Il arrive parfois qu’un film dépasse l’écran pour devenir un acte de transmission. Muganga, signé Marie-Hélène Roux, en salles le 24 septembre 2025, n’est pas une simple fiction : c’est une plongée dans l’histoire d’un homme et d’un peuple, mais aussi une invitation à regarder en face nos responsabilités collectives.
Quand le cinéma devient témoin
Le cinéma, dit-on, reflète la société. Mais certains films dépassent le simple miroir pour devenir des armes de mémoire. Muganga, réalisé par Marie-Hélène Roux, appartient à cette catégorie rare. Inspiré de faits réels, ce drame nous transporte dans l’univers du Dr Denis Mukwege, gynécologue congolais, prix Nobel de la paix, surnommé « l’homme qui répare les femmes ».
Tourné au cœur de l’Afrique centrale, le film s’attaque à l’indicible : le viol utilisé comme arme de guerre. Mais loin d’un récit misérabiliste, Muganga choisit de montrer la reconstruction, la dignité et la solidarité. Le spectateur est invité à entrer dans la mémoire blessée du Congo, mais aussi dans une histoire universelle : celle de l’humanité face à sa propre barbarie, et de la résilience qui s’y oppose.
Denis Mukwege : l’homme qui répare les femmes

Denis Mukwege n’est pas un personnage de fiction. Né en 1955 à Bukavu, fils de pasteur, il décide à huit ans de devenir médecin après avoir vu mourir un enfant faute de soins. Étudiant en médecine au Burundi, il choisit la gynécologie pour lutter contre la mortalité maternelle dramatique de son pays.
En 1999, il fonde l’hôpital de Panzi, dans l’est de la RDC. Très vite, cet hôpital devient un refuge pour des milliers de femmes victimes de viols commis par des milices. Car dans cette région stratégique (qui concentre 80 % du coltan et du cobalt mondiaux, minerais indispensables à nos téléphones et ordinateurs), le viol est devenu une arme politique et économique. Il brise les familles, provoque l’exode, installe la terreur, et ouvre la voie au pillage.
Malgré les menaces, malgré une tentative d’assassinat en 2012, Mukwege persiste. En 2018, son combat est couronné par le prix Nobel de la paix. Mais loin de s’arrêter, il continue de témoigner : « J’ai reçu toutes les médailles, ce qu’il faut maintenant, c’est que les choses changent », répète-t-il. Muganga fait résonner cet appel dans les salles obscures.
Plutôt qu’une biographie, la réalisatrice Marie-Hélène Roux signe une fresque chorale. Muganga raconte un moment-clé : la rencontre entre Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, chirurgien belge. À l’écran, Isaach de Bankolé et Vincent Macaigne incarnent ce duo improbable qui décide de travailler « à quatre mains » pour réparer des corps mutilés.
Mais la véritable force du film réside dans sa polyphonie. Les femmes, loin d’être réduites à des victimes, sont des personnages à part entière : elles rient, s’entraident, se reconstruisent. Babetida Sadjo, Déborah Lukumuena et Manon Bresch donnent chair à ces trajectoires, rappelant que les survivantes ne sont pas des chiffres mais des actrices de leur propre destin.
Le cinéma trouve ici sa fonction la plus haute : transformer une tragédie collective en récit sensible, suscitant réflexion et engagement.
Le choix des interprètes n’est pas anodin. Isaach de Bankolé, acteur d’une force tranquille, incarne Mukwege avec une justesse rare. Sa connaissance intime du continent africain nourrit une interprétation à la fois digne et bouleversante. Vincent Macaigne, lui, apporte sa vulnérabilité et son intensité nerveuse. Ensemble, ils forment un duo contrasté et profondément humain.
Autour d’eux, les rôles féminins illuminent le récit. Manon Bresch incarne Maïa, jeune chirurgienne en quête de sens, miroir des interrogations du spectateur. Babetida Sadjo prête sa puissance physique et spirituelle à Blanche, fil rouge du film. Quant à Déborah Lukumuena, elle livre une interprétation bouleversante d’une survivante qui revendique le droit de disposer de son corps.
Ce casting fonctionne comme une chorale : chaque voix, chaque souffle, chaque silence devient partie intégrante de l’histoire collective.
Avec Renaud Chassaing à la photographie, Marie-Hélène Roux crée un langage visuel à la fois poétique et politique. Les couleurs ne sont jamais neutres : le rouge de la terre, du sang et de la vie ; le vert des blouses et de la nature ; le blanc chirurgical des gants et de la lumière.
Pour traduire le traumatisme, la caméra use parfois de flous, d’aberrations chromatiques, de désaturations. Ces effets donnent à voir le monde tel que le perçoivent les survivantes : brouillé, confus, inaccessible. À mesure que le récit avance, l’image retrouve sa clarté, comme une métaphore du chemin vers la réappropriation de soi.
Le travail sonore est tout aussi soigné. Bruits de respiration, silences pesants, musique créée à partir de matières brutes (un tiroir qui grince, un archet frotté sur un cintre) : chaque détail vise à nous faire ressentir physiquement l’expérience des personnages.
Muganga n’est pas un film que l’on regarde de loin. C’est un film qui nous traverse.
Le film s’ouvre sur une scène de viol, traitée avec sobriété mais puissance. Pas de voyeurisme, pas de sang, mais un choc sensoriel qui place le spectateur face à l’indicible. Impossible de comprendre la guérison sans nommer la blessure.
La suite explore la dialectique entre Mukwege et Cadière : foi chrétienne d’un côté, approche laïque de l’autre. Leur divergence autour de l’avortement soulève un tabou universel : qui décide pour une femme violée ? Cette scène, portée par Déborah Lukumuena, donne au film une profondeur morale rare.
Mais Muganga ne s’arrête pas à la douleur. Il montre aussi la reconstruction : les femmes qui apprennent un métier, qui accèdent à des microcrédits, qui rient ensemble. Panzi n’est pas seulement un hôpital : c’est un modèle de société, un lieu où la résilience devient possible.
À travers ce récit intime, le film ouvre une réflexion géopolitique. Le Kivu, théâtre du drame, n’est pas une terre maudite par hasard : ses ressources (coltan, cobalt, or) attisent les convoitises internationales. Le viol, explique Mukwege, est « une arme efficace et peu coûteuse », utilisée pour contrôler des zones minières entières.
Muganga nous met face à nos contradictions. Nos téléphones, nos ordinateurs, nos voitures électriques portent en eux une part de cette tragédie. En nous confrontant à cette réalité, le film nous interpelle directement : sommes-nous prêts à fermer les yeux sur l’origine des richesses qui nourrissent notre confort ?
Muganga est un film nécessaire. Parce qu’il témoigne, parce qu’il interroge, parce qu’il bouscule. À l’heure où l’hôpital de Panzi a été pris par le M23 et où Denis Mukwege vit en exil, ce film résonne comme un cri d’alerte.
Pour la diaspora africaine, c’est un miroir de dignité et un devoir de mémoire. Pour le public français et européen, c’est une invitation à regarder en face une tragédie qui nous concerne, car elle est liée à notre consommation et à notre économie.
Comme le rappelle le Dr Mukwege lui-même :
« Le seul combat qui vaille, c’est celui pour l’humanité. »
Muganga, un rendez-vous avec l’histoire

Muganga n’est pas un film que l’on « choisit » d’aller voir pour se divertir. C’est une expérience, un rendez-vous avec l’histoire, un moment de conscience collective. En swahili, muganga signifie « celui qui soigne ». Et ce film, à sa manière, soigne aussi nos mémoires blessées.
Le 24 septembre, ne détournez pas le regard. Entrez dans les salles. Écoutez les voix de Panzi. Laissez-vous traverser par cette œuvre. Parce qu’elle ne parle pas seulement du Congo, mais de nous tous.
🎬 Muganga, au cinéma en France et en Belgique dès le 24 septembre 2025.