Dans une lettre datée du 30 juillet 2025 à Paul Biya, rendue publique le 12 août, Emmanuel Macron reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu au Cameroun avant et après l’indépendance, et endosse la responsabilité française dans des violences répressives et l’élimination de plusieurs dirigeants nationalistes. Ouverture d’archives, programme de recherche, « mémoire partagée » : promesses, limites et nouveaux champs de bataille historiographiques.
Une vérité longtemps étouffée refait surface
Le 30 juillet 2025, dans un courrier adressé à Paul Biya et rendu public, Emmanuel Macron a franchi un cap inédit dans l’histoire diplomatique franco-africaine. Pour la première fois, un chef d’État français reconnaissait officiellement que la France avait mené « une guerre » au Cameroun contre les mouvements indépendantistes, avant et après l’indépendance de 1960. Cette guerre, ponctuée de répressions sanglantes, s’était poursuivie bien au-delà de la fin officielle de la colonisation, avec un appui militaire et logistique à l’État camerounais naissant.
Ce geste politique, fruit des travaux de la Commission mixte franco-camerounaise, met fin à des décennies de dénégations et de silences officiels. Mais il ouvre aussi un champ de débats brûlants : comment qualifier ces violences ? S’agit-il d’un simple « conflit de décolonisation » ou d’une guerre de contre-insurrection masquée ? Quels en furent les épisodes les plus marquants, les figures emblématiques, et surtout, quelles traces ces événements laissent-ils encore dans la mémoire collective ?
À travers cette reconnaissance, c’est tout un pan d’histoire longtemps occulté qui refait surface : celui d’une guerre coloniale niée, menée dans les maquis du Sanaga-Maritime et des Grassfields, et qui coûta la vie à des figures majeures de l’UPC comme Ruben Um Nyobè, Félix-Roland Moumié ou Ernest Ouandié. Au-delà des faits, cette reconnaissance pose la question de la transmission : que savent vraiment les Français et les Camerounais de cette période ? Et comment inscrire durablement cette mémoire partagée dans les récits nationaux, alors même que les plaies sont encore vives ?
Nommer la guerre
L’été 2025 aura marqué un basculement dans l’histoire officielle des relations franco-camerounaises. Le 30 juillet, un courrier signé de la main d’Emmanuel Macron, adressé au président Paul Biya, a été rendu public. Ce document, sobre dans sa forme mais lourd dans ses implications, brise une ligne de défense diplomatique maintenue pendant plus de soixante ans : il reconnaît noir sur blanc qu’« une guerre » a bien eu lieu au Cameroun entre 1945 et 1971. Plus encore, il admet que cette guerre fut marquée par des « violences répressives de nature multiple », et qu’après l’indépendance proclamée le 1er janvier 1960, la France continua d’apporter un appui concret (militaire, logistique, stratégique) aux opérations menées par le jeune État camerounais contre les forces indépendantistes.
L’aveu est précis, encadré : aucune repentance officielle, mais la reconnaissance de faits longtemps minimisés ou camouflés sous le vocable aseptisé de « troubles » ou « opérations de maintien de l’ordre ». Le courrier engage la France à plusieurs mesures concrètes : l’ouverture élargie des archives relatives à cette période, la création d’un guide numérique pour faciliter leur consultation, la mise en place d’un groupe de suivi franco-camerounais pour veiller à l’application de ces engagements, et la valorisation culturelle de cette histoire à travers des projets de mémoire partagée.
La mise en publicité de cette lettre le 12 août, par un faisceau coordonné de dépêches et d’images, a été orchestrée avec soin. Les grandes agences de presse internationales (AFP, Reuters, AP) ont relayé la nouvelle, rapidement suivies par France 24 et TV5Monde. Le cadrage éditorial, lui, a été scrupuleusement calibré : il s’agissait de reconnaître sans s’excuser, d’assumer un passé conflictuel sans offrir d’arguments aux demandes de réparations. Les journalistes, tout en reprenant l’expression « guerre au Cameroun », ont multiplié les parallèles implicites avec d’autres contentieux mémoriels : la guerre d’Algérie, dont la reconnaissance officielle par la France avait elle aussi mis des décennies à émerger ; le génocide des Tutsi au Rwanda, sujet sur lequel Paris a récemment modifié son discours.
Cette reconnaissance n’est pas née dans un vide politique : elle est l’aboutissement du travail de la Commission mixte d’historiens franco-camerounais mise en place en 2022, lors de la visite d’Emmanuel Macron à Yaoundé. Composée d’experts issus des deux pays, cette commission avait pour mandat d’étudier la période 1945-1971, des prémices de la révolte indépendantiste à l’écrasement final des derniers maquis. En janvier 2025, elle avait remis son rapport : un document dense, riche en témoignages, en cartes et en références d’archives, détaillant non seulement la chronologie militaire mais aussi l’architecture politique et administrative qui avait rendu possible cette guerre non déclarée.
Les recommandations de la commission furent claires : ouvrir largement les archives, intégrer cet épisode dans les manuels scolaires, créer des lieux de mémoire sur les sites marqués par les combats et les massacres. La lettre présidentielle du 30 juillet a repris ces axes, preuve que les conclusions des historiens ne sont pas restées lettre morte – même si l’on sait, par expérience, que l’application concrète de ces engagements reste tributaire de volontés politiques souvent fluctuantes.
Dans l’espace public, cette reconnaissance agit comme une onde de choc : elle oblige à reconsidérer le récit national, à sortir des zones d’ombre où l’on avait relégué le Cameroun des années 1950-60, et à affronter, documents en main, les réalités d’une guerre longtemps présentée comme n’ayant jamais eu lieu.
Une guerre singulière
L’histoire de cette guerre camerounaise ne peut se comprendre qu’en revenant à la réalité physique et humaine du terrain. Le théâtre des opérations couvre deux zones principales, géographiquement et culturellement distinctes, mais reliées par un même fil de contestation politique et de répression armée.
D’abord, la Sanaga-Maritime, région des Bassa, poumon historique de l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Territoire de forêts denses, de rivières sinueuses et de villages isolés, il offrait un refuge naturel aux premiers groupes de résistants. L’épaisseur du couvert forestier permettait à la fois la clandestinité et la mobilité des maquisards, rendant la pénétration militaire difficile pour les forces coloniales. Douala, à proximité, constituait un centre stratégique : port majeur et ville cosmopolite, elle devint autant un point d’appui logistique pour les autorités qu’un foyer d’agitation urbaine.
Ensuite, le pays bamiléké, dans l’Ouest montagneux, allait devenir le second foyer d’insurrection à partir de la fin des années 1950. Les reliefs accidentés, les vallées encaissées et les pistes étroites favorisaient la guérilla. Cette zone, densément peuplée et structurée par des chefferies puissantes, permit aux insurgés de s’appuyer sur des réseaux villageois solides, capables de fournir intendance, renseignements et nouvelles recrues.
Entre ces deux zones, les corridors forestiers jouaient un rôle d’artère logistique, reliant les maquis et permettant aux combattants de circuler, de se réarmer ou de se replier. Ces espaces furent le théâtre d’une guerre de mouvement constante, ponctuée de ratissages violents, de destructions de villages et de déplacements forcés de population.
Les acteurs de cette guerre forment un tableau complexe. Au centre, l’UPC ; d’abord force politique nationaliste créée en 1948, prônant l’indépendance immédiate et l’unification du Cameroun sous mandat français et britannique. Face à la répression croissante, le mouvement se scinde : sa branche politique, interdite en 1955, cède le pas à une organisation armée, l’Armée de Libération Nationale Kamerunaise (ALNK), structurée en maquis.
En face, l’administration coloniale française, appuyée par les forces régulières métropolitaines et des supplétifs locaux. Les troupes coloniales, aguerries par les expériences indochinoise et algérienne, appliquent des méthodes de contre-insurrection mêlant actions militaires, quadrillage du territoire, contrôle strict des populations et guerre psychologique.
Après le 1er janvier 1960, le relais est officiellement pris par le nouvel État camerounais dirigé par Ahmadou Ahidjo. Mais, derrière l’apparente souveraineté, la continuité est frappante : les cadres de la répression restent souvent les mêmes, les officiers français conservent des fonctions-clés, et l’appui logistique de Paris ne faiblit pas. Le conflit se poursuit alors dans une logique de guerre par procuration, où la France, tout en s’effaçant diplomatiquement, reste un acteur opérationnel déterminant.
Les temporalités de cette guerre se découpent en trois grandes séquences :
- 1945-1955 : contestation et émeutes. Période marquée par l’ascension politique de l’UPC, les grèves, les manifestations et les premières répressions.
- 1955-1960 : “pacification” coloniale. Interdiction de l’UPC, entrée dans la clandestinité, militarisation du conflit et intensification des opérations de ratissage.
- 1960-1971 : guerre post-indépendance. L’État camerounais indépendant, soutenu par la France, poursuit et achève l’écrasement des derniers maquis, notamment bamilékés, dans une campagne longue et brutale.
Ainsi, loin d’être un simple épiphénomène local, la guerre du Cameroun fut un conflit structuré, étendu et durable, enraciné dans des réalités géographiques propices à la guérilla, et façonné par l’action conjointe d’acteurs locaux et étrangers.
1945–1955 : de l’émeute à l’interdiction de l’UPC
Le 24 septembre 1945, Douala, capitale économique du Cameroun sous administration française, devient le théâtre d’une explosion de colère populaire. Ce jour-là, un rassemblement pacifique lié à des revendications salariales et à la dénonciation du racisme colonial dégénère en affrontements violents. Les forces de l’ordre, débordées, ouvrent le feu. Le bilan, encore discuté, fait état d’une trentaine de morts côté manifestants, tandis que les autorités minimisent les chiffres et imputent la responsabilité aux « agitateurs ». L’administration coloniale réagit en renforçant le contrôle policier et en surveillant de près les milieux syndicaux et nationalistes, déjà influencés par les idées panafricaines et anticoloniales circulant à travers l’Afrique française.
Dans ce climat tendu, naît en avril 1948 l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Dirigée par des figures comme Ruben Um Nyobè, Félix-Roland Moumié et Ernest Ouandié, l’UPC se distingue par un programme clair : indépendance immédiate et totale, réunification du Cameroun français et britannique, lutte contre les discriminations raciales, réforme agraire et démocratisation du système politique. L’ancrage social du parti est large : syndicats urbains, planteurs de cacao et de café, fonctionnaires africains, étudiants et chefferies progressistes.
Très vite, l’UPC devient un mouvement de masse. Ses meetings attirent des milliers de personnes, et ses tracts circulent dans toutes les régions, de la Sanaga-Maritime au pays bamiléké. Cette montée en puissance inquiète l’administration française, d’autant plus que le parti bénéficie d’un soutien transnational discret ; notamment de militants africains rencontrés dans les congrès syndicaux et du soutien idéologique de la mouvance anti-coloniale internationale.
En 1955, face à la radicalisation du discours et à la multiplication des manifestations, l’administration coloniale franchit le pas. Sous prétexte de troubles graves à l’ordre public, l’UPC est officiellement dissoute le 13 juillet 1955. Cette mesure, loin de neutraliser le mouvement, agit comme un détonateur. Ses dirigeants sont traqués, certains passent dans la clandestinité, d’autres se réfugient au Cameroun britannique ou à l’étranger.
C’est à ce moment que commence la véritable bascule vers la lutte armée. Les cadres restés sur place organisent les premiers noyaux de maquis, recrutant parmi les jeunes ruraux, les ouvriers précarisés et les vétérans africains de la Seconde Guerre mondiale, rompus au maniement des armes. Les campagnes deviennent des zones de repli, tandis que les villes portuaires comme Douala servent de relais pour la propagande et la logistique.
En l’espace de dix ans, le Cameroun est passé d’une contestation politique encadrée à un mouvement nationaliste ouvertement réprimé et poussé à la clandestinité. Cette période scelle le destin de l’UPC : privé de tribune légale, il choisit la voie du maquis, entraînant le pays dans une guerre larvée qui, malgré l’indépendance de 1960, se prolongera encore plus d’une décennie.
1956–1960 : la « guerre du Cameroun » côté terrain
Le 31 décembre 1956, à Ekité, petit village de la Sanaga-Maritime, l’année se termine dans un bain de sang. Ce jour-là, une colonne de forces coloniales françaises, accompagnée de supplétifs locaux, investit le bourg dans ce qui est présenté officiellement comme une opération de « maintien de l’ordre » contre un repaire supposé de « terroristes UPC ». Selon les archives administratives, il s’agirait d’une « riposte nécessaire » à des embuscades récentes. Mais les témoignages oraux collectés sur place, transmis de génération en génération, évoquent une expédition punitive sans distinction entre combattants et civils. Les récits parlent de dizaines de morts, de maisons incendiées et de bétail abattu ; un choc encore gravé dans la mémoire collective.
Cet épisode illustre la montée en puissance d’une véritable guerre contre-insurrectionnelle, qui ne dit pas son nom mais mobilise toute la panoplie des techniques de « pacification » expérimentées ailleurs dans l’empire colonial français, notamment en Indochine et en Algérie. On voit se mettre en place :
- Les regroupements : villages entiers déplacés de force vers des zones surveillées, sous prétexte de protéger la population mais visant en réalité à couper le maquis de ses soutiens.
- Les bouclages : zones rurales encerclées par des unités mobiles, fouilles systématiques, arrestations massives, exécutions sommaires.
- Les villages « refaits » : reconstructions imposées dans des lieux plus faciles à contrôler, souvent avec des matériaux précaires et des conditions sanitaires dégradées.
- Les réseaux de supplétifs : recrutement d’anciens adversaires ou de notables locaux ralliés, utilisés comme éclaireurs, pisteurs ou informateurs ; une stratégie qui divise durablement les communautés.
Pour les populations civiles, l’impact est catastrophique : déplacements forcés, rupture des cycles agricoles, famines localisées, disparition de membres de famille, et un climat permanent de peur. Les écoles ferment dans les zones suspectées de sympathie UPC, les marchés se vident, et le tissu social se délite.
Parallèlement, l’administration coloniale concentre ses efforts sur la décapitation du mouvement nationaliste. Entre 1958 et 1960, plusieurs figures majeures de l’UPC sont neutralisées :
- Ruben Um Nyobè, abattu par une patrouille française le 13 septembre 1958 dans la forêt d’Esse.
- Arrestations et exils forcés d’autres cadres, comme Abel Kingué, poursuivi par les tribunaux militaires.
- Mise sous pression des réseaux urbains, infiltrations par les services de renseignement, assassinat ciblé de militants, dont certains au Cameroun britannique ou en exil.
La période 1956-1960 marque ainsi l’institutionnalisation de la guerre au Cameroun : d’un côté, une guérilla de plus en plus repliée dans des bastions ruraux, et de l’autre, une armée coloniale appliquant un savoir-faire forgé dans d’autres conflits, avec le soutien d’unités africaines sous commandement français. En toile de fond, la promesse ambiguë d’une indépendance à venir, qui ne signifie pas pour autant la fin des combats ; bien au contraire, elle prépare leur mutation sous une nouvelle bannière, celle de l’État camerounais indépendant.
1958–1960 : éliminer les têtes
Dans la guerre du Cameroun, la phase 1958–1960 est marquée par une stratégie assumée de décapitation du mouvement nationaliste. L’objectif est clair : priver l’UPC et son maquis de ses figures charismatiques et de ses relais politiques, en frappant simultanément dans la brousse, les villes et même à l’étranger.
Ruben Um Nyobè — 13 septembre 1958
Le « Mpodol » (littéralement « celui qui porte la parole » en bassa) est la figure centrale de l’UPC depuis sa fondation. Porteur d’un projet d’indépendance immédiate et totale, il s’est imposé comme le principal orateur et stratège du mouvement. Réfugié dans la forêt d’Esse après l’interdiction de l’UPC en 1955, il mène un maquis politique et militaire à la fois. Le 13 septembre 1958, une patrouille des troupes coloniales françaises localise sa cache grâce à un réseau d’informateurs. L’opération est rapide : Ruben Um Nyobè est abattu, son corps exposé puis enterré dans un lieu tenu secret pour empêcher toute vénération posthume. Sa mort est un choc immense pour ses partisans, mais aussi un signal envoyé à l’ensemble du pays : aucun leader n’est intouchable.
Isaac Nyobè Pandjock — 17 juin 1958
Moins connu du grand public, Isaac Nyobè Pandjock est pourtant une figure influente du maquis dans la Sanaga-Maritime. Cadre intermédiaire de l’UPC, il coordonne plusieurs cellules locales et organise le ravitaillement des combattants. Capturé au cours d’une opération de ratissage, il est exécuté sommairement, sans procès. Les archives militaires justifient l’action par sa « dangerosité opérationnelle », mais dans la mémoire locale, il demeure l’un des martyrs de la répression.
Paul Momo — 17 novembre 1960 et Jérémie Ndéléné — 24 novembre 1960
Ces deux assassinats, commis après la proclamation de l’indépendance en janvier 1960, montrent la continuité de la lutte anti-UPC sous le régime d’Ahmadou Ahidjo, avec appui français. Paul Momo, ancien responsable UPC dans l’Ouest, est tué lors d’un accrochage présenté comme « fortuit » mais dont les rapports militaires laissent penser à une opération ciblée. Une semaine plus tard, Jérémie Ndéléné, autre figure bamiléké du mouvement, est abattu dans des circonstances similaires. Dans les deux cas, les opérations impliquent des unités camerounaises encadrées par des officiers français.
Félix-Roland Moumié — 3 novembre 1960
Le président de l’UPC en exil mène alors une intense campagne diplomatique à travers l’Afrique et l’Europe, dénonçant les exactions franco-camerounaises. Installé temporairement à Genève, il tombe dans un piège tendu par un agent des services français, identifié plus tard comme William Bechtel. Au cours d’un dîner, on lui sert une boisson contaminée au thallium. Moumié meurt après plusieurs jours d’agonie, le 3 novembre 1960. L’enquête suisse identifie un suspect, mais le procès n’aura jamais lieu : un non-lieu est prononcé en 1980, scellant l’impunité judiciaire de l’affaire. Cet assassinat à l’étranger illustre le caractère transnational de la répression anti-UPC et demeure, pour de nombreux historiens, un cas emblématique d’« exécution politique » en pleine Guerre froide.
En résumé, cette séquence 1958–1960 montre comment la répression est passée d’opérations militaires de terrain à une véritable guerre contre les symboles. Le but n’était pas seulement d’affaiblir l’UPC militairement, mais de briser son imaginaire politique en supprimant ses voix les plus fortes, que ce soit dans les forêts camerounaises ou dans les cafés européens.
1960–1971 : la guerre après l’indépendance
L’accession formelle du Cameroun à l’indépendance, en janvier 1960, n’a pas mis un terme aux combats. Au contraire, elle a ouvert une phase nouvelle : celle d’une guerre menée par un État souverain, mais dans une continuité d’objectifs et de méthodes avec l’administration coloniale française.
Ahmadou Ahidjo, investi premier président de la République du Cameroun, hérite d’un pays où les maquis UPC demeurent actifs, particulièrement dans l’Ouest bamiléké et en Sanaga-Maritime. Sa priorité affichée : restaurer l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire. Pour y parvenir, il s’appuie sur une coopération étroite avec la France. Celle-ci ne se limite pas à une assistance technique : des conseillers militaires français restent intégrés aux états-majors camerounais ; les services de renseignement travaillent de concert ; l’aviation française (notamment les T-6 et B-26) effectue missions de reconnaissance et de bombardement. Les rapports officiels évoquent une aide « ponctuelle » ou « sur demande », mais les archives et témoignages montrent un accompagnement quasi-permanent, avec des instructeurs français sur le terrain jusque dans les années 1970.
La géographie du conflit reste centrée sur deux foyers majeurs. Dans le pays bamiléké, la guérilla UPC bénéficie de l’appui de réseaux locaux solidement implantés ; les reliefs montagneux et la densité forestière compliquent les opérations militaires. En Sanaga-Maritime, cœur historique du mouvement, les maquis entretiennent un lien étroit avec les populations bassa, malgré la pression constante des forces de sécurité.
Les opérations combinent ratissages, regroupements forcés de populations, destruction de villages, coupures d’approvisionnement. Les bilans démographiques varient selon les sources : les estimations les plus basses évoquent plusieurs milliers de morts ; d’autres, largement plus élevées, parlent de dizaines de milliers de victimes, directes ou indirectes (famine, maladies). Ces chiffres, encore débattus, traduisent surtout l’ampleur des cicatrices sociales : familles décimées, déplacements massifs, structures traditionnelles bouleversées.
La capture puis l’exécution publique d’Ernest Ouandié, dernier chef emblématique du maquis UPC, en janvier 1971 à Bafoussam, marque la fin symbolique de la guerre. Ce procès, largement médiatisé, est conçu comme un acte de souveraineté : un État camerounais affirmant sa victoire sur une rébellion qualifiée d’« anti-nationale ». Mais cette victoire est aussi celle de la stratégie conjointe franco-camerounaise : une décennie de coopération militaire, de traque et de neutralisation ciblée.
Après 1971, le pays entre dans ce que l’on pourrait qualifier de paix armée : le maquis est brisé, mais la mémoire du conflit reste vive, entretenue par les familles, les communautés et les archives encore incomplètes. La répression prolongée a durablement modelé les rapports entre l’État et certaines régions, instillant une méfiance qui traverse encore l’histoire politique contemporaine du Cameroun.
Outils de la répression
La guerre du Cameroun, qu’elle soit menée sous l’autorité coloniale française ou par l’État camerounais post-indépendance avec appui français, s’inscrit dans un cadre doctrinal hérité des expériences coloniales précédentes. La terminologie officielle (« maintien de l’ordre », « pacification ») masque une réalité opérationnelle bien plus brutale.
Le modèle appliqué au Cameroun est proche de celui expérimenté à Madagascar en 1947 ou en Algérie dans les années 1950. Il repose sur un quadrillage serré des zones insurgées, la création de “zones interdites”, et surtout les regroupements de populations. Ces derniers consistent à déplacer de force des villages entiers vers des sites contrôlés, afin de priver la guérilla de ses soutiens logistiques. Officiellement, il s’agit de protéger les civils ; en pratique, cela permet d’isoler les maquis et de mieux surveiller les habitants.
La doctrine de « guerre psychologique » inclut également la propagande, la manipulation des élites locales et la cooptation d’anciens combattants insurgés pour retourner leurs réseaux.
Les opérations sur le terrain mêlent actions militaires classiques et mesures extrajudiciaires. Les internements administratifs, souvent sans procès, touchent militants, sympathisants supposés et simples civils. Des témoignages et rapports d’époque évoquent l’usage de la torture lors des interrogatoires, notamment dans les centres de regroupement ou les postes de gendarmerie.
Les exécutions sommaires (présentées comme neutralisations en combat) alimentent les récits locaux de massacres, particulièrement à Ekité (1956) et dans plusieurs localités bamiléké à la fin des années 1950.
Les supplétifs (groupes armés recrutés localement, parfois issus de communautés rivales) jouent un rôle crucial : guides, éclaireurs, informateurs, voire forces de choc. Leur engagement permet un ancrage local de la répression, mais alimente aussi les rancunes intercommunautaires qui perdurent.
Les sources disponibles sont lacunaires. Les archives militaires françaises conservent des rapports, ordres d’opérations et correspondances diplomatiques, mais certains fonds restent inaccessibles ou expurgés. Des destructions volontaires de documents sensibles, attestées par des historiens, compliquent l’établissement de la vérité.
L’anonymisation est fréquente : rapports mentionnant des « éléments » ou « individus » neutralisés sans identification précise, ou utilisation de pseudonymes pour les responsables de certaines opérations.
Cette opacité documentaire alimente les controverses mémorielles : les partisans d’une lecture “légitime” des opérations invoquent le contexte d’insurrection armée ; les défenseurs de la mémoire UPC dénoncent un crime d’État masqué sous la rhétorique du maintien de l’ordre.
La lettre Macron
Le 30 juillet 2025, Emmanuel Macron adresse à Paul Biya une lettre qui marque une rupture rhétorique. Pour la première fois, un chef d’État français emploie officiellement le mot “guerre” pour qualifier les opérations menées au Cameroun entre 1945 et 1971. La formule n’est pas anodine : elle rompt avec des décennies de langage euphémisé (“troubles”, “opérations de maintien de l’ordre” ) qui minimisaient la nature et l’ampleur des affrontements.
Le texte reconnaît trois points majeurs :
- La réalité de la guerre – Non plus un simple contexte de tensions, mais un conflit armé structuré, opposant forces françaises et insurgés UPC, puis l’État camerounais indépendant avec appui français.
- Les violences répressives – Qualifiées de “nature multiple”, elles incluent exécutions ciblées, déplacements forcés et campagnes militaires de grande ampleur, sans pour autant détailler exhaustivement les méthodes.
- La continuité après 1960 – L’appui français aux autorités d’Ahidjo est explicitement mentionné, prolongeant la responsabilité au-delà de la période coloniale.
Cette reconnaissance publique entérine aussi, de manière implicite, la responsabilité française dans certaines morts ciblées : Um Nyobè, Moumié, Ouandié. Mais la lettre se garde bien de franchir la ligne d’une qualification juridique.
Deux silences sont notables :
- Pas d’excuses officielles : la reconnaissance historique ne s’accompagne pas de repentance diplomatique, encore moins d’un engagement d’indemnisation pour les victimes ou leurs descendants.
- Pas d’attribution formelle pour Moumié : si la lettre évoque l’empoisonnement au thallium à Genève (1960) et rappelle le non-lieu suisse de 1980, elle se retranche derrière l’insuffisance des archives françaises pour désigner un commanditaire.
Ces omissions illustrent une prudence calibrée : reconnaître sans ouvrir de brèche juridique, admettre le passé sans créer d’obligation réparatrice.
Macron s’engage sur quatre axes :
- Ouverture élargie des archives : facilitation d’accès pour chercheurs camerounais et français, y compris dans les fonds militaires.
- Guide numérique : mise en ligne d’un portail répertoriant lieux, dates et documents-clés de la guerre du Cameroun.
- Groupe de suivi annuel : instance franco-camerounaise chargée d’évaluer l’avancée des mesures mémorielles et archivistiques.
- Programmes académiques et culturels : soutien à des travaux de recherche, à des documentaires, à des expositions et à des projets pédagogiques.
En creux, cette lettre instaure une mémoire partagée sous pilotage bilatéral, mais sur un terrain balisé : il s’agit moins de juger que de documenter, moins de réparer que d’expliquer.
La Commission mixte
Mise en place à la suite de la visite de Macron à Yaoundé en juillet 2022, la Commission mixte a réuni des historiens et chercheurs franco-camerounais, appuyés par des archivistes, avec un périmètre d’enquête couvrant l’ensemble du cycle conflictuel 1945-1971. Leur mandat reposait sur deux piliers :
- Accès élargi aux fonds – Les archives militaires, administratives et diplomatiques françaises furent ouvertes plus largement qu’auparavant, de même que certains fonds camerounais encore inédits.
- Méthodologie croisée – Confrontation des sources écrites avec les témoignages oraux recueillis dans les zones de conflit (Bassa, pays bamiléké, Douala, corridors forestiers).
Pour mesurer la nature et l’intensité des opérations, la Commission s’est appuyée sur plusieurs événements emblématiques :
- Douala, septembre 1945 : répression des émeutes, bilans contradictoires, documents coloniaux et mémoire locale.
- Ekité, 31 décembre 1956 : expédition punitive documentée par des archives militaires et des récits d’habitants, illustrant les méthodes dites de “pacification” et leur impact sur la population.
- Filières d’élimination 1958-1960 : traque et neutralisation des figures de l’UPC, du maquis bassa aux villes frontalières.
- Continuités post-1960 : rôle de conseillers et unités françaises dans la guerre conduite par l’État camerounais indépendant, jusqu’à la neutralisation d’Ernest Ouandié en 1971.
Ces cas-tests ont servi de prisme pour analyser la guerre dans sa globalité, en reliant les faits aux doctrines, aux chaînes de commandement et aux effets sociaux.
À l’issue de ses travaux, la Commission a formulé un ensemble de recommandations visant à ancrer la reconnaissance dans des dispositifs durables :
- Responsabilités nommées – Identification des acteurs politiques et militaires français et camerounais impliqués dans les décisions-clés, sans prononcer de jugement pénal mais en assumant une transparence documentaire.
- Lieux de mémoire – Création ou réhabilitation de sites historiques (Douala, Ekité, anciens camps de regroupement), intégrés à un parcours muséal et pédagogique.
- Pédagogie scolaire et universitaire – Intégration de la guerre du Cameroun dans les programmes d’histoire en France et au Cameroun, avec des supports bilingues et des outils numériques.
- Poursuite de la recherche – Financement de bourses et projets académiques, organisation régulière de colloques bilatéraux, et encouragement au recueil de témoignages oraux tant que les témoins directs sont encore en vie.
La mémoire en partage
La lettre du 30 juillet 2025, et sa publication deux semaines plus tard, s’inscrit dans un geste politique rare : admettre publiquement qu’une guerre a bien eu lieu au Cameroun, que la France en a été un acteur direct jusqu’en 1960, puis un soutien actif aux opérations répressives du jeune État indépendant. Cette reconnaissance, longtemps attendue, ne bouleverse pas le récit officiel autant qu’elle le nuance : elle nomme, mais ne répare pas ; elle ouvre des archives, mais ne promet ni procès ni indemnisations.
Sur le plan historique, elle marque un jalon : après Madagascar (1947) et l’Algérie, le Cameroun entre à son tour dans le cercle restreint des guerres coloniales reconnues par l’État français. Mais ce jalon appelle une suite : un travail mémoriel partagé, respectueux des deux côtés, évitant à la fois la tentation d’une repentance purement symbolique et celle d’un oubli commode.
Sur le plan politique, l’enjeu est double :
- Pour la France, maintenir un dialogue franc avec un partenaire stratégique d’Afrique centrale tout en assumant un passé lourd sans le réécrire.
- Pour le Cameroun, inscrire cette reconnaissance dans un récit national qui ne soit pas instrumentalisé par les rivalités politiques internes.
Enfin, sur le plan moral, la démarche ne pourra porter ses fruits que si elle s’accompagne d’une diffusion pédagogique large (manuels scolaires, expositions, documentaires) et d’un travail scientifique continu. C’est à cette condition que la mémoire de cette guerre, longtemps occultée, pourra devenir un élément partagé d’histoire commune, plutôt qu’un contentieux latent.
L’histoire coloniale franco-camerounaise sort ainsi de l’ombre. Elle ne rentrera dans la lumière que si, des deux côtés, l’effort est poursuivi, honnête et intégral.
Sources
- Deltombe, Thomas, Domergue, Manuel et Tatsitsa, Jacob. Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948‑1971). Paris : La Découverte, 2011.
- Ramondy, Karine (dir.). La France au Cameroun (1945‑1971). Rapport de la Commission “Recherche” sur le rôle et l’engagement de la France dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition au Cameroun de 1945 à 1971. Paris : Éditions Hermann, 2025, 1034 p. Rapport exhaustif remis en janvier 2025.
- Moutassi, Jean‑Pierre. Épilogue d’une guerre clandestine : verdict sur le génocide français au Cameroun (1954‑1964). Yaoundé : Harmattan Cameroun, 2022.
- Ketzmerick‑Calandrino, M. “Colonial Dis/Continuities in Cameroon and the Postcolonial …”, International Studies in African Globalization Quarterly, vol. 4, no 3, 2024.
- « France acknowledges role in Cameroon’s struggle for independence », Reuters, 12 août 2025.
- « Macron admits France’s repressive violence in Cameroon’s war for independence », AP News, 12 août 2025.
- « Ces cinq dossiers mémoriels qui perdurent entre la France et l’Afrique », Le Monde, août 2024.
- Jacobin Magazine, article « The Forgotten Cameroon War », décembre 2016.
- Europe Solidaire Sans Frontière, « The Truth About France’s Colonial Violence in Cameroon », février 2025.