À l’occasion de la sortie du documentaire King of Kings, Nofi retrace l’incroyable destin d’Edward Jones, magnat noir du Chicago des années 30. Entre loterie clandestine, mafia, ségrégation et philanthropie, découvrez l’histoire vraie de l’un des hommes les plus puissants (et oubliés) de l’Amérique noire.
L’histoire vraie d’un magnat afro-américain tombé dans l’oubli
Pendant que les films et séries multiplient les récits autour d’Al Capone, Lucky Luciano ou Bugsy Siegel, rares sont ceux qui ont entendu parler d’Edward Jones. Et pourtant, dans les années 30, cet homme noir originaire du Mississippi fut l’un des plus puissants entrepreneurs de Chicago. Il dirigeait un empire de plusieurs millions de dollars, comptait des milliers d’employés, et réinvestissait dans sa communauté à une époque où la ségrégation restait la norme.
Loin des clichés sur le crime organisé exclusivement blanc, Edward Jones fut l’un des « Policy Kings » les plus influents de l’histoire américaine. Le documentaire King of Kings, réalisé par Harriet Marin Jones, redonne vie à cette trajectoire spectaculaire, longtemps effacée des livres d’histoire.
Né en 1893, Edward Jones monte à Chicago dans les années 1910, en pleine migration noire vers le Nord. Avec ses deux frères, il s’installe dans le quartier de Bronzeville, épicentre de la vie afro-américaine de la ville. C’est là qu’il entre dans le business du « policy », une forme de loterie clandestine très populaire dans les communautés noires.
Ce jeu, ancêtre direct du loto d’État, attire des milliers de parieurs chaque jour. En quelques années, les frères Jones construisent un réseau tentaculaire : agents de collecte, bureaux de traitement, systèmes de sécurité… L’organisation est professionnelle, efficace et incroyablement rentable. À son sommet, leur entreprise aurait généré l’équivalent de 400 millions de dollars actuels.
Mais Edward Jones ne se contente pas de faire fortune. Il investit dans l’immobilier, finance des écoles, soutient des églises, ouvre des clubs de jazz. Il devient une figure centrale du Bronzeville des années 30, surnommé alors la “Black Metropolis”.
Edward Jones ne reste pas dans l’ombre. Il fréquente les personnalités les plus influentes de son temps. Il dîne avec Louis Armstrong, Joe Louis, Billie Holiday. Il épouse une danseuse du Cotton Club, amie de Joséphine Baker. Sa maison devient un lieu de rencontres entre artistes, activistes, intellectuels et hommes politiques afro-américains.
Son influence dépasse la seule sphère économique. Il soutient les campagnes de candidats noirs à la mairie, finance des campagnes démocrates, mobilise l’électorat afro-américain de Chicago bien avant les grandes heures du mouvement des droits civiques. Pour beaucoup, Edward Jones incarne un modèle de réussite noire autonome, indépendant du système blanc dominant.
Mais ce succès dérange. La mafia italienne, longtemps dominante dans les affaires illégales de Chicago, voit d’un mauvais œil la puissance des Policy Kings. Al Capone lui-même aurait tenté de prendre le contrôle du réseau, sans succès. Pire encore : l’État fédéral, sous pression politique, décide de s’en mêler.
À défaut de pouvoir prouver des crimes majeurs, le FBI l’accuse d’évasion fiscale – une stratégie déjà utilisée contre Capone. En parallèle, des tensions montent dans les rues : tentatives d’intimidation, sabotages, menaces de mort. Jones devient une cible pour deux adversaires à la fois : la pègre blanche et les institutions.
Un jour, il est même kidnappé par des hommes liés à la mafia. Un message clair : son temps est compté.
En 1946, Edward Jones est condamné pour fraude fiscale. Il purge plusieurs années de prison, puis s’exile discrètement à Mexico. L’homme qui incarnait la réussite noire des années 30 disparaît presque totalement de la scène publique. À sa sortie, il n’a plus ni pouvoir, ni réseau.
Pendant ce temps, le gouvernement de l’Illinois légalise la loterie en 1974. Ironie de l’histoire : le système jadis diabolisé est désormais entre les mains de l’État, alors que les pionniers noirs du Policy, eux, ont été écartés, ruinés ou oubliés.
Edward Jones meurt dans l’anonymat. Pourtant, son influence est immense. Il a contribué à faire émerger une économie noire indépendante, à structurer une classe moyenne afro-américaine, à imposer une figure noire de pouvoir dans une ville gangrenée par le racisme institutionnel.
Même Quincy Jones, le célèbre musicien, a grandi dans cette atmosphère. Son père travaillait pour Edward Jones. Dans ses mémoires, il décrit une époque où les familles noires misaient sur le Policy pour échapper à la pauvreté, avec l’espoir fou de changer de destin.
Aujourd’hui, grâce au film King of Kings, ce pan oublié de l’histoire afro-américaine refait surface. Et rappelle que derrière chaque figure médiatique, il existe des dizaines de héros effacés. Edward Jones fut de ceux-là. Un roi sans royaume, mais dont l’héritage mérite enfin d’être reconnu.
King of Kings : A la poursuite d’Edward Jones
Sortie le 10 septembre
