Le film Muganga met en lumière une vérité trop longtemps étouffée : en République démocratique du Congo, les viols sont utilisés comme une arme de guerre et de génocide. Nofi propose de cartographier cette tragédie et de comprendre pourquoi, depuis plus de vingt ans, les corps sont devenus le champ de bataille d’un conflit oublié.
Cartographier l’horreur
Sur la carte de l’Afrique, la République démocratique du Congo apparaît comme un colosse blessé. Deuxième plus grand pays du continent, au cœur des Grands Lacs, il concentre toutes les contradictions : immensité territoriale, richesses minières exceptionnelles, mais aussi instabilité chronique, guerres civiles et ingérences étrangères.
C’est dans ce décor de montagnes, de forêts et de lacs immenses que se déploie l’un des drames les plus glaçants de notre temps. Depuis la fin des années 1990, le viol y est utilisé comme une arme à part entière. Pas comme un dommage collatéral, mais comme une stratégie militaire. L’ONU a résumé cette horreur en un chiffre devenu symbole : quarante-huit femmes violées chaque heure dans le pays. Mais derrière la statistique se cachent des vies fracassées, des villages entiers traumatisés, des générations marquées par la peur et la honte.
Dans l’est congolais, le corps est devenu un front de guerre. Les milices, les armées régulières, les groupes rebelles en ont fait un outil de domination, de terreur et de destruction. Et dans le sillage de ces violences, ce n’est pas seulement la chair qui est brisée : c’est le tissu social, l’idée même de communauté.
C’est précisément cette réalité que raconte Muganga, celui qui soigne, le nouveau film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. À travers le destin d’un médecin face à l’indicible, l’œuvre met en lumière l’ampleur du drame congolais et donne un visage aux survivantes. Là où les chiffres figent, le cinéma incarne. Là où l’horreur se dissout dans les rapports, Muganga nous rappelle que chaque viol est une arme dirigée contre l’humanité tout entière.
Pour comprendre cette tragédie, il faut d’abord replacer la RDC dans son contexte géopolitique. Depuis la chute de Mobutu en 1997 et l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, le pays a été le théâtre de deux guerres majeures, parfois surnommées « la Première et la Deuxième guerre mondiale africaine ». Entre 1996 et 2003, pas moins de neuf pays africains ont été impliqués : Rwanda, Ouganda, Angola, Zimbabwe, Namibie, entre autres.
Au cœur de ces guerres, la région des Kivus et l’Ituri. Ce territoire frontalier du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda est un espace stratégique : routes commerciales, minerais rares (coltan, cassitérite, or), terres fertiles. Chaque acteur armé, qu’il soit une armée étrangère ou une milice locale, a cherché à y imposer son contrôle.
Le chaos institutionnel de l’époque, l’effondrement de l’État congolais et la prolifération des groupes armés ont créé un climat propice aux violences de masse. Les civils sont devenus les premières victimes. Et c’est dans ce contexte qu’a émergé l’usage systématique du viol comme instrument de guerre.
Dans l’histoire des conflits, le viol a souvent été présent. Mais en RDC, son utilisation prend une dimension particulière. Il est pratiqué non pas de manière marginale ou accidentelle, mais comme un élément central des tactiques de guerre.
Les objectifs sont multiples. Le premier est la terreur. En infligeant des viols collectifs, souvent publics, les milices cherchent à briser le moral des populations, à provoquer des déplacements massifs et à vider des territoires entiers. Le second est la destruction sociale. Dans des sociétés où la cohésion familiale est un socle, le viol sape les liens, isole les survivantes, génère honte et rejet. Le troisième objectif, plus sinistre encore, est la destruction biologique : grossesses forcées, transmission volontaire du VIH, mutilations sexuelles visant à rendre les victimes stériles.
Ce n’est pas un hasard si le droit international, depuis les procès du Tribunal pénal international pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie, reconnaît le viol comme un crime contre l’humanité et, dans certains cas, comme une arme de génocide. Au Congo, cette reconnaissance reste théorique : les auteurs de ces crimes jouissent presque toujours de l’impunité.
Les récits recueillis par les ONG et les survivantes sont insoutenables. Des femmes de cinq ans, d’autres de soixante-dix, violées par des groupes armés. Des hommes et des garçons également agressés, un sujet longtemps tabou et encore largement invisibilisé. Des viols accompagnés de mutilations, de tortures, parfois de meurtres.
Les conséquences dépassent l’instant de l’agression. Les survivantes souffrent de traumatismes physiques graves : fistules, infections sexuellement transmissibles, grossesses forcées. Mais elles subissent aussi une violence sociale : rejet par leur mari, marginalisation dans leur communauté, impossibilité de retrouver une vie normale. Les enfants nés de ces violences portent eux aussi un stigmate difficile à effacer.
Dans les villages de l’Ituri ou du Nord-Kivu, les habitants parlent d’une « guerre des ventres », où les corps des femmes deviennent le lieu d’affrontement entre communautés. Cette réalité, décrite par les chercheurs et les militants, illustre la radicalité de la violence.
Malgré l’ampleur des crimes, les procès sont rarissimes. Le cas de Minova, en 2012, reste emblématique : après le viol de plus de 100 femmes par des soldats congolais, seules deux condamnations ont été prononcées. L’ONU a produit un « rapport Mapping » recensant 617 incidents majeurs de violations graves des droits humains entre 1993 et 2003. Mais ce document, explosif, est resté lettre morte.
Pourquoi une telle impunité ? Parce que les responsables appartiennent parfois aux forces armées régulières. Parce que les mécanismes judiciaires sont faibles, corrompus, ou instrumentalisés. Parce que la communauté internationale, malgré ses déclarations, n’a jamais imposé de véritable justice internationale pour la RDC.
Cette impunité nourrit un cercle vicieux : tant que les criminels ne sont pas punis, les violences se répètent.
Dans ce tableau sombre, des figures se sont levées. Le plus connu est sans doute le docteur Denis Mukwege. À l’hôpital de Panzi, à Bukavu, il a soigné des dizaines de milliers de survivantes. Son travail de chirurgien, mais aussi de militant, lui a valu le prix Nobel de la paix en 2018.
À ses côtés, d’autres voix : Julienne Lusenge, militante féministe et fondatrice de l’ONG SOFEPADI ; Tatiana Mukanire, survivante devenue autrice ; les femmes de la « Cité de la Joie », centre de réhabilitation et de reconstruction. Toutes portent un message commun : transformer la douleur en force, le silence en parole, l’injustice en combat.
Ces initiatives ne suffisent pas à enrayer la machine de guerre, mais elles rappellent que l’humanité résiste même dans les ténèbres.
Aujourd’hui encore, malgré les accords de paix et la présence de la MONUSCO, les violences sexuelles se poursuivent. Les groupes armés, les rebelles, parfois même les soldats réguliers, continuent de pratiquer le viol comme une arme de terreur.
La question du statut juridique reste cruciale. Faut-il reconnaître, au niveau international, le viol comme arme de génocide à part entière ? Les débats juridiques avancent lentement, mais la réalité du terrain impose une évidence : il s’agit bien d’une stratégie d’anéantissement.
Le cinéma, la littérature, les arts jouent un rôle croissant pour briser le silence. Le film Muganga s’inscrit dans cette lignée, en donnant à voir et à entendre ce que les statistiques n’arrivent pas à traduire. Il place le spectateur face à une vérité nue : la guerre du Congo est aussi une guerre contre les corps.
Cartographie de la dignité

La guerre en République démocratique du Congo est souvent décrite comme une guerre pour les minerais. Mais elle est aussi, et peut-être surtout, une guerre des corps. Une guerre où le viol est utilisé comme une arme de destruction massive, une guerre dont les survivantes portent les cicatrices jusque dans leur chair.
Face à ce constat, une question obsède : combien de temps encore ces crimes resteront-ils impunis ? Combien de temps encore le monde acceptera-t-il que le corps des femmes serve de champ de bataille ?
Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Dans ce pays blessé, des résistances s’organisent. Des médecins, des militantes, des survivantes s’érigent contre le silence. Leur combat trouve aujourd’hui un nouvel écho à l’écran, à travers Muganga, celui qui soigne, le film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. En donnant chair à ces récits, en incarnant la lutte pour la dignité et la réparation, le cinéma devient mémoire et arme de vérité.
Car Muganga ne se contente pas de raconter : il nous oblige à regarder en face ce que trop longtemps on a voulu ignorer. Et rappelle qu’un jour, peut-être, la carte du Congo ne sera plus seulement celle des minerais et des violences, mais aussi celle des cicatrices refermées et de la dignité retrouvée.
Notes et références
- ONU – Conseil des droits de l’homme, Mapping Project – Report of the Mapping Exercise documenting the most serious violations of human rights and international humanitarian law committed in the Democratic Republic of the Congo between March 1993 and June 2003, Genève, 2010.
- Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), Rape as a weapon of war and genocide, rapport spécial, 2015.
- ONU Femmes, Women, Peace and Security Report – Democratic Republic of Congo, 2020.
- Médecins Sans Frontières, Shattered Lives: Immediate medical care vital for sexual violence victims in DRC, rapport de mission, 2011.
- Human Rights Watch, Soldiers Who Rape, Commanders Who Condone: Sexual Violence and Military Reform in the Democratic Republic of Congo, 2009.
- Denis Mukwege, Plaidoyer pour la vie : La lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre, Paris : Éditions du Seuil, 2014.
- Tatiana Mukanire Bandalire, Au-delà de nos larmes : témoignage d’une survivante congolaise, Actes Sud, 2020.
- Julienne Lusenge, interventions au Conseil de sécurité de l’ONU, 2019–2023.
- The Guardian, « DR Congo: rape as a weapon of war », dossier spécial, 2010–2021.
- Le Monde Afrique, « Violences sexuelles en RDC : un crime de masse impuni », édition du 17 octobre 2019.
- Nobel Prize Committee, Press Release: The Nobel Peace Prize 2018 – Denis Mukwege and Nadia Murad, Oslo, 2018.
- International Criminal Court (ICC), Prosecutor v. Bosco Ntaganda – Judgement on charges of rape and sexual slavery, La Haye, 2019.