Charlemagne Péralte, le crucifié d’Haïti 

Sur une photo devenue légendaire, il apparaît cloué à une porte, le drapeau haïtien sur la tête. En 1919, les marines américains pensaient briser la rébellion en exposant son corps. Ils ont créé un héros. Charlemagne Péralte, chef des Cacos, est resté dans la mémoire haïtienne comme le martyr de la souveraineté nationale et l’un des plus grands symboles de la dignité noire face à l’empire.

Charlemagne Péralte : le crucifié d’Haïti, symbole de la résistance contre l’occupation américaine (1915–1934)

Charlemagne Péralte, le crucifié d’Haïti 

Novembre 1919. Sur les murs de Port-au-Prince, une image circule en catimini. Le corps d’un homme, attaché à une porte, les bras en croix, le drapeau haïtien jeté sur ses épaules. Il s’appelle Charlemagne Péralte. Officier de l’armée nationale devenu insurgé, il est tombé sous les balles des marines américains. L’occupant a voulu faire un exemple. Il a fabriqué un martyr.

Sous cette photographie d’un Christ noir crucifié par l’empire, c’est toute la mémoire d’Haïti qui s’est levée. Car Péralte, en résistant à l’occupation américaine (1915-1934), a redonné chair à un pays que l’on voulait soumettre. Comment un officier de province, issu d’une famille de notables, est-il devenu le visage de la dignité haïtienne ?

Charlemagne Masséna Péralte naît le 10 octobre 1885 à Hinche, petite ville du plateau central. Son père, maire de la commune, appartient à la petite bourgeoisie noire de province. Sa mère, femme pieuse, lui transmet la rigueur et la foi. À l’école Saint-Louis de Gonzague, il apprend le latin, les humanités, l’histoire des héros de l’indépendance. Il grandit dans un pays qui se cherche : les généraux se succèdent au pouvoir, les coups d’État rythment les saisons.

Quand il entre dans l’armée, Péralte est un jeune homme brillant et austère. À vingt-cinq ans, il commande une garnison à Léogâne. On le dit patriote, incorruptible, « sans peur et sans reproche ». L’élite urbaine, souvent soumise à la France ou à l’Amérique, le regarde avec une méfiance condescendante : un officier du terroir, trop fier, trop raide.

Mais l’année 1915 bouleverse tout.

Le 28 juillet 1915, après l’assassinat du président Vilbrun Guillaume Sam, les marines américains débarquent à Port-au-Prince. Officiellement pour « rétablir l’ordre ». En réalité, pour prendre le contrôle des finances et des douanes du pays. Haïti devient un protectorat non dit de Washington.

Un nouveau président, Philippe Sudre Dartiguenave, est imposé par l’ambassadeur américain. Les généraux locaux sont désarmés, les caisses publiques placées sous contrôle étranger. En 1917, une nouvelle Constitution, écrite sous la supervision du futur président Franklin D. Roosevelt, autorise pour la première fois les Blancs à posséder des terres haïtiennes.

Dans les campagnes, le ressentiment gronde. Les paysans sont réquisitionnés pour les corvées de routes. Les marines traitent les Haïtiens comme des indigènes sans droits. Le racisme devient système.

C’est dans ce contexte qu’un officier humilié, Charlemagne Péralte, entre en résistance.

Péralte refuse de servir dans la gendarmerie désormais dirigée par des Américains. Arrêté pour insubordination, il s’échappe de sa prison et regagne sa région natale, Hinche. Là, il trouve des paysans dépossédés, des journaliers battus, des anciens soldats sans solde. Il les organise. Ce sont les Cacos, du nom donné autrefois aux maquisards de la montagne.

« Nous ne voulons pas la guerre, écrit-il dans un tract clandestin. Nous voulons Haïti pour les Haïtiens. »

Dès 1918, il met sur pied une véritable armée populaire. Ses hommes connaissent la forêt, les rivières, les routes de nuit. Avec peu d’armes mais beaucoup de volonté, ils attaquent les postes de gendarmerie, déroutent les convois, libèrent des prisonniers. Les Cacos ne se battent pas pour le pouvoir, mais pour la terre.

De 1918 à 1919, la rébellion s’étend du Plateau central aux montagnes du Nord. Les villages rallient Péralte. Il fonde un gouvernement provisoire révolutionnaire, frappe une monnaie symbolique et nomme des « généraux » parmi les paysans.

Les Américains répondent par la terreur. Pour la première fois dans les Caraïbes, ils utilisent l’aviation militaire contre des insurgés noirs. Les rapports du Marine Corps mentionnent « des zones nettoyées ». Des villages entiers sont brûlés, les habitants fusillés. Washington parle de « banditisme rural » ; les Haïtiens, de guerre de libération.

Dans les collines de Mirebalais et de Grande-Rivière-du-Nord, les Cacos opposent une résistance acharnée. Leur devise : Liberté ou la mort.

Péralte, fin stratège, évite les grandes batailles. Il frappe, disparaît, reparaît ailleurs. Il devient un fantôme, un symbole. « Les Américains ont les avions, nous avons la nuit », dit-il à ses hommes.

Mais l’empire sait corrompre. Le 31 octobre 1919, un gendarme haïtien du nom de Jean-Baptiste Conzé infiltre le camp de Péralte. Dans la nuit, il le trahit. Les marines encerclent le bivouac. Une détonation. Péralte tombe, touché en plein cœur.

Le lendemain, son corps est exposé. Les soldats américains le fixent sur une porte de bois, les bras écartés, le drapeau national sur la poitrine. Une photographie est prise, diffusée comme trophée.

Mais au lieu d’éteindre la révolte, l’image la nourrit. Dans les campagnes, on découvre un nouveau Christ noir. Les mères la cachent dans les coffres. Les prêtres la glissent sous les crucifix. Le martyr a remplacé le bandit.

Après sa mort, un de ses lieutenants, Benoît Batraville, poursuit la lutte. Pendant un an encore, il harcèle les marines, avant d’être à son tour abattu en 1920. La révolte paysanne s’éteint, mais l’idée d’indépendance renaît.

Quand les troupes américaines quittent Haïti en 1934, le nom de Péralte redevient un cri. Ses restes sont exhumés et enterrés avec les honneurs au Cap-Haïtien. Le président Sténio Vincent lui rend hommage :

« Il fut le plus pur des patriotes. »

Les historiens, à commencer par Roger Gaillard, redonnent à Péralte sa place dans la mémoire nationale. Dans les années 1970, son visage entre dans les manuels scolaires. Les poètes l’évoquent aux côtés de Toussaint Louverture et de Dessalines.

Péralte fut à la fois un militaire et un mystique. Il n’a pas inventé la révolte, il l’a transcendé. Dans une Haïti tiraillée entre élite urbaine et monde rural, il incarne le refus d’être possédé par l’étranger.

Pour les Américains, il était un insurgé à abattre. Pour les paysans, il devint un prophète. Son effigie, diffusée par l’occupant pour inspirer la peur, devint un drapeau.

Aujourd’hui encore, dans les montagnes du Centre, les anciens racontent son histoire au coin du feu :

« Charlemagne Péralte, le chef qui n’a jamais baissé le drapeau. »

L’occupation américaine voulait faire taire Haïti. Elle a réveillé sa mémoire. Charlemagne Péralte est devenu le symbole de la dignité souveraine : un homme debout dans un pays agenouillé.

Un siècle plus tard, son regard grave, son drapeau et sa croix continuent de hanter la conscience haïtienne. L’image qu’on voulait infamante est devenue sacrée. Et sur la porte où il fut cloué, c’est toute Haïti qui s’est relevée.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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