Dans les samples, les refrains ou les interludes, la voix de Malcolm X n’a jamais cessé de parler. Le hip-hop, né dans les rues qu’il avait arpentées, a fait de lui une conscience récurrente, un spectre militant, un prophète urbain. De Public Enemy à Kendrick Lamar, retour sur une mémoire vivante, remixée au beat de la révolte.
Une voix impossible à faire taire

Il y a des voix qu’on ne peut pas sampler sans les réveiller. Des voix dont le grain, la colère, l’intelligence affûtée transpercent les décennies comme des rasoirs encore trempés dans l’Histoire. La voix de Malcolm X est de celles-là.
Grave, rythmée, impérieuse ; elle ne quémandait pas l’écoute, elle l’imposait.
À une époque où l’Amérique blanche n’offrait aux Noirs que silence ou caricature, Malcolm parlait comme un homme debout dans un monde à genoux.
Dans les années 1960, ses discours circulaient sous le manteau, gravés sur vinyles ou enregistrés sur bandes magnétiques. Pas pour décorer une étagère, mais pour former, alerter, déclencher. Des morceaux comme Message to the Grass Roots, The Ballot or the Bullet ou By Any Means Necessary devenaient des catéchismes politiques pour une génération qui ne se reconnaissait dans aucun sermon d’État.
Mais c’est dans les années 1980, au cœur du Bronx, du Queens et de Harlem, que cette voix va renaître autrement : à travers le hip-hop.
Là où le gospel réconforte et le blues console, le rap dénonce et prophétise.
Et pour ceux qui sortent du crack, de Rikers ou des écoles abandonnées, Malcolm X n’est pas un héros historique ; c’est une arme sonore.
Ses mots, captés sur bande, deviennent samples. Ses silences, des interludes.
Ses invectives, des refrains. Son rythme (celui de Harlem, de la Nation of Islam, des rues incendiées) épouse naturellement le beat.
Dans le Bronx de 1984 comme dans le Compton de 1992, il disait ce que les ghettos ressentaient :
- que la pauvreté était structurée,
- que la police était une force d’occupation,
- que l’identité noire ne devait rien à l’approbation blanche.
Et surtout, qu’on ne libère pas un peuple avec des chansons d’amour.
Dans les studios comme dans les bacs à samples, Malcolm devient plus qu’une voix :
- il est le contrepoint,
- la ligne rouge,
- le fantôme tutélaire de tout un pan du hip-hop politique.
À une époque où tant de figures révolutionnaires sont digérées, déformées, statufiées, Malcolm X reste un flux sonore indompté. Chaque fois qu’on l’écoute, il ne rassure pas ; il dérange. Et c’est précisément pour cela qu’on continue de le faire parler.
Les pionniers du sample militant
Dans l’âge d’or du rap conscient, sampler Malcolm X, ce n’est pas juste ajouter une voix au mix ; c’est poser un acte politique. Pour les premiers MCs militants des années 80-90, sa voix n’est pas un habillage sonore, mais une arme rhétorique. Ils ne la détournent pas : ils la prolongent.
Public Enemy – Bring the Noise (1987)
“Too Black, Too Strong.” Dès la première seconde, la sentence claque. C’est une coupure dans le silence. Une provocation adressée à l’Amérique blanche. Chuck D l’a dit lui-même :
“Malcolm X was the greatest speaker of all time.”
Sur l’album culte It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, le groupe transforme le rap en bulletin de guerre, et Malcolm en commandant de division sonore. Son discours Message to the Grass Roots est samplé à plusieurs reprises dans l’album. Chaque extrait devient un écho tactique, une alerte permanente.
Ce n’est pas du sampling décoratif. C’est un manifeste musical, un collage de révolte contre la suprématie blanche, l’État carcéral, et l’effacement historique.
X-Clan – Funkin’ Lesson (1990)
Le morceau s’ouvre sur la voix brute de Malcolm, posée comme une prière :
il ne s’agit pas de faire danser, mais de réveiller.
X-Clan appartient à la constellation afro-centrée du rap early 90s, avec une esthétique visuelle empruntée aux pharaons, des références panafricaines, et une rhétorique proche des Five Percenters. Dans Funkin’ Lesson, Malcolm n’est pas seulement cité : il est réincarné dans une vision du hip-hop comme extension culturelle des luttes noires mondiales.
Ce sample n’invoque pas la rage : il rappelle la fierté. Il inscrit les ghettos américains dans une lignée de dignité, de Kemet à Harlem.
Le flow devient incantation, et le sample ; transmission.
Paris – The Devil Made Me Do It (1990)
Paris, surnommé à l’époque “le Public Enemy de la côte ouest”, livre ici un morceau incendiaire. Dès l’intro, la voix de Malcolm traverse la production comme un glaive dans le brouillard médiatique.
Extrait du discours Message to the Grass Roots, Malcolm y est le procureur d’un procès politique permanent contre l’Amérique raciste. Paris, rappeur marxiste, en fait l’arrière-fond d’une dénonciation radicale :
- contre la police,
- contre le capitalisme racial,
- contre le libéralisme vide de substance.
Le sample est répété, comme un mantra d’auto-défense. Il ne sert pas à faire joli : il renforce la ligne d’attaque. Et il donne au morceau la densité historique d’un discours de tribunal révolutionnaire.
Dans ces trois morceaux fondateurs, la voix de Malcolm n’est jamais neutre. Elle n’est pas nostalgique.Elle n’est pas consensuelle. Elle est frontale, précise, politisée ; comme un riff de guitare chez Hendrix ou un uppercut de Muhammad Ali.
Ces pionniers n’ont pas samplé Malcolm X pour rappeler qu’il existait. Ils l’ont samplé pour qu’il continue de parler là où d’autres auraient préféré qu’il se taise.
De la rue à l’universel : Malcolm samplé par tous
Au fil des décennies, la voix de Malcolm X a traversé les frontières du genre pour s’inscrire dans toutes les strates de la culture musicale noire. Du rap de rue aux concerts grand public, de l’underground au mainstream, elle a changé de fréquence ; mais jamais de portée. Ses mots continuent de sonner comme des alarmes, de vibrer comme des cordes tendues entre passé et présent. Car chaque époque de crise le redécouvre. Chaque génération l’échantillonne à sa manière.
Mos Def – Supermagic (2009)
Sur ce morceau, Mos Def (aujourd’hui Yasiin Bey) ouvre avec un sample peu connu mais redoutable de Malcolm X: une citation ironique de Hamlet, prononcée lors d’un discours en 1963.
« To be or not to be, you know what I’m sayin’? »
Ce n’est pas juste une référence savante. C’est une réappropriation des codes de la haute culture, par un homme qui fut autodidacte, incarcéré, marginal ; comme Malcolm.
Le sample n’est pas collé au beat. Il est fondu dans la trame du morceau, comme une voix intérieure. Mos Def ne glorifie pas Malcolm : il l’écoute, il l’interroge, il l’hérite. En cela, il transforme Malcolm en archive vivante, en source d’inspiration pour une pensée noire à la fois urbaine, érudite et insoumise.
Beyoncé – Don’t Hurt Yourself (Homecoming) (2019)
Sur la scène de Coachella, la voix de Malcolm fend le silence avant même la première note :
“The most disrespected person in America is the Black woman.”
Ce sample tiré d’un discours de 1962 devient, dans la bouche de Beyoncé, un cri d’ouverture, une incantation sacrée.
Il n’est plus seulement politique. Il est intime, ancestral, transgénérationnel. Il dit la colère des mères noires, la solitude des femmes fortes, le refus du mépris systémique.
En intégrant ce sample à sa performance monumentale, Beyoncé fait de Malcolm X un allié du féminin noir, un témoin posthume de luttes encore vivantes. Elle rappelle que la révolte n’est pas toujours virile. Et que le féminisme noir trouve chez Malcolm l’un de ses plus puissants porte-voix masculins.
Yasiin Bey – Niggas in Poorest (2012)
Ici, l’extrait de Malcolm X samplé est peut-être le plus bouleversant de tous :
“I live like a man who is already dead.”
C’est une phrase-tombeau, prononcée en 1963. Une prémonition. Une vérité nue. Yasiin Bey l’utilise comme prologue funèbre à un morceau hanté par la misère noire : chômage, incarcération, violence économique.
Le sample ne vient pas décorer la musique. Il la fracture. Il dit que ce que les jeunes Noirs vivent aujourd’hui ; Malcolm le vivait déjà. Et que leur douleur, leur rage, leur refus, ont un nom. Une histoire. Une continuité.
Ici, le hip-hop ne recycle pas. Il prolonge la ligne de feu.
Une mémoire devenue fréquence
Ces trois morceaux (très différents) montrent une chose :
Malcolm X est devenu un langage. Une fréquence. Une clé.
Il peut être
- archétype intellectuel (Mos Def),
- allié féministe (Beyoncé),
- prophète maudit (Yasiin Bey).
Chaque sample réactive une dimension différente de son être.
Et chaque génération le fait parler à nouveau ; parce qu’il dit encore ce que le monde préfère taire.
Autres titres notables samplant Malcolm X
Gang Starr – Tonz ‘O’ Gunz (1994)
- Sample issu de Message to the Grass Roots (1965).
Dans ce morceau tendu comme un muscle avant l’impact, Gang Starr interroge une réalité tragique : les armes dans les ghettos ne visent pas l’oppresseur, mais les frères.
Guru, la voix grave du duo, pose la question que Malcolm avait déjà formulée trente ans plus tôt :
« Pourquoi nos quartiers sont-ils les plus violents… mais envers nous-mêmes ? »
Le sample ne moralise pas. Il sonde une contradiction structurelle : celle d’un peuple opprimé qui retourne la violence sur lui-même faute de mieux.
Malcolm X y devient repère moral et avertissement prophétique.
Living Colour – Cult of Personality (1988)
- Intro de discours : “And during the few moments that we have left…”
Dans ce classique du rock-funk afro-américain, Malcolm X ouvre la marche. Il est placé au même rang symbolique que Gandhi, Kennedy ou Mussolini ; non pas pour être comparé, mais pour interroger la figure du leader comme mythe médiatique.
Le sample ne sert pas à glorifier, mais à poser un dilemme politique : qui suit-on ? Et pourquoi ? Malcolm y surgit comme une conscience alternative, à contre-courant du pouvoir, non récupérable, non digérable.
Arrested Development – UNI(TY) (2021)
- Sample de l’interview à l’Université de Californie (1963).
Le groupe, toujours marqué par une vibe spirituelle et rurale, convoque ici Malcolm dans une version apaisée mais lucide. Pas de beat martelé, pas de dénonciation frontale : juste la transmission.
Le discours est utilisé comme point d’ancrage dans une quête identitaire, loin de la rage urbaine, mais toujours fidèle à la radicalité intellectuelle du leader. C’est une autre facette de Malcolm : celle du pédagogue, du penseur de la dignité.
DJ Cam – Friends and Enemies (1996)
- Sample du discours By Any Means Necessary.
Dans une ambiance jazzy, flottante, presque méditative, DJ Cam transforme la parole de Malcolm en boucle mentale. Loin du militantisme frontal, ce titre fait de Malcolm une voix intérieure, un mantra discret mais implacable.
C’est le sample comme mémoire souterraine : Malcolm ne crie pas, mais il veille, il oriente, il murmure à l’oreille de ceux qui résistent en silence.
Kamasi Washington – Malcolm’s Theme (2015)
- Extraits multiples, dont : “I live like a man who is already dead.”
Ce morceau est une messe orchestrale, fusion de jazz, de gospel et de larmes. La voix de Malcolm X n’y est pas un simple extrait. Elle est l’axe vertical du morceau, autour duquel tournent les instruments, les chœurs, les lamentations.
Kamasi Washington fait ici du sample un rituel de mémoire, une élévation spirituelle, une prière pour les défunts du rêve noir.
Malcolm y est à la fois prophète et martyr.
The Stop the Violence Movement – Self Destruction (1989)
- Sample court mais impactant du Grass Roots Speech.
Initiative de KRS-One, ce collectif regroupait les voix majeures du rap new-yorkais de l’époque (Public Enemy, Boogie Down Productions, MC Lyte, Heavy D…).
Objectif : lancer un cri collectif contre les violences fratricides dans les ghettos.
Le sample de Malcolm arrive comme une sirène dans la tempête, pour rappeler que l’autodestruction n’est pas une fatalité, mais un piège tendu par un système raciste.
C’est le rap comme appel au calme ; sans jamais abandonner la conscience.
Immortal Technique – No Mercy (2001)
- Sample issu du discours The Ballot or the Bullet (1964)
Dans ce morceau, le plus célèbre activiste-rappeur de l’underground new-yorkais donne à Malcolm X un rôle de déclencheur idéologique. L’extrait choisi (frontal, sans concession) est placé en ouverture, tel un manifeste.
“If you’re not ready to die for it, put the word ‘freedom’ out of your vocabulary.”
Ce sample n’introduit pas seulement un morceau : il ouvre un procès.
Celui de l’Amérique impérialiste, raciste, hypocrite.
Technique y déploie une rhétorique de guérilla, reprenant les codes du pamphlet révolutionnaire, dans un flow ciselé, presque académique.
Le discours de Malcolm X y est traité comme une matrice idéologique, une référence gravée dans la pierre ; non pour adoucir le message, mais pour l’extrémiser avec justesse.
Big L – Danger Zone (1995)
- Sample tiré de The White Man Brings Drugs Into Harlem
La voix de Malcolm X surgit dans ce morceau comme un constat glacé.
Elle n’annonce pas un changement ; elle dénonce une pratique systémique :
“The white man brings drugs into Harlem…”
Big L, figure brillante du rap de rue fauché en plein vol, ancre son flow tranchant dans la réalité des blocs, des coins, des pièges.
Le sample ne cherche pas à moraliser, mais à pointer la main invisible qui orchestre le chaos :
- la ghettoïsation,
- l’économie souterraine,
- la criminalisation des pauvres.
Malcolm X n’est pas ici une idole, mais un lanceur d’alerte intemporel. Et dans la bouche de Big L, il devient un témoin lucide d’un Harlem toujours asphyxié.
Kodak Black – Malcolm X.X.X. (2018)
- Sample d’une interview de Malcolm X à l’Université de Californie (1963)
Plus inattendu, ce morceau met en parallèle deux martyrs jeunes, controversés, incompris :
Malcolm X… et le rappeur XXXTentacion, assassiné peu avant la sortie du titre.
Kodak Black, loin de toute linéarité politique, mobilise Malcolm X dans une démarche introspective, presque existentielle. Le sample de l’interview n’est pas un cri de guerre, mais une voix d’introspection, d’interrogation. Malcolm y évoque les dilemmes de la jeunesse noire, les ruptures, les combats à mener sans être broyé.
Dans un morceau où l’émotion est contenue, presque murmurée, la voix de Malcolm sert de guide dans la confusion. Elle structure un deuil impossible, tout en interrogeant l’héritage et la transmission.
Une fréquence toujours interdite

Un siècle après sa naissance, Malcolm X n’a pas été réduit au silence. Il a été tué, certes ; mais il n’a pas été digéré. Ses mots, coupés, recollés, samplés, continuent de résonner parce qu’ils disent l’irreprésentable : la dignité noire sans compromis, sans négociation, sans demande d’autorisation.
Dans les studios comme dans les manifestations, dans les interludes de Beyoncé ou les tunnels du Bronx, il est toujours là. Pas comme un souvenir, mais comme une fréquence interdite, qu’on remet sur la table chaque fois que l’injustice fait trembler les basses.
Il dérange, parce qu’il refuse de mourir en paix.
Il oblige à regarder ce que l’on préfère taire :
- les ghettos programmés,
- la rage criminalisée,
- la culture noire marchandisée.
Alors on continue de le sampler,
- pas pour l’embaumer,
- mais pour l’armer,
- le relancer,
- le faire parler là où la musique s’endort.
Malcolm X ne sera jamais une icône lisse. Il est un beat. Une alarme. Une bouche qui crie dans le mic. Et tant que l’oppression survivra à ses bourreaux, sa voix trouvera toujours des machines pour l’amplifier.