Ismaÿl Urbain, le métis de Cayenne qui rêvait d’un empire de réciprocité

Né d’une mère noire affranchie à Cayenne et d’un négociant provençal, Ismaÿl Urbain (1812–1884) fut tour à tour saint-simonien, musulman, interprète de l’armée d’Afrique et penseur du Royaume arabe. Visionnaire oublié, il prôna une colonisation fondée sur l’association plutôt que la domination. Son parcours (entre Guyane, Égypte et Algérie) révèle les contradictions d’une France coloniale qui rêvait d’universalisme sans savoir encore ce que signifiait l’égalité.

Du fils d’esclave au penseur du “Royaume arabe”

Alger, 1884. Sur la corniche qui domine la baie, un vieil homme au teint doré, à la barbe soignée, contemple la Méditerranée comme on relit un livre qu’on n’a jamais cessé d’aimer. Autour de lui, la ville bruisse d’accents français et arabes mêlés ; ce mélange fragile dont il avait rêvé, et qu’il voit, à l’heure de sa mort, s’étioler sous la dureté du colonialisme triomphant. Cet homme s’appelle Thomas Urbain Apolline, que l’histoire retiendra sous le nom d’Ismaÿl Urbain.

Né en 1812 à Cayenne, dans la Guyane esclavagiste, d’une mère noire affranchie et d’un négociant provençal, il porte dès l’enfance la marque du double monde : celui des maîtres et celui des opprimés. Élevé entre deux civilisations, deux couleurs, deux religions, Urbain fut toute sa vie un homme des frontières ; sociales, raciales et spirituelles.

Son parcours est une traversée du XIXᵉ siècle colonial : de la Guyane à Paris, de l’Égypte à l’Algérie, il fut tour à tour utopiste saint-simonien, converti à l’islam, interprète militaire, haut fonctionnaire, et théoricien du “royaume arabe” voulu un temps par Napoléon III. Autant de rôles qui font de lui non un simple témoin, mais un acteur majeur d’une autre vision de la colonisation ; celle d’une association des peuples plutôt que d’une domination.

Car Ismaÿl Urbain n’a cessé d’incarner une tension : celle entre l’idéalisme universaliste hérité des Lumières et la réalité brutale de l’empire français en expansion ; entre l’assimilation rêvée par les administrateurs et le respect des différences réclamé par les colonisés.

Il fut le premier, ou presque, à imaginer que la France pût gouverner autrement : non par la force, mais par la reconnaissance réciproque. Son destin, oublié des manuels, éclaire d’un jour cru les contradictions d’un siècle qui voulait civiliser le monde sans s’être encore civilisé lui-même.

Cayenne, Marseille, Paris

Cayenne, 1812. Sous le ciel lourd de la Guyane, une colonie encore marquée par l’esclavage, naît un enfant illégitime d’un négociant blanc et d’une femme noire affranchie, Apolline.

Dans cet univers où la couleur de la peau est un passeport social, Thomas Urbain Apolline est d’emblée un être en déséquilibre. Trop clair pour être des siens, trop foncé pour être des autres. La société coloniale ne lui laisse ni place ni nom.

Son père, absent, lui offre l’éducation mais non la légitimité. Sa mère, courageuse et cultivée, lui transmet la fierté et la conscience de l’injustice.
Plus tard, Urbain écrira :

« Je suis entré dans la vie civilisée avec une double tache. »

Cette phrase résume le drame fondateur de son existence : être assigné à la marge par une société qui hiérarchise la valeur humaine selon la pigmentation. Dès l’enfance, il comprend que sa survie passera par l’esprit. Dans cette colonie où la servitude demeure un horizon, l’instruction devient sa seule arme.

En 1828, il quitte Cayenne pour la métropole. Il a seize ans, une éducation soignée, un accent créole, et déjà la certitude qu’il lui faudra, toute sa vie, prouver qu’il appartient à deux mondes sans être reconnu par aucun.

L’Europe qu’il découvre n’est pas moins hiérarchisée. À Marseille, il découvre la France républicaine, mais aussi la méfiance de ses compatriotes envers “le mulâtre de Cayenne”. Il apprend les codes, la langue, le port du vêtement, les usages d’une société qui se dit universelle mais vit de distinctions.

L’année 1830 secoue le pays : révolution, monarchie de Juillet, élan de liberté. Dans ce tumulte, Urbain se découvre une vocation : penser le lien entre la justice sociale et la fraternité raciale. Il fréquente les cercles intellectuels de la cité portuaire, s’initie à la philosophie, au latin, à la poésie.

C’est à Paris, peu après, qu’il trouve enfin un milieu où son métissage cesse d’être un stigmate : celui des saint-simoniens, disciples de Saint-Simon, prophètes d’une nouvelle société fondée sur le travail, la science et la réconciliation universelle.

Il y découvre une foi nouvelle, le socialisme mystique du progrès et de la fraternité des peuples. Dans leurs salons, la couleur de peau importe moins que la capacité à rêver l’humanité réconciliée. Urbain y trouve ce qu’aucune colonie ne lui avait offert : une famille spirituelle.

Très vite, il s’impose comme plume du mouvement. Dans ses premiers écrits, il célèbre la liberté des Noirs, la dignité des travailleurs, la grandeur morale de la souffrance. Il pressent que la question raciale n’est pas une question biologique, mais une question morale et sociale. Son regard est déjà celui d’un futur réformateur : il ne condamne pas, il comprend ; et veut reconstruire.

Autour de Prosper Enfantin et Gustave d’Eichthal, Urbain découvre une communauté d’âmes qui prétend “refaire le monde”. Nous sommes à Ménilmontant, dans une maison où vivent côte à côte des ingénieurs, des poètes, des ouvriers et des rêveurs. Là, on prêche l’égalité des sexes, la fraternité universelle, l’unité des religions.

L’union du “Juif et du Noir”, symbole du monde réconcilié, devient une image chère au groupe. Urbain y trouve une place : il incarne la synthèse des civilisations, l’enfant des marges devenu témoin du monde à venir. Il écrit, débat, enseigne. On parle de lui comme d’un “jeune prophète créole” dont la parole élève.

C’est dans cette atmosphère de ferveur intellectuelle qu’il forge sa conviction : la rédemption de l’humanité passera par la réconciliation des races et des cultures. Ses premiers textes poétiques (aujourd’hui méconnus) chantent le destin des peuples noirs, l’honneur retrouvé des affranchis, la beauté des mélanges.

Bien avant le mot, Urbain écrit déjà la Négritude. Il pressent ce que Césaire et Senghor rediront un siècle plus tard : qu’il n’est de civilisation authentique que dans la reconnaissance de toutes les humanités.

Ce jeune homme, jadis méprisé à Cayenne, devient à Paris un poète de la dignité noire. Mais son idéal de fusion universelle va bientôt rencontrer sa première épreuve : l’Orient réel, celui de l’Égypte et de l’islam, où ses utopies devront affronter la complexité du monde.

L’Orient et la Révélation (1833–1836)

En 1833, l’épopée saint-simonienne se déplace vers l’Orient. Prosper Enfantin, frappé par l’échec de son mouvement en France et convaincu que l’avenir du monde se jouera entre l’Europe et l’Asie, décide d’envoyer ses disciples en Égypte, terre de modernisation et de renaissance sous le règne du pacha Méhemet Ali.

Parmi eux, Thomas Urbain, dont la ferveur, la curiosité et le métissage incarnent mieux que quiconque le rêve d’un pont entre les civilisations. Le voyage, à bord du Marseillais, n’est pas seulement géographique : il est intérieur. Urbain quitte la France des débats abstraits pour rencontrer la civilisation musulmane dans sa chair vivante.

À son arrivée, il découvre une Égypte bouillonnante, en plein renouveau. Méhemet Ali réforme l’armée, modernise l’agriculture, ouvre des écoles, recrute des ingénieurs européens. Pour les saint-simoniens, cette Égypte représente l’aube d’un nouvel âge industriel et spirituel, une société capable d’unir science et foi.

Affecté à Damiette, Urbain enseigne le français et participe à des discussions sur la modernisation du pays. Il fréquente les mosquées, observe les souks, s’initie à la langue arabe. Ce qu’il découvre ne correspond pas à l’Orient rêvé des orientalistes parisiens : ici, la religion n’est pas simple superstition, mais structure sociale, morale et esthétique.

À travers les rituels, la prière, la vie communautaire, Urbain perçoit l’islam non comme une barrière mais comme un mode d’être au monde. Il note dans son journal :

« Ce peuple n’est pas endormi : il médite autrement. »

Cette Égypte n’est pas un décor : c’est une révélation, celle d’une humanité dont la dignité repose sur la foi, le lien social et le sens du sacré ; tout ce que l’Europe, ivre de progrès, semble avoir oublié.

Le 8 mai 1835, à Damiette, Urbain franchit un seuil. Après deux ans de méditation et d’échanges avec les érudits musulmans, il embrasse l’islam et prend le nom d’Ismaÿl. Ce n’est pas un geste d’exaltation ni un reniement de soi, mais une affirmation d’universalité : celle d’un homme qui, au-delà des frontières, cherche la vérité dans l’expérience vécue.

Sa conversion, loin d’être doctrinale, est civilisationnelle. Il ne s’agit pas de changer de Dieu, mais de changer de regard sur l’homme. En adoptant la foi musulmane, Urbain affirme que l’Orient n’est pas le contraire de la raison, mais son complément spirituel.

Dans une lettre à un ami, il écrit :

« L’islam n’est pas ce que l’Europe croit. C’est la foi dans la fraternité, dans la soumission à l’unité divine, non dans la servitude. »

Cette conversion dépasse le religieux : elle est acte politique. Urbain choisit de se tenir du côté de ceux qu’on nomme “sujets” plutôt que du côté des “maîtres”. Il refuse le discours colonial naissant qui réduit les peuples musulmans à la barbarie. Son islam est un humanisme. Il n’y voit pas la fin de sa culture française, mais l’élargissement de son horizon spirituel.

De ce choc des mondes naît un nouveau type d’intellectuel : ni orientaliste, ni missionnaire, mais médiateur ; un rôle qu’il assumera toute sa vie.

En 1836, Ismaÿl Urbain revient à Paris. Il ne revient pas en conquérant, mais en témoin. Le jeune créole qu’on avait relégué dans les marges du saint-simonisme est désormais un homme d’expérience, riche d’une vision vécue de l’Orient.

Dans un pays où l’on parle de “civiliser” les peuples, Urbain devient le porte-voix de la complexité musulmane. Il collabore à Le Magasin pittoresqueLe TempsLa Charte de 1830, où il signe des articles sur l’Égypte, la condition des Arabes et les liens entre foi et progrès. Son ton tranche avec celui des orientalistes de salon : il ne décrit pas, il explique. Il ne peint pas des tableaux exotiques, il restitue des logiques culturelles et spirituelles.

Là où d’autres voient dans l’Orient un espace figé, Urbain perçoit une civilisation en tension, porteuse de savoirs, de traditions et d’avenir. Son écriture cherche à faire comprendre que le monde musulman n’est pas une survivance, mais une continuité.

Dans une époque où l’on classe les races et hiérarchise les peuples, Urbain s’oppose à la pensée dominante. Il rejette la prétendue supériorité de l’Europe :

« Les nations ne s’élèvent pas les unes au-dessus des autres, elles s’élèvent ensemble. »

Ses chroniques annoncent déjà ce qu’il deviendra : un interprète des civilisations, un homme qui croit à la coexistence plutôt qu’à la conquête. L’Orient lui a donné un langage nouveau : celui de la médiation entre le sabre et la plume, entre la foi et la raison.

Le monde colonial ne le sait pas encore, mais un homme vient de naître qui, au cœur même de l’Empire, cherchera à réconcilier la France et l’islam.

L’Algérie, entre guerre et utopie (1837–1861)

En 1837, Ismaÿl Urbain débarque à Alger. L’Algérie française n’a que sept ans d’existence, et déjà les sables du nord tremblent sous le pas des armées. Le gouverneur Thomas Robert Bugeaud y mène une guerre totale contre l’émir Abd el-Kader, symbole d’une résistance à la fois politique et spirituelle.

Urbain, recruté comme interprète principal de l’armée d’Afrique, découvre un territoire où deux logiques s’affrontent : celle de la conquête militaire et celle, plus subtile, du contact entre civilisations. Il sert d’intermédiaire entre officiers français et notables arabes, traduisant les mots mais surtout les mentalités. Son rôle dépasse vite la linguistique : il devient passeur culturel entre deux univers qui s’ignorent.

Présent lors de la prise de la Smala d’Abd el-Kader en 1843, il assiste à la mise à sac du campement, à la déportation des femmes et des enfants. Ce spectacle le marque profondément. Témoin des paradoxes de la conquête, il écrit dans une lettre :

« On ne civilise pas par la flamme. »

Ce jour-là, Urbain comprend que la France ne parviendra jamais à gagner les cœurs si elle réduit l’Algérie à un champ de manœuvres.

En 1845, il scelle son attachement à la terre et à ses habitants par un mariage musulman avec Djeyhmouna bent Messaoud, jeune femme originaire de la Mitidja. Cette union, plus symbolique que politique, choque les colons mais réjouit les notables arabes : pour eux, cet homme d’État venu de France devient un “frère par la foi”. Le couple représente ce qu’Urbain a toujours rêvé d’incarner : la réconciliation charnelle de deux mondes.

L’expérience algérienne transforme Urbain en penseur. Témoin privilégié du fonctionnement des tribus, des caïds et des zaouïas, il rédige une série d’analyses administratives et politiques qui dérangent. En 1847, il publie Algérie. Du gouvernement des tribus, ouvrage visionnaire qui rompt avec la pensée coloniale dominante.

Là où Tocqueville voit dans la colonisation un prolongement du génie civilisateur de l’Europe, Urbain y voit une responsabilité morale. Pour lui, l’Algérie doit être gouvernée par les Algériens, sous le contrôle bienveillant de la France. Il plaide pour une colonisation “associative”, fondée sur le respect des structures sociales locales, du droit coutumier et de la religion musulmane.

Ce projet, qu’il nomme “l’association franco-musulmane”, rompt avec la logique assimilationniste. Plutôt que de transformer les Arabes en Français, il propose d’unir deux civilisations sous un même idéal politique. Sa devise :

“L’Algérie pour les Algériens, sous la protection de la France.”

Une utopie, certes, mais qui préfigure déjà ce que les anthropologues appelleront plus tard la gouvernance partagée.

Les colons le surnomment “le fonctionnaire hérétique”. Ses supérieurs l’accusent de “mauvaise influence”, car il refuse de cautionner les expropriations et les conversions forcées.

Mais Urbain tient bon. Il correspond avec Lamartine, Michelet, Louis Blanc, qui voient en lui un témoin unique du “problème arabe”. Ses articles publiés à Paris dans La Revue de l’Orient et Le Journal des Débats font de lui l’un des premiers orientalistes critiques, soucieux d’éthique plus que de domination.

Dans ses écrits administratifs, il propose une organisation originale :

  • maintien des structures tribales,
  • justice duale (française et musulmane),
  • autonomie foncière partielle,
  • écoles bilingues pour la jeunesse algérienne.

Autant de réformes restées lettre morte, mais qui traduisent une pensée politique en avance d’un siècle sur la réalité coloniale.

L’idéal d’Urbain se heurte à une double résistance. D’abord celle du corps colonial, composé de fonctionnaires et d’officiers pour qui l’Algérie est une “France blanche et chrétienne”. Ensuite celle de l’administration métropolitaine, méfiante à l’égard d’un fonctionnaire converti à l’islam et marié à une indigène.

Les colons le jugent suspect : un Français “islamisé”, un métis qui fraternise avec les Arabes. À Alger, on l’évite dans les salons. À Paris, on le cite sans le nommer. Il devient un homme seul, prisonnier de son double héritage.

Ses supérieurs hiérarchiques lui refusent plusieurs promotions, l’accusant d’être “trop proche des indigènes”. On lui reproche sa foi musulmane, sa sympathie pour les marabouts, son refus d’appliquer certaines sanctions. Pour les uns, il trahit la France ; pour les autres, il la sauve d’elle-même.

Dans une lettre à un ami parisien, il écrit :

« Ils veulent des sujets, non des citoyens. Ils oublient que la France s’agrandit par la justice plus que par les armes. »

Cette phrase résume tout son combat. À une époque où la colonisation se confond avec la domination, Ismaÿl Urbain rêve d’une France qui se grandit par l’équité et la reconnaissance mutuelle. Mais il est trop tôt.

L’administration veut des rapports, pas des idées ; des victoires, pas des équilibres. Urbain, lui, croit encore possible une colonisation morale, une alliance d’âmes entre conquérants et conquis.

À Alger, il est déjà marginalisé. Mais à Paris, certains commencent à s’intéresser à sa pensée : le Second Empire, sous Napoléon III, se cherche un discours de légitimation impériale. Urbain, l’humaniste d’Alger, deviendra bientôt le conseiller discret d’un rêve impérial : celui du “Royaume arabe”.

Le penseur du “Royaume arabe” (1861–1870)

Au tournant des années 1860, Ismaÿl Urbain a cinquante ans. Il est désormais un haut fonctionnaire respecté, un homme d’expérience, mais aussi un esprit dérangeant pour la hiérarchie coloniale. Son heure semble pourtant venue. En 1861, il publie (sous le pseudonyme de “Georges Voisin”) un ouvrage manifeste : L’Algérie pour les Algériens. Le titre, audacieux, résonne comme une provocation dans la bouche d’un fonctionnaire français.

Ce texte n’est pas un brûlot anticolonial, mais un programme d’équilibre impérial. Urbain y défend une idée simple : la France peut régner en Algérie sans l’écraser. Il imagine une colonie d’association où Arabes, Berbères et Européens cohabiteraient dans le respect mutuel, sous la couronne française, mais avec leurs lois, leurs terres et leurs croyances intactes.

Ses idées séduisent un homme : Napoléon III. L’empereur, curieux des questions orientales, cherche à donner un sens moral à l’expansion française. En 1863, il reprend à son compte l’expression qui fera fortune : “le Royaume arabe”. Ce concept, inspiré en partie par les écrits d’Urbain, vise à réconcilier la France impériale avec les populations musulmanes.

Urbain est nommé conseiller au Gouvernement général de l’Algérie. À Alger, il rédige des mémorandums, esquisse des réformes, et propose un programme inédit :

  • maintien des statuts personnels musulmans ;
  • respect de la propriété collective des tribus (les archs) ;
  • représentation consultative des chefs arabes ;
  • développement d’un enseignement bilingue franco-arabe.

Dans ses rapports, il parle d’association franco-musulmane, de “reconnaissance mutuelle” et de “fusion morale”. Ce vocabulaire, nouveau pour l’administration, reflète son ambition : transformer la domination en dialogue de civilisations.

Pour la première fois, la France semble prête à écouter un homme de couleur, musulman de surcroît, lui qui fut jadis marginal. Mais cette reconnaissance officielle portera en elle-même les germes de sa ruine.

Urbain sait que sa position est fragile. Dès 1862, ses écrits suscitent la fureur des colons d’Algérie, regroupés autour des généraux Pélissier et Mac Mahon, et du député Auguste Warnier, chantre d’une colonisation de peuplement.

Ces derniers réclament la confiscation massive des terres indigènes et l’assimilation forcée des populations musulmanes. Urbain, lui, plaide pour le maintien des structures tribales, convaincu que “détruire la société arabe, c’est détruire la stabilité même de la colonie”.

Il s’élève contre la spoliation des biens religieux (les Habous) que les colons souhaitent annexer. Il défend le droit des chefs de tribus à percevoir des redevances, le rôle éducatif des marabouts, et même la légitimité de l’enseignement coranique. Son idéal :

“Une France juste, non conquérante ; une France qui commande par le respect, non par le mépris.”

Les brochures politiques qu’il publie en 1861 et 1862 provoquent un véritable scandale à Alger. Les journaux coloniaux le traitent de “traître”, d’“arabe en habit français”. On réclame sa révocation. Mais Napoléon III le protège, fasciné par ce penseur singulier qui lui offre une vision spirituelle de l’empire.

À Paris, Urbain est reçu aux Tuileries, consulte les ministres, rédige des notes pour le Sénat.
À Alger, il continue d’écrire et d’observer, lucide :

“La France veut civiliser sans comprendre ; elle veut instruire sans écouter.”

Dans le climat fiévreux des années 1860, il apparaît comme le dernier humaniste colonial, un homme de conciliation dans un empire qui ne jure plus que par la force.

Le rêve impérial s’effondre presque aussitôt qu’il s’énonce. Les sénatus-consultes de 1863 et 1865, censés appliquer la politique du Royaume arabe, trahissent son esprit. Le premier, présenté comme une réforme généreuse, reconnaît la propriété foncière des tribus… mais ouvre la voie à leur démantèlement. Le second autorise la naturalisation individuelle des musulmans, à condition qu’ils renoncent à leur statut religieux ; un dilemme impossible qui condamne le projet à l’échec.

Pour Urbain, ces textes marquent la fin de son utopie d’association. La France impériale a cédé aux colons : au lieu d’un empire fédérateur, elle choisit l’assimilation contrainte et la domination foncière.

Dans ses lettres privées, il se montre amer :

“Le Royaume arabe n’aura été qu’un mirage. L’esprit d’avarice des colons l’a tué dans l’œuf.”

Il continue de publier, d’écrire, de plaider. Mais l’administration s’éloigne, l’opinion se lasse. Les libéraux de métropole jugent son projet trop “oriental”, les militaires trop “sentimental”. Urbain se retire peu à peu dans un silence mélancolique, convaincu que la colonisation française a trahi sa propre mission civilisatrice.

Cette période incarne la rupture entre l’idéalisme saint-simonien et le pragmatisme colonial. L’utopie d’une France associant les peuples s’écrase contre la réalité des intérêts économiques et du racisme institutionnel.

L’homme qui avait rêvé d’un empire de justice voit, impuissant, la naissance d’une machine d’expropriation. Le “Royaume arabe” s’efface, ne laissant derrière lui qu’une trace dans les archives ; et le souvenir d’un fonctionnaire musulman qui voulut civiliser la colonisation.

À l’aube des années 1870, Ismaÿl Urbain n’est plus qu’un témoin désabusé. Mais il restera fidèle à sa foi, à son rêve de dialogue, et à son idée fondamentale : qu’il n’y a de vraie grandeur pour la France que dans la reconnaissance de l’autre.

L’homme seul et la postérité (1870–1884)

Le rêve du “Royaume arabe” s’éteint avec la chute du Second Empire. En 1870, la défaite de Sedan balaie Napoléon III et avec lui les derniers idéaux d’association franco-musulmane. La IIIᵉ République, républicaine mais nationaliste, ramène la colonisation à ce qu’elle a toujours été : une entreprise de conquête.

Pour Ismaÿl Urbain, c’est la fin d’une époque et le début d’une solitude. Ses appuis politiques disparaissent. Les colons triomphent. L’administration se durcit. Les lois Warnier de 1873 achèvent de démembrer les terres collectives, livrant les biens tribaux aux spéculateurs européens. Puis vient, en 1881, le Code de l’indigénat, véritable charte de l’inégalité légale, qui transforme les musulmans en sujets soumis à un régime disciplinaire d’exception.

Tout ce qu’il avait défendu pendant trente ans (la reconnaissance des statuts, le respect des croyances, la dignité des indigènes) s’effondre sous ses yeux. Lui, qui avait été le théoricien d’un empire moral, voit la France s’enfoncer dans le cynisme colonial.

À Paris, Urbain tente encore de se faire entendre. Il publie dans Le Journal des DébatsLa Liberté, et quelques revues libérales. Ses articles, sobres mais poignants, ne visent plus à convaincre les politiques : ils s’adressent à la conscience. Il y défend la justice envers les “sujets musulmans”, réclame une réforme du système foncier et une éducation mutuelle entre les races.

Dans une chronique de 1875, il écrit :

« La colonie n’est pas une terre à posséder, mais un peuple à comprendre. »

Mais il parle à des sourds. Le vent de l’histoire souffle dans une autre direction : celle du colonialisme triomphant, du Tonkin à Tunis. Le métis de Cayenne, le musulman de Ménilmontant, le saint-simonien de l’armée d’Afrique, se retrouve seul, presque oublié.

Rongé par la lassitude et la maladie, Urbain quitte Paris pour retourner à Alger, la ville où il avait tant espéré. Il s’y installe modestement, dans un quartier surplombant la mer, vivant de sa pension d’ancien fonctionnaire.

Les épreuves familiales s’ajoutent à la désillusion politique. Sa fille meurt jeune, son fils unique disparaît peu après. Ce double deuil l’anéantit. Ses proches diront qu’il ne se remit jamais de ces pertes.

Pourtant, jusqu’à la fin, il garde la plume. En 1884, quelques mois avant sa mort, il publie dans Le Journal des Débats un ultime article : un plaidoyer pour la justice envers les “sujets musulmans”, dans lequel il rappelle que la France, en reniant la parole donnée, trahit son propre idéal républicain.

« Nous ne serons grands, écrivait-il, que si nous savons reconnaître dans l’Arabe un citoyen en devenir et non un éternel vassal. »

Le 25 janvier 1884, à 71 ans, Ismaÿl Urbain meurt à Alger, face à la mer qu’il aimait. Il est enterré au cimetière de Saint-Eugène, dans la section civile, selon le rite musulman. Quelques amis, des élèves, des notables algériens et d’anciens saint-simoniens assistent à ses obsèques. Aucun représentant officiel de la République n’est présent.

Ainsi s’éteint celui qui avait voulu concilier la France et l’islam ; un rêveur lucide, un homme d’équilibre dans un siècle de conquêtes.

Après sa mort, Ismaÿl Urbain tombe dans un silence long d’un siècle. La IIIᵉ République, obsédée par le prestige impérial, ne veut pas se souvenir d’un fonctionnaire métis qui prônait la modération. Ses écrits sont mis de côté, ses idées jugées “utopiques”. Dans les cercles coloniaux, on le qualifie de “sentimental orientaliste”, d’homme trop tendre pour un empire viril.

Mais dans les années 1950, à l’heure des décolonisations, son nom refait surface. Les historiens Charles-André Julien et Claude Liauzu redécouvrent sa correspondance. Puis, dans les années 1970, Charles-Robert Ageron et Patrick Levallois replacent Urbain au centre du débat sur la politique musulmane du Second Empire. Son œuvre apparaît alors sous un jour nouveau : non comme une naïveté, mais comme la première tentative cohérente d’un dialogue franco-musulman.

Aujourd’hui, plusieurs chercheurs (de Jean Laffitte à Daniel Rivet) voient en lui un précurseur du multiculturalisme avant la lettre, un homme qui avait compris que la puissance coloniale ne pouvait durer sans respect mutuel.

Bien sûr, les jugements demeurent partagés. Pour certains, il fut un réformiste sincère mais impuissant, qui crut qu’on pouvait humaniser la colonisation. Pour d’autres, un visionnaire incompris, qui pressentit le danger d’une domination sans âme.

Son nom reste discret, mais son intuition demeure : celle d’une France capable d’être à la fois impériale et juste, conquérante et bienveillante. À la différence de tant d’autres, Ismaÿl Urbain n’a pas rêvé de soumettre les peuples ; il a voulu les comprendre.

Et si l’Histoire l’a oublié, c’est peut-être parce qu’il rappelait à la France coloniale ce qu’elle voulait ignorer : qu’on ne bâtit pas un empire durable sur la force, mais sur la reconnaissance de l’autre.

L’intellectuel de la frontière

Ismaÿl Urbain à Marseille en 1868.

Ismaÿl Urbain demeure une figure fascinante, insaisissable, et profondément moderne dans sa complexité. “Français musulman” avant l’heure, il vécut toute sa vie sur la ligne de fracture entre deux mondes : celui du colonisateur et celui du colonisé, entre la croix et le croissant, entre la raison des Lumières et la foi de l’islam.

Il fut l’un de ces rares esprits du XIXᵉ siècle à comprendre que la domination sans compréhension n’est qu’une barbarie travestie en civilisation. Son existence, faite de fidélités contrariées et de combats solitaires, raconte mieux que tout traité politique l’échec de l’assimilation et la naissance d’une conscience postcoloniale avant la lettre. Dans ses écrits comme dans sa vie, il chercha moins à convertir qu’à relier, moins à imposer qu’à dialoguer.

Lui qui croyait à une France capable d’épouser sans écraser, d’enseigner sans mépriser, laisse à la postérité une leçon morale :

“Nous ne civiliserons l’autre qu’en apprenant de lui.”

Cette phrase, extraite d’une lettre à un ami en 1866, résume tout son projet. Elle dit l’humilité d’un homme qui, dans un siècle d’orgueil, osa penser la civilisation comme échange et non comme conquête.

Ismaÿl Urbain n’a pas changé le cours de l’histoire coloniale, mais il a changé la manière de la penser. À travers lui, on entrevoit ce que la France aurait pu être : non pas un empire de domination, mais un empire de réciprocité ; un espace d’équilibres, d’intelligences et de respect mutuel.

Aujourd’hui encore, son parcours résonne comme une question ouverte : la puissance peut-elle se conjuguer avec la justice ? L’histoire d’Urbain répond que oui ; mais seulement si la puissance accepte de se regarder dans le miroir de l’autre.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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