Coup d’État de 1987 au Burkina Faso, la trahison du siècle africain

Le 15 octobre 1987, des rafales éclatent à Ouagadougou. En quelques minutes, Thomas Sankara, président du Burkina Faso, tombe sous les balles de ses compagnons d’armes. Derrière ce coup d’État se joue bien plus qu’une rivalité de pouvoir : c’est l’assassinat d’un idéal africain.

Le crépuscule d’un rêve

Ouagadougou, 15 octobre 1987, seize heures passées. Le soleil décline sur la capitale du Burkina Faso. Au Conseil de l’Entente, bâtiment symbolique de la Révolution, des hommes en uniforme se réunissent. À l’intérieur, Thomas Sankara, trente-huit ans, capitaine charismatique et chef de l’État, préside une séance ordinaire du Conseil national de la Révolution. Autour de la table, ses plus proches collaborateurs, ceux qu’il appelle « les compagnons du 4 août », en souvenir du jour où, quatre ans plus tôt, ils avaient renversé le régime de Jean-Baptiste Ouédraogo.

Soudain, un vacarme de bottes et de fusils retentit dans la cour. Des soldats armés encerclent le bâtiment. Quelques minutes plus tard, des rafales déchirent l’air chaud de Ouagadougou. Sankara, debout, aurait murmuré :

« C’est moi qu’ils veulent. »

Puis il est fauché, touché en pleine poitrine. En une dizaine de minutes, douze hommes tombent à ses côtés.

Dans la soirée, un communiqué laconique annonce que « le président Sankara a trouvé la mort dans un accident regrettable ». Dans les rues, la stupeur se mêle à la peur. Les habitants comprennent qu’une page s’est tournée. Le pays des « hommes intègres » vient de perdre celui qui incarnait son nom.

15 octobre 1987 : Le jour où l’Afrique a perdu Sankara

Quatre ans après la révolution de 1983, le Burkina Faso est à un tournant. Le pays, rebaptisé par Sankara en 1984 pour rompre avec l’héritage colonial de la Haute-Volta, a entrepris une transformation radicale : autosuffisance alimentaire, alphabétisation massive, lutte contre la corruption, réhabilitation du travail manuel, promotion des femmes, reboisement du Sahel. Mais ces réformes, admirées à l’étranger, suscitent des résistances internes.

Les notables perdent leurs privilèges, les fonctionnaires voient leurs avantages supprimés, les marabouts et chefs coutumiers dénoncent la marginalisation de la tradition. Le paysan applaudit, mais l’élite grince des dents. À l’extérieur, les tensions s’accumulent : la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny observe d’un mauvais œil cette révolution anti-impérialiste à ses frontières, tandis que la France s’inquiète du discours panafricaniste et tiers-mondiste du jeune président.

Sankara s’isole. Il refuse les financements du FMI, dénonce la dette africaine comme un « nouvel esclavage », et multiplie les discours critiques contre l’ordre mondial. Ses adversaires le qualifient d’idéologue, de rêveur, voire de dictateur. Le ton monte aussi avec son entourage. Ce n’est plus seulement l’étranger qui s’inquiète, c’est l’armée elle-même.

Depuis 1983, Thomas Sankara et Blaise Compaoré forment un tandem inséparable. Amis depuis leur jeunesse militaire à Pô, les deux capitaines ont porté ensemble la révolution. Compaoré, discret et méthodique, représente l’aile politique et stratégique ; Sankara, flamboyant et visionnaire, en est la voix et l’âme. Ensemble, ils promettent un Burkina nouveau, fondé sur la justice et l’intégrité.

Mais à mesure que les années passent, les divergences s’approfondissent. Sankara prône une transformation morale, presque ascétique. Il veut changer les mentalités avant les structures, éradiquer les hiérarchies sociales et abolir les privilèges. Compaoré, lui, prêche la prudence. Il craint l’isolement du pays, la radicalisation des comités de la Révolution et la perte de soutien des voisins.

Le désaccord devient idéologique. Sankara voit dans la rectitude une arme politique, Compaoré y voit un obstacle. Autour d’eux, les clans se forment. Les jeunes révolutionnaires restent fidèles à Sankara, mais une partie de l’armée et du gouvernement s’aligne sur Compaoré. Le fossé n’est plus seulement politique, il devient existentiel.

15 octobre 1987. L’ordre de l’assaut aurait été donné depuis le camp militaire de Pô. En fin d’après-midi, un groupe de soldats commandés par des officiers proches de Compaoré encercle le Conseil de l’Entente. Les hommes de garde, pris de court, n’opposent qu’une faible résistance. Quelques minutes suffisent pour exécuter le plan.

Sankara, fidèle à lui-même, tente d’éviter le bain de sang. Il sort de la salle de réunion, les mains levées, déclarant : « C’est moi qu’ils veulent, ne tirez pas ! » Les soldats tirent. Son corps s’effondre sur le carrelage. Il est environ 16h45. En moins d’un quart d’heure, la Révolution burkinabè s’achève dans le silence des armes.

Le soir même, Compaoré prend la parole à la radio nationale. D’une voix calme, il annonce la « rectification de la Révolution ». Le terme est choisi avec soin : il ne s’agit pas, dit-il, d’une rupture, mais d’un « réalignement ». Il promet d’apaiser les tensions, de rétablir la coopération internationale, de poursuivre l’œuvre de son « frère Sankara ». Mais le peuple a compris : une ère s’achève, une autre commence.

Le coup d’État du 15 octobre n’est pas le fruit d’une impulsion isolée. Derrière l’opération, un triangle de pouvoir se dessine : Blaise CompaoréJean-Baptiste Boukary Lingani et Henri Zongo. Tous trois officiers du CNR, ils appartiennent au premier cercle de la révolution.

À l’extérieur, les soutiens tacites ne manquent pas. Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, irrité par le discours anticolonialiste de Sankara, aurait fermé les yeux. La France, officiellement neutre, cherche avant tout à stabiliser la région et à contenir la contagion révolutionnaire. Les rumeurs évoquent également la bienveillance silencieuse de certaines puissances libyennes et togolaises.

Mais au-delà des complicités régionales, ce coup d’État révèle une vérité universelle : toute révolution qui prétend changer les consciences se heurte tôt ou tard à la résistance du monde. Sankara dérangeait parce qu’il incarnait ce que tant d’autres redoutaient ; l’idée qu’un État africain puisse être libre sans obéir.

Les jours suivants, le nouveau régime s’installe sous le nom de Front populaire. Compaoré se veut conciliant. Il promet la réconciliation nationale, le dialogue, la reprise de la coopération avec les institutions internationales. Le mot d’ordre est clair :

« corriger les excès de la Révolution ».

La rectification commence par l’effacement. Les portraits de Sankara disparaissent des bureaux, les slogans révolutionnaires sont retirés des murs. Les Comités de défense de la Révolution, piliers du pouvoir populaire, sont dissous. Le socialisme burkinabè cède la place à une politique de stabilité et d’ouverture économique.

Le pays réintègre le FMI, signe de nouveaux accords de coopération, et normalise ses relations avec ses voisins. L’ordre revient, mais l’âme du pays s’éteint. Ce que Sankara appelait « le droit à la dignité » redevient une utopie. L’homme intègre devient un souvenir qu’on ne prononce plus à haute voix.

Dès 1988, toute référence à Sankara est proscrite. Ses proches sont écartés, certains emprisonnés, d’autres contraints à l’exil. Mariam Sankara, son épouse, s’enfuit avec leurs deux enfants pour la France. À Ouagadougou, les rares qui osent évoquer le capitaine le font à voix basse, la nuit, dans les cours familiales.

Le régime de Compaoré s’installe durablement. Il se présente comme un État moderne, stable et pro-occidental. Le Burkina Faso devient un partenaire modèle pour les bailleurs internationaux. Mais derrière cette façade de normalité, le traumatisme demeure. La jeunesse, privée de repères, chante en cachette les discours du défunt président. Le nom de Sankara, interdit dans les manuels, devient un mythe vivant dans les rues.

La trahison a tué l’homme, mais elle a enfanté la légende.

En octobre 2014, après vingt-sept ans de règne, Blaise Compaoré est renversé par un soulèvement populaire. Dans les manifestations, les portraits de Sankara refont surface, portés par des jeunes nés après sa mort. Le cri de ralliement est simple :

« Justice pour Sankara ! »

Le nouveau pouvoir, sous la pression de la société civile, ouvre enfin le dossier. En 2015, la tombe présumée du capitaine est exhumée. Les analyses confirment qu’il a été criblé de balles. L’enquête avance, malgré les obstacles. En 2021, un procès historique s’ouvre à Ouagadougou. Le 6 avril 2022, Blaise Compaoré, jugé par contumace, est condamné à la prison à perpétuité pour complicité d’assassinat.

Cette justice tardive ne ressuscite pas Sankara, mais elle rétablit son nom. Dans les rues, son visage orne les murs, ses citations circulent dans les écoles, ses discours sont étudiés dans les universités. Le peuple burkinabè n’a pas seulement jugé un homme, il a rendu justice à sa propre mémoire.

Aujourd’hui, Sankara est bien plus qu’un ancien chef d’État. Il est un symbole continental. Au Burkina, au Mali, au Sénégal, au Congo, son nom évoque l’intégrité, le courage et la droiture. Les mouvements de jeunesse s’en réclament, les artistes lui consacrent des chansons, les écrivains des poèmes.

Coup d’État de 1987 au Burkina Faso, la trahison du siècle africain

Le Mémorial Thomas Sankara, inauguré à Ouagadougou, est devenu un lieu de pèlerinage laïque. Son discours sur la dette, prononcé à Addis-Abeba en 1987, résonne encore :

“Si nous ne payons pas, ils ne mourront pas. Mais si nous payons, nous mourrons.”

Dans un monde toujours dominé par les logiques économiques, sa voix garde une actualité brûlante.

Sankara représente ce que l’Afrique aurait pu devenir : un continent qui s’aime, qui se respecte et qui se libère. Sa mort a transformé son nom en bannière. Et c’est peut-être là, paradoxalement, sa victoire.

La nuit du 15 octobre

Le 15 octobre 1987 n’a pas seulement marqué la fin d’un régime ; il a brisé une promesse. Ce jour-là, le rêve d’un État africain intègre, auto-suffisant et égalitaire s’est effondré sous le poids des balles et des trahisons.

Mais le temps, lui, a rendu son verdict. Les années ont passé, les régimes se sont succédé, les alliances ont changé, mais l’écho de Sankara demeure. On le cite dans les écoles, on l’invoque dans les manifestations, on le lit dans les universités.
Il ne reste plus du capitaine que quelques images, quelques phrases, et un idéal : celui d’une Afrique debout.

Thomas Sankara, mort à trente-huit ans, n’a pas eu le temps de bâtir un empire. Mais il a laissé un héritage plus durable que les pierres : une morale politique. Et face à cette morale, même le silence des balles s’avère impuissant.

“Les assassins peuvent tuer un homme, pas ses idées.”

Cette phrase, prononcée par Sankara quelques semaines avant sa mort, est devenue sa prophétie. Trente-huit ans plus tard, elle reste le testament d’un continent en quête de dignité.

Notes et références

  1. Fondation Thomas SankaraRapport sur le 15 octobre 1987, Ouagadougou, 2017.
  2. Valère SoméThomas Sankara : l’espoir assassiné, L’Harmattan, 2002.
  3. Bruno JaffréThomas Sankara : L’espoir assassiné, Éditions Syllepse, 2017.
  4. Rapport du Tribunal militaire de OuagadougouAffaire Sankara et douze autres (Jugement du 6 avril 2022).
  5. RFI – Afrique, “Procès Sankara : retour sur une justice attendue depuis 35 ans”, 2022.
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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