
- Reuters, « Cameroon sets presidential vote for October 12 », 11 juillet 2025.
- Reuters, « Cameroon opposition’s Tchiroma claims election victory, urges Biya to concede », 14 octobre 2025.
- Reuters, « Cameroon’s Biya, 92, re-elected at eighth term », 27 octobre 2025.
- Reuters, « Four killed in Cameroon protests ahead of election results, opposition says », 26 octobre 2025.
- The Guardian, « World’s oldest serving head of state declared winner in Cameroon election », 27 octobre 2025.
- Al Jazeera, « Cameroon President Biya declared election victor; challenger protests », 27 octobre 2025.
- Wikipedia, « 2025 Cameroonian presidential election ».
- Reuters, « Cameroon’s Biya re-elected, official results show ».
- Article de contexte, « Cameroon: How Paul Biya’s strategists are trying to lock up the next presidential election », The Africa Report, 2024.
