Marqué au fer, exilé, puis devenu l’un des penseurs politiques les plus lucides de son siècle, Cyrille Bissette fut un acteur majeur de la lutte contre l’esclavage dans l’empire français. Pourtant, son nom demeure largement effacé des récits officiels au profit d’une mémoire simplifiée de l’abolition. Retracer son parcours, c’est comprendre la complexité des sociétés antillaises, la violence du système colonial et la puissance intellectuelle d’un homme qui, bien avant 1848, avait déjà pensé la liberté.
Réhabiliter un nom effacé de l’histoire impériale et républicaine
L’histoire retient rarement tous ses protagonistes. Certains noms s’imposent, sculptés par les récits officiels, tandis que d’autres s’effacent progressivement, victimes d’un oubli façonné par la politique, les rivalités et la mémoire sélective. Cyrille Bissette, né en 1795 en Martinique, appartient à cette seconde catégorie. Pourtant, l’homme fut l’un des acteurs majeurs de la lutte contre l’esclavage dans l’espace français, fondateur de journaux, théoricien d’une politique coloniale nouvelle, militant infatigable et, un temps, député.
Son parcours est une véritable traversée du XIXᵉ siècle colonial : un itinéraire marqué par la violence d’un système esclavagiste défensif, les divisions internes des sociétés antillaises, la fabrication d’ennemis politiques et l’instrumentalisation de la mémoire. Comprendre Bissette, c’est donc interroger non seulement la structure du pouvoir colonial mais également les fractures sociales de la Martinique et de la Guadeloupe, les stratégies abolitionnistes européennes, et les dynamiques complexes de l’après-1848.
Le paradoxe Bissette
Cyrille Bissette naît dans une famille libre de couleur, au moment même où les Antilles françaises sortent de la tourmente révolutionnaire. Le statut de « mulâtre libre » ou de « libre de couleur » est alors profondément ambigu. Il confère certains privilèges par rapport aux personnes réduites en esclavage, mais reste marqué par un ensemble de discriminations légales, sociales et raciales. Les libres de couleur accèdent rarement à l’éducation, encore plus rarement à des positions de pouvoir, et demeurent surveillés par les autorités coloniales.
La famille Bissette appartient pourtant à une catégorie enviée : celle d’une élite de couleur relativement aisée, qui gravite dans l’orbite des familles blanches influentes de la colonie. Le jeune Cyrille grandit ainsi dans une société stratifiée, où l’économie de plantation façonne l’ordre social, et où les hiérarchies raciales s’imposent comme un dogme immuable.
Vers 1818, il devient négociant à Fort-Royal. Cette activité l’introduit au cœur du système économique colonial, l’expose à ses injustices, mais lui donne aussi une compréhension fine de son fonctionnement interne : réseaux commerciaux, influence des planteurs, dépendance totale à l’esclavage. Comme beaucoup de libres de couleur aisés à cette époque, il navigue entre collaboration économique et frustration politique.
Le moment fondateur de l’engagement de Bissette survient en 1823, lorsqu’une brochure circulant clandestinement dans l’île, critiquant le statut des libres de couleur et dénonçant l’ordre esclavagiste, est attribuée à lui et à quelques autres hommes. Ce texte, qui plaide pour l’égalité civile, la fin des châtiments corporels infligés aux affranchis, et la mise en place d’une instruction pour tous, constitue un acte de défi politique rare dans le contexte répressif des colonies.
La réaction des autorités est immédiate. Perquisitions, arrestations, puis un procès conçu pour l’exemple. Bissette est condamné à une peine d’une violence exceptionnelle : la marque au fer rouge portant l’inscription « GAL », signe infamant réservé aux criminels les plus sévèrement punis. La scène publique de la marque est pensée comme un rituel de domination : elle rappelle aux libres de couleur leur place dans l’ordre colonial et les dangers de toute revendication politique.
Bien que sa première condamnation soit cassée en appel à Paris, la colonie organise son expulsion. Pour Bissette, cette violence n’est pas qu’une humiliation : elle est une fracture. Elle marque la naissance d’un militant déterminé, convaincu que l’émancipation ne peut venir que d’une mobilisation intellectuelle et politique radicalement nouvelle.
À Paris, Bissette découvre un tout autre paysage politique. Loin de l’autoritarisme colonial, il trouve un espace où la presse, les salons, les loges maçonniques et les cercles parlementaires permettent de diffuser des idées et de défendre des positions. Il se familiarise avec les réseaux abolitionnistes européens, mais s’en distingue très vite par une pensée originale, profondément ancrée dans la réalité antillaise.

C’est dans ce contexte qu’il fonde La Revue des colonies, journal qu’il animera pendant plus d’une décennie. Véritable laboratoire politique, la revue analyse les lois, dénonce les injustices, examine la situation des affranchis et critique frontalement l’idéologie esclavagiste. Contrairement aux abolitionnistes métropolitains qui appréhendent souvent l’empire de manière abstraite, Bissette porte une vision construite à partir de l’expérience coloniale : il connaît « de l’intérieur » les mécanismes de la violence sociale, les relations raciales, et les résistances quotidiennes.
Ses articles intègrent également des propositions concrètes : transition encadrée, préparation des affranchis à la citoyenneté, réforme de l’économie de plantation, dialogue politique entre les groupes sociaux. Cette dimension pragmatique, nourrie par sa connaissance précise de la société antillaise, fait de lui un analyste unique de la période.

L’abolition de l’esclavage en 1848 bouleverse l’ordre colonial. Pour Bissette, qui a passé vingt ans à dénoncer l’oppression et à proposer des solutions, c’est une victoire idéologique. Lorsqu’il retourne en Martinique, il est accueilli par une population nouvellement affranchie qui voit en lui l’un des artisans de sa liberté.
Il entreprend alors un travail politique de grande ampleur. Reconnaissant que l’île sort d’un système fondé sur la violence et la ségrégation, il appelle à « l’oubli du passé » et à la reconstruction d’un tissu social commun. Cette idée, fondamentalement moderne, s’oppose à la logique revancharde que certains redoutent. Bissette ne souhaite pas l’effondrement brutal de la société coloniale, mais sa transformation progressive, par l’intégration politique, économique et culturelle des anciens esclaves.
En 1849, il est élu député. Son élection représente un symbole puissant : un ancien libre de couleur, marqué au fer, condamné par le système esclavagiste, devient l’un des représentants de la nouvelle citoyenneté.
Mais la victoire est de courte durée. Les rivalités politiques, la méfiance d’une partie des libres de couleur, les tensions avec certains abolitionnistes métropolitains, et les manœuvres orchestrées par ses adversaires contribuent à fragiliser sa position. Un sentiment de trahison naît chez quelques groupes de la population de couleur lorsqu’il s’allie, pour stabiliser le paysage politique, à des figures blanches issues de l’ancienne élite coloniale. Cette stratégie pragmatique est perçue par certains comme une compromission.

Victor Schœlcher photographié par Étienne Carjat.
L’une des dimensions les plus complexes de l’histoire de Cyrille Bissette est sa rivalité avec Victor Schœlcher.
Les deux hommes ne partagent ni la même vision de la société post-esclavagiste, ni la même conception du rôle de l’État. L’un, issu de la société coloniale et profondément ancré dans les réalités antillaises, pense en termes d’équilibres internes. L’autre, abolitionniste européen, inscrit l’émancipation dans un récit universaliste centré sur l’intervention de la République.
Après 1848, une partie de la presse et de la classe politique française choisit de construire une mémoire de l’abolition centrée sur une figure unique. Dans ce processus, Bissette devient « l’homme à effacer ». Son œuvre est peu relayée, ses écrits sont marginalisés, ses conflits politiques sont montés en épingle, sa stature est volontairement diminuée. En face, un récit héroïque se bâtit autour d’un seul nom, facilitant la construction d’une mémoire nationale cohérente mais historiquement réductrice.
Cette marginalisation explique en partie pourquoi, aujourd’hui encore, Bissette demeure moins connu que d’autres abolitionnistes, malgré son rôle substantiel.
Après le coup d’État de 1851, Bissette se retire progressivement de la vie politique. Le climat n’est plus favorable aux voix dissidentes et la Deuxième République, en se repliant vers un autoritarisme croissant, laisse peu de place aux militants anticoloniaux.

Il continue néanmoins d’écrire, de publier, d’observer. Mais son influence décroît, les réseaux se rétractent, et la génération qui suit retient surtout la version schématisée de l’abolition diffusée par la République.
La Martinique elle-même conserve une mémoire ambivalente de Bissette : certaines institutions l’honorent, mais d’autres préfèrent oublier ses prises de position, ses alliances ou ses divergences avec les élites locales. Son héritage demeure fragmenté, parfois contesté, souvent incompris.
L’histoire retient volontiers les figures simples, univoques, faciles à célébrer. Bissette est tout l’inverse. Il incarne la nuance, la complexité, l’ambiguïté politique, les compromis stratégiques.
Il n’est ni un révolutionnaire radical ni un conservateur ; ni un assimilationniste aveugle ni un séparatiste intransigeant. Sa pensée échappe aux catégories dans lesquelles, souvent, on enferme les acteurs afro-diasporiques du XIXᵉ siècle.
Surtout, il dérange parce qu’il rappelle que l’abolition fut un travail collectif : celui d’hommes et de femmes noirs, libres ou réduits en esclavage, de militants, de journalistes, d’insurgés, de penseurs politiques. L’idée d’une abolition « donnée » par un seul individu ne résiste pas à l’analyse historique.
Bissette rend cette évidence impossible à ignorer.
Aujourd’hui, l’apport de Bissette résonne avec force dans les débats sur la mémoire, la justice sociale, l’identité antillaise et la politique postcoloniale.
Il préfigure plusieurs dimensions essentielles du combat afro-diasporique moderne :
- L’importance de la presse et de la production intellectuelle dans la lutte politique.
- La revendication de droits civiques universels, dépassant la question raciale sans l’ignorer.
- La nécessité de penser l’après, c’est-à-dire la construction d’une société nouvelle après la chute d’un système oppressif.
- L’articulation entre mémoire et action, où comprendre le passé devient un outil d’émancipation.
Au moment où de nombreux États réévaluent leurs récits historiques, Cyrille Bissette apparaît comme une figure essentielle : un homme qui n’a pas attendu la légalité républicaine pour exiger la justice.
Cyrille Bissette incarne une forme de courage politique rare. Son parcours témoigne de la violence du système esclavagiste, mais aussi de la détermination de ceux qui, de l’intérieur même des colonies, ont imaginé un futur sans chaînes.
Réhabiliter son nom ne relève pas d’un acte militant : c’est une exigence de vérité historique. Car l’histoire de l’abolition ne peut être comprise sans ses voix multiples, ses contradictions, ses tensions, et sans la contribution majeure d’hommes comme lui.
Pour NOFI.media, raconter Cyrille Bissette, c’est affirmer que les mondes afro-diasporiques possèdent leurs propres penseurs, leurs propres stratèges, leurs propres architectes de liberté. C’est rappeler que l’émancipation ne fut jamais un cadeau : elle fut conquise, pensée, écrite, disputée ; parfois au prix du fer rouge.
Notes & références
- Arlette Gautier, Les sœurs de Solitude. La condition féminine dans l’esclavage aux Antilles, Paris, Éditions La Découverte, 1985.
- Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Paris, Grasset, 2007.
- Frédéric Régent, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe, Paris, Grasset, 2004.
- Laurent Dubois, A Colony of Citizens: Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, University of North Carolina Press, 2004.
- Myriam Cottias, La question noire. Histoire d’une construction coloniale, Paris, Bayard, 2007.
- Myriam Cottias (dir.), Dictionnaire des esclavages, Paris, Presses Universitaires de France, 2018.
