Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo

Le film Muganga met en lumière une vérité trop longtemps étouffée : en République démocratique du Congo, les viols sont utilisés comme une arme de guerre et de génocide. Nofi propose de cartographier cette tragédie et de comprendre pourquoi, depuis plus de vingt ans, les corps sont devenus le champ de bataille d’un conflit oublié.

Cartographier l’horreur

Sur la carte de l’Afrique, la République démocratique du Congo apparaît comme un colosse blessé. Deuxième plus grand pays du continent, au cœur des Grands Lacs, il concentre toutes les contradictions : immensité territoriale, richesses minières exceptionnelles, mais aussi instabilité chronique, guerres civiles et ingérences étrangères.

C’est dans ce décor de montagnes, de forêts et de lacs immenses que se déploie l’un des drames les plus glaçants de notre temps. Depuis la fin des années 1990, le viol y est utilisé comme une arme à part entière. Pas comme un dommage collatéral, mais comme une stratégie militaire. L’ONU a résumé cette horreur en un chiffre devenu symbole : quarante-huit femmes violées chaque heure dans le pays. Mais derrière la statistique se cachent des vies fracassées, des villages entiers traumatisés, des générations marquées par la peur et la honte.

Dans l’est congolais, le corps est devenu un front de guerre. Les milices, les armées régulières, les groupes rebelles en ont fait un outil de domination, de terreur et de destruction. Et dans le sillage de ces violences, ce n’est pas seulement la chair qui est brisée : c’est le tissu social, l’idée même de communauté.

C’est précisément cette réalité que raconte Muganga, celui qui soigne, le nouveau film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. À travers le destin d’un médecin face à l’indicible, l’œuvre met en lumière l’ampleur du drame congolais et donne un visage aux survivantes. Là où les chiffres figent, le cinéma incarne. Là où l’horreur se dissout dans les rapports, Muganga nous rappelle que chaque viol est une arme dirigée contre l’humanité tout entière.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo
Eringeti, territoire de Beni, Nord Kivu, RD Congo. 5 décembre 2014 : Un militaire des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Photo MONUSCO/Abel Kavanagh = Eringeti, Beni territory, North-Kivu province, DR Congo. 5 December 2014: Military officer of the Congolese Armed Forces (FARDC). Photo MONUSCO/Abel Kavanagh

Pour comprendre cette tragédie, il faut d’abord replacer la RDC dans son contexte géopolitique. Depuis la chute de Mobutu en 1997 et l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, le pays a été le théâtre de deux guerres majeures, parfois surnommées « la Première et la Deuxième guerre mondiale africaine ». Entre 1996 et 2003, pas moins de neuf pays africains ont été impliqués : Rwanda, Ouganda, Angola, Zimbabwe, Namibie, entre autres.

Au cœur de ces guerres, la région des Kivus et l’Ituri. Ce territoire frontalier du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda est un espace stratégique : routes commerciales, minerais rares (coltan, cassitérite, or), terres fertiles. Chaque acteur armé, qu’il soit une armée étrangère ou une milice locale, a cherché à y imposer son contrôle.

Le chaos institutionnel de l’époque, l’effondrement de l’État congolais et la prolifération des groupes armés ont créé un climat propice aux violences de masse. Les civils sont devenus les premières victimes. Et c’est dans ce contexte qu’a émergé l’usage systématique du viol comme instrument de guerre.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo
Pascalie le 15 fevrier 2025  Vivien LATOUR

Dans l’histoire des conflits, le viol a souvent été présent. Mais en RDC, son utilisation prend une dimension particulière. Il est pratiqué non pas de manière marginale ou accidentelle, mais comme un élément central des tactiques de guerre.

Les objectifs sont multiples. Le premier est la terreur. En infligeant des viols collectifs, souvent publics, les milices cherchent à briser le moral des populations, à provoquer des déplacements massifs et à vider des territoires entiers. Le second est la destruction sociale. Dans des sociétés où la cohésion familiale est un socle, le viol sape les liens, isole les survivantes, génère honte et rejet. Le troisième objectif, plus sinistre encore, est la destruction biologique : grossesses forcées, transmission volontaire du VIH, mutilations sexuelles visant à rendre les victimes stériles.

Ce n’est pas un hasard si le droit international, depuis les procès du Tribunal pénal international pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie, reconnaît le viol comme un crime contre l’humanité et, dans certains cas, comme une arme de génocide. Au Congo, cette reconnaissance reste théorique : les auteurs de ces crimes jouissent presque toujours de l’impunité.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo
République démocratique du Congo : réunion pour les victimes de viol Les victimes de viol qui ont réussi à se réintégrer dans leur communauté se réunissent dans une « hutte de la paix » près de Walungu, dans le Sud-Kivu, en RDC. Les programmes de santé soutenus par l’USAID ont aidé les victimes de viol en leur offrant des services de conseil, de formation, d’emploi et un environnement de vie sûr.

Les récits recueillis par les ONG et les survivantes sont insoutenables. Des femmes de cinq ans, d’autres de soixante-dix, violées par des groupes armés. Des hommes et des garçons également agressés, un sujet longtemps tabou et encore largement invisibilisé. Des viols accompagnés de mutilations, de tortures, parfois de meurtres.

Les conséquences dépassent l’instant de l’agression. Les survivantes souffrent de traumatismes physiques graves : fistules, infections sexuellement transmissibles, grossesses forcées. Mais elles subissent aussi une violence sociale : rejet par leur mari, marginalisation dans leur communauté, impossibilité de retrouver une vie normale. Les enfants nés de ces violences portent eux aussi un stigmate difficile à effacer.

Dans les villages de l’Ituri ou du Nord-Kivu, les habitants parlent d’une « guerre des ventres », où les corps des femmes deviennent le lieu d’affrontement entre communautés. Cette réalité, décrite par les chercheurs et les militants, illustre la radicalité de la violence.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo
Des militaires burundais patrouillent à Minova, dans l’est de la République démocratique du Congo, à Minova le 11 mars 2024 ALEXIS HUGUET / AFP

Malgré l’ampleur des crimes, les procès sont rarissimes. Le cas de Minova, en 2012, reste emblématique : après le viol de plus de 100 femmes par des soldats congolais, seules deux condamnations ont été prononcées. L’ONU a produit un « rapport Mapping » recensant 617 incidents majeurs de violations graves des droits humains entre 1993 et 2003. Mais ce document, explosif, est resté lettre morte.

Pourquoi une telle impunité ? Parce que les responsables appartiennent parfois aux forces armées régulières. Parce que les mécanismes judiciaires sont faibles, corrompus, ou instrumentalisés. Parce que la communauté internationale, malgré ses déclarations, n’a jamais imposé de véritable justice internationale pour la RDC.

Cette impunité nourrit un cercle vicieux : tant que les criminels ne sont pas punis, les violences se répètent.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo
©Christophe Smets / La Boîte à images

Dans ce tableau sombre, des figures se sont levées. Le plus connu est sans doute le docteur Denis Mukwege. À l’hôpital de Panzi, à Bukavu, il a soigné des dizaines de milliers de survivantes. Son travail de chirurgien, mais aussi de militant, lui a valu le prix Nobel de la paix en 2018.

À ses côtés, d’autres voix : Julienne Lusenge, militante féministe et fondatrice de l’ONG SOFEPADI ; Tatiana Mukanire, survivante devenue autrice ; les femmes de la « Cité de la Joie », centre de réhabilitation et de reconstruction. Toutes portent un message commun : transformer la douleur en force, le silence en parole, l’injustice en combat.

Ces initiatives ne suffisent pas à enrayer la machine de guerre, mais elles rappellent que l’humanité résiste même dans les ténèbres.

Viols en tant qu’arme de génocide en République démocratique du Congo

Aujourd’hui encore, malgré les accords de paix et la présence de la MONUSCO, les violences sexuelles se poursuivent. Les groupes armés, les rebelles, parfois même les soldats réguliers, continuent de pratiquer le viol comme une arme de terreur.

La question du statut juridique reste cruciale. Faut-il reconnaître, au niveau international, le viol comme arme de génocide à part entière ? Les débats juridiques avancent lentement, mais la réalité du terrain impose une évidence : il s’agit bien d’une stratégie d’anéantissement.

Le cinéma, la littérature, les arts jouent un rôle croissant pour briser le silence. Le film Muganga s’inscrit dans cette lignée, en donnant à voir et à entendre ce que les statistiques n’arrivent pas à traduire. Il place le spectateur face à une vérité nue : la guerre du Congo est aussi une guerre contre les corps.

Cartographie de la dignité

La guerre en République démocratique du Congo est souvent décrite comme une guerre pour les minerais. Mais elle est aussi, et peut-être surtout, une guerre des corps. Une guerre où le viol est utilisé comme une arme de destruction massive, une guerre dont les survivantes portent les cicatrices jusque dans leur chair.

Face à ce constat, une question obsède : combien de temps encore ces crimes resteront-ils impunis ? Combien de temps encore le monde acceptera-t-il que le corps des femmes serve de champ de bataille ?

Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Dans ce pays blessé, des résistances s’organisent. Des médecins, des militantes, des survivantes s’érigent contre le silence. Leur combat trouve aujourd’hui un nouvel écho à l’écran, à travers Muganga, celui qui soigne, le film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. En donnant chair à ces récits, en incarnant la lutte pour la dignité et la réparation, le cinéma devient mémoire et arme de vérité.

Car Muganga ne se contente pas de raconter : il nous oblige à regarder en face ce que trop longtemps on a voulu ignorer. Et rappelle qu’un jour, peut-être, la carte du Congo ne sera plus seulement celle des minerais et des violences, mais aussi celle des cicatrices refermées et de la dignité retrouvée.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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