Pendant des siècles, l’Afrique du Nord a été au carrefour des peuples noirs, bien avant l’esclavage ou la colonisation. Cet article dévoile l’histoire refoulée des origines africaines profondes du Maghreb. Entre génétique, linguistique et mémoire populaire, une réconciliation s’impose.
Réécrire l’histoire noire de l’Afrique du Nord

Sous les sables du Sahara, une mémoire remonte. Celle d’un continent que l’on a voulu séparer de lui-même.
À chaque fois que l’on trace une carte de l’Afrique, une ligne invisible s’incruste dans les esprits : le Sahara, frontière supposée entre deux mondes. Au nord, un Maghreb blanc, arabe, parfois méditerranéen. Au sud, une Afrique noire, tropicale, “subsaharienne”. Cette séparation arbitraire est répétée partout : dans les manuels scolaires, dans les médias, dans les discours savants, dans les classements géopolitiques. Elle semble si naturelle que peu la questionnent. Et pourtant, elle ne repose sur aucune réalité historique ou scientifique.
Le désert n’a jamais été un mur. Il fut un couloir, un poumon, un pont. Bien avant les empires et les califats, bien avant Rome ou Carthage, l’Afrique du Nord fut peuplée par des hommes et des femmes à la peau noire. Ils ont chassé, sculpté, gravé, compté, bâti. Ils ont inventé la céramique, la navigation, la numération, les arcs, les rites funéraires. Ils ont semé les premières graines du monde tel que nous le connaissons. Et pourtant, leur mémoire a été balayée comme les sables d’El Djouf.
Car l’un des plus grands effacements de l’histoire humaine ne se joue pas seulement dans les bibliothèques. Il se joue dans les représentations. Ce qu’on a voulu faire croire, c’est que le Nord de l’Afrique aurait toujours été blanc. Que l’histoire des Noirs ne commencerait qu’au sud du désert. Que les premiers hommes égyptiens, maghrébins ou cananéens ne pouvaient pas avoir été foncés. Que les peuples noirs y seraient aujourd’hui des “minorités visibles”, comme si leur présence était marginale, importée, ou récente.
Cette falsification repose sur un double pilier : le pouvoir des récits impériaux, et la complicité des institutions éducatives postcoloniales. Depuis un siècle, une avalanche de “vérités” a recouvert les archives, les ossements, les génomes : les premiers Berbères seraient caucasiens, les Pharaons venus du Levant, les peuples sahariens arabes depuis toujours. Des représentations relayées par des sculptures truquées, des études biaisées, des cartes mensongères, et une invisibilisation des données scientifiques les plus récentes.
Mais aujourd’hui, l’ADN parle. Et les pierres parlent aussi. Des chercheurs de l’Institut Max Planck, de Harvard, de Cambridge, de Rabat, de Leipzig, du CNRS, de Khartoum, de Tunis ou d’Oxford l’ont démontré : les premiers Nord-Africains étaient noirs. Les Natoufiens de Palestine étaient noirs. Les Capsiens du Sahara étaient noirs. Les premiers Grecs ont reçu des apports génétiques subsahariens. Les premiers Maghrébins ne portaient ni les gènes de la peau claire ni ceux des yeux bleus. Tout cela est documenté. Et tout cela dérange.
Ce que ce texte propose, ce n’est pas un récit militant : c’est un retour à la vérité. Une synthèse archéologique, génétique, linguistique et historique des origines africaines de l’Afrique du Nord. Un démontage rigoureux des falsifications. Une réhabilitation des peuples trop longtemps effacés. Une plongée dans les premières humanités noires de la Méditerranée.
L’Afrique du Nord n’a pas toujours été blanche. Elle ne l’a même jamais été dans ses origines.
Généalogie d’un effacement

Tout commence par une question simple, mais explosive : qui a le droit de dire l’origine ? Dans les récits dominants de l’histoire, l’Afrique du Nord est souvent placée du “mauvais” côté de la carte. Ni totalement africaine, ni totalement arabe, ni tout à fait méditerranéenne, elle flotte dans une zone grise, un entre-deux idéologique que les puissances coloniales, les intellectuels nationalistes et les récits orientalistes se sont empressés d’occuper. Résultat : une région arrachée à sa propre profondeur historique.
L’Afrique, pourtant, est le berceau de l’humanité. Ce fait, longtemps contesté, est aujourd’hui solidement établi. Des fossiles d’Homo sapiens vieux de plus de 300 000 ans, découverts à Jebel Irhoud (au Maroc), aux migrations hors du continent par le Nil et la mer Rouge, tout démontre que les premières sociétés humaines sont nées et ont grandi sur ce sol. Mais dès que l’on approche du Nord africain, la narration s’emballe. Ce qui est africain cesse subitement d’être noir. Ce qui est ancien devient eurasien. Ce qui est autochtone se pare de blanc.
Le découpage entre une “Afrique noire” et une “Afrique blanche” est une invention tardive. Il naît au XIXe siècle, sous la plume des géographes européens. Cette division raciale n’a aucun fondement archéologique, linguistique ou anthropologique. Elle sert un objectif précis : légitimer la domination coloniale en arguant d’une différence “naturelle” entre les peuples du nord, supposés plus civilisés, et ceux du sud, jugés plus primitifs. Une hiérarchisation qui permet de justifier la mission civilisatrice d’un côté, et la tutelle prolongée de l’autre.
Cette frontière fictive fut reprise sans filtre par les administrations postcoloniales, soucieuses d’asseoir leur pouvoir sur des bases “nationales” homogènes. Ainsi, des États comme le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie ont longtemps occulté les racines subsahariennes de leur population. Les élites ont blanchi les récits fondateurs, nié l’esclavage intérieur, évacué les héritages peuls, haoussa, toubous, et invisibilisé les populations noires marginalisées dans les oasis, les marges sahariennes ou les centres urbains.
Mais un autre outil de domination s’est ajouté à cette falsification : la science, ou plus exactement, une science orientée. Pendant longtemps, la génétique a été mobilisée pour prouver l’origine “européenne” ou “levantine” des premiers habitants du Maghreb. Certaines études, menées avec des échantillons biaisés ou des protocoles discutables, ont produit des conclusions erronées. Pire : d’autres études plus rigoureuses, révélant la présence massive de gènes subsahariens dans les populations anciennes, ont été marginalisées ou écartées des publications grand public.
C’est dans ce contexte que se déploie l’effacement. Un effacement multiple : politique, culturel, visuel, génétique. Les premières poteries africaines ? Ignorées. Les peuples sahariens du Néolithique ? Noyés dans un flou ethnique. Les momies noires de Haute-Égypte ? Recolorées dans les musées. Les résultats ADN des Ibéromaurusiens ? Retardés, sous-estimés, contournés.
Pourtant, les données sont là. Elles existent. Il faut simplement avoir le courage de les regarder en face.
L’histoire de l’Afrique du Nord ne commence ni avec Carthage, ni avec Rome, ni avec l’Islam. Elle commence dans les vallées du Nil, dans les grottes de Taforalt, sur les berges de la Pine River ou de la Kom Ombo. Elle commence avec des hommes et des femmes noirs, qui ont façonné les premières civilisations du continent ; et du monde.
Le Paléolithique africain, berceau des peuples noirs du Nord

Bien avant les Pharaons, avant même que les pyramides ne percent l’horizon, la vallée du Nil vibrait déjà des pas de peuples noirs. Ces communautés du Paléolithique supérieur, établies entre l’actuel Soudan, l’Égypte et le sud du Sahara, ont laissé des traces d’une richesse culturelle que les récits modernes ont trop souvent ignorée ou déplacée vers l’extérieur du continent.
Parmi les sites les plus significatifs : Jebel Sahaba, au nord du Soudan, près de la frontière égyptienne. Datée d’environ 13 000 à 14 000 ans avant notre ère, cette nécropole renferme les squelettes d’au moins 61 individus. Mais ce n’est pas leur nombre qui étonne : c’est la brutalité des stigmates retrouvés sur leurs os. Ces marques révèlent un conflit armé de grande envergure ; le plus ancien connu à ce jour. Pourtant, loin du cliché primitif, ces hommes et femmes avaient une organisation sociale, des rituels funéraires, des sépultures collectives. Un monde déjà symbolique.
Un peu plus au nord, à Nazlet Khater, en Haute-Égypte, des chercheurs ont exhumé un crâne humain daté de 35 000 ans, associé à des outils en pierre taillée. Les analyses morphologiques sont claires : il s’agit d’un homme à traits négroïdes, sans ambiguïté phénotypique. Cet individu, contemporain des premiers Homo sapiens européens, montre une capacité crânienne similaire, mais une origine bien distincte. Il témoigne d’une présence ancienne, autonome, noire, en terre nilotique.
Même chose à Wadi Kubbaniya, où des campements de chasseurs-pêcheurs, vieux de plus de 17 000 ans, révèlent une maîtrise fine de la fabrication de meules, d’outils microlithiques, et un régime alimentaire diversifié. On y retrouve les prémices d’une sédentarisation que l’on croyait jusqu’ici réservée au Croissant fertile.
La vallée du Nil n’est donc pas un simple corridor vers l’Orient ou le Nord. C’est une matrice civilisationnelle, antérieure à l’écriture, à l’agriculture et à l’urbanisme. C’est là que s’invente, dans l’anonymat de la préhistoire, le monde tel que nous le connaîtrons plus tard.
Tandis que le Nil donne naissance à des foyers humains stables, un autre théâtre géographique, plus vaste, plus mobile, étend ses réseaux : le Sahara. Loin d’être un désert sec et inhospitalier, il fut, entre 11 000 et 4 000 ans avant notre ère, une vaste zone de savanes, de lacs, de forêts claires. Un Sahara vert, parcouru de rivières, peuplé d’animaux, et surtout d’humains noirs.
À Nabta Playa, dans le sud de l’Égypte, des archéologues ont mis au jour un calendrier mégalithique vieux de 6 000 à 7 000 ans, antérieur à Stonehenge. On y trouve aussi des sépultures bovines rituelles, des villages circulaires, une organisation sociale complexe. Les peuples de Nabta étaient des pasteurs noirs, apparentés génétiquement aux Nilotiques du Sud-Soudan.
Dans les montagnes du Tassili n’Ajjer, entre l’Algérie et la Libye actuelles, des milliers de peintures rupestres racontent la vie d’hommes et de femmes noirs, représentés avec des coiffures élaborées, des lances, des arcs, des animaux domestiques. Ces œuvres, datées de 10 000 à 4 000 ans avant J.-C., constituent un témoignage unique de sociétés africaines noires dans ce qui deviendra le désert.
On pourrait encore citer Tadrart Acacus (Libye), Gobero (Niger), Taghit (Algérie), Farafra (Égypte), El Adam (Mauritanie) : autant de sites qui attestent que le Sahara était le berceau d’une proto-civilisation noire, connectée au Nil, au Sahel et au Maghreb, bien avant l’arrivée des Berbères, des Arabes ou des Européens.
Ces peuples préhistoriques, souvent qualifiés de “néolithiques”, ne se réduisent pas à une technologie. Ils sont porteurs d’un imaginaire, d’une mythologie, d’un rapport au temps et à la nature. Ils façonnent une civilisation noire ancienne, méconnue car dérangeante.
Dérangeante, pourquoi ? Parce qu’elle contredit une idée profondément ancrée : celle selon laquelle l’Afrique du Nord serait naturellement séparée du reste du continent. Ici, au contraire, tout démontre une continuité géographique, culturelle et biologique entre le Nord, le Sud et le Centre du continent.
Le Paléolithique africain n’est donc pas une préface secondaire à l’histoire humaine. Il est un acte fondateur. Et il fut noir.
Taforalt, Afalou et les peuples ibéromaurusiens

Si l’Afrique est le berceau de l’humanité, le Maghreb occidental en est l’un de ses plus vieux bastions. Sur ses flancs rocheux et ses cavernes millénaires, les ossements parlent encore. Et depuis peu, ils parlent plus fort que jamais. Car ce n’est plus seulement l’archéologie qui fouille la mémoire des peuples : c’est la génétique paléohumaine qui bouscule les dogmes.
À Taforalt, au nord-est du Maroc, dans une grotte surplombant la Méditerranée, des sépultures humaines vieilles de 15 000 à 18 000 ans ont été exhumées. Ce sont les restes du peuple ibéromaurusien, considéré comme l’un des premiers groupes humains sédentaires du Maghreb. Longtemps, ces hommes ont été supposés “méditerranéens”, voire “proto-européens”, sur la base de leurs outils et de quelques hypothèses morphologiques fragiles. Mais les analyses ADN publiées en 2018 dans la revue Science ont tout renversé.
Les génomes de ces individus révèlent une ascendance majoritairement subsaharienne, couplée à un petit pourcentage d’éléments dits “eurasiens” très anciens (issus de populations retournées en Afrique depuis le Levant il y a 30 à 40 000 ans). Le plus frappant, c’est la présence significative de gènes associés à la pigmentation foncée de la peau, à des phénotypes nilotiques, et l’absence des marqueurs génétiques de peau claire ou d’yeux clairs.
Autrement dit : les premiers habitants connus du Maroc n’étaient pas “berbères caucasiens” ni “phéniciens”, mais Africains noirs dans leur constitution biologique. Ce sont eux qui ont bâti les fondations des populations nord-africaines ultérieures. Et leur génome est encore présent, à faible dose, dans certaines communautés rurales du Maghreb aujourd’hui.
Un peu plus à l’est, sur le littoral algérien, les grottes d’Afalou bou Rhummel, découvertes dès les années 1950, ont révélé des crânes datés entre 11 000 et 13 000 ans. Là encore, les premiers chercheurs les avaient rangés dans une catégorie floue, les qualifiant de “mélange entre Cro-Magnon et Africanoïdes”, selon une taxonomie raciste encore en vogue à l’époque.
Mais les récentes analyses ADN, croisées avec les données morphométriques et isotopiques, montrent une réalité plus cohérente : les Afalou sont directement liés aux ibéromaurusiens de Taforalt, et donc à une lignée subsaharienne ancienne, présente de manière stable et diffuse dans tout le Maghreb central jusqu’au Néolithique.
Ces populations maîtrisaient déjà la symbolique funéraire, la décoration corporelle, la gestion des ressources côtières, la pêche, la cueillette saisonnière. Elles n’étaient ni marginales ni primitives. Elles formaient un monde en soi, un monde noir africain structuré, technique, mobile, en relation constante avec le Sahel et la Méditerranée.
Or, c’est justement cette filiation que les récits historiques ont voulu effacer : car admettre que les fondations humaines du Maghreb sont noires, c’est bouleverser tout l’édifice mental construit sur des siècles de hiérarchisation raciale.
La découverte des haplogroupes génétiques portés par les ibéromaurusiens renforce cette thèse. L’un des haplogroupes paternels les plus fréquents, l’E-M78, est aujourd’hui commun chez les populations égyptiennes, éthiopiennes, soudanaises et sahéliennes. Il s’agit d’un marqueur subsaharien, présent dans les populations afrodescendantes d’Afrique du Nord, mais souvent minoré dans les récits nationaux.
Quant aux haplogroupes mitochondriaux (lignée maternelle), ils révèlent une filiation profonde avec les populations du sud du Sahara et de la corne de l’Afrique. Ce métissage ancien, majoritairement africain dans ses origines, témoigne de migrations internes au continent, et non de supposées “invasions” caucasiennes.
En d’autres termes : le Maghreb est génétiquement africain depuis des millénaires. Et cette africanité est profondément noire dans ses premières manifestations humaines.
Mais voilà, cette vérité génétique est trop subversive pour le confort des identités figées. Elle remet en cause les récits de blanchiment civilisationnel, les fantasmes d’ascendance européenne, les discours racialisés qui placent les Noirs à la marge. Elle rappelle que le berceau des Berbères eux-mêmes est africain, et que leur identité, loin d’être monolithique, est façonnée par une diversité originelle où le noir fut fondateur.
Du pharaon noir aux Almoravides

À l’aube du Ier millénaire avant notre ère, une armée noire descend le Nil, bannière dressée, tambours de guerre résonnant dans les vallées du Haut-Égypte. À sa tête, Piankhy (ou Piye), souverain du royaume de Koush, fils du Soudan antique. Il ne vient pas piller, mais revendiquer l’héritage de ses ancêtres : les temples, les dieux, les lois. Il ne vient pas en conquérant étranger, mais en héritier légitime.
En 730 avant J.-C., Piankhy conquiert la Basse-Égypte, unifie la vallée du Nil et fonde la XXVe dynastie, celle que les Égyptiens appelleront « la dynastie éthiopienne » (dans le sens ancien du terme : la dynastie noire. Pendant près d’un siècle, ses successeurs) Shabaka, Taharqa, Tanutamon ; gouverneront un territoire s’étendant du Soudan actuel jusqu’au delta du Nil.
L’iconographie de ces pharaons tranche : visages larges, lèvres pleines, nez épatés, chevelures crépues sous la coiffe royale. Les statues colossales, les bas-reliefs de Karnak, les fresques de Napata ou Méroé ne laissent aucun doute sur leur africanité. Taharqa sera même célébré par les Assyriens comme l’un des adversaires les plus redoutables de leur expansion.
Pourquoi cet épisode est-il si souvent marginalisé dans l’histoire antique ? Parce qu’il heurte de plein fouet la représentation d’un Égypte blanche, hellénisée, méditerranéenne. Or l’Égypte, dans ses racines les plus profondes, est une civilisation noire nilotique, fondée par des peuples venus du sud ; et non du nord.
Et cette mémoire, les souverains de Koush ne l’ont jamais reniée : ils l’ont réactivée, conservée, sacralisée.
Mille ans plus tard, une autre poussée venue du sud ébranle le Nord : celle des Almoravides, ces moines-guerriers du désert, bâtisseurs de l’un des plus grands empires médiévaux d’Afrique. Leur origine ? Le Sahara, précisément les confins entre le Mauritanien noir et les populations berbères du Sud.
Leur fondateur, Abdallah Ibn Yassin, prêche un islam rigoriste auprès des tribus Sanhadja et Lemtouna. Mais ce sont les Guinéens noirs du Tekrour et les tribus de l’actuelle Mauritanie qui constituent les premières forces militaires du mouvement. L’historien Ibn Khaldoun lui-même mentionne la forte présence de « Noirs » dans les rangs de l’armée almoravide.
En 1055, ils prennent Audaghost, ville saharienne stratégique. En 1062, ils fondent Marrakech, future capitale. En quelques décennies, l’empire almoravide s’étend de la Sénégambie jusqu’à Al-Andalus, traversant le Maghreb comme un éclair sahélien.
Le plus célèbre de ces souverains, Yusuf Ibn Tashfin, vénéré comme un grand roi de l’Islam, était décrit par ses contemporains comme foncé de peau, originaire du sud. À ses côtés, les élites noires ne sont pas des exceptions : elles tiennent les rênes du pouvoir, de l’économie caravaniaire, des sciences religieuses.
Cette continuité sahélienne, entre les royaumes noirs du Niger (Ghana, Tekrour) et les dynasties du Nord, est systématiquement gommée dans les narrations nationales modernes. Pourtant, l’ADN historique du Maghreb est sahélien, autant qu’amazigh ou méditerranéen.
L’épisode koushite comme l’essor almoravide révèlent un même phénomène : la montée périodique de pouvoirs noirs dans le Nord de l’Afrique, qui imposent leur légitimité, leur culture, leur vision du monde.
Mais à chaque fois, ces élans sont requalifiés a posteriori : l’Égypte « oublie » sa dynastie noire. Le Maghreb « reblanchit » les Almoravides. L’Europe coloniale, puis les États-nations postcoloniaux, ont tout intérêt à faire de l’Afrique du Nord un rempart contre le « continent noir », au lieu de reconnaître sa participation pleine et entière à son histoire.
Cette rupture artificielle entre Afrique noire et Afrique blanche ne tient ni historiquement, ni génétiquement, ni culturellement. Elle est un produit idéologique.
La vérité, c’est que les frontières entre Maghreb et Sahel furent longtemps perméables, mouvantes, fraternelles, bien avant l’arrivée de l’Europe.
L’obsession du blanchiment historique

L’idée d’un Maghreb fondamentalement distinct de l’Afrique subsaharienne est une construction tardive, née du récit colonial européen. Avant le XIXe siècle, aucune frontière rigide, ni dans les textes arabes classiques ni dans les traditions orales africaines, ne venait séparer radicalement « l’Afrique blanche » de « l’Afrique noire ». Le Sahara était un pont, non une barrière.
Mais avec la colonisation française, britannique et espagnole, ce continuum est brisé. La France, en particulier, développe une idéologie de l’« Afrique utile », dans laquelle l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc sont perçus comme des prolongements latins, civilisables, presque européens, tandis que l’Afrique noire est décrite comme primitive, sauvage, à dompter.
Ce récit racialisé s’appuie sur une série de falsifications historiques délibérées :
- On survalorise les origines « blanches » ou « orientales » des populations maghrébines.
- On invisibilise les dynasties noires, les brassages sahéliens, les présences africaines anciennes.
- On redessine les cartes mentales pour séparer ce qui a toujours été lié.
Ainsi, le blanchiment historique du Maghreb ne repose pas sur des preuves, mais sur des stratégies. Il s’agit de renier l’africanité du Nord pour mieux dominer le Sud, et de produire un clivage identitaire durable entre les peuples africains.
Cette falsification se retrouve dans les outils de transmission du savoir. Les manuels scolaires maghrébins comme français présentent encore aujourd’hui une vision largement biaisée du peuplement nord-africain.
Dans les livres d’histoire :
- Les Berbères (ou Imazighen) sont parfois décrits comme issus de races « caucasoïdes », ce qui repose sur des modèles obsolètes et pseudo-scientifiques.
- Les dynasties comme les Almoravides ou les Koushites sont traitées de manière marginale ou réécrites pour les blanchir.
- Les influences africaines sahéliennes sont minimisées, voire absentes.
- L’Afrique noire, quand elle est évoquée, est systématiquement décrite comme extérieure, voire étrangère.
Pire encore, certains ouvrages évoquent des « invasions négroïdes » à des périodes anciennes, reprenant mot pour mot le lexique racial du XIXe siècle.
Le résultat est une amnésie construite : des générations entières d’élèves ignorent que leur histoire est aussi noire que berbère ou arabe, aussi sahélienne que méditerranéenne.
Au-delà des mots, c’est aussi l’imagerie historique qui participe à ce blanchiment. Les représentations iconographiques dans les musées, les documentaires ou les films trahissent un imaginaire raciste : les Pharaons sont blancs, les Berbères sont clairs de peau, les dynasties musulmanes sont européanisées.
Ce révisionnisme visuel est l’un des plus puissants, car il conditionne la mémoire collective. Il suffit de regarder une série sur l’Égypte ancienne ou un manuel illustré pour voir que les Noirs y sont systématiquement cantonnés au rôle d’esclaves, de serviteurs ou d’étrangers.
Or, les sources iconographiques antiques (fresques, sculptures, stèles) témoignent du contraire : des peuples noirs étaient présents, souverains, bâtisseurs. Mais l’image dominante ne veut pas de ces vérités.
Mémoires refoulées, identités en lutte

Dans les sociétés maghrébines contemporaines, les populations noires sont souvent prises dans un double effacement : effacement historique, par leur absence dans les récits officiels, et effacement social, par leur relégation dans les marges économiques et culturelles.
Les descendants d’esclaves, qu’on appelle Haratin, Abid ou Gnawa selon les régions, portent les stigmates d’un passé non reconnu. Beaucoup ignorent leur propre histoire. Peu de manuels, peu de musées, peu de discours publics évoquent leur rôle dans les dynasties, l’économie, la religion, l’art. À leur place : le silence, le soupçon, ou le cliché folklorique.
Cette invisibilisation n’est pas accidentelle. Elle est le produit d’une histoire réécrite, d’une élite qui a choisi d’adopter une blancheur symbolique pour se rapprocher de l’Europe coloniale, et d’un racisme latent hérité à la fois de l’époque ottomane, des stéréotypes européens et de certaines interprétations religieuses dévoyées.
Mais aujourd’hui, cette mémoire revient. Lentement. Par en bas.
Depuis deux décennies, une génération de militants, historiens, artistes, écrivains d’Afrique du Nord, issus ou non des communautés noires, œuvre à réhabiliter cette mémoire occultée.
- En Mauritanie, le mouvement abolitionniste IRA combat l’esclavage encore pratiqué de fait dans certaines zones.
- Au Maroc, des artistes comme Hajja El Hamdaouia ou Maâlem Mahmoud Guinia ont popularisé les rythmes Gnawa, enracinés dans l’Afrique noire.
- En Algérie, des historiens redécouvrent le rôle des soldats noirs dans les armées de l’Émir Abdelkader.
- En Tunisie, les descendants d’esclaves commémorent depuis peu l’abolition officielle de 1846, revendiquant une mémoire noire tunisienne.
- Dans les diasporas, les enfants du déracinement produisent des récits puissants : autobiographies, essais, documentaires, musiques qui brisent le silence.
Cette parole dérange parfois. Elle bouscule les récits identitaires figés, fondés sur une vision homogène de l’arabité ou de la berbérité. Mais elle est nécessaire. Car elle dit une chose essentielle : on ne peut pas comprendre le présent sans faire parler le passé refoulé.
Réparer l’histoire ne signifie pas l’inverser. Il ne s’agit pas d’écrire que tout fut noir, mais de reconnaître que l’Afrique du Nord fut toujours un lieu de brassages, de circulations, d’interactions africaines. Il s’agit de réconcilier le Maghreb avec sa part subsaharienne, et de cesser d’opposer deux mondes qui, depuis toujours, coexistent et cofabriquent l’histoire.
Cela passe par plusieurs actes :
- Réformer les programmes scolaires, pour intégrer cette mémoire noire du Maghreb.
- Créer des musées, des espaces de parole, de recherche, d’archives.
- Valoriser les figures historiques noires, du pharaon Taharqa au roi Tekrour au fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable.
- Décoloniser l’imaginaire collectif, en rendant leur dignité aux visages, aux noms, aux récits oubliés.
L’enjeu est immense. Car au-delà de la mémoire, c’est l’avenir des sociétés africaines qui se joue là. Une Afrique fragmentée par les idéologies coloniales ne peut se penser souveraine. Une Afrique qui ne connaît pas son propre passé est une proie facile pour toutes les formes de domination.
Revenir au Nord, sans renier le Sud

Le désert n’oublie rien. Sous ses dunes, dans ses grottes, à travers ses vents, il conserve les traces d’une Afrique du Nord plurielle, métissée, irriguée depuis des millénaires par les flux humains venus du Nil, du Niger, du Congo, du Tchad. Une Afrique du Nord noire aussi, et que l’histoire dominante a tenté d’effacer.
Ce que révèlent l’archéologie, la génétique, la linguistique, mais aussi la musique, les noms de famille, les rituels et les récits populaires, c’est une évidence que le bon sens avait toujours portée : l’Afrique est une. Ses peuples ont toujours circulé, se sont toujours parlé, aimés, affrontés, unis.
Refuser cette réalité, c’est perpétuer les découpages coloniaux. C’est entretenir des haines raciales absurdes. C’est priver les nouvelles générations d’un socle historique commun.
Mais revaloriser cette histoire, c’est réarmer les consciences. C’est permettre à une jeune fille gnawa de comprendre que sa voix est ancestrale. À un garçon haratin de marcher la tête haute dans les rues de Rabat, de Nouakchott ou d’Alger. À un étudiant noir de Tripoli de ne plus se demander s’il est “chez lui”.
Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire. Il s’agit de la réparer.
Et cette réparation commence ici : dans la parole retrouvée, dans les figures oubliées qu’on remet à leur place, dans les liens qu’on retisse entre le Caire et Tombouctou, entre Tamanrasset et Lagos, entre Carthage et Gao.
Car au bout du compte, il ne peut y avoir de futur décolonisé sans mémoire réconciliée.
Sources
- Ke Wang et al., High-coverage genome of the Tyrolean Iceman reveals unusually high Anatolian farmer ancestry, Cell Genomics, Vol. 3, 2023.
- Marieke van de Loosdrecht et al., Pleistocene North African genomes link Near Eastern and sub-Saharan African human populations, Science, 2018.
- Rosa Fregel et al., Ancient genomes from North Africa evidence prehistoric migrations to the Maghreb, PNAS, 2018.
- Fulvio Cruciani, Human Y chromosome haplogroup R-V88: a paternal genetic record of early Holocene trans-Saharan connections, European Journal of Human Genetics, 2010.
- Eugenia D’Atanasio et al., The peopling of the last Green Sahara, Genome Biology, 2018.
- Daniel Shriner, Genetic history of Chad, American Journal of Biological Anthropology, 2018.
- Iosif Lazaridis et al., Genomic insights into the origin of farming in the ancient Near East, Nature, 2016.
- Cheikh Anta Diop, Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, Présence Africaine, 1967., Présence Africaine, 1967.
- Martin Bernal, Black Athena, Vol. III – The Linguistic Evidence, Rutgers University Press, 1987.