Anta Madjiguène Ndiaye, la reine du Jolof devenue maîtresse de plantation en Floride

Capturée à treize ans sur les côtes du Sénégal, Anta Madjiguène Ndiaye, fille de chef wolof, fut déportée à Cuba puis en Floride. Là, sous le nom d’Anna Madgigine Jai Kingsley, elle devint femme libre, cheffe de plantation et matriarche d’une dynastie afro-américaine. Entre esclavage, ruse et pouvoir, son destin défie tous les récits convenus de la servitude.

Une reine sur les rives du Saint-John’s River

Fort George Island, Floride, 1830. Sous la lumière crue de midi, une femme noire d’une cinquantaine d’années supervise la récolte du riz. Sa voix calme dirige une centaine de travailleurs. Elle inspecte les comptes, signe des contrats, reçoit des visiteurs blancs avec assurance. Tous l’appellent « Madame Anna », d’un ton mêlé de respect et d’étonnement. Peu savent qu’avant de devenir Anna Madgigine Jai Kingsley, elle s’appelait Anta Madjiguène Ndiaye, fille d’un prince wolof du royaume du Jolof, sur les côtes du Sénégal actuel.

Son histoire semble tirée d’un roman ; pourtant, tout est vrai. Capturée à treize ans, vendue à un marchand négrier, réduite en esclavage à Cuba, elle devint libre, puis propriétaire d’une plantation et d’esclaves. Son parcours résume le drame et la complexité de l’Atlantique noir : une femme d’Afrique, née libre, devenue actrice du monde colonial.

Anta Madjiguène Ndiaye naît vers 1793, au cœur du royaume du Jolof, vaste confédération wolof qui s’étendait autrefois entre le Sénégal et la Gambie. Sa famille appartient à l’aristocratie guerrière, apparentée à la dynastie des Ndiaye. Le royaume, affaibli par les guerres civiles et les razzias peules venues du Fouta Toro, est alors en déclin.

L’enfant grandit dans une société hiérarchisée mais raffinée, où l’éducation, la religion et la musique rythment la vie des cours. Anta apprend à parler plusieurs langues, à chanter les généalogies royales et à se tenir comme une “déendee”, une fille noble.

Vers 1806, tout bascule. Une expédition de razzieurs tyeddo attaque son village. L’adolescente est capturée, vendue à des marchands maures, puis conduite jusqu’à l’île de Gorée, plaque tournante de la traite atlantique française. Sur les quais, les négriers évaluent les captifs : dents, peau, muscles. L’enfant royale devient marchandise.

À treize ans, Anta embarque sur un navire négrier en partance pour Cuba. La traversée, connue comme le Middle Passage, dure plus de deux mois. Enchaînée, affamée, elle voit mourir des dizaines de captifs. Le navire jette l’ancre à La Havane, où elle est enregistrée sous le nom de “Anna”, avec la mention bozal ; esclave africaine non créolisée.

Là, son destin croise celui de Zephaniah Kingsley, un riche marchand britannique naturalisé espagnol, négociant d’esclaves, propriétaire de plantations entre la Floride et Saint-Domingue. Kingsley remarque l’adolescente. Il l’achète. Mais à la différence d’autres trafiquants, il la traite avec une attention inhabituelle. Selon la coutume africaine, il l’épouse ; un mariage “à la manière du pays”, mi-sacré, mi-commercial.

Peu après, Anna est enceinte. En 1807, ils traversent la mer pour rejoindre la Floride espagnole, alors colonie périphérique de l’empire ibérique. L’esclave africaine devient compagne d’un homme libre et puissante dans un monde où les frontières raciales sont encore floues.

Installée à Laurel Grove, sur les rives du fleuve Saint-John’s, Anna entre dans un monde nouveau. La plantation compte une cinquantaine d’esclaves africains, la plupart venus du Congo ou de la Sénégambie. Zephaniah Kingsley pratique le task system : les esclaves accomplissent un quota quotidien et disposent ensuite d’un temps libre.

Anna apprend vite. Elle dirige la maison, supervise les récoltes de riz, de maïs et d’indigo. Elle gère les comptes et devient, à dix-huit ans, une intendante respectée. En 1811, Kingsley la libère officiellement par acte notarié : elle devient femme libre, citoyenne de Floride sous domination espagnole. L’année suivante, elle reçoit un titre de propriété de cinq acres à Mandarin.

Son ascension fascine. À la tête de ses propres travailleurs, elle prospère dans un monde où la couleur de peau ne détermine pas encore entièrement le statut social. La société coloniale espagnole reconnaît la catégorie des pardos libres ; les gens de couleur libres, souvent métis ou affranchis.

Mais la paix est fragile. En 1812, éclate la Patriot Rebellion, une insurrection soutenue par les États-Unis contre l’Espagne. Laurel Grove est attaquée, Kingsley capturé. Anna, seule, négocie avec les autorités espagnoles la protection de ses terres et la libération de son époux. Elle parvient à sauver ses enfants et la majorité de ses travailleurs. En reconnaissance, le gouverneur espagnol lui accorde 350 acres supplémentaires.

Après la guerre, les Kingsley s’installent sur Fort George Island, à l’embouchure du fleuve Saint-John’s. Le domaine, immense, compte près d’une centaine d’esclaves. C’est Anna qui en assume la direction.

La maison principale, bâtie en “tabby” (un ciment de coquillages et de chaux hérité des techniques africaines) témoigne d’un art de vivre métissé. Les visiteurs décrivent une demeure spacieuse, décorée à la créole, où se mêlent meubles espagnols, tissus wolofs et poteries africaines.

Zephaniah Kingsley prend trois autres épouses africaines, selon un système polygamique inspiré des coutumes de Sénégambie. Loin du modèle puritain américain, la plantation fonctionne comme une petite société communautaire : chaque épouse gère une maison, des travailleurs et des revenus. Les enfants métis reçoivent une éducation, certains sont envoyés à Saint-Domingue ou à New York.

Anna règne sur cet univers comme une matriarche. Les témoins européens parlent d’“une femme d’une intelligence rare et d’une majesté naturelle”. Le gouverneur d’Espagne la reçoit à dîner. À Jacksonville, on murmure qu’elle est une “reine africaine”.

Mais en 1821, tout change : la Floride passe sous domination américaine. Avec elle, la ségrégation raciale, la peur du métissage et la montée du racisme légal.

Les lois américaines interdisent désormais le mariage entre Blancs et Noirs, limitent les droits des libres de couleur, restreignent la propriété foncière des anciens esclaves. Anna et Kingsley voient leur monde basculer.

Zephaniah Kingsley, fidèle à son idéal “d’association raciale”, publie en 1828 un pamphlet audacieux : A Treatise on the Patriarchal or Co-operative System of Society. Il y défend la liberté pour les Noirs et prône une société métissée où “les hommes de toutes les couleurs coopéreraient selon leurs talents”. Ses idées le rendent suspect aux yeux des autorités américaines.

Les attaques contre sa famille se multiplient. Des milices menacent les domaines de couleur, les enfants métis risquent la ré-asservissement. Kingsley comprend que la Floride américaine n’a plus de place pour son utopie.

En 1835, Zephaniah Kingsley, Anna et plusieurs dizaines de travailleurs noirs s’embarquent pour Haïti, seule république noire libre du monde. Ils s’installent dans la région de Puerto Plata (aujourd’hui République dominicaine), sur la plantation de Mayorasgo de Koka.

Là, Kingsley tente d’appliquer son “système coopératif” : les anciens esclaves deviennent travailleurs libres, propriétaires d’une part de la production. Anna gère les récoltes et la maison principale. L’expérience attire des visiteurs étrangers, intrigués par cette tentative d’économie métisse.

Mais l’utopie s’effrite. Le climat politique haïtien est instable, les colons américains suspectent la colonie d’abriter des “rebelles noirs”. En 1843, Zephaniah Kingsley meurt à New York, laissant Anna et ses enfants face à des héritiers blancs hostiles.

Revenue à Jacksonville, Anna entame un long procès pour faire reconnaître ses droits de veuve et ceux de ses enfants. Armée de son intelligence et du traité hispano-américain de 1821, elle triomphe devant la cour. Le juge reconnaît la validité de son mariage espagnol et confirme la légitimité de ses enfants métis.

Anna vit ses dernières années dans la discrétion, à proximité de la plantation familiale de ses descendants. Elle meurt en 1870, à environ 77 ans, sans bruit. Sa sépulture reste inconnue.

L’histoire d’Anta Madjiguène Ndiaye ne s’arrête pas avec sa mort. Ses descendants deviendront parmi les figures marquantes de la communauté afro-américaine de Floride.

Sa fille Mary Kingsley Sammis épousera un charpentier libre ; leur petit-fils, Abraham Lincoln Lewis, fondera la première compagnie d’assurance noire de l’État et la station balnéaire de American Beach, symbole de liberté pendant la ségrégation.

Parmi les héritières spirituelles d’Anna, on compte aussi Johnnetta Cole, première femme noire à diriger Spelman College, et MaVynee Betsch, militante écologiste surnommée The Beach Lady.

L’Afrique au cœur de l’Amérique

Le destin d’Anta Madjiguène Ndiaye est une parabole du monde atlantique.
Capturée comme esclave, elle fut capable de transformer la contrainte en puissance, l’asservissement en autorité, la perte en création. Femme, africaine, musulmane et libre dans un monde de domination blanche, elle incarna une forme de résistance subtile ; celle de l’adaptation et du pouvoir par la compétence.

Son existence renverse le récit binaire de la traite : elle montre que des individus venus d’Afrique ont parfois non seulement survécu, mais influé sur la formation du Nouveau Monde. Sous le nom d’Anna Madgigine Jai Kingsley, Anta Madjiguène Ndiaye a traversé l’Atlantique comme une tragédie, mais elle y a laissé un royaume : celui de la mémoire.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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