Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

Et si l’histoire des Africains ne commençait pas avec l’esclavage ? Dans cet article bouleversant, l’historien Runoko Rashidi nous emmène aux origines d’une diaspora mondiale trop souvent oubliée. Des temples de Sumer aux cités olmèques, des hauts plateaux d’Inde aux palais d’Angkor, il dévoile un pan entier de l’héritage africain, antérieur à toute déportation.

Par Runoko Rashidi – Traduction et adaptation pour Nofi.media

Pourquoi Nofi republie Runoko Rashidi : Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora

Chez Nofi, nous avons une conviction : l’histoire africaine ne commence pas dans les cales des navires négriers. Elle ne débute ni en 1619, ni avec l’arrivée de Christophe Colomb, ni avec les premiers décrets d’abolition. Elle est plus ancienne, plus vaste, plus profonde.

C’est cette vérité que Runoko Rashidi (1954–2021), historien panafricain de renom, a porté toute sa vie avec passion, rigueur et courage. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la présence africaine globale dans l’Antiquité, il a sillonné les continents, croisé archives, artéfacts, traditions orales et recherches génétiques pour rétablir la place des peuples noirs dans la fondation des civilisations humaines.

Nous republions ici en français, avec respect et fidélité, son article fondateur Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora, initialement paru dans Atlanta Black Star. Ce texte est un appel à la réappropriation de notre passé, une fresque historique qui traverse l’Asie, les Amériques, l’Australie, pour montrer ce que l’école oublie trop souvent : avant d’être asservis, les Africains ont exploré, bâti, inspiré.

En ces temps où les discours identitaires oscillent entre oubli et folklorisationremettre en lumière le travail de Rashidi est un acte politique, culturel et pédagogique.

À travers cette republication, nous souhaitons dire aux jeunes générations afrodescendantes : vous venez de loin. Bien plus loin que les chaînes. Bien plus haut que ce qu’on vous enseigne.

Bienvenue dans la diaspora africaine d’avant l’esclavage.

Introduction

Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

Cela fait de nombreuses années que je soutiens que le pire crime que nous puissions commettre est d’enseigner à nos enfants que leur histoire commence avec l’esclavage. Et pourtant, c’est exactement ce que beaucoup d’entre nous font dans les communautés noires de l’hémisphère occidental. Lorsque arrive le Mois de l’Histoire des Noirs, nous avons tendance à célébrer les grands héros et héroïnes apparus après notre déportation d’Afrique vers les Amériques. Aux États-Unis, nous vénérons Harriet Tubman, Frederick Douglass, Langston Hughes, Rosa Parks ; à juste titre. Nous évoquons peut-être aussi Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines d’Haïti, voire même Zumbi dos Palmares au Brésil.

Mais nombreux sont ceux qui semblent oublier que les Africains avaient une histoire avant l’esclavage. En réalité, l’Afrique possède une ancienne diaspora qui ne trouve aucune racine dans la traite négrière. Ce bref article est consacré à une vue d’ensemble de cette diaspora ancienne. Il apporte une dimension mondiale à l’histoire des Noirs, trop rarement mise en lumière, et s’intéresse à ce que l’on a parfois appelé « cet autre Africain ».

Pas l’Africain stéréotypé, primitif et sauvage, mais celui qui a peuplé la terre en premier, qui a donné naissance à certaines des plus anciennes et magnifiques civilisations, ou les a profondément influencées. Celui qui, le premier, est entré en Asie, en Europe, en Australie, dans le Pacifique et dans les Amériques précolombiennes ; non pas en esclave, mais en maître.

Nous savons aujourd’hui, grâce aux récentes études scientifiques sur l’ADN, que l’humanité moderne est née en Afrique. Les Noirs sont les peuples originels de la planète, et tous les humains modernes peuvent finalement retracer leurs racines ancestrales jusqu’à l’Afrique. Sans les migrations primitives des premiers Africains, l’humanité serait restée physiquement de type africain, et le reste du monde aurait été privé de toute présence humaine.

La présence ancienne de l’Afrique en Europe est relativement connue, notamment à travers l’histoire des Maures. Mais celle des Noirs en Asie (avant l’esclavage) a très peu été explorée. Même aujourd’hui, leur présence en Asie, et en particulier en Inde, est souvent ignorée. Quant à la présence noire en Australie et dans les îles du Pacifique, elle est largement minimisée en tant que composante majeure de la communauté africaine globale ; alors même qu’on y trouvait des branches de l’UNIA-ACL de Marcus Garvey, ainsi qu’un mouvement Black Power.

Concernant la présence africaine en Amérique avant l’esclavage, en dépit des œuvres magistrales d’Ivan Van Sertima et des recherches plus récentes de penseurs comme Michael Imhotep, l’idée que des Africains aient pu visiter les Amériques avant Christophe Colomb et y avoir joué un rôle important n’a pas encore pénétré l’imaginaire collectif.

La présence africaine en Asie

Les premiers Asiatiques

Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

Les premières populations humaines modernes (Homo sapiens sapiens) d’Asie étaient elles aussi d’origine africaine. Ici, nous parlons des Africoïdes1 de petite taille ; cette famille de peuples noirs extrêmement importante, souvent idéalisée, et qui se caractérise phénotypiquement2 par : une taille exceptionnellement petite ; des teints allant du jaune-brun au brun foncé ; des cheveux très frisés ; et, dans de nombreux cas (comme chez beaucoup d’autres Noirs), la stéatopygie3. Ces peuples nous sont probablement plus familiers sous des termes péjoratifs comme « pygmées »« négritos » ou « négrillos ». Des peuples similaires vivant aujourd’hui en Afrique australe ont longtemps été appelés « Bushmen », bien que le terme plus exact pour ces derniers soit San4, ce qui signifie « habitants originels ».

Se déplaçant lentement et de manière sporadique depuis leur terre natale africaine (peut-être depuis 100 000 ans, et cela durant des millénaires) d’innombrables Africoïdes de petite taille commencèrent à peupler l’Asie. Bien qu’ils n’existent aujourd’hui qu’en nombre limité, et soient généralement présents dans des zones très boisées, arides, isolées ou autrement inhospitalières, ces Africoïdes furent, à une époque, les véritables seigneurs de la Terre. Il est profondément regrettable que l’histoire de ces peuples ; avec leurs contributions distinctes et fondamentales à des civilisations monumentales, caractérisées par des avancées en agriculturemétallurgieécriture et urbanisation ; soit si peu connue et comprise.

Asie occidentale

Sumer (la terre biblique de Shinéar) fut l’influence civilisatrice fondatrice de l’Asie occidentale ancienne. Prospérant durant le troisième millénaire avant notre ère, Sumer posa les bases et établit les normes pour les royaumes et empires qui lui succédèrent. Fréquemment désignée comme, ou associée à, la Chaldée et la Babylonie, Sumer s’étendait sur la vallée du Tigre et de l’Euphrate, depuis l’embouchure du golfe Persique jusqu’à Akkad au nord, sur environ 500 kilomètres.

Bien que les nombreuses réalisations culturelles et techniques de Sumer soient largement célébrées, la question cruciale de sa composition ethnique est fréquemment éludée ou totalement absente des discussions. Pourtant, une étude indépendante et objective des données disponibles soulève une véritable interrogation : le prétendu « problème des origines sumériennes » est-il réel ou artificiel ? Les Sumériens, après tout, se désignaient eux-mêmes comme « le peuple à la tête noire », et leurs dirigeants les plus puissants et pieux, tels que Gudea5, choisissaient systématiquement de la pierre très sombre (et de préférence noire) pour représenter leurs statues.

Il ne fait également aucun doute que la plus ancienne et la plus vénérée des divinités sumériennes était Anu6, un nom qui évoque fortement les civilisateurs noirs florissants et largement répandus à l’aube de l’histoire en Afrique, en Asie et même en Europe. Des témoignages oculaires, des similitudes religieuses, des affinités linguistiques, des preuves squelettiques, des références bibliques, des motifs architecturaux et des traditions orales convergent tous vers une origine africaine ancienne des Sumériens d’Irak.

Elam fut la première civilisation de l’Iran (anciennement appelé Perse), et partageait la frontière orientale de Sumer. Cheikh Anta Diop met en lumière la présence africoïde dans l’Élam ancien, en se concentrant notamment sur les vestiges artistiques et sculpturaux mis au jour par Marcel Dieulafoy lors de ses fouilles à la fin du XIXe siècle à Suse. Dans l’Antiquité, le district de Suse était généralement considéré comme la résidence et capitale de Memnon, l’illustre roi-guerrier noir.

L’histoire héroïque de Memnon (son courage et sa bravoure lors du siège de Troie) fut l’un des récits les plus populaires et célébrés de l’Antiquité. Memnon est mentionné à plusieurs reprises dans les œuvres d’auteurs tels que Eschyle, Apollonios de Tyane, Athénée, Catulle, Dion Chrysostome, Hésiode, Ovide, Pausanias, Philostrate, Pindare, Quintus de Smyrne, Sénèque, Diodore de Sicile, Strabon et VirgileArctinos de Milet composa même un poème épique intitulé Éthiopie, dans lequel Memnon tenait le rôle principal.

Phénicie est le nom donné par les Grecs, au premier millénaire avant notre ère, aux provinces côtières correspondant aujourd’hui au Liban moderne et au nord de la Palestine. Parfois, ce terme semble avoir été appliqué à l’ensemble du littoral méditerranéen allant de la Syrie à la Palestine. La Phénicie7 n’était pas considérée comme une nation au sens strict du terme, mais plutôt comme un réseau de villes côtières, dont les plus importantes étaient Sidon, Byblos, Tyr et Ras Shamra. Pour les Grecs, le mot phénicien, issu de la racine « phoinix », évoquait la couleur rouge, et il est probable que ce nom soit dérivé de l’apparence physique des habitants eux-mêmes.

Les Phéniciens constituaient une branche côtière des Cananéens, qui, selon les traditions bibliques, étaient les frères de Koush (l’Éthiopie) et de Misraïm (l’Égypte) : tous membres de la famille ethnique hamite ou kamite8. La Bible affirme que les Cananéens, les Éthiopiens et les Égyptiens étaient tous noirs et originaires de la vallée du Nil.

La péninsule Arabique, habitée depuis plus de 8 000 ans, fut très tôt peuplée par des Noirs. Avant même l’avènement de l’Islam, le sud de l’Arabie possédait déjà le sanctuaire sacré de la Kaaba, avec sa pierre noire, à La Mecque. La ville de La Mecque était considérée comme un lieu saint et un lieu de pèlerinage bien avant le prophète Muhammad. Muhammad lui-même, qui allait unifier toute l’Arabie, semble avoir eu une ascendance africaine importante. Selon al-Jahiz, le gardien de la Kaaba sacrée, Abd al-Muttalib, « engendra dix Seigneurs, noirs comme la nuit et magnifiques ».

L’un d’eux fut Abdallah, le père de Muhammad. Selon la tradition, le premier musulman tué au combat fut Mihdja9 ; un homme noir. Un autre homme noir, Bilal10, joua un rôle si central dans le développement de l’Islam qu’on l’a surnommé « un tiers de la foi ». De nombreux premiers convertis à l’Islam étaient africains, et un certain nombre des premiers fidèles musulmans trouvèrent refuge en Éthiopie face à l’hostilité arabe envers les enseignements de Muhammad.

Asie du Sud

La civilisation fluviale antique de la vallée de l’Indus (ainsi nommée d’après l’un de ses plus grands et plus étudiés sites ; Harappa11) s’étendait en réalité depuis le fleuve Oxus, en Afghanistan, au nord, jusqu’au golfe de Cambay, en Inde, au sud. La civilisation harappéenne prospéra approximativement de 2200 av. J.-C. à 1700 av. J.-C. À son apogée, les Harappéens entretenaient des relations commerciales régulières avec l’Irak et l’Iran. Cela, nous le savons avec certitude. Nous savons aussi avec la même certitude que les fondateurs de la civilisation harappéenne étaient noirs.

Cela est vérifiable grâce aux preuves physiques disponibles ; restes squelettiquestémoignages oculaires conservés dans le Rig-Véda12reliques artistiques et sculpturessurvie régionale des langues dravidiennes (dont le brahui, le kurukh et le malto) et le rôle central de ces langues, aujourd’hui utilisées dans la tentative de déchiffrement de l’écriture harappéenne. On doit également tenir compte de l’importance accordée à la déesse-mère dans les cités harappéennes, ainsi que de la nature sédentaire du mode de vie harappéen lui-même. 

Walter Fairservis13 affirme que « les Harappéens cultivaient le coton et peut-être le riz, domestiquaient le poulet et auraient peut-être inventé le jeu d’échecs, ainsi que l’un des deux grands moyens anciens de production d’énergie sans recours à la force musculaire : le moulin à vent ».

Aujourd’hui, l’Inde compte la plus grande population noire d’un seul pays d’Asie. J’ai même soutenu que l’Inde possède la plus forte concentration de Noirs de tous les pays du monde. Les Noirs furent les peuples originels de l’Inde, et on peut encore les voir aujourd’hui dans les populations appelées Adivasis14. Ce sont les peuples anciens. Et une proportion écrasante de ceux que l’on appelle aujourd’hui Dalits ou Intouchables seraient automatiquement victimes de profilage racial s’ils vivaient aux États-Unis ! En réalité, l’un des groupes dalits les plus célèbres aujourd’hui en Inde est celui des Dalit Panthers15, baptisé en hommage au Black Panther Party for Self-Defense, formé aux États-Unis au milieu des années 1960.

Asie orientale et Asie du Sud-Est

Il ne fait aucun doute que des traces de populations noires ont été retrouvées aussi bien pour les périodes préhistoriques que historiques, à travers les latitudes de l’Asie du Nord-Est. Un proverbe japonais affirme que « la moitié du sang qui coule dans les veines d’un bon samouraï doit être noir ». Nous connaissons aussi, au Japon, Sakanouye Tamura Maro16 (vers l’an 800 de notre ère), le général noir qui mena les armées japonaises au combat contre les Aïnous17. Le succès militaire de Tamura Maro fit de lui, en fin de compte, le premier shogun du Japon.

En Chine, une présence africoïde est visible depuis les temps les plus reculés jusqu’aux principales périodes historiques. La dynastie Shang, par exemple (la première dynastie de Chine) semble avoir une origine noire, à tel point que les Zhou, qui les ont vaincus, les décrivaient comme ayant « la peau noire et huileuse ». Le célèbre sage chinois Lao-Tseu (vers 600 av. J.-C.) était lui aussi décrit comme ayant « le teint noir ». On disait de lui qu’il était « merveilleux et beau comme le jaspe ». D’imposants et somptueux temples furent érigés en son honneur, à l’intérieur desquels il était vénéré comme un dieu.

Funan est le nom donné par les historiens chinois au plus ancien royaume d’Asie du Sud-Est. Ses fondateurs étaient un peuple noir connu sous le nom de Khmers, un nom qui rappelle fortement Kemet, l’Égypte ancienne. Dans l’Antiquité lointaine, les Khmers semblent s’être établis dans une vaste région englobant le Myanmar, le Cambodge (Kampuchéa), le Laos, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam. Émergé au IIIe siècle, le royaume de Funan s’étendait sur le sud du Cambodge et du Vietnam. Un observateur chinois décrivit les hommes de Funan comme petits et noirs, et nota l’existence de bibliothèques impressionnantes et le grand respect des Khmers pour les savants.

À la suite du royaume ancien de Funan émergèrent les États-nations noirs bien plus puissants d’Angkor au Cambodge, et de Champa au Vietnam.

L’histoire épique de la présence africaine en Asie est l’un des chapitres les plus fascinants, et pourtant les moins connus, de l’expérience noire. Elle couvre plus de 100 000 ans et s’étend sur la plus grande masse terrestre continue de la planète.

Bien que beaucoup soient étonnés par cette idée, il est absolument indéniable que, en tant que premiers hominidés et humains modernes ; en tant que chasseurs-cueilleurs simples ou agriculteurs primitifs ; en tant que guerriers héroïques et civilisateurs majeurs ; en tant que sages et prêtres, poètes et prophètes, rois et reines ; en tant que divinités ou démons de légendes brumeuses et de mythes obscurs ; et oui, même en tant que serviteurs ou esclavesles Noirs ont connu l’Asie intimement depuis les tout débuts.

Encore aujourd’hui, après toute une série de génocides et de catastrophes, le nombre de Noirs en Asie approche les 200 millions. Ce que ces populations ont accompli et ce qu’elles font aujourd’hui sont des questions qui méritent des réponses sérieuses et urgentes. Ces réponses ne doivent pas être cherchées uniquement pour satisfaire la curiosité intellectuelle d’une élite, mais dans le but de faire progresser la vision du panafricanisme, et de réunir une famille séparée depuis bien trop longtemps.

La présence noire en Australie et en Mélanésie

La présence noire en Australie : un combat pour la survie

L’Australie fut peuplée il y a au moins 50 000 ans par des peuples qui se désignent eux-mêmes sous le nom de Blackfellas18, et qui sont généralement appelés Aborigènes australiens. Sur le plan physique, les Blackfellas se distinguent par des cheveux allant de raides à ondulés, et une peau foncée à presque noire. En janvier 1788, lorsque la Grande-Bretagne commença à utiliser l’Australie comme colonie pénitentiaire, on estimait à environ 300 000 le nombre d’indigènes répartis sur l’ensemble du continent, regroupés en quelque 600 sociétés à petite échelle. Chacune de ces communautés entretenait des liens sociaux, religieux et commerciaux avec ses voisines.

L’arrivée massive de forçats britanniques sur le territoire australien fut catastrophique pour les populations noires. Victimes d’empoisonnements délibérés, de massacres planifiés et systématiques ; décimés par la tuberculose et la syphilis ; balayés par des épidémies infectieuses ; leurs structures communautaires et leurs repères moraux détruits, les Blackfellas avaient été réduits, dans les années 1930, à un groupe résiduel d’environ 30 000 personnes, avec peut-être le double de personnes d’ascendance mixte.

Lorsque le continent fut envahi par les Européens au XIXe siècle, les historiens blancs qui écrivaient sur l’Australie incluaient invariablement une section sur les Noirs, reconnaissant que les habitants originels du continent avaient joué un rôle historique. Mais après 1850, très peu d’écrivains mentionnaient encore les Noirs. Ils étaient considérés comme une « race en voie d’extinction ». En 1950, les histoires générales du continent écrites par les Euro-Australiens ne faisaient presque plus aucune référence aux peuples autochtones. Durant cette période, les populations indigènes (qu’elles soient de sang « pur » ou « mêlé ») étaient exclues de toutes les grandes institutions euro-australiennes : écoles, hôpitaux, syndicats. Ils ne pouvaient pas voter. Leurs déplacements étaient contrôlésIls étaient des parias dans l’Australie blanche.

Aujourd’hui, les Noirs d’Australie sont terriblement opprimés, et ils demeurent engagés dans une lutte désespérée pour leur survie. Des enquêtes démographiques récentes montrent, par exemple, que le taux de mortalité infantile noir est le plus élevé d’Australie. Les peuples originels ont les logements les plus insalubres et les pires écoles. Leur espérance de vie est inférieure de 20 ans à celle des Européens. Leur taux de chômage est six fois supérieur à la moyenne nationale.

Les Aborigènes n’obtinrent le droit de vote aux élections fédérales qu’en 1961, ni même le droit de consommer des boissons alcoolisées avant 1964. Ils ne furent officiellement comptés comme citoyens australiens qu’après un amendement constitutionnel en 1967. Aujourd’hui, les peuples autochtones ne représentent même pas 2 % de la population australienne totale.

La Papouasie occidentale en Mélanésie : la lutte continue

La Nouvelle-Guinée est la plus grande et la plus peuplée des îles de la Mélanésie. En fait, c’est la plus grande île du monde après le Groenland. Elle est d’une richesse exceptionnelle en ressources minérales, incluant l’uranium, le cuivre, le cobalt, l’argent, l’or, le manganèse, le fer et le pétrole. Aujourd’hui divisée en deux par les frontières coloniales, la Nouvelle-Guinée a longtemps abrité une population racialement homogène de 5 à 6 millions de personnes de type africoïde.

La moitié orientale de l’île est devenue indépendante en 1975 sous le nom de Papouasie-Nouvelle-Guinée. La moitié occidentale, cependant, ainsi qu’une grande partie de la population totale de l’île (estimée à 3 ou 4 millions de personnes), a été annexée par l’Indonésie comme sa 26e « province ».

Pour le peuple de Papouasie occidentale (la partie ouest de la Nouvelle-Guinée), l’Indonésie a été (et reste) un pouvoir occupant brutal et agressif. Depuis 1963, date à laquelle cette région est tombée sous contrôle indonésien, les Mélanésiens sont confrontés à un génocide physique et culturel. En règle générale, les Indonésiens ont une vision condescendante des Mélanésiens, qu’ils considèrent comme racialement inférieurs ; sauf, bien sûr, ceux qui rejettent leur propre culture pour s’identifier aux valeurs, comportements et langue de l’Indonésie. Par ailleurs, les membres de l’armée indonésienne et d’autres hauts fonctionnaires du gouvernement détiennent d’énormes richesses en Papouasie occidentale, et sont fermement décidés à ne pas les partager avec les Mélanésiens.

Les Mélanésiens vivant dans les communautés forestières de Papouasie occidentale sont soumis à des programmes de travail forcé, tandis que ceux des zones urbaines subissent une discrimination raciale ouverte. Une partie essentielle de la politique génocidaire du régime indonésien consiste en fait à remplacer physiquement les Mélanésiens par des ressortissants indonésiens. Il existe donc un risque très réel que les Mélanésiens de Papouasie occidentale deviennent une minorité sur leur propre terre. Le combat du peuple papou aujourd’hui mérite bien plus d’attention de la part du monde ; et en particulier du monde noir.

Une présence africaine dans l’Amérique ancienne, avant Christophe Colomb et avant l’esclavage

Les Olmèques étaient un peuple ancien de Méso-Amérique, qui s’était établi sur la côte du golfe du Mexique. Cette culture américaine antique est souvent qualifiée de première civilisation du continent occidental, car elle surpassa ses voisins dans sa capacité à résoudre les grands enjeux de la vie collective ; gouvernement, défense, religion, famille, propriété, science et art. Dans cet effort, les Olmèques ont posé les fondations mêmes de la civilisation américaine.

Nul ne sait avec certitude d’où venaient les Olmèques, ni s’ils étaient directement issus des populations indigènes locales ; mais le fait que nombre de leurs sculptures (en particulier les têtes colossales) témoignent d’une présence africoïde ancienne dans les Amériques ne fait guère de doute pour quiconque fait preuve de raison. En réalité, certains scientifiques ont conclu que les Olmèques étaient peut-être une colonie africaine installée par voie maritime, qui aurait conquis les populations indigènes du sud du Mexique. D’autres pensent que la présence noire parmi les Olmèques se limitait à une petite communauté, mais élite et hautement influente.

Des restes sculpturaux et squelettiques découverts sur des sites olmèques anciens fournissent les preuves les plus concluantes jamais mises au jour concernant la présence de populations africaines dans les Amériques avant l’arrivée de Christophe Colomb. Les représentations sculpturales africoïdes les plus marquées et les plus universellement reconnues dans le « Nouveau Monde » ancien furent réalisées par les Olmèques. Près de vingt têtes de pierre colossales, pesant entre 10 et 40 tonnes, ont été mises au jour sur des sites olmèques le long de la côte du golfe du Mexique. L’un des premiers scientifiques euro-américains à commenter ces têtes olmèques, l’archéologue Matthew Stirling, décrivit leurs traits faciaux comme étant « étonnamment négroïdes ».

En 1974, le craniologue polonais Andrzej Wiercinski19 informa le Congrès des Américanistes que les crânes retrouvés sur des sites olmèques et d’autres sites préchrétiens du Mexique (notamment TlatilcoCerro de las Mesas et Monte Albán) « présentent une prévalence nette du schéma négroïde complet ».

D’autres scientifiques ont identifié de nombreux parallèles culturels entre les Africains anciens et les Amérindiens, y compris dans les modèles architecturaux et les pratiques religieuses. Concernant ces dernières, certaines communautés amérindiennes adoraient des divinités noires de très grande ancienneté, telles que Ekchuah, Quetzalcoatl, Yalahau, Nahualpilli et Ixtliltic, bien avant l’arrivée du premier esclave africain dans le Nouveau Monde.

Lors de son troisième voyageChristophe Colomb rapporta que, lorsqu’il arriva à Haïti, la population locale l’informa que des hommes noirs venant du sud et du sud-est l’avaient précédé sur l’île. En 1513Balboa20 découvrit une colonie d’hommes noirs lors de son arrivée à Darién, en Amérique centrale.

Tous ces faits (étayés par des squelettes et des sculptures) démontrent clairement que les peuples africains ont joué un rôle majeur et exercé une influence profonde dans les Amériques, bien avant Christophe Colomb et bien avant l’esclavage.

Conclusion

Je soutiens que si vous enseignez à un enfant que son histoire commence avec l’esclavage, vous brisez cet enfant ; peut-être pour la vie. En vérité, vous nourrissez une nouvelle forme d’esclavage : l’esclavage de l’esprit.

Ne limitons pas notre histoire à ce qu’elle a de plus laid, de plus brutal, de plus traumatique. Commençons par le commencement. Et ce commencement ne se situe pas dans l’esclavage. Il commence avec des femmes et des hommes noirs, maîtres de leur destin et arbitres de leur avenir.

Et pour ceux qui s’interrogent sur la pertinence de tout cela, je vous laisse avec les paroles profondes de Nana KwaDavid Whitaker21, qui disait :

« Ce que tu fais pour toi dépend de ce que tu penses de toi. Ce que tu penses de toi dépend de ce que tu sais de toi. Et ce que tu sais de toi dépend de ce qu’on t’a dit. »

Bien dit, Nana Whitaker. C’est un appel puissant et une véritable philosophie de l’histoire. Et je ne peux imaginer meilleure façon de clore cette exploration de la diaspora africaine ancienne, cette diaspora africaine d’avant l’esclavage.

Runoko Rashidi (1954 – 2 août 2021, Égypte) était un historien, écrivain, conférencier et chercheur afro-américainspécialisé dans la présence africaine mondiale à travers l’histoire. Basé à Los Angeles, il a consacré sa vie à documenter et transmettre les traces de la diaspora africaine bien au-delà de la traite négrière, en Afrique, en Asie, en Europe, en Océanie et dans les Amériques.

Auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont African Star over Asia: The Black Presence in the East (Books of Africa, 2012), il a aussi dirigé pendant plusieurs années des voyages d’étude panafricains sur des sites historiques emblématiques du monde noir.

Disparu subitement en Égypte lors d’une mission de recherche, il laisse derrière lui une œuvre visionnaire et militante, profondément ancrée dans l’afrocentricité, le panafricanisme et la réhabilitation des mémoires noires. Son travail continue d’inspirer une génération de chercheurs, d’activistes et d’éducateurs à travers le monde.

Notes de bas de page

  1. Africoïdes : Terme anthropologique désignant les groupes humains d’origine africaine présentant un ensemble de caractéristiques physiques communes, telles qu’un teint foncé, des cheveux crépus ou bouclés, et des traits faciaux spécifiques. Ce mot est désormais rarement utilisé en anthropologie moderne en raison de ses connotations racialistes héritées du XIXe siècle. ↩︎
  2. Phénotypiquement : Adverbe tiré du mot phénotype, désignant l’ensemble des traits observables d’un individu (couleur de peau, forme du crâne, texture des cheveux, etc.), résultant de l’interaction entre son génome et l’environnement. Ce terme est utilisé notamment en biologie, en anthropologie physique et en génétique des populations. ↩︎
  3. Stéatopygie : Développement exagéré des masses graisseuses au niveau des fesses, particulièrement observé chez certaines populations d’Afrique australe (Khoïsan) ou d’Asie du Sud-Est (Négritos). Ce trait morphologique, d’origine génétique, a souvent été interprété à tort dans des lectures exotisantes ou racialisantes. ↩︎
  4. San : Peuple autochtone d’Afrique australe, parfois appelé à tort « Bushmen » (hommes des broussailles). Les San sont considérés comme l’un des groupes humains les plus anciens du monde, avec des pratiques de chasse-cueillette ancestrales et une culture orale très développée. Leur langue est connue pour ses clics phonétiques distinctifs. ↩︎
  5. Gudea : Prince sumérien de la cité-État de Lagash (vers 2144–2124 av. J.-C.), célèbre pour ses nombreuses statues en diorite noire et pour ses inscriptions dévotionnelles. Il est souvent cité comme exemple de chef religieux et politique dans la Mésopotamie antique. Sa représentation en pierre sombre a nourri des hypothèses sur les influences africaines en Sumer. ↩︎
  6. Anu : Divinité suprême du panthéon sumérien et akkadien, associée au ciel et à la royauté divine. Il incarne l’autorité cosmique et est parfois considéré comme l’ancêtre des dieux mésopotamiens. Certains auteurs afrocentristes ont rapproché son nom de celui des divinités africaines éponymes (ex. : « Anu » en Égypte ancienne). ↩︎
  7. Phénicie : Région antique correspondant à l’actuel Liban et au nord d’Israël/Palestine, connue pour ses cités portuaires florissantes (Tyr, Sidon, Byblos) et pour l’invention d’un alphabet consonantique, ancêtre direct des alphabets grecs et latins. Selon la Bible, les Phéniciens étaient apparentés aux Cananéens, eux-mêmes frères des Éthiopiens et Égyptiens. ↩︎
  8. Hamite (ou Kamite) : Catégorie ethno-biblique issue des fils de Cham (Ham en anglais), l’un des trois fils de Noé selon la Genèse. Elle désigne les peuples africains « noirs » dans la tradition judéo-chrétienne. Le terme kamite, popularisé par les penseurs afrocentristes, est une réappropriation du mot Kemet (« terre noire »), nom de l’Égypte ancienne. ↩︎
  9. Mihdja : Considéré dans la tradition islamique comme le premier martyr musulman tué au combat, Mihdja était un homme noir, compagnon du prophète Muhammad. Son rôle, bien que peu développé dans les sources classiques, symbolise la présence noire dès les débuts de l’islam, aux côtés de figures comme Bilal. ↩︎
  10. Bilal : Compagnon noir du prophète Muhammad, affranchi d’esclavage et premier muezzin de l’islam. Sa voix puissante et son engagement religieux en ont fait une figure emblématique des débuts de l’islam, au point d’être surnommé « un tiers de la foi » dans certaines traditions. ↩︎
  11. Harappa : Site archéologique majeur de la vallée de l’Indus, situé dans l’actuel Pakistan. Harappa a donné son nom à la civilisation harappéenne (vers 2600–1700 av. J.-C.), l’une des plus anciennes du monde, caractérisée par des villes planifiées, une écriture encore non déchiffrée, et une culture matérielle sophistiquée. ↩︎
  12. Rig-Véda : Premier des quatre Védas, textes sacrés de l’hindouisme, rédigé en sanskrit védique entre 1500 et 1200 av. J.-C. Composé de plus de 1 000 hymnes, il constitue l’un des plus anciens témoignages écrits de la spiritualité indo-européenne. Certaines descriptions de populations noires dans le Rig-Véda ont été interprétées comme des traces de l’antagonisme entre Indo-Aryens et peuples dravidiens. ↩︎
  13. Walter Fairservis : Archéologue et anthropologue américain (1921–1994), spécialiste des premières civilisations asiatiques, notamment la vallée de l’Indus. Il a soutenu que les Harappéens avaient atteint un haut niveau d’organisation sociale et technologique, évoquant l’usage précoce du moulin à vent, la domestication du poulet ou encore la cultivation du coton et du riz. ↩︎
  14. Adivasis : Terme sanskrit signifiant « premiers habitants », utilisé pour désigner les populations tribales autochtones de l’Inde. Ils regroupent une grande diversité de peuples vivant souvent en marge du système de castes. Historiquement marginalisés, les Adivasis incarnent une résistance culturelle et identitaire face à la domination aryenne puis coloniale. ↩︎
  15. Dalit Panthers : Mouvement politique fondé en Inde en 1972 par des militants dalits (ex-Intouchables), inspiré par les Black Panthers afro-américains. Il revendiquait l’égalité sociale, la justice et l’émancipation des opprimés du système des castes. Ce mouvement a contribué à politiser la lutte des Dalits et à inscrire leur cause dans une dynamique panafricaniste. ↩︎
  16. Sakanouye Tamura Maro : Général japonais du VIIIe siècle (vers 758–811), célèbre pour ses campagnes militaires contre les Aïnous, population autochtone du nord du Japon. Il est souvent présenté comme le premier shogun de l’histoire japonaise. Certaines traditions le décrivent comme un homme noir, bien que cette caractérisation ne soit pas attestée par les sources officielles. ↩︎
  17. Aïnous : Peuple indigène du Japon, principalement installé dans l’île d’Hokkaidō et autrefois présent dans le sud de la Russie. Les Aïnous possèdent une langue, une culture et des traits distincts des Japonais majoritaires. Soumis à des politiques d’assimilation, ils n’ont été reconnus officiellement comme minorité autochtone par l’État japonais qu’en 2008. ↩︎
  18. Blackfellas : Terme d’usage courant en Australie pour désigner les Aborigènes australiens, souvent employé par les Aborigènes eux-mêmes dans une logique de réappropriation. Le mot s’oppose à « whitefellas » (Blancs). Il reflète l’identité culturelle forte de ces peuples autochtones, présents sur le continent depuis plus de 50 000 ans. ↩︎
  19. Andrzej Wiercinski : Craniologue et anthropologue polonais, actif dans les années 1970, connu pour ses recherches controversées sur les traits « négroïdes » dans les populations précolombiennes du Mexique. Il présenta en 1974, lors du Congrès des Américanistes, des conclusions affirmant une présence africoïde dans les sites olmèques anciens. ↩︎
  20. Balboa (Vasco Núñez de) : Conquistador espagnol (1475–1519), célèbre pour avoir été le premier Européen à atteindre l’océan Pacifique par voie terrestre depuis le Nouveau Monde. En 1513, à Darién (actuel Panama), il aurait découvert une colonie d’hommes noirs, ce qui alimente l’hypothèse d’un contact africain précolombien avec les Amériques. ↩︎
  21. Nana KwaDavid Whitaker : Intellectuel afro-américain cité par Runoko Rashidi pour sa philosophie de l’estime de soi afrocentré. ↩︎

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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