Présenté à la Quinzaine des cinéastes 2025, le film marque un tournant radical dans la carrière de Thomas Ngijol. Entre polar brut, portrait du Cameroun contemporain et drame familial, Indomptables impose un regard neuf sur le cinéma africain et confirme l’arrivée d’un cinéaste de poids.
Indomptables : Thomas Ngijol frappe fort avec un polar social, viscéral et cinématographique
Le 11 juin 2025 sort sur les écrans français Indomptables, un film inattendu. Non pas parce qu’il surprend par son sujet (une enquête dans un pays miné par la corruption et les non-dits) mais parce qu’il surprend par son auteur : Thomas Ngijol. L’humoriste, révélé dans Case Départ puis dans Black Snake, signe ici une œuvre d’une rare maturité, librement adaptée du documentaire Un crime à Abidjan de Mosco Levi Boucault.
Avec ce film, tourné à Yaoundé, Ngijol s’affirme en tant que cinéaste, acteur et scénariste à part entière. Indomptables est bien plus qu’un polar : c’est une descente dans les méandres d’un pays qui vacille, dans les failles d’un père à bout de souffle, et dans les douleurs enfouies d’une société toute entière.
L’intrigue suit Zachary Billong, commissaire de police respecté, père autoritaire, homme d’ordre. Lorsqu’un officier est assassiné, l’enquête qu’il mène va le confronter à sa propre impuissance ; à la fois dans les rues d’une ville rongée par la violence et chez lui, où l’ordre familial s’effondre. Thomas Ngijol incarne ce personnage complexe avec une sobriété saisissante, loin de toute démonstration.

À l’écran, Indomptables évite tous les pièges du genre. Pas de super-flic, pas de grand méchant caricatural, pas de résolution spectaculaire. Au lieu de cela, le film creuse : dans les silences, dans les regards, dans les zones grises de la justice et de la filiation.
C’est là que réside la grande force du film. La réalisation, sobre et tendue, capte une réalité sans filtre : la poussière des rues, les coupures de courant, la pression invisible qui pèse sur les épaules de ceux qui tiennent ; ou essaient de tenir. Pas d’esbroufe, pas de plans léchés gratuits. Le chef opérateur Patrick Blossier (fidèle collaborateur de Claire Denis) livre une image granuleuse, organique, qui épouse le rythme des scènes, sans jamais surstyliser le décor.
La caméra, souvent à l’épaule, reste au plus près des corps, des visages, de la fatigue. Le montage, assuré par Cécile Lapergue, privilégie les respirations à la tension explosive. Tout est dans l’économie. Et cette retenue fait mouche.
La musique, signée Dany Synthé et Isko, ajoute une dimension essentielle au film. Elle ne cherche pas à dominer l’image, mais à la prolonger. Beats étouffés, échos urbains, textures électroniques douces-amères : on est loin des clichés sonores souvent associés aux films africains. Ici, chaque note semble peser autant que chaque silence.
Dany Synthé, connu pour ses tubes en France, démontre une capacité rare à s’adapter à la narration cinématographique. Son travail évoque celui de Nicholas Britell ou de Trent Reznor, mais avec une sensibilité afro-urbaine inédite.
Le cœur d’Indomptables, ce n’est pas l’enquête. C’est le conflit générationnel. C’est la difficulté à être père dans un monde où les repères s’effondrent. C’est l’héritage invisible du patriarcat, de la honte, du silence. Zachary, le héros, tente de maintenir l’ordre dans la rue comme à la maison. Mais ses enfants ne lui obéissent plus. Sa fille joue au football et claque la porte. Son fils cherche à fuir son ombre.
Cette tension familiale, Ngijol la connaît de l’intérieur. Il l’explique :
« Ce film est une démarche viscérale. Je ne voulais pas raconter ma vie frontalement, mais en filigrane, c’est mon histoire. »
Ngijol ne cherche pas à flatter l’Occident. Il ne filme pas le Cameroun pour le rendre « exotique ». Il le filme tel qu’il est : chaotique, beau, absurde, dur, digne. Des scènes comme celle du marché, des échanges à huis clos entre flics ou le face-à-face avec un directeur d’école en disent plus sur les réalités camerounaises que bien des reportages. Le décor devient un personnage, ni glorifié ni condamné.
Dans une séquence, la caméra reste fixée sur un visage en silence. Rien ne bouge, mais tout est là : la lassitude, la colère rentrée, l’amour perdu. Cette patience du regard, cette fidélité à la complexité du réel, font de Indomptables une œuvre précieuse.
Indomptables est un film politique. Pas parce qu’il dénonce de manière frontale, mais parce qu’il observe. Il montre ce que c’est que de composer avec un État qui dysfonctionne, une famille qui se délite, une ville qui brûle doucement. Il montre la résilience sans l’héroïser, l’humour sans l’excuser, la douleur sans la dramatiser.
Le film parle aussi d’héritage, de masculinité, de génération. Il touche autant un spectateur camerounais qu’un père de banlieue parisienne ou un adolescent qui se cherche. Car les vraies frontières que traverse Ngijol ne sont pas géographiques : elles sont émotionnelles, culturelles, intimes.
Autour de Thomas Ngijol, un casting 100 % camerounais, composé en grande partie d’acteurs locaux. Le résultat est saisissant. On ne joue pas la comédie ici. On habite. On respire. On regarde. On répond. Chacun semble porter une part de vérité qui dépasse le scénario. Le ton est juste, ancré, viscéral.
Loin des stéréotypes, les femmes ne sont pas accessoires. La mère, la fille, les figures féminines imposent leur force dans un monde saturé d’autorité masculine. Là encore, Ngijol refuse le manichéisme.
Avec Indomptables, Thomas Ngijol entre dans une nouvelle dimension. Il prouve qu’il peut écrire, incarner, diriger un film sans se cacher derrière la comédie. Il fait un pas de côté, vers une œuvre profonde, maîtrisée, humble. Il rejoint cette génération de cinéastes diasporiques (Alice Diop, Alain Gomis, Mati Diop) qui racontent l’Afrique avec amour, exigence et lucidité.
C’est un film né de la sincérité, de la tension, et surtout du besoin urgent de dire.
Verdict

Indomptables n’est pas un film parfait. Mais c’est un film nécessaire. Un film qui refuse l’esbroufe pour préférer la tension. Un film qui parle d’Afrique sans la réduire. Un film qui interroge la paternité, l’autorité, la mémoire ; avec intelligence et émotion.
En cela, Thomas Ngijol réussit son pari : livrer un polar social poignant, personnel, ancré dans la réalité camerounaise, et pourtant universel.
FICHE TECHNIQUE — INDOMPTABLES
- Titre : Indomptables
- Réalisation : Thomas Ngijol
- Scénario : Thomas Ngijol & Patrick Rocher, avec la collaboration de Marianne Espasa et Doriane Berantelli
- Durée : 1h21
- Pays : France – Cameroun
- Langue : français (tournage au Cameroun)
- Genre : Polar dramatique, thriller social
- Année de production : 2025
- Distribution : Pan Distribution
- Date de sortie France : 11 juin 2025
- Sélection officielle : Quinzaine des cinéastes – Festival de Cannes 2025