Procès du « déchoukaj » en Martinique : juger des statues, rejouer l’Histoire

Trois jours d’audience, quatre statues, onze prévenus : du 5 au 7 novembre 2025, Fort-de-France a rejoué son histoire coloniale dans un tribunal. Le procès du déchoukaj, né des déboulonnages de statues de Schœlcher, Joséphine et d’Esnambuc en 2020, a cristallisé les tensions entre droit et mémoire, entre patrimoine et identité. Verdict attendu le 17 novembre 2025.

Trois jours d’audience, quatre statues, une île en débat

Le tribunal correctionnel de Fort-de-France a clôturé, vendredi 7 novembre 2025, les trois jours du procès dit du « déchoukaj », consacré aux statues déboulonnées en 2020 en Martinique.

Les onze prévenus (six hommes et cinq femmes) comparaissaient pour « destruction de biens appartenant à une personne publique » à propos de quatre monuments renversés : deux statues de Victor Schœlcher (le 22 mai 2020), celles de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc (le 26 juillet 2020).

Vendredi soir, après six heures de plaidoiries, le parquet s’est en remis au tribunal, sans formuler de réquisitions chiffrées. Le verdict est attendu le 17 novembre 2025.

Dès le 5 novembre, la salle d’audience était pleine. Dans les travées : militants culturels, enseignants, artistes, habitants de Fort-de-France.

Sous les ventilateurs fatigués, les bancs bruissaient des mots déchoukajmémoirejustice.
Le président a rappelé d’emblée que le tribunal n’était « ni un colloque historique, ni une tribune politique », mais qu’il devait dire le droit sur « des faits précis ».

Pourtant, personne ne s’y trompait : c’est bien l’histoire martiniquaise elle-même, ses symboles et ses plaies, qui étaient convoqués à la barre.

À la sortie, une étudiante résumait :

« Ce qu’ils jugent, ce n’est pas juste des statues. C’est la manière dont la Martinique veut se raconter. »

Le 22 mai 2020, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schœlcher sont déboulonnées, à Fort-de-France et dans la commune éponyme.
Deux mois plus tard, le 26 juillet, celles de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc subissent le même sort.

Les vidéos des scènes, partagées sur les réseaux sociaux, font le tour du monde.
Les auteurs revendiquent un acte de « déchoukaj », mot créole signifiant littéralement « déracinement », popularisé en Haïti après la chute de Duvalier. Leur geste, affirment-ils, visait à « libérer l’espace public des symboles coloniaux ».

Les autorités, elles, y voient un délit. Les statues appartiennent à la collectivité : l’État porte plainte, la justice s’en empare.

Le ministère public a reconnu « la portée symbolique du geste », tout en rappelant que « nul ne peut se faire justice lui-même ». Mais, signe d’un climat apaisé, la procureure s’est abstenue de requérir une peine et a laissé au tribunal le soin de trancher.

La défense, assurée par sept avocats, a plaidé la relaxe.

Les plaidoiries, entamées vendredi matin, ont duré plus de six heures. Les avocats ont rappelé que les mises à bas avaient été pacifiques, sans blessé, et qu’aucun profit personnel n’avait été tiré des faits.

Plusieurs ont évoqué « le besoin d’une refondation mémorielle », au-delà du seul cadre judiciaire.

Les quatre monuments renversés résument à eux seuls un siècle de tensions mémorielles.

  • Victor Schœlcher, abolitionniste français, est célébré dans la mémoire républicaine hexagonale. Mais pour une partie des militants martiniquais, il incarne la figure d’un « sauveur blanc » qui invisibilise les résistances des esclaves eux-mêmes.
  • Joséphine de Beauharnais, fille de planteurs martiniquais devenue impératrice, est associée au rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802. Sa statue trônait, décapitée depuis 1991, sur la Savane de Fort-de-France.
  • Pierre Belain d’Esnambuc, navigateur et colonisateur du XVIIᵉ siècle, fondateur de la première colonie française aux Antilles, symbolise pour les uns la « naissance de la Martinique », pour les autres l’acte fondateur de la colonisation.

Leur déboulonnage simultané a cristallisé l’opposition entre patrimoine et mémoire, héritage et réparation.

À l’audience du 6 novembre, plusieurs témoins ont été entendus, dont l’historien Gilbert Pago, figure de la recherche martiniquaise. Il a replacé ces actes dans un contexte mondial :

« De Bristol à la Guadeloupe, du Mississippi à la Martinique, les peuples se réapproprient leur histoire. Détruire une statue, c’est aussi ouvrir un espace de débat. »

Le procureur lui a rétorqué que « le débat démocratique suppose des institutions, non des marteaux ». Les échanges ont été vifs, mais courtois. Dans le public, les réactions alternaient entre applaudissements discrets et soupirs exaspérés. L’ambiance est restée tendue, mais digne.

Durant les trois jours d’audience, la place Bertin, à deux pas du tribunal, s’est transformée en forum. Des artistes ont lu des poèmes, des associations ont dressé des banderoles : 

« Juger la jeunesse, c’est condamner la mémoire vivante ».

Des habitants, eux, réclament la restauration des statues, « pour ne pas effacer le passé ».

RCI Martinique a relevé que, malgré quelques tensions verbales, aucun incident n’a été signalé autour du palais de justice. La police a maintenu un dispositif léger, signe d’un apaisement progressif. Au fil des audiences, la difficulté du tribunal est apparue clairement : comment qualifier juridiquement un acte symbolique ? Les prévenus n’ont pas nié les faits, mais ont insisté sur leur sens :

« Ce n’est pas de la casse, c’est un cri ».

La présidente du tribunal a reconnu « la portée singulière » du dossier :

« Il ne s’agit pas seulement de dégradations, mais d’un débat de société. »

Le parquet, dans un ton mesuré, a salué « le calme et la responsabilité des débats ». Le fait que la procureure ait choisi de ne pas requérir de peine a été perçu comme un geste d’apaisement.

Au-delà des 11 prévenus, c’est toute la Martinique qui s’est retrouvée sur le banc des témoins. Les débats ont fait resurgir les fractures entre générations, entre lecture républicaine et lecture postcoloniale. Pour certains, ce procès marque la fin d’un cycle : celui des statues imposées par la France coloniale. Pour d’autres, il risque d’ouvrir une brèche vers une « cancel culture » mal comprise.

Dans les éditoriaux locaux, un mot revient souvent : “recontextualiser”. Ne plus effacer, mais expliquer. Déplacer les monuments dans des musées, les entourer de cartels critiques, plutôt que de les ériger ou de les abattre.

Le jugement a été mis en délibéré au 17 novembre 2025. D’ici là, les statues renversées restent entreposées dans les hangars municipaux de Fort-de-France. Aucune n’a été restaurée ni replacée.

Quelle que soit la décision, le procès du déchoukaj laissera une empreinte profonde.
Il aura permis, selon un professeur d’histoire entendu par France-Antilles,

« de déplacer le débat des réseaux sociaux vers le cœur de la cité. »

Les prévenus encourent jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, mais la clémence du parquet laisse espérer un jugement symbolique plutôt que répressif.

Vingt ans après les émeutes de 2009 et cinq ans après les statues, la Martinique s’interroge toujours sur sa place dans l’histoire de France. Ce procès n’a pas rouvert la blessure ; il l’a nommée. Et, à sa manière, il l’a rendue visible.

« Nous ne voulons pas effacer, mais nous voulons écrire », a déclaré à la sortie l’un des prévenus, un militant de 29 ans. Une phrase qui, au-delà du tribunal, pourrait résumer l’enjeu de ce mois de novembre : faire de la justice un lieu de mémoire partagée, plutôt que de vengeance.

Sources

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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