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Modibo Keïta, premier président du Mali

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Modibo Keïta, premier président du Mali indépendant, fut bien plus qu’un chef d’État : instituteur de formation, socialiste convaincu et panafricaniste inflexible, il rêva d’un continent debout et maître de son destin. Mais entre utopie rouge, dérives autoritaires et trahison militaire, son parcours incarne à la fois la promesse et la fracture de l’Afrique post-coloniale. Nofi revisite l’homme, le mythe, et l’oubli.

Bamako, 1977 : La dernière respiration du père fondateur

Modibo Keita, premier président du Mali. Le 22 septembre 1960, il proclame l’indépendance du Soudan français qui devient la république du Mali.  © Mémorial M. Keita

Il faisait lourd ce matin-là à Djikoroni Para. Un air moite et grave pesait sur les murs décrépis du camp des commandos parachutistes, où l’on avait relégué, comme une relique encombrante, le tout premier président du Mali indépendant. Dans une cellule sans fenêtre, un homme de 61 ans, autrefois porté aux nues comme « le guide du peuple malien », luttait contre un souffle qui ne revenait plus. Les gardiens n’ont pas entendu de plainte. À vrai dire, ils n’écoutaient plus depuis longtemps.

Le 16 mai 1977, Modibo Keïta est mort. Officiellement d’un œdème pulmonaire. Officieusement (et l’Histoire ne l’a jamais vraiment contredit) de négligence, d’humiliation, d’oubli. Il était né instituteur, il était devenu chef d’État. Entre les deux : un continent en feu, un empire colonial qui s’effondre, et une génération d’hommes décidée à recoller les morceaux autrement. À leur manière.

L’indépendance du Mali, proclamée en 1960, avait été un moment de grâce. Le Soudan français devenait République, les drapeaux coloniaux cédaient la place à l’espérance verte et or, et Modibo Keïta en portait le souffle. Il croyait, avec une foi inébranlable, que l’Afrique pouvait se tenir debout, socialiste sans Moscou, panafricaine sans naïveté, fière sans arrogance.

Mais l’utopie ne s’écrit jamais sans bavure. Très vite, le pouvoir se centralise, la dissidence se tait, l’économie chancelle. Le franc malien s’effondre comme un symbole. L’État devient rigide, les silences plus lourds. Modibo, dont la voix portait les rêves d’un continent, devient l’architecte d’un régime clos sur lui-même. Il sera finalement renversé par un lieutenant qu’il avait lui-même promu, et enfermé dans le désert, comme un oracle fatigué.

Ce récit n’est ni hagiographie ni règlement de comptes. Il est biographique, certes, mais surtout critique. Il chemine entre les discours officiels, les archives ébréchées, les récits des vieux militants et les silences gênés d’une mémoire nationale encore fracturée. Il interroge l’homme, le mythe, l’échec ; et ce qu’il en reste. Car Modibo Keïta fut à la fois le poing levé d’un peuple en marche, et l’illustration tragique de ce que devient un rêve quand il se heurte aux murs d’une réalité postcoloniale.

Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme que nous retraçons ici. C’est celle d’un pays, d’un continent, d’une promesse jamais tout à fait tenue.

Enfant du Soudan, fils de l’Afrique

Dans les rues poussiéreuses de Bamako-Coura, le quartier indigène relégué à l’ombre des colons, un garçon naît le 4 juin 1915. Son nom : Modibo. Un prénom simple, presque prophétique dans sa noblesse : chez les Malinkés, il désigne l’aîné des garçons, celui qui est censé guider. Son père, Daba, artisan peinant à joindre les deux bouts, sa mère, Fatoumata Camara, femme de dignité silencieuse, le portent comme on porte un espoir trop lourd pour des mains nues.

Il grandit dans un Soudan français quadrillé par l’administration coloniale, où le moindre geste de dignité noire est observé avec méfiance. Mais c’est aussi une terre de récits, de généalogies vivantes, de griots qui sculptent la mémoire dans les mots. Entre deux coups de bâton administratifs et les prières du vendredi, le jeune Modibo s’imprègne de tout : la langue du maître, mais aussi celle des anciens.

En 1931, il entre à l’École Terrasson de Fougères, puis en 1934 à la célèbre École normale William-Ponty de Gorée ; cette usine à fabriquer les cadres indigènes, aussi brillante qu’ambivalente. Il y côtoie d’autres futurs dirigeants africains. On y enseigne Descartes, mais on n’y apprend jamais Samory Touré. On y récite La Fontaine, mais pas un mot sur la Charte de Kurukan Fuga.

Modibo Keïta en ressort major, remarqué pour son éloquence et son insolence. Ses professeurs coloniaux notent déjà en lui « un agitateur à surveiller ». Ils n’ont pas tort : il sera instituteur, mais il n’enseignera jamais dans les marges dociles de l’administration. Très vite, dans la brousse comme dans les salles de classe de Sikasso ou Tombouctou, il commence à éduquer au-delà des mots ; à éveiller des consciences.

Mais l’école ne suffit pas. Keïta comprend que la transformation sociale passera aussi par la culture. Il cofonde l’ »Association des lettrés du Soudan », qui deviendra le « Foyer du Soudan » ; un cercle bouillonnant d’idées, de théâtre politique, de pamphlets enfiévrés. À travers la revue L’Œil de Kénédougou, lancée en 1943 avec Jean-Marie Koné, il attaque de front l’ordre colonial, et ce avec des mots tranchants comme machettes.

En 1937 déjà, avec le Voltaïque Ouezzin Coulibaly, il avait jeté les bases du premier syndicat des enseignants d’Afrique-Occidentale française. La plume, le verbe, la salle de classe : tout est arme pour Modibo. Il n’a pas encore pris un seul fusil, mais dans les salons coloniaux, son nom circule déjà comme un avertissement.

En 1946, la guerre est finie, mais le vent du changement souffle. Modibo Keïta devient l’un des fondateurs de l’Union soudanaise et adhère immédiatement au Rassemblement Démocratique Africain (RDA), le grand mouvement interterritorial voulu par Félix Houphouët-Boigny. Mais Keïta, dès le départ, rêve plus grand, plus radical. L’Afrique ne peut pas simplement négocier ses chaînes ; elle doit les briser.

Cette même année, il est arrêté, brièvement interné par les autorités françaises. Il en sort plus convaincu que jamais : les réformes sont des leurres, seul le départ du colon redonnera sens à l’histoire africaine.

Modibo Keïta entre alors en politique non pas comme un ambitieux, mais comme un homme pressé. Pressé de faire naître un monde neuf, quitte à bousculer l’ancien avec fracas.

Construire un pays dans les cendres de l’Empire

Le président malien Modibo Keïta, ici à Addis Abeba en Éthiopie, le 25 mai 1963 lors de la création de l’OUA. © Archives Jeune Afrique

Le 20 septembre 1960, au palais de Koulouba, les drapeaux français glissent lentement du mât. Deux jours plus tard, le Soudan français devient officiellement la République du Mali. Modibo Keïta, costume sobre, regard intense, proclame l’indépendance sans détour, sans condition, sans nostalgie.

Mais dans l’ombre de cette célébration, un deuil silencieux s’installe. Quelques semaines plus tôt, la Fédération du Mali (projet panafricain qu’il portait aux côtés de Léopold Sédar Senghor) s’effondre. Le Sénégal claque la porte. Les rêves d’un État unifié d’Afrique de l’Ouest se brisent net. Modibo, profondément blessé, s’enferme davantage dans la conviction que son pays devra marcher seul, coûte que coûte.

Cette rupture marque un tournant. Ce que Modibo n’a pas pu bâtir avec ses pairs, il tentera de le créer chez lui, dans un Mali qu’il veut modèle, laboratoire, promesse incarnée.

Il ne tergiverse pas. Le Mali devient un État socialiste, calqué sur les schémas soviétiques mais adapté aux réalités africaines ; du moins, en théorie. En octobre 1960, il crée la SOMIEX : une société d’État à qui revient le monopole des importations et exportations. Riz, sucre, lait, coton : tout transite par l’État. Même les allumettes.

Puis vient en 1962 le franc malien, voulu comme un acte de souveraineté monétaire. Mais très vite, la réalité cogne : inflation galopante, files d’attente interminables, magasins vides, contrebande en pleine floraison. À Bamako, les gens murmurent que la monnaie est « libre, mais inutile ». Dans les campagnes, on revient au troc.

Le mécontentement gronde. Les commerçants (souvent décrits par le régime comme des « parasites capitalistes ») sont surveillés, parfois arrêtés. L’appareil d’État s’épaissit, les contrôles se multiplient. Ce qui devait être une économie pour le peuple devient, lentement, une mécanique à broyer les marges.

En 1967, face à l’usure populaire et aux critiques internes, Modibo Keïta lance une opération qu’il baptise la « révolution active ». Derrière ces mots : la suspension de la Constitution, la création du Comité National de Défense de la Révolution (CNDR), et l’amplification d’un pouvoir devenu soupçonneux.

Des milices populaires, encadrées mais souvent zélées, patrouillent dans les quartiers. On surveille, on dénonce, parfois on tabasse. Des opposants comme Fily Dabo Sissoko ou Hammadoun Dicko, autrefois compagnons de route, sont réduits au silence, emprisonnés sans procès. Le socialisme malien prend un goût de plomb.

Pourtant, dans ses discours, Modibo reste convaincu. Il parle de transition, de sacrifice nécessaire. Mais l’écart se creuse entre le verbe et le vécu. L’État devient une forteresse idéologique, où toute critique est suspecte de trahison.

Il serait injuste d’ignorer les fronts plus discrets, mais essentiels, que Modibo tenta d’ouvrir. Le combat contre les vestiges de l’esclavage, notamment dans le nord du pays, mobilise certaines politiques du régime. Il lance des campagnes pour arracher les derniers captifs des chefs traditionnels, tente de briser l’ordre social hérité.

Mais ici encore, l’approche est verticale, autoritaire. Les structures anciennes résistent, parfois violemment. Le combat pour l’égalité se heurte aux réalités communautaires et aux inerties silencieuses.

Modibo, l’enseignant devenu président, semble alors pris entre deux logiques : celle du père bienveillant et celle du gardien inflexible. Et entre les deux, c’est le peuple qui suffoque.

Les fissures du rêve

Il y avait un temps où Modibo Keïta ne se déplaçait jamais sans être entouré. Les discours étaient suivis d’accolades, les voyages ponctués de chants, les projets panafricains tissés à plusieurs mains ; avec Nkrumah, Sékou Touré, Ben Bella, parfois même avec Nehru ou Tito. Mais à mesure que les années passent, les compagnons se dispersent, les alliances se fragilisent, les divergences se creusent.

Le divorce avec Senghor est brutal, presque personnel. Leur désaccord sur la structure de la Fédération du Mali ne se limite pas à une affaire institutionnelle ; c’est une rupture de vision du monde. Senghor défend une coopération souple avec la France, une Afrique francophone policée. Modibo, lui, rêve d’un continent débarrassé des tutelles, même symboliques.

À Abidjan, Houphouët-Boigny (autre figure du RDA) l’observe avec une méfiance croissante. Trop rouge, trop radical, trop imprévisible. Pour Paris, Keïta devient rapidement un « problème », un obstacle à la stabilité postcoloniale qu’on tente désespérément de mettre en scène.

Il reste fidèle à Moscou, mais même là, les choses ne sont pas simples. L’aide soviétique est technique, parfois efficace, mais jamais désintéressée. L’URSS veut un Mali modèle, pas un Mali libre.

Progressivement, Modibo est seul. Politiquement, diplomatiquement, même intérieurement. Il parle encore au nom du peuple, mais l’écho est sourd.

Le 19 novembre 1968, à l’aube, des bruits de bottes résonnent dans les couloirs du palais. Pas ceux d’une armée étrangère. Ceux de ses propres officiers. Le coup d’État est net, froid, sans effusion de sang mais non sans brutalité. Il est mené par le lieutenant Moussa Traoré, que Modibo lui-même avait fait monter en grade, convaincu qu’il incarnait une nouvelle génération de soldats patriotes.

Erreur fatale. Le pouvoir qu’il avait forgé dans l’ombre de l’indépendance lui est arraché sans résistance. Il n’y aura ni débat, ni appel à la population, ni tentative de retour. L’homme qui avait voulu bâtir une Afrique debout est expédié à Kidal, dans l’extrême nord, au cœur du désert, loin des caméras, loin des mots.

Pendant presque neuf ans, Modibo Keïta disparaît. Pas dans la mort (pas encore) mais dans l’effacement. Aucun discours, aucune photo, aucun communiqué officiel ne mentionne son nom. C’est comme si l’Histoire avait décidé de le gommer.

À Kidal, il vit dans des conditions qu’on devine indignes : isolement, rationnement, surveillance constante. Même les rares visiteurs autorisés n’ont pas le droit de lui parler de politique. Le régime de Traoré, obsédé par sa propre légitimité, voit en Keïta une menace vivante ; un fantôme qui pourrait un jour rassembler les souvenirs du passé.

Et puis, le 16 mai 1977, la nouvelle tombe. Brutalement. Modibo Keïta est mort. Le communiqué officiel, glacial, le désigne comme un « ancien instituteur à la retraite » ; comme si ce passé présidentiel n’avait jamais existé. Cause du décès : œdème pulmonaire. Mais personne n’y croit vraiment. Les rumeurs circulent : empoisonnement, négligence, assassinat lent par silence.

Ses funérailles à Hamdallaye tournent à l’émeute. Le peuple, celui-là même qu’il avait parfois frustré, sort en masse. Pour pleurer, pour crier, peut-être pour se faire pardonner. Les forces de sécurité répriment violemment. Et c’est là, dans cette tension posthume, que l’on comprend l’essence de Modibo Keïta : même mort, il dérange.

Mémoire d’un homme, mémoire d’une nation

En 1992, le vent tourne. Le régime de Moussa Traoré s’effondre sous le poids de son propre autoritarisme et des mobilisations populaires. L’horizon politique s’ouvre enfin. Alpha Oumar Konaré, historien de formation et militant de la première heure, devient président de la République. L’un de ses premiers gestes symboliques : réhabiliter Modibo Keïta.

Ce n’est pas simplement un acte politique ; c’est un devoir de mémoire. Le nom de Keïta est rendu à l’espace public : les écoles, les avenues, les lycées reprennent son visage, autrefois effacé. En 1999, on inaugure le Mémorial Modibo Keïta à Bamako ; sobre, un peu austère, mais nécessaire.

Mais une réhabilitation officielle ne suffit pas à refermer les plaies. La mémoire populaire, elle, est plus ambivalente. Pour certains, Modibo reste le père de la nation, l’instituteur devenu chef d’État, intègre, visionnaire, incorruptible. Pour d’autres, il incarne aussi le dirigeant rigide, parfois sourd, parfois brutal, qui a sacrifié les libertés sur l’autel de l’idéologie.

Et puis, il y a tous ceux (nombreux) qui ne savent plus très bien. Les jeunes générations le croisent sur les billets de banque, dans les pages des manuels, mais rarement dans une conversation vivante. Son histoire est là, mais elle dort, comme figée derrière une vitre.

Modibo Keïta n’a jamais eu la gloire posthume d’un Thomas Sankara, ni la reconnaissance internationale d’un Nelson Mandela. Il reste dans une zone floue de la mémoire panafricaine, comme si son rêve avait été trop tôt éteint, trop tôt compromis.

Et pourtant, ses intuitions résonnent encore. L’idée d’une monnaie africaine indépendante, aujourd’hui relancée dans les débats sur le franc CFA, était au cœur de son combat. La notion d’un État social africain, capable de rompre avec la logique néolibérale sans tomber dans la caricature, reste d’une actualité brûlante.

Même son panafricanisme, si souvent moqué ou trahi, retrouve aujourd’hui une forme de légitimité, face aux désillusions de la globalisation et à la résurgence des nationalismes.

Mais il manque une chose essentielle : la parole. Modibo Keïta parlait. Beaucoup. Fort. Avec feu. Il croyait au pouvoir du mot, à la densité du discours politique. Ce n’est pas un hasard si ses discours n’ont jamais été réédités, ni traduits. L’effacement ne s’est pas arrêté à sa mort : il a continué, par négligence, par peur ou par habitude.

On peut imaginer, presque sourire, à ce que Modibo penserait du Mali contemporain. Un pays où les coups d’État se succèdent comme des saisons, où l’armée s’érige en gardienne de la souveraineté, où l’on parle encore d’indépendance… sans toujours définir de qui l’on veut s’affranchir.

Il regarderait sans doute, à la télévision ou dans le silence du mémorial, ce ballet postcolonial où l’on rejette la France tout en reproduisant ses schémas. Il observerait ces jeunes qui crient « panafricanisme » dans les rues, sans toujours savoir que ce mot fut, un jour, sa prière.

Peut-être qu’il hausserait les épaules. Ou qu’il sourirait, amer. Peut-être qu’il se rappellerait qu’un rêve peut mourir une fois, puis renaître, un peu changé, un peu fatigué ; mais toujours là, dans le cœur des gens.

Le rêve n’est pas mort, il dort sous la poussière

Modibo Keïta, premier président du Mali
Modibo Keita, président du Mali, le 19 novembre 1968.  © AFP

Modibo Keïta n’était ni un saint, ni un tyran. Il fut un homme (profondément) avec ses fulgurances et ses angles morts. Il a voulu forger un Mali fier, juste, indépendant. Il s’est battu contre l’inertie coloniale, contre l’oubli, contre l’impossible. Mais il s’est parfois battu aussi contre son propre peuple, aveuglé par l’urgence de construire vite, de faire mieux que l’Empire.

Ce qu’il laisse derrière lui, ce n’est pas un modèle figé. C’est un appel. À penser l’Afrique avec exigence, à croire dans les mots autant que dans les actes. À se souvenir que les utopies, même trahies, valent souvent mieux que les compromissions trop confortables.

Modibo Keïta est mort en détention. Mais l’idée d’un Mali libre, d’une Afrique souveraine, elle, n’a pas été enterrée avec lui.

Sources

RDC-Rwanda : un accord de paix… sous tutelle

Signé à Washington sous l’égide de Donald Trump, l’accord entre Kigali et Kinshasa pour la paix à l’Est de la RDC illustre moins une victoire diplomatique qu’un nouvel épisode d’ingérence occidentale sur fond d’appétits miniers et de souveraineté bafouée. Analyse d’un accord aux allures de pacte néocolonial.

UNE PAIX SIGNÉE À L’ÉTRANGER

Il y a dans cette image, captée dans l’écrin feutré du Bureau ovale, quelque chose de tragiquement familier : deux chefs de la diplomatie africaine, souriants, tenant dans leurs mains un accord censé panser les plaies d’un conflit qui ravage l’est de la République démocratique du Congo depuis plus de trois décennies ; et au centre, un homme blanc, tout-puissant, président des États-Unis, orchestrant la scène comme un directeur de théâtre. Le décor n’a pas changé, seuls les visages ont vieilli.

Depuis les années 1990, le Kivu est devenu le tombeau géologique de la paix en Afrique centrale. Une région où la guerre ne s’éteint jamais tout à fait, alimentée par des rivalités ethniques héritées des flux migratoires et des divisions coloniales, par des conflits d’influence régionaux, mais surtout par la convoitise des multinationales et des États pour les richesses minérales du sous-sol : or, coltan, étain, tungstène ; ces trésors qui font briller nos smartphones et éteignent les vies dans les collines du Kivu. À cela s’ajoute le jeu trouble des puissances voisines, et en premier lieu du Rwanda, accusé depuis des années par l’ONU elle-même de soutenir les rébellions actives dans l’est du Congo.

Et c’est donc à Washington, en 2025, que la “paix” est signée. Pourquoi maintenant ? Pourquoi là-bas ? La réponse tient en quelques syllabes : stratégie. L’administration Trump, désintéressée de l’Afrique jusqu’alors, a soudain redécouvert la carte des ressources critiques, à l’heure où la Chine accroît son emprise économique et diplomatique sur le continent. En d’autres termes, cette initiative américaine relève moins de l’altruisme diplomatique que du repositionnement stratégique. La RDC est perçue non pas comme une nation, mais comme une mine à ciel ouvert. Il ne s’agit pas d’arrêter la guerre par éthique, mais de stabiliser une zone d’extraction.

Pendant ce temps, l’Union africaine assiste en silence. Les propositions venues de João Lourenço ou de Faure Gnassingbé n’ont pas pesé lourd face à l’appel de Washington. Comme à l’époque des Accords de Linas-Marcoussis ou de ceux de Libreville, la voix africaine est inaudible lorsqu’elle n’est pas adoubée par une puissance étrangère. La tragédie congolaise n’a pas été arbitrée par ses voisins directs ou par l’architecture institutionnelle panafricaine, mais par des acteurs dont les intérêts dépassent largement le sort des civils du Kivu.

Cette paix, négociée hors du continent, rappelle brutalement une vérité trop souvent édulcorée : l’Afrique ne maîtrise pas encore sa souveraineté diplomatique. Elle en parle. Elle en rêve. Mais elle continue d’être convoquée à des tables qui ne sont pas les siennes, pour signer des accords dont elle n’a pas fixé l’ordre du jour. La RDC et le Rwanda, deux nations africaines, ont signé un document historique… mais sous la bénédiction d’un chef d’État étranger. Ce n’est pas une paix africaine. C’est une mise en scène de paix, pensée, scénarisée et filmée pour les caméras occidentales.

Le symbolisme est glaçant : le continent africain est encore, en 2025, l’objet du monde plutôt que son sujet. L’accord de Washington, derrière ses promesses, incarne un nouvel épisode d’effacement diplomatique africain ; et pose cette question dérangeante : à qui profite vraiment la paix quand elle est signée si loin de la terre qui saigne ?

L’AMÉRIQUE NE S’INTÉRESSE PAS À LA PAIX, MAIS AU COLTAN

Ce serait une naïveté politique de croire que Washington s’est soudainement ému des souffrances congolaises. Ce que l’administration Trump présente comme une victoire diplomatique n’est en réalité que la matérialisation d’un agenda stratégique froid, lucide, et centré sur l’accès prioritaire aux ressources critiques du continent. Car en coulisse, ce n’est pas la paix qu’on négocie ; mais le contrôle des sous-sols.

À l’heure où la transition énergétique mondiale accélère, les minerais du Kivu sont devenus une obsession planétaire. Le coltan, ce minerai qui rend nos téléphones intelligents, se transforme en or noir du XXIe siècle. Le cobalt, l’or, le lithium et l’étain renforcent leur statut de matières premières vitales. Le Congo n’est plus vu comme une nation meurtrie, mais comme une artère stratégique de l’économie numérique globale. Et dans cette compétition, les États-Unis refusent de laisser la Chine continuer à tisser sa toile silencieuse en Afrique centrale.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’irruption de Donald Trump dans le dossier. Loin d’être un élan humaniste, c’est une réorientation tactique de la diplomatie américaine, visant à sécuriser l’approvisionnement de l’industrie technologique nord-américaine. Car le véritable enjeu n’est pas le cessez-le-feu, mais la stabilité des routes minières et des zones d’extraction dans le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, désormais vitales pour la géoéconomie mondiale.

Ce que l’on vend à l’opinion publique comme une “prodigieuse percée diplomatique” est, pour les stratèges de Washington, un jalon logistique. L’objectif : installer une “paix sous surveillance”, suffisamment solide pour permettre l’exploitation industrielle, mais jamais trop durable pour remettre en cause la tutelle étrangère. Une paix utilitaire. Une paix rentable.

Et dans ce jeu, la RDC négocie en position de faiblesse. Affaiblie par des décennies de guerre, de corruption, de divisions internes et d’endettement, Kinshasa ne fait pas le poids face au tandem Washington-Kigali. Le régime de Félix Tshisekedi, sous pression intérieure, se voit contraint d’accepter un accord déséquilibré, sous peine de se voir marginalisé par les grandes puissances. Céder une part de souveraineté devient le prix à payer pour rester dans le jeu diplomatique international.

Cette configuration n’est pas nouvelle. L’histoire coloniale se répète, simplement vêtue d’un nouveau langage : celui du développement, de la sécurité régionale, de la coopération économique. Mais derrière ces termes, les logiques extractives perdurent. L’intervention des États-Unis au Kivu s’inscrit dans une continuité historique : celle des puissances qui se servent de la violence africaine comme d’un levier pour consolider leur présence, jamais comme d’un drame à résoudre pour de bon.

Ce que révèle l’accord de Washington, c’est qu’en Afrique, la paix n’est pas un but en soi ; elle est une condition d’exploitation. Une paix négociée non pas pour les peuples, mais pour les marchés. Et c’est précisément ce qui en fait une illusion.

UN ACCORD DÉSÉQUILIBRÉ : KINSHASA HUMILIÉ, KIGALI RENFORCÉ

Le texte signé le 27 juin à Washington consacre, en creux, une réalité géopolitique difficile à entendre pour les défenseurs de la souveraineté congolaise : le Rwanda est sorti gagnant de la négociation. Derrière la poignée de main, les sourires et les déclarations consensuelles, l’accord révèle un rapport de force asymétrique, où Kinshasa semble avoir cédé plus qu’il n’a obtenu.

Le premier indice de ce déséquilibre réside dans la formulation même du texte. Celui-ci évoque la nécessité de “neutraliser les FDLR” (les Forces démocratiques de libération du Rwanda) un groupe armé hutu hostile à Kigali, basé en territoire congolais. Le Rwanda les désigne comme une menace sécuritaire permanente, justifiant ses incursions militaires dans l’est du Congo depuis des années. L’accord valide donc implicitement le droit de poursuite du Rwanda, au nom d’une prétendue légitime défense. En clair : Kagame obtient l’aval international pour maintenir la pression militaire dans le Kivu.

À l’inverse, le M23 n’est jamais explicitement mentionné dans le texte en lien avec le Rwanda. Ce groupe rebelle, pourtant directement soutenu par Kigali selon les rapports des Nations Unies, est relégué au rang de “question congolo-congolaise”. Ce tour de passe-passe diplomatique efface la responsabilité rwandaise dans la déstabilisation du Congo, et repositionne le conflit comme une affaire interne congolaise. C’est une victoire stratégique majeure pour Kagame, et une humiliation silencieuse pour Tshisekedi.

Dans les discussions parallèles menées à Doha, où le Qatar joue un rôle croissant de médiateur régional, la ligne reste la même : on négocie avec le M23, mais sans impliquer formellement le Rwanda. Comme si les milices occupaient Goma et Bukavu par génération spontanée. Comme si l’histoire des armes, des financements et des complicités pouvait être effacée par un simple jeu d’écriture.

Ce silence est lourd de conséquences. En exonérant Kigali de ses liens avec le M23, l’accord offre au Rwanda une double légitimité : celle de victime (face aux FDLR) et celle de médiateur (dans le processus de paix). Le bourreau devient arbitre. L’accusé devient sauveur. C’est là que l’accord de Washington bascule dans une fiction politique dangereuse.

Quant à Kinshasa, la marge de manœuvre est réduite à peau de chagrin. L’État congolais, déjà fragilisé sur le plan militaire, diplomatique et institutionnel, se retrouve sommé d’appliquer un accord qui ne tient pas compte de la réalité de terrain, et qui, pire encore, l’oblige à négocier en position de faiblesse avec les groupes qui occupent ses propres villes. Goma et Bukavu, deux capitales provinciales, sont administrées par la rébellion. Et pourtant, c’est à Kinshasa que l’on demande de faire preuve de souplesse, de “volonté politique”, de “maturité”.

En définitive, cet accord consacre un renversement de la narration : le Congo devient coupable de sa propre désintégration, pendant que le Rwanda est présenté comme un acteur de stabilité. Ce renversement est non seulement injuste, mais profondément dangereux. Car il valide l’impunité, légitime l’ingérence, et perpétue l’idée que l’Afrique centrale est un territoire à administrer, non à respecter.

VERS UNE SOUVERAINETÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE ?

La République démocratique du Congo est l’un des plus vastes pays du monde. Riche d’un sous-sol inestimable, elle devrait être un pilier de puissance continentale. Pourtant, l’image qui ressort de cet accord est celle d’un État affaibli, diplomatiquement marginalisé et militairement encerclé. Face au Rwanda, face aux groupes rebelles, face aux États-Unis — la souveraineté congolaise semble aujourd’hui plus symbolique que réelle.

Ce paradoxe n’est pas nouveau : l’Afrique postcoloniale proclame son indépendance, mais peine à en exercer les attributs fondamentaux. La souveraineté (entendue comme la capacité d’un État à définir lui-même ses choix stratégiques, sécuritaires, économiques) devient ici à géométrie variable. On la revendique dans les discours, on la dilue dans les actes. À force de concessions, de dépendances diplomatiques, et de calculs à court terme, c’est une souveraineté de façade qui s’installe ; décorative, mais non directive.

La jeunesse africaine, pourtant, ne cesse de réclamer un sursaut. Dans les rues, sur les réseaux, dans les mouvements panafricanistes, le mot “souveraineté” est devenu un cri. Un cri contre les bases militaires étrangères, contre les accords économiques léonins, contre la diplomatie des puissances qui s’arrogent le droit de trancher les conflits africains hors du continent. Mais ce cri se heurte au mur de la realpolitik.

Pourquoi ? Parce que l’Afrique continue de parler en ordre dispersé. Face à l’accord de Washington, ni l’Union africaine, ni la SADC, ni la CIRGL n’ont pu (ou voulu) imposer une ligne commune. L’Angola, le Togo, l’Afrique du Sud, le Kenya, l’Ouganda : autant d’acteurs potentiels, autant d’agendas divergents. Le continent échoue à s’ériger en acteur unifié sur ses propres enjeux vitaux. Et c’est dans cette brèche que s’engouffrent les intérêts extérieurs.

Ce vide de leadership régional offre un boulevard aux puissances extra-africaines. Car sans contrepoids africain fort, les négociations se déplacent là où les ressources se décident : à Doha, à Washington, à Bruxelles. Et à chaque fois, ce sont les mêmes logiques qui s’imposent : négocier la paix sans traiter les causes profondes du conflit, sans reconnaître les responsabilités historiques, sans garantir l’autonomie des peuples concernés.

Dans ce théâtre de l’absurde, la souveraineté africaine devient une variable d’ajustement. Elle s’exerce quand elle arrange les puissants, et se tait quand elle dérange leurs intérêts. À Kinshasa, le président Tshisekedi peut clamer sa dignité nationale dans les discours — mais dans les faits, la RDC a été priée d’accepter un accord ficelé ailleurs, pour des objectifs qui la dépassent.

Ce constat ne concerne pas que le Congo. Il interroge la structure même de l’ordre politique africain. Peut-on continuer à parler de souveraineté sans puissance militaire, sans autonomie économique, sans unité diplomatique ? Ou devons-nous inventer de nouvelles formes de souveraineté, fondées sur l’intégration régionale, la résistance populaire, et la rupture avec les logiques héritées du pacte colonial ?

Ce sont ces questions que pose, en filigrane, l’accord de Washington. Et tant qu’elles resteront sans réponse, l’Afrique restera un continent en paix… à condition d’être docile.

DOHA, NOUVELLE COURONNE TROPICAL ?

Pendant que l’attention mondiale était tournée vers la signature de l’accord à Washington, une autre scène diplomatique se jouait, plus feutrée, plus discrète, mais tout aussi déterminante : celle de Doha, capitale du Qatar. C’est là, entre les gratte-ciels du Golfe et les salons dorés de l’émirat, que se tiennent les négociations dites « complémentaires » entre Kinshasa et le groupe rebelle M23. Et dans cette diplomatie parallèle, un autre acteur tisse sa toile : le Qatar, devenu en quelques années un incontournable intermédiaire dans les conflits africains.

Ce rôle croissant ne doit rien au hasard. Doha investit méthodiquement dans la médiation internationale, non par philanthropie, mais pour renforcer sa stature de puissance globale agile, à la croisée du monde arabe, africain et occidental. Après le Darfour, le Mali, la Libye et même l’Afghanistan, le Congo devient le nouvel acte d’une stratégie de “soft power” qatari, fondée sur l’influence silencieuse, les relais religieux et les financements ciblés.

Ce que révèle la participation du Qatar dans le dossier congolais, c’est la fragmentation du processus de paix. Washington s’occupe des États. Doha gère les milices. L’Afrique regarde, divisée. Car l’accord signé à la Maison-Blanche ne dit rien des territoires occupés par le M23, ni du sort des milliers de déplacés, ni des exactions commises. Il fallait donc un second texte, plus technique, plus souple, mais surtout plus opaque. Et c’est à Doha qu’il est censé être écrit.

Mais là encore, les rapports de force ne sont pas à l’avantage de Kinshasa. Selon plusieurs observateurs, le M23 est aujourd’hui en position de force inédite. Il contrôle de vastes zones, administre des villes entières comme Goma et Bukavu, prélève des taxes, recrute, s’enracine. Le mouvement n’est plus une simple guérilla : c’est un pouvoir de fait, que les chancelleries internationales semblent désormais prêtes à reconnaître, tacitement, comme interlocuteur légitime. Doha devient alors le lieu d’une négociation non entre un État et des criminels de guerre, mais entre deux pouvoirs concurrents.

Le silence diplomatique autour du soutien rwandais au M23 conforte cette dynamique. Alors que l’ONU a maintes fois documenté l’implication de Kigali, aucune sanction, aucune condamnation formelle n’a été prononcée. Pire : dans les cercles diplomatiques de Doha, la ligne est claire ; le Rwanda est un facteur de stabilité, le M23 une conséquence, et Kinshasa un acteur trop instable pour être seul maître du jeu.

Derrière les dorures de Doha, c’est donc une nouvelle cartographie de la légitimité africaine qui se dessine, où des groupes armés, soutenus par des États et entérinés par des puissances étrangères, imposent leur présence sans passer par le filtre démocratique. Une paix sans justice. Une paix sans mémoire. Une paix qui demande au peuple congolais de pardonner sans que ses bourreaux n’aient été désignés.

Ce que fait le Qatar dans cette affaire n’est pas anodin. Il se positionne comme le nouveau médiateur incontournable de l’Afrique centrale, non pas pour restaurer la paix, mais pour en devenir le gestionnaire officieux. Une paix sous contrat. Une paix externalisée.

Ainsi, le continent africain devient un champ diplomatique sous-traité : les États-Unis pilotent le théâtre des nations, le Qatar arbitre les conflits armés, et les Africains se retrouvent à négocier leur avenir sans avoir la maîtrise ni du décor, ni du scénario.

PEUT-ON FAIRE LA PAIX SANS JUSTICE ?

Un accord de paix n’est pas seulement un document diplomatique. C’est, ou cela devrait être, un engagement moral envers les victimes, un acte de reconnaissance des torts subis, une volonté de rupture avec la logique de prédation. Or, l’accord du 27 juin entre le Rwanda et la RDC (tel qu’il a été négocié, tel qu’il a été présenté) fait l’impasse sur cette exigence fondamentale : la justice.

Aucune ligne sur les civils massacrés à Kishishe.
Aucune mention des enfants enrôlés de force dans les maquis du Nord-Kivu.
Aucun mot sur les femmes violées dans les territoires occupés par le M23.
Aucune responsabilité clairement désignée. Juste une promesse de retrait militaire, floue, non contraignante.

Comment parler de paix quand les criminels sont absous par omission, quand les victimes sont ignorées, et quand les agresseurs sont récompensés par des postes ou des compromis ? L’histoire africaine regorge d’accords de ce type : hâtivement célébrés, rapidement trahis, toujours à rebours de la mémoire populaire. La paix sans justice, c’est une trêve. Ce n’est pas une réconciliation.

Ce qui se joue ici dépasse même le seul cadre du Congo. C’est la question de la dignité africaine qui est en jeu. Un continent ne peut pas continuer à faire la paix dans des capitales étrangères, sur des textes dictés par des puissances qui ont des intérêts divergents (voire hostiles) à l’émancipation africaine. La paix réelle ne se construit pas sur des rapports de force imposés, mais sur des rapports de vérité.

Sans justice, il n’y a pas de mémoire collective. Sans mémoire, il n’y a pas de guérison. Et sans guérison, il n’y a que répétition. La guerre reviendra, peut-être sous un autre nom, avec d’autres acteurs, mais elle reviendra, car les racines du conflit n’ont pas été arrachées ; elles ont été maquillées.

La question centrale est donc la suivante :
Faut-il accepter n’importe quelle paix, à n’importe quel prix ?
Faut-il normaliser l’idée que des milices puissent être reconnues comme des entités politiques ?
Faut-il que les Congolais, encore une fois, courbent l’échine au nom d’un équilibre régional qui les exclut ?

Ce n’est pas seulement une erreur stratégique : c’est une faute historique. Et elle n’est pas commise uniquement par les puissances étrangères. Elle est rendue possible par les élites africaines elles-mêmes, qui choisissent trop souvent la reconnaissance internationale plutôt que la justice locale. Paul Kagame et Félix Tshisekedi avaient entre leurs mains l’opportunité d’écrire une nouvelle page de dignité pour l’Afrique centrale. Ils ont préféré une photographie dans le Bureau ovale.

La paix ne se décrète pas à Washington, ni à Doha. Elle se construit sur la terre qui saigne, avec les peuples qui pleurent, et dans le respect de ceux qui résistent. Tant que cette vérité sera ignorée, tant que la souveraineté sera un mot vidé de sens, tant que les puissances africaines se plieront aux injonctions extérieures, la paix restera un mirage, un arrangement géopolitique sans âme, un mensonge diplomatique de plus sur le dos d’un peuple qui n’en peut plus.

Alors non : on ne fait pas la paix sans justice. Et sans justice, il n’y aura pas de paix.

SOURCES

Ces appellations négrophobes que nous utilisons toujours

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Loin d’être de simples mots, certaines appellations couramment utilisées dans les sociétés afrodescendantes puisent leurs racines dans l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et du racisme structurel. Cet article explore comment le langage conserve et transmet les stigmates de la négrophobie, alimente le colorisme et complique la quête d’identité des personnes noires.

Les mots, en apparence inoffensifs, portent souvent les stigmates des violences de l’Histoire. Dans le cas des populations afrodescendantes, le langage conserve les traces visibles de siècles d’esclavage, de colonisation et de hiérarchisation raciale. Des termes tels que nègremulâtrechabin ou encore peau chapée, bien que parfois utilisés de manière banale ou affectueuse, sont en réalité les héritiers directs d’un système de domination dont les racines sont profondément ancrées dans le passé esclavagiste et colonial.

Ce vocabulaire, transmis parfois inconsciemment au sein même des familles noires ou créoles, véhicule des représentations dévalorisantes de l’identité noire. Plus insidieux encore, il alimente une logique de colorisme, dans laquelle la teinte de la peau devient un critère social implicite, renforçant les préjugés au sein des communautés afrodescendantes elles-mêmes.

Comment expliquer la persistance de ces termes dans les usages quotidiens ? Quelles sont les implications psychologiques, sociales et identitaires de ce langage hérité de l’oppression ? Et surtout, comment sortir de cette aliénation linguistique sans nier la complexité des vécus afrodescendants ?

Nofi propose une exploration critique du poids des appellations négrophobes dans le langage courant, de leurs origines historiques à leurs effets contemporains, tout en interrogeant les moyens de réappropriation ou de rupture possible avec cet héritage lexical.

Héritage linguistique de l’esclavage

Le commerce triangulaire, la colonisation et les systèmes esclavagistes ont non seulement marqué les corps, les lois et les territoires, mais ont également profondément façonné le langage. Au fil des siècles, un lexique s’est constitué autour des populations noires, avec pour but non pas de les nommer avec neutralité, mais de les assigner, hiérarchiser et déshumaniser. Ce vocabulaire, construit dans une logique de domination raciale, a traversé le temps et les générations, jusqu’à s’ancrer insidieusement dans les discours quotidiens ; y compris dans ceux des descendants des opprimés eux-mêmes.

Des mots comme nègre (issu du mot espagnol negro, lui-même dérivé du latin niger) ont été utilisés dans les registres de vente d’esclaves, dans les textes coloniaux et dans les discours pseudo-scientifiques pour essentialiser les Noirs en tant qu’objet marchand ou sujet inférieur. Ces termes, devenus monnaie courante dans les colonies et métropoles esclavagistes, ont été incorporés dans les langues créoles, dans le français populaire, et parfois dans les arts, sans qu’on en interroge toujours la violence symbolique.

Le paradoxe tient dans la manière dont ces mots ont survécu à l’abolition de l’esclavage. Ils n’ont pas disparu avec la fin juridique du système oppressif ; au contraire, ils se sont adaptés, se sont infiltrés dans l’humour, les insultes ordinaires, les surnoms communautaires, et même dans les tentatives d’affirmation identitaire. On parle parfois de langage hérité, comme on parle de traumatisme intergénérationnel.

Il serait pourtant erroné de penser que cette survivance est anodine. Ces mots portent en eux la mémoire codée d’un ordre racial, et leur emploi, même inconscient, contribue à maintenir vivace une vision du monde où certaines identités valent moins que d’autres. Autrement dit, le langage devient le vecteur silencieux d’une hiérarchie sociale qui perdure bien après la fin des chaînes.

Colorisme : une hiérarchie racialisée de la carnation

Le colorisme, souvent confondu avec le racisme, en est pourtant une manifestation plus insidieuse, opérant à l’intérieur même des groupes racisés. Il s’agit d’un système de valeur basé sur la clarté ou la noirceur de la peau, dans lequel les individus à la peau plus claire sont perçus comme plus beaux, plus intelligents, voire plus fréquentables, que ceux à la peau plus foncée. Si ses effets sont profonds et destructeurs, ses origines remontent directement à l’époque esclavagiste.

Durant la traite négrière et la colonisation, les maîtres esclavagistes instituaient déjà une classification fondée sur la carnation. Les enfants métis issus de viols ou de relations entre colons et femmes noires étaient parfois placés dans des catégories sociales intermédiaires : serviteurs domestiques, artisans, voire affranchis dans certains cas. Ce traitement différencié, fondé sur la teinte de peau, a instauré une hiérarchie au sein même des communautés noires, dont les effets perdurent encore aujourd’hui.

Dans les sociétés post-esclavagistes et postcoloniales, cette valorisation de la peau claire n’a pas disparu : elle s’est simplement reformulée à travers les standards de beauté, les opportunités économiques, ou encore les représentations médiatiques. Les femmes à la peau claire et aux cheveux lissés sont souvent mieux représentées dans les sphères culturelles et professionnelles. Les hommes au teint plus foncé, eux, peuvent être perçus comme plus « dangereux » ou « virils », ce qui renforce des stéréotypes raciaux préjudiciables.

Au sein même des familles afrodescendantes, le colorisme peut s’exprimer de manière directe : un enfant « trop noir » pourra entendre des remarques blessantes ou voir son apparence comparée à des normes esthétiques blanches. Ces attitudes, bien que parfois inconscientes, renforcent l’idée que la valeur d’un individu noir dépend de sa proximité avec la blancheur.

Ainsi, le colorisme n’est pas un simple résidu du passé : c’est un reflet contemporain d’une colonisation mentale toujours active, un mécanisme de division qui fragilise la solidarité entre les personnes noires et sabote la reconstruction d’une identité décoloniale pleine et fière.

Appellations négrophobes

Parmi les héritages les plus persistants de la domination coloniale figure un lexique racialisé dont les termes, souvent banalisés dans l’usage courant, sont en réalité porteurs d’une violence symbolique extrême. Ces appellations ne se contentent pas de décrire une réalité : elles fabriquent une hiérarchie, renforcent des stéréotypes et assignent les individus à des catégories rigides. Voici une typologie de quelques-uns de ces termes encore en usage, accompagnée de leur contexte historique et de leurs connotations actuelles.

1. Nègre

Le terme nègre est sans doute l’un des mots les plus emblématiques (et les plus violents) de l’histoire raciale. Dérivé du mot espagnol negro, signifiant simplement « noir », il a été employé dans le cadre de la traite transatlantique pour désigner les Africains réduits en esclavage. Très vite, le mot se charge de connotations péjoratives, associant « noir » à « sauvage », « paresseux », « inférieur ».

Dans les langues coloniales (français, anglais, portugais), nègre devient une catégorie déshumanisante, utilisée dans les actes notariés, les écrits de colons, mais aussi dans les dictionnaires pour désigner « l’esclave noir » ; et non une personne humaine à part entière.

Même après l’abolition, le mot survit dans la langue : dans la littérature, dans l’humour populaire, et même dans des expressions banalisées (travailler comme un nègre). Il est également réinvesti politiquement dans le courant de la négritude, par des penseurs comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor. Cette réappropriation vise à renverser le stigmate et à en faire un emblème de fierté noire.

Cependant, dans les usages contemporains, en dehors de contextes militants ou littéraires spécifiques, le mot reste profondément choquant et offensant, notamment dans les sociétés occidentales. Son emploi public est aujourd’hui généralement proscrit.

2. Cafre

Moins connu en métropole, le terme cafre est fortement ancré dans l’histoire coloniale de l’océan Indien, notamment à La Réunionl’île Maurice, et Madagascar. Il provient du mot arabe kafir, qui signifie « mécréant » ou « infidèle », utilisé initialement dans un contexte religieux pour désigner ceux qui n’adhéraient pas à l’islam.

Les Européens, en particulier les Portugais, ont adopté ce mot pour nommer les populations africaines noires qu’ils considéraient comme « non civilisées ». Dans les colonies, cafre est devenu une insulte racialisée visant les Noirs, utilisée pour les distinguer des autres groupes (Indiens, Chinois, Blancs) dans des systèmes de castes informels.

Encore aujourd’hui, à La Réunion par exemple, le mot peut être utilisé comme terme ethnique ou insulte raciste, selon le contexte et le locuteur. S’il est parfois revendiqué de manière identitaire dans certains milieux, il reste chargé d’un lourd passif colonial et discriminatoire.

3. Black

À première vue, black semble neutre. Il est omniprésent dans les discours publics, médiatiques et militants, notamment dans le contexte anglophone. Aux États-Unis, le terme a connu une véritable réappropriation positive à partir des années 1960, avec les slogans du Black Power et du mouvement des droits civiques (Black is beautifulI’m Black and I’m proud).

Cependant, dans les contextes francophones, son utilisation peut être ambiguë. Dire « black » plutôt que « noir » est parfois un refuge linguistique, permettant d’éviter un mot français perçu comme trop direct, voire gênant. Ce glissement sémantique crée une forme de distanciation culturelle, où le mot étranger semble « atténuer » la dimension raciale.

Mais cette neutralisation apparente masque les réalités complexes de l’expérience noire en contexte francophone. Elle peut gommer les héritages coloniaux, la diversité des histoires afrodescendantes, et reconduire une forme d’aliénation linguistique sous des dehors plus acceptables.

4. Chabin(e)

Le terme chabin (masculin) ou chabine (féminin) est typique des Antilles françaises, en particulier la Guadeloupe et la Martinique. Il désigne une personne métissée, généralement à la peau claire mais présentant certains traits africains (nez épaté, cheveux frisés ou crépus).

Historiquement, ce mot dérive du vocabulaire rural, où il désignait un animal hybride, comme un croisement entre un mouton et une chèvre. Sa transposition aux êtres humains dans le contexte colonial n’est donc pas innocente : elle traduit une vision raciale profondément utilitariste et déshumanisante, héritée de la classification des « sangs mêlés » (quarteron, octoron, etc.).

Aujourd’hui, chabin(e) est parfois utilisé dans un registre familier ou même affectif, mais il reste lié au colorisme : il évoque une beauté « acceptable », une certaine légèreté de peau perçue comme avantage social ou esthétique. Loin d’être un simple descriptif, il reproduit la hiérarchisation des phénotypes héritée de l’esclavage, où le plus clair est valorisé au détriment du plus foncé.

5. Mulâtre(sse)

Le mot mulâtre (ou mulâtresse) est chargé d’une violence historique extrême. Dérivé du terme espagnol mulato, lui-même issu du mot mulo (mulet, croisement entre un cheval et un âne), il renvoie à une hybridation animale, appliquée aux enfants nés d’un parent blanc et d’un parent noir.

Dans les sociétés esclavagistes, ce mot faisait partie d’un lexique administratif visant classifier les individus selon leur degré de « blancheur », dans une logique pseudo-scientifique de pureté raciale. Ces catégories avaient des implications sociales, économiques et légales concrètes (accès à l’affranchissement, au mariage, à la propriété, etc.).

Bien que ce terme ait été largement utilisé dans les textes historiques et littéraires, son usage contemporain est largement désuet, offensant et déconseillé, sauf dans des contextes critiques ou historiques. Il symbolise une époque où le métissage était vu comme une « contamination », et non comme une richesse.

6. Peau chapée

Expression typique des Antilles, peau chapée signifie littéralement « peau échappée », c’est-à-dire « échappée à la noirceur ». Elle s’applique aux personnes ayant une peau plus claire que la moyenne des Afrodescendants, souvent perçue comme plus « valable » socialement.

Cette expression traduit une logique perverse : la peau claire serait une « fuite » réussie de la négritude, une sorte d’amélioration perçue de la condition corporelle. En creux, cela signifie que la peau foncée est, elle, un marqueur de souffrance, d’infériorité ou de honte.

Bien que certains puissent utiliser ce terme de manière descriptive ou sans mauvaise intention, il renforce une culture du rejet de soi au sein des communautés noires. Il encourage la comparaison permanente, la compétition esthétique fondée sur des critères coloniaux, et l’intériorisation du mépris de la noirceur.

7. Chapé couli

Autre variante du même mécanisme coloriste, l’expression chapé couli s’applique à des personnes noires ayant les cheveux plus « lisses », souvent comparés à ceux des Indiens des Caraïbes. Couli est un mot dérivé de coolie, terme colonial désignant les travailleurs indiens sous contrat envoyés dans les colonies après l’abolition de l’esclavage.

Dire qu’une personne a « chapé couli », c’est dire qu’elle a échappé à la texture crépue des cheveux africains ; à nouveau, dans une logique de dévalorisation du corps noir. C’est aussi une manière d’associer la beauté ou la distinction à une filiation étrangère à l’Afrique, donc implicitement supérieure.

Comme peau chapée, cette expression alimente une esthétique racialisée internalisée, où ce qui est perçu comme plus proche de l’européen ou de l’indien est préféré au typiquement africain. Ce langage reproduit une violence symbolique ancienne, au sein même des dynamiques communautaires et familiales.

8. Bata’ Zindien

Contraction de bâtard et Zindien (créolisation de « les Indiens »), cette expression antillaise désigne les enfants nés d’un métissage entre un Afrodescendant et un descendant d’Indiens de l’Inde. Le terme bâtard y introduit une dimension de honte, de transgression, voire d’impureté.

Dans les sociétés post-esclavagistes des Caraïbes, les relations entre Noirs et Indiens ont souvent été encadrées, surveillées, voire taboues. Le terme Bata’ Zindien reflète cette tension raciale et sociale, et continue d’exprimer une forme de rejet du métissage comme « hors norme », en dépit de son omniprésence.

Son utilisation aujourd’hui reste rare, mais elle conserve une charge discriminatoire importante, notamment dans les conflits intra-communautaires liés à la couleur, à l’origine ethnique ou à la hiérarchisation sociale héritée de la colonisation.

Ces termes, parfois utilisés avec légèreté ou affection, ne sont jamais neutres. Ils rejouent l’histoire coloniale à l’échelle du langage quotidien, en entretenant des représentations hiérarchiques fondées sur la couleur, la texture des cheveux, ou la supposée « pureté » de l’ascendance. Leur usage, même involontaire, témoigne d’une intériorisation de la négrophobie ; et d’une aliénation toujours active.

Les effets du langage sur l’identité et l’estime de soi

Le langage n’est pas un simple outil de communication : il est un miroir social, un véhicule de valeurs et de normes, un agent de transmission des imaginaires collectifs. Lorsqu’il est empreint de négrophobie et de colorisme, il devient un puissant vecteur d’aliénation, capable d’infliger des blessures psychologiques durables.

Chez les jeunes afrodescendants, notamment dans les contextes postcoloniaux (Antilles, Afrique francophone, diaspora), l’usage répété de termes comme nègrepeau chapée ou mulâtre peut entraîner une interiorisation du mépris. À travers les remarques anodines, les surnoms familiaux, les distinctions de beauté entre « clair » et « foncé », une hiérarchie raciale continue d’opérer, souvent à bas bruit. Ces microagressions, même involontaires, façonnent l’estime de soi dès l’enfance.

Les conséquences sont multiples : rejet de sa couleur, préférence pour les modèles esthétiques eurocentrés, recours au blanchiment de la peau, complexes capillaires, ou encore désir de s’identifier à une culture dominante perçue comme valorisante. Dans les cas les plus extrêmes, cela peut conduire à une forme de dés-identification radicale, où l’individu cherche à « se détacher » de son héritage africain, vu comme un fardeau.

Mais le phénomène ne s’arrête pas à la sphère intime. Il a également des répercussions sociales et professionnelles. Les études ont montré que les personnes à la peau plus claire ont souvent plus de chances d’être perçues comme compétentes ou séduisantes dans certains milieux professionnels ou médiatiques. Le colorisme agit ainsi comme un filtre d’accès à la reconnaissance sociale, renforçant les inégalités raciales à l’intérieur même des groupes racisés.

Enfin, sur le plan communautaire, ces logiques linguistiques et esthétiques engendrent des divisions internes, sapant la solidarité entre personnes afrodescendantes. La méfiance, le jugement ou la condescendance entre individus aux phénotypes différents entretiennent des tensions héritées de la colonisation, là où il devrait y avoir lutte commune et affirmation collective.

En somme, les appellations négrophobes ne sont pas seulement une question de vocabulaire : elles affectent la psyché, les trajectoires sociales, et la cohésion communautaire. Pour guérir de ces blessures, il est urgent de redonner à la parole sa puissance libératrice ; en commençant par questionner les mots que l’on utilise sans toujours en comprendre le poison.

Que faire de ces mots ?

Face à la charge historique, symbolique et émotionnelle des appellations négrophobes, une question incontournable se pose : faut-il rejeter ces mots définitivement ou tenter de les réapproprier pour leur donner une nouvelle signification, libérée de leur violence originelle ?

Certains courants militants, notamment dans les années 1960 et 1970, ont fait le choix de la réappropriation. Le mot nègre, par exemple, a été revendiqué par des penseurs comme Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal ou Léopold Sédar Senghor dans le mouvement de la négritude. Pour eux, il s’agissait de retourner le stigmate, de faire d’un mot honni un symbole de fierté, de résistance et d’identité. Aux États-Unis, ce processus a donné naissance à des expressions comme Black Power ou I’m Black and I’m proud, qui ont permis de redonner une charge positive à un mot historiquement associé à l’infériorité.

Mais cette stratégie a ses limites. Dans bien des cas, la réappropriation reste ambiguë, et le contexte joue un rôle essentiel : ce qui peut être libérateur dans un cadre militant ou artistique peut se révéler insultant ou blessant dans la bouche d’un enseignant, d’un journaliste ou d’un inconnu. De plus, tous les termes ne se prêtent pas à cette démarche. Certains, comme mulâtre ou bata’ Zindien, sont tellement enracinés dans une logique d’hybridation animale et de hiérarchie raciale qu’ils demeurent difficilement récupérables sans entretenir la blessure.

L’autre option (le rejet total et conscientisé) suppose une vigilance accrue sur notre usage quotidien du langage. Cela implique de désapprendre certains réflexes, de remettre en question les « expressions de famille », les surnoms anodins, les blagues apparemment inoffensives. C’est un travail lent, exigeant, mais nécessaire pour décoloniser notre manière de parler, et donc de penser.

Entre les deux postures (réappropriation et rejet) il existe aussi une troisième voie : l’invention d’un nouveau lexique, plus respectueux, plus enraciné dans une histoire et une culture valorisantes. C’est ce que tentent de faire aujourd’hui de nombreux penseurs, artistes et militants afrodescendants, en puisant dans les langues africaines, les spiritualités traditionnelles ou les créations contemporaines pour forger une parole neuve, libérée des chaînes du passé.

Car les mots, en fin de compte, sont des outils. Et comme tout outil, ils peuvent blesser ou bâtir. Il revient à chaque communauté, à chaque individu conscientisé, de choisir ce qu’il souhaite transmettre aux générations futures : un langage de soumission, ou un langage d’émancipation.

Rompre le silence des mots

Les mots ne sont pas neutres. Ils portent en eux l’empreinte des systèmes qui les ont forgés, les violences qui les ont imposés, et les regards qui les ont reproduits. Dans le cas des appellations négrophobes, chaque syllabe charrie des siècles de domination, de hiérarchie et de déshumanisation. Même lorsqu’ils sont utilisés avec légèreté ou dans l’oubli de leur origine, ces termes perpétuent un héritage toxique.

Refuser ces mots, les interroger, les déconstruire, ce n’est pas faire preuve d’excès de « sensibilité », comme le prétendent certains. C’est au contraire revendiquer une dignité linguistique, un droit fondamental à être nommé autrement que par l’oppression. Ce travail est politique, mais aussi profondément existentiel. Il touche à l’estime de soi, à la façon dont on se perçoit, dont on se raconte, dont on éduque ses enfants.

Rompre avec ces mots, c’est rompre avec l’histoire telle qu’elle nous a été imposée, pour mieux la réécrire. C’est créer un espace pour une parole noire affranchie, plurielle, réconciliée avec elle-même. Cela suppose un effort collectif : de mémoire, d’éducation, de transmission, mais aussi de création. Car il ne suffit pas de dénoncer l’ancien langage : il faut inventer celui qui viendra après.

Et ce nouveau langage commence par un acte simple mais radical : écouter, questionner, et choisir de ne plus dire ce qui blesse, même lorsque cela semble anodin. C’est ainsi, par une conscience accrue de notre parole, que nous pouvons tracer le chemin vers une société réellement égalitaire ; où la couleur de peau ne détermine ni la valeur, ni le destin, ni la façon dont on s’adresse à vous.

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle

Figure emblématique de l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle, l’impératrice Mentewab incarne l’une des expressions les plus complexes du pouvoir féminin dans une monarchie sacralisée. À la fois régente, bâtisseuse, stratège dynastique et actrice centrale de la scène politique, elle s’impose dans un monde dominé par les logiques patriarcales, sans jamais renier la dimension spirituelle de sa mission. Son parcours, jalonné de conquêtes symboliques et de revers tragiques, révèle les tensions internes d’un empire en mutation.

Une impératrice au cœur d’un empire sacré

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle
L’impératrice Mentewab (ca. 1706 – 1773) a construit l’église de Narga Selassié. Voici l’une des icônes du Saint des Saints, au centre de l’église. Île Dek, lac Tana, Éthiopie. Fin du 18e siècle.

Au XVIIIe siècle, l’Empire éthiopien, ancré dans les hautes terres d’Afrique orientale, traverse une période de profondes mutations politiques et sociales. Héritier d’une tradition monarchique millénaire, cet empire chrétien orthodoxe repose sur la légitimité sacrée de la dynastie salomonide, qui revendique une ascendance directe du roi biblique Salomon et de la reine de Saba. Dans ce contexte, le pouvoir impérial ne se résume pas à l’autorité politique : il incarne également une fonction spirituelle, culturelle et dynastique essentielle à l’unité du royaume.

C’est dans cette trame impériale que s’inscrit la figure exceptionnelle de Mentewab, impératrice consort du roi Bakaffa, régente influente sous le règne de son fils Iyasu II, et actrice incontournable du destin de son petit-fils Iyoas Ier. Bien au-delà de son rôle de mère et d’épouse, Mentewab s’impose comme une stratège politique, une bâtisseuse de sanctuaires, et une femme de pouvoir au charisme redoutable, capable d’influencer les équilibres du royaume tout entier.

Comment cette impératrice est-elle parvenue à incarner, à elle seule, les tensions et les aspirations d’un empire en transformation ? En quoi son parcours illustre-t-il les dynamiques croisées du pouvoir, de la religion et de la légitimité dans l’Éthiopie du XVIIIe siècle ?

Pour répondre à ces questions, nous mènerons une étude croisée de sa trajectoire biographique, de son rôle politique central, de ses réalisations architecturales, ainsi que du symbolisme profond qui entoure sa mémoire.

De Qwara au trône

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle
Château de Mentewab à Fasil Ghebbi, Gondar, Éthiopie

Pour comprendre la stature exceptionnelle de Mentewab dans l’histoire éthiopienne, il est essentiel de revenir sur ses origines et les circonstances qui l’ont portée au sommet de l’État impérial. Loin d’être une simple épouse royale, elle est d’abord le produit d’un enracinement noble puissant, consolidé par une intelligence politique manifeste dès son arrivée à la cour.

Née vers 1706 dans la province de Qwara, Mentewab (dont le nom baptismal était Walatta Giyorgis) est issue d’une famille de l’aristocratie régionale. Son père, Dejazmatch Manbare de Dembiya, et sa mère, Woizero Yenkoy, appartenaient à des lignées proches du pouvoir impérial. Cette filiation noble la rattache non seulement aux élites du royaume, mais également, selon certaines traditions, à une branche ancienne de la dynastie salomonide. Ainsi, bien avant de devenir impératrice, Mentewab portait en elle une légitimité dynastique qui allait renforcer sa future position politique.

Son mariage avec l’empereur Bakaffa, le 6 septembre 1722, marque un tournant décisif. L’union survient dans un contexte particulier : la première épouse de Bakaffa meurt mystérieusement le jour même de son couronnement. Cette mort soudaine (un événement qui, dans une cour imprégnée de sacré et de symbolisme, ne pouvait être interprété que comme un mauvais présage) ouvre la voie à Mentewab, appelée à occuper le trône impérial comme nouvelle consort. Ce mariage n’est pas seulement une alliance personnelle ; il scelle un pacte entre Bakaffa et une élite régionale de Qwara, renforçant la base politique de l’empereur.

Rapidement, Mentewab s’impose dans l’entourage royal. À la fois cultivée, pieuse et habile dans les jeux de cour, elle comprend les rouages du pouvoir et les enjeux dynastiques. Elle donne naissance à Iyasu, l’héritier du trône, consolidant ainsi sa position. Mais c’est surtout à partir de 1728, alors que l’empereur est frappé par une maladie invalidante, que Mentewab entre véritablement en scène en tant que dirigeante de facto du royaume. Sans couronnement officiel, elle devient régente dans les faits, tenant les rênes de l’administration et gérant les affaires du palais. Cette période pose les fondations de ce qui deviendra un règne en co-souveraineté avec son fils.

Ainsi, dès ses premières années à la cour, Mentewab se distingue par une ascension atypique, à la croisée des dynamiques familiales, politiques et religieuses. Son autorité, loin d’être accidentelle, s’ancre dans une stratégie consciente et dans un contexte où la transmission du pouvoir se conjugue aussi bien au masculin qu’au féminin.

Le pouvoir partagé 

L’accession d’Iyasu II au trône en 1730 marque une rupture dans l’histoire monarchique éthiopienne : pour la première fois, une impératrice mère est officiellement couronnée en tant que co-régente. Ce geste politique, loin d’être symbolique, traduit la réalité du pouvoir : Mentewab dirige l’Empire aux côtés de son fils, qui n’est encore qu’un jeune adolescent à l’époque. Cette décision fait d’elle non seulement la gardienne de la légitimité dynastique, mais aussi l’arbitre des équilibres politiques à la cour.

Dès ce couronnement, Mentewab obtient le titre honorifique de Berhan Mogassa (« Lumière de Grâce« ), écho direct au titre de son fils Berhan Seged (« Lumière Adorée« ). Ces titres, hautement chargés de signification spirituelle, positionnent mère et fils non seulement comme détenteurs du pouvoir temporel, mais aussi comme figures quasi-théocratiques. L’union de leurs autorités incarne une sorte de symbiose monarchique rare, où le trône se partage entre générations, mais aussi entre genres.

Dans les faits, Mentewab exerce une influence considérable sur les affaires du royaume. Les décisions majeures passent par elle. Elle maintient un conseil restreint, compose avec les rivalités entre les grandes maisons régionales, et assure la continuité administrative dans une Éthiopie où le pouvoir est aussi itinérant que fragile. Ses origines qwaranes lui permettent de s’appuyer sur un réseau de partisans dans le nord-ouest de l’Empire, tandis que sa position de mère de l’empereur la rend intouchable dans le protocole de la cour.

Mais cette domination politique ne va pas sans opposition. Si son fils lui accorde sa confiance, d’autres voix, notamment parmi les aristocraties rivales, perçoivent cette concentration du pouvoir comme une anomalie. La tradition éthiopienne, bien que perméable à l’autorité féminine (comme le montre l’existence passée de reines-mères ou d’épouses influentes), n’avait encore jamais formalisé un tel partage de la souveraineté. Mentewab, en ce sens, inaugure un précédent audacieux.

Sa régence est marquée par une relative stabilité, mais aussi par des tensions latentes, en particulier avec certaines factions oromo qui montent en puissance au sein du royaume. Elle réussit, pendant près de vingt-cinq ans, à maintenir un équilibre précaire entre régions, clans et traditions. À travers une diplomatie constante, des alliances matrimoniales habiles et une intelligence politique affûtée, Mentewab s’impose comme le pivot du pouvoir impérial dans une époque charnière.

Cependant, cette position exceptionnelle est appelée à être remise en cause après la mort de son fils Iyasu II, en 1755. L’arrivée de sa belle-fille Wubit et la montée sur le trône de son petit-fils Iyoas I déclenchent une lutte d’influence qui fera éclater les fragiles compromis que Mentewab avait patiemment tissés.

Amours, lignées et stratégies

Si l’on retient de Mentewab son rôle politique de premier plan, il serait réducteur d’ignorer l’aspect plus personnel (et parfois controversé) de sa trajectoire. Car la régente fut aussi une femme de passions, de décisions intimes aux répercussions politiques profondes. Son existence démontre à quel point, dans la monarchie éthiopienne du XVIIIe siècle, le privé et le politique étaient inextricablement liés.

Peu après la mort de l’empereur Bakaffa, Mentewab entame une liaison avec un membre de la dynastie : Fitawrari Iyasu, surnommé Melmal Iyasu ; un sobriquet moqueur qui signifie littéralement « Iyasu l’entretenu », soulignant la perception à la cour qu’il vivait à l’ombre de la régente, entretenu par elle. Cette relation, avec un homme nettement plus jeune, choque une partie de l’aristocratie, peu habituée à voir une impératrice veuve rompre les normes de retenue et de réclusion attendues dans ce type de veuvage sacré.

Mais au-delà du scandale, cette union a une portée stratégique. Melmal Iyasu est doublement noble : par son père, il descend d’empereur Fasilides, et par sa mère, il est issu d’Iyasu le Grand (Adyam Seged). Autrement dit, ses enfants avec Mentewab sont des héritiers potentiels à la légitimité dynastique incontestable. De cette union naîtront trois filles : Altash, Walatta Israel, et surtout Woizero Aster, future épouse du redoutable Ras Mikael Sehul, figure incontournable des guerres de succession.

Par ces alliances, Mentewab étend sa toile d’influence. Elle marie ses filles à des gouverneurs puissants, en particulier dans les régions du Gojjam, du Tigré et de l’Amhara. Elle transforme ainsi ses descendantes en instruments diplomatiques, consolidant la position de sa famille dans toutes les régions clés du royaume. Ces mariages ne sont pas de simples unions aristocratiques : ils sont pensés comme des leviers d’équilibre et de fidélité au pouvoir central qu’elle incarne.

Mais ces choix personnels ne sont pas sans conséquences. L’entourage impérial, déjà divisé par des lignes ethniques, culturelles et régionales, voit dans les alliances matrimoniales de Mentewab une tentative de monopoliser l’héritage impérial. Lorsque son petit-fils Iyoas monte sur le trône, la rivalité éclate entre Mentewab et sa belle-fille Wubit, originaire de la noblesse oromo. Cette opposition n’est pas seulement familiale : elle reflète le clivage croissant entre l’ancienne noblesse chrétienne des hauts plateaux et les nouvelles forces oromo, intégrées à l’appareil de l’État depuis les générations précédentes.

L’épisode de sa liaison avec Melmal Iyasu révèle donc un trait fondamental de Mentewab : sa capacité à mêler émotion, stratégie, et ambition dynastique dans une logique de pouvoir sans faille. Dans un empire où chaque naissance, chaque mariage pouvait recomposer les équilibres politiques, l’impératrice a su faire de sa vie privée une arme de gouvernance ; parfois au prix du scandale, mais toujours avec une redoutable clairvoyance.

Bâtir pour l’éternité

Au-delà de la politique et des intrigues de cour, Mentewab laisse une empreinte indélébile sur le paysage physique et spirituel de l’Éthiopie impériale. À l’instar des grands mécènes du passé, elle s’est affirmée comme bâtisseuse d’empire, en érigeant des monuments qui relèvent à la fois du prestige, de la foi et de l’autorité symbolique. Par ces œuvres, elle ancre son règne dans la pierre, dans la liturgie et dans l’imaginaire collectif.

Son œuvre la plus emblématique demeure sans doute la construction du palais et de l’église de Qusquam, dans les hauteurs boisées aux abords de Gondar. Ce site, nommé en référence au lieu d’exil de la Sainte Famille en Égypte, n’est pas anodin : il relie Mentewab à une tradition chrétienne ancienne, en positionnant son sanctuaire sous la protection directe de la Vierge Marie. Cette dévotion mariale, très ancrée dans la spiritualité éthiopienne, confère à l’impératrice une forme d’aura sacrée qui complète son autorité terrestre.

Le complexe de Qusquam comprend non seulement une église richement décorée mais aussi un palais résidentiel, qui devient sa retraite favorite. Ce double espace (religieux et domestique) reflète une vision cohérente du pouvoir féminin : une autorité à la fois contemplative et gouvernante. Loin d’être un simple lieu de prière, Qusquam est aussi un centre d’influence culturelle, intellectuelle et politique. En choisissant de s’y établir à la fin de sa vie, Mentewab en fait un lieu de mémoire et de recueillement impérial.

Mais son œuvre architecturale ne s’arrête pas là. À Gondar, la capitale impériale, elle fait édifier son propre château dans l’enceinte royale de Fasil Ghebbi, à côté de ceux de ses prédécesseurs. Par cette initiative, elle s’inscrit dans la lignée des souverains bâtisseurs, et affirme une présence féminine dans un espace historiquement masculin. Elle y fait également construire une salle de banquet monumentale, lieu de réception et de diplomatie, où les fastes du pouvoir se déploient sous sa direction.

Ces constructions traduisent une vision du pouvoir fondée sur la pérennité. Mentewab cherche non seulement à gouverner, mais à inscrire son règne dans la durée, dans la pierre, dans le rituel. Chaque édifice est un message adressé aux générations futures : celui d’une souveraine qui a su conjuguer grandeur spirituelle et autorité temporelle.

Dans une Éthiopie où le sacré structure le politique, où les sanctuaires rivalisent de magnificence pour célébrer l’union entre Dieu et le trône, Mentewab a su comprendre que bâtir, c’était aussi régner. Ses œuvres marquent l’apogée d’un art chrétien éthiopien, nourri d’icônes, de fresques et de symboles mystiques ; un art au service du pouvoir, mais aussi de la foi.

Cour divisée, empire fracturé

Le pouvoir de Mentewab, si solide pendant près de trois décennies, va progressivement vaciller à la mort de son fils Iyasu II en 1755. Avec l’accession de son petit-fils Iyoas Ier, âgé de seulement sept ans, une nouvelle dynamique s’installe au sein de la cour : celle d’un affrontement larvé, puis ouvert, entre deux figures féminines ; Mentewab, la régente expérimentée, et Wubit (ou Welete Bersabe), la mère du nouvel empereur, issue de la noblesse oromo.

Ce conflit, souvent résumé à une rivalité de belles-filles, révèle en réalité une lutte de pouvoir aux racines ethniques, politiques et idéologiques profondes. Mentewab, incarnant la tradition chrétienne des hauts plateaux, défend une vision centralisatrice et solomonide de l’État. Wubit, quant à elle, s’appuie sur les réseaux oromo, de plus en plus influents dans l’armée et l’administration, et réclame légitimement son rôle de reine-mère, à l’image de ce qu’avait été Mentewab elle-même auparavant.

Face à cette impasse, Mentewab prend une décision capitale : elle convoque ses parents et alliés de Qwara à Gondar, faisant entrer dans la capitale une force militaire destinée à l’imposer comme tutrice du jeune empereur. Wubit, de son côté, riposte en appelant ses puissants parents oromo. La ville devient une poudrière, menaçant d’imploser sous la pression de deux blocs prêts à en découdre.

Pour éviter le bain de sang, Mentewab fait appel à une figure montante du nord, le célèbre Ras Mikael Sehul, gouverneur du Tigré et homme de guerre redouté. Ce dernier accepte de jouer le rôle de médiateur, mais Mentewab sous-estime son ambition. Une fois installé à Gondar, Mikael se saisit de la situation pour s’imposer comme l’arbitre suprême du pouvoir. Il marginalise Mentewab, met Wubit de côté, et finit par faire assassiner l’empereur Iyoas Ier par strangulation, une exécution politique aussi brutale qu’inédite.

Ce meurtre plonge Mentewab dans une détresse profonde. Elle, qui avait consacré sa vie à asseoir une dynastie, voit son petit-fils trahi, exécuté par celui qu’elle avait elle-même introduit à la cour. Pire encore : Mikael Sehul consolide son autorité en épousant Woizero Aster, fille de Mentewab, liant ainsi son crime à la famille royale par le biais d’un nouveau mariage politique.

Brisée, Mentewab se retire définitivement de la vie publique. Elle se réfugie dans son sanctuaire de Qusquam, où elle fait inhumer Iyoas aux côtés de son fils Iyasu II. Là, dans la solitude d’une retraite pieuse, elle vit ses dernières années en silence, dans une forme de pénitence et de deuil. Elle ne remettra plus jamais les pieds à Gondar.

Ce retrait n’est pas seulement une fuite : c’est un acte de désaveu, une dénonciation silencieuse du pouvoir devenu violence. Mentewab, qui avait su jouer des alliances et des conflits, se heurte finalement à une réalité plus crue : l’échec de sa stratégie dynastique, prise en tenaille entre ambition masculine et fragmentation ethnique. La fin de son règne annonce le crépuscule d’un âge d’or impérial, bientôt remplacé par une période de turbulences où les grandes maisons rivales imposeront leurs lois.

Solitude d’une reine déchue

Après des décennies passées au cœur du pouvoir impérial, Mentewab choisit de s’effacer dans un silence lourd de signification. Sa retraite à Qusquam, loin des intrigues de la cour de Gondar, n’est pas qu’un simple isolement : c’est une forme d’exil volontaire, un geste de renoncement et peut-être aussi de désillusion. Dans ce sanctuaire qu’elle avait elle-même fondé, elle vit entourée de moines, de serviteurs fidèles et de souvenirs — mais privée de toute influence réelle sur l’État.

Elle passe ses dernières années à honorer la mémoire de ses défunts, notamment son fils Iyasu II et son petit-fils Iyoas Ier, enterrés près d’elle. La triple sépulture de Qusquam, rassemblant mère, fils et petit-fils, forme un panthéon silencieux, un témoignage poignant de sa lignée brisée. C’est dans cette solitude, entre prière et méditation, que Mentewab s’éteint le 27 juin 1773, à l’âge de 66 ou 67 ans.

Mais si sa vie publique s’est terminée dans le recueillement, son héritage ne s’est pas effacé. Mentewab demeure l’une des rares femmes de l’histoire éthiopienne à avoir exercé un pouvoir aussi large et aussi longtemps. À la fois régente, stratège, bâtisseuse et matriarche, elle incarne une forme rare de pouvoir féminin sacralisé, encore inégalé dans les annales impériales. Par ses constructions, ses décisions politiques, ses alliances dynastiques, elle a modelé l’Éthiopie du XVIIIe siècle bien au-delà de son règne effectif.

Son souvenir reste vivant dans la mémoire populaire et ecclésiastique. Le site de Qusquam, avec ses fresques, ses icônes et ses archives religieuses, continue de rappeler la grandeur d’une souveraine à la fois pieuse et redoutable. Les historiens la reconnaissent comme une figure ambivalente : autant vénérée pour sa vision politique que critiquée pour ses intrigues et ses échecs. Certains voient en elle une souveraine tragique, victime d’un monde masculin brutal ; d’autres, une manipulatrice géniale, rattrapée par ses propres réseaux de pouvoir.

Son nom reste associé à la grandeur de Gondar, à l’architecture sacrée, à la foi mariale, mais aussi à la violence des successions et à la fragmentation du royaume. En cela, Mentewab incarne à la fois l’apogée et le déclin d’une époque impériale où le trône se voulait l’écho terrestre de la lumière divine.

Entre lumière et tragédie, le legs d’une impératrice hors norme

L’histoire de Mentewab est celle d’une femme qui a su s’inscrire dans les interstices du pouvoir impérial, dans un monde façonné par les hommes, les lignées et les liturgies. Régente affirmée, co-souveraine sacrée, bâtisseuse mystique et stratège dynastique, elle a repoussé les limites traditionnellement assignées aux femmes dans la hiérarchie impériale éthiopienne. À travers son parcours, elle devient un miroir des tensions de son époque : entre tradition et réforme, entre pouvoir central et régionalismes, entre sacré et manœuvres politiques.

Elle représente ainsi une figure rare de pouvoir féminin en Afrique précoloniale, qu’on pourrait comparer à des souveraines comme Nzinga du Ndongo ou Amina de Zaria. Mais là où ces dernières ont mené des guerres de conquête, Mentewab a exercé une forme de pouvoir subtile, imbriquée, souvent indirecte, basée sur la diplomatie, la maternité impériale et l’architecture du sacré. Elle a gouverné sans porter d’épée, mais non sans livrer bataille ; bataille contre les hommes, contre les usages, contre l’usure du pouvoir.

Son rôle dans l’architecture sacrée, notamment à Gondar et à Qusquam, montre combien elle comprenait l’importance de l’imaginaire religieux dans la consolidation du pouvoir. Les bâtiments qu’elle laisse ne sont pas de simples monuments : ils sont des gestes théologiques et politiques, des déclarations de foi autant que des affirmations d’autorité.

Mais elle est aussi une figure de tragédie. Les ambitions qu’elle a nourries pour sa lignée (à travers ses enfants et petits-enfants) ont été brutalement anéanties. L’assassinat de son petit-fils par l’homme qu’elle avait elle-même appelé à la cour scelle le paradoxe de son héritage : ceux qu’elle élève deviennent parfois ceux qui la détruisent.

Au terme de cette analyse, il apparaît que Mentewab est bien plus qu’une simple impératrice consort. Elle est l’un des pivots du pouvoir éthiopien au XVIIIe siècle, à la croisée des sphères politique, religieuse, et architecturale. Par sa capacité à incarner le pouvoir sous des formes multiples (visibles et invisibles, formelles et symboliques), elle nous oblige à reconsidérer la place des femmes dans les monarchies africaines et les modalités complexes de l’autorité pré-coloniale.

Mentewab n’a pas seulement vécu l’histoire : elle l’a façonnée ; et parfois, au prix fort, elle en a payé le prix.

Sources

Ironheart : Quand Ryan Coogler mêle magie, génie et tragédie noire dans l’univers Marvel

Depuis Fruitvale Station, Ryan Coogler n’a jamais cessé de raconter le réel à travers des figures noires en mouvement. Que ce soit avec Creed, Black Panther ou Sinner, il filme la douleur, la mémoire et l’héritage avec une sensibilité qui transcende le genre. Avec Ironheart, sa première incursion série au sein du Marvel Cinematic Universe (MCU) et BP, Coogler étend son empreinte narrative en jonglant avec deux univers noirs à la fois singuliers et contrastés : le Wakanda idéalisé et un Chicago bien réel, marqué par ses blessures.

Riri Williams, celle qui n’était pas Stark

Ironheart, Riri Williams en plein chantier
Ironheart/Riri Williams (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Dans cette nouvelle série centrée sur notre Riri Williams, jeune génie afro-américaine du South Side de Chicago, on retrouve la patte Coogler : une maîtrise du rythme, une esthétique ancrée dans l’intime, et surtout une volonté de faire dialoguer les luttes contemporaines avec les figures mythologiques modernes. Riri, dans ses doutes comme dans ses fulgurances, incarne à la fois l’hommage à Tony Stark et la rupture totale avec son modèle. Inspirée par le milliardaire repenti, elle construit elle-même son armure – mais ne vient ni d’un laboratoire Stark, ni d’un monde protégé par des milliards. Elle vient de la rue. D’un quartier. D’un vécu.

Ryan Coogler ne cherche pas à édulcorer Chicago : la ville est montrée dans toute sa complexité. La violence des gangs, la pression des proches, l’absence de perspectives… Rien n’est caché. Pourtant, jamais cette violence ne devient spectaculaire ou gratuite. Elle est traitée comme dans les comics originaux de Riri Williams, où chaque pas en avant semble pouvoir être englouti par un drame. Elle est une Peter Parker plus exposée aux mauvaises tentations. Chez elle, la chute est possible. L’échec est un horizon réaliste.

Riri Williams/Ironheart (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo courtesy of Marvel. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

La magie noire dans un univers scientifique

À ce Chicago sombre, la série juxtapose une autre tonalité : celle de la magie. Car Ironheart n’est pas qu’une série urbaine. C’est aussi une passerelle entre science et surnaturel. En cela, elle s’insère subtilement dans la nouvelle phase du MCU, marquant des liens inattendus avec les Eternals, Agatha All Along ou WandaVision.

Coogler réussit l’exploit de faire cohabiter une réalité sociale dure avec l’irruption du fantastique. Et comme dans Sinner, où la magie était explorée sous l’angle des traditions afro-américaines, il injecte ici une touche culturelle forte. Les symboles, les croyances, les pratiques ancestrales sont là. Pas comme folklore, mais comme mémoire vivante. C’est toute la richesse des cultures noires qui se fraye un chemin entre les explosions et les portails interdimensionnels.

Ironheart/Riri Williams (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Le fait que la série soit développée sous le label Marvel Television n’enlève rien à sa connexion au MCU. Bien au contraire. Riri apparaît après Black Panther: Wakanda Forever, et ses liens avec l’héritage technologique du Wakanda sont évidents. Mais là où Shuri représente une science royale, Riri est l’archétype du self-made genius. Là où l’une est protégée par une nation invisible, l’autre doit survivre dans un environnement hostile. Et c’est cette dualité, entre Wakanda et Chicago, que Ryan Coogler orchestre avec finesse.

La fille à « L’Ironheart »

La série se veut origin story. C’est une réflexion sur ce que signifie « hériter » dans un monde qui ne vous laisse pas de place. Hériter d’une idée (Iron Man), d’un territoire (Chicago), d’une histoire (celle des Noirs d’Amérique) et d’un avenir incertain. Coogler y signe une série vibrante, qui tente le pari d’honorer l’univers Marvel tout en le confrontant à des réalités bien trop souvent laissées à la marge.

On s’attarde aussi sur les racines, les liens, les blessures qui façonnent sa personnalité. On découvre davantage sa mère, Ronnie Williams, figure maternelle forte mais vulnérable, qui tente de maintenir un semblant de normalité dans un environnement chaotique. On retrouve aussi Xavier Washington, ami d’enfance et témoin de ses premières inventions, dont le destin est intimement lié à celui de Riri.

(L-R): John (Manny Montana) and Parker Robinson/The Hood (Anthony Ramos) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Et de nouveaux personnages comme Parker Robbins, aka The Hood, viennent complexifier son monde. Robbins, entre magie noire et morale trouble, représente une autre facette de la survie à Chicago : celle qui flirte avec les ténèbres pour s’en sortir. Tous ces visages participent à ancrer Riri dans un tissu humain dense

Avec Ironheart, l’univers Marvel gagne une héroïne brillante, contradictoire, dangereusement jeune et humaine. Et surtout, il gagne à nouveau la voix de Ryan Coogler, ce cinéaste pour qui être noir n’est pas un sujet : c’est un prisme, un langage, une respiration.

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 

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De Tout Simplement Noir à Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule les codes du cinéma français avec humour, vision et engagement. Derrière sa comédie spatiale inédite, se cache un message puissant sur l’unité africaine, la mémoire noire et l’imaginaire futuriste. Portrait d’un artiste qui ne veut pas seulement faire rire ; mais faire réfléchir. 

Il marche seul sur un sol rocailleux, combinaison spatiale sur le dos, le regard tendu vers une planète inconnue. Dans Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi n’incarne pas seulement un astronaute improbable ; il incarne aussi une idée, un vertige, une nécessité : celle de projeter l’Afrique dans le futur, autrement que par la marge ou le fantasme. Après avoir secoué les écrans avec Tout Simplement Noir, le réalisateur, comédien et scénariste revient avec un objet filmique inclassable : une comédie de science-fiction panafricaine, tissée d’humour, de mémoire, de clins d’œil politiques et de fractures collectives. 

À la croisée de l’absurde et de l’utopie, Zadi imagine une mission spatiale dirigée par l’Union africaine et la diaspora, embarquant un équipage haut en couleurs dans une odyssée censée sauver l’Afrique d’un effondrement terrestre. Mais l’ennemi n’est pas l’hostilité de l’espace : c’est la difficulté à faire corps, à dépasser les identités, à s’écouter. 
« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie sauver l’Afrique », résume Zadi avec une ironie désarmante. Derrière la blague, une lucidité sans détour. 

Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule à nouveau les genres, les cadres et les récits imposés. Il injecte dans le cinéma français une vision afro-centrée du futur, aussi poétique que politique, où la mémoire noire dialogue avec les étoiles. Ce portrait retrace son parcours, ses intentions, et les visages qui gravitent autour de son univers, de Fary à Lous and the Yakuza, en passant par les créateurs de l’esthétique unique du film. 

Une voix libre dans le paysage audiovisuel français

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Jean-Pascal Zadi n’a jamais vraiment attendu qu’on lui tende un micro. Il l’a fabriqué lui-même. Avant de remplir les salles obscures, il a rempli les rues, les plateaux télé, les réseaux, avec une arme simple mais tranchante : l’humour comme levier d’insubordination. Avec Tout Simplement Noir, sorti en 2020, il dynamitait les postures et les clichés sur l’identité noire en France, en jouant son propre rôle dans une quête absurde de mobilisation militante ; une parade comique sur fond de vrai malaise social. Ce premier long-métrage, salué autant pour sa forme que pour sa franchise, révélait un acteur-réalisateur capable de rire de lui-même tout en mettant le système face à ses contradictions

Zadi est de ces artistes qui dérangent sans jamais chercher le clash. Ni provocateur de métier, ni militant figé, il avance à la frontière entre la farce et la lucidité. Son cinéma s’inscrit dans une tradition de satire politique où le rire devient un outil de déconstruction. Et si ses personnages sont souvent marginaux, ridicules, paumés, c’est qu’il s’y projette lui-même ; avec tendresse. 
« Moi je veux parler à tout le monde, mais je parle d’abord aux miens », confiait-il dans une interview. Une formule qui résume bien l’ambivalence de sa démarche : faire du cinéma noir en France, sans en faire un ghetto ni un slogan. Raconter le monde depuis la marge, sans y rester enfermé. 

Avec Le Grand Déplacement, Zadi change de décor, mais pas de cap : il garde cette mêlée de comédie, de conscience et d’introspection collective, en l’installant… dans l’espace. 

Le Grand Déplacement : de la blague à l’odyssée politique

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Tout a commencé par une phrase, entendue dans un documentaire sur les missions interstellaires : 

« Le seul facteur qu’on ne peut pas maîtriser dans l’espace, c’est l’humain. » 

Jean-Pascal Zadi n’a rien oublié de cette déclaration. Il y a vu le point de départ d’un film. Mieux : d’une fable. Et comme souvent chez lui, l’absurde est venu d’abord. 

« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie pour sauver l’Afrique. » 

La formule, drôle en apparence, cache une idée puissante : et si l’unité africaine, tant rêvée, se jouait non pas sur Terre… mais au cœur d’un vaisseau spatial ? 

Dans Le Grand Déplacement, l’Union africaine et la diaspora lancent une mission pour explorer une planète lointaine, Nardal, censée devenir le refuge des Africains si la Terre devenait inhabitable. Mais ce qui menace la mission, ce n’est ni le vide sidéral, ni les astéroïdes. C’est la défiance, les incompréhensions, les micro-conflits hérités d’une Histoire trop fracturée. Ce huis clos cosmique devient alors le théâtre de nos paradoxes collectifs : panafricanisme de façade, divisions internes, méfiance entre les origines, conflits de représentation. 

Zadi n’épargne personne, à commencer par lui-même. Il joue Pierre Blé, un Français d’origine ivoirienne, propulsé dans la mission sans conviction ni bagage militant. 

« Il n’a rien demandé. Il est là parce qu’il est noir. » 

Ce personnage, à la fois candide et maladroit, devient le révélateur de tous les tiraillements identitaires qui composent l’équipage : croyance, déracinement, spiritualité, écologie, transmission. L’espace devient un miroir grossissant de nos contradictions. 

Car derrière les blagues, le film frappe fort. Il parle de la difficulté à coexister même quand le but est noble. Il pose la question qui hante tout projet d’union africaine : 
Et si on échouait non pas à cause des ennemis extérieurs… mais à cause de nous-mêmes ? 

Zadi livre ainsi un conte spatial afro-futuriste qui refuse l’utopie naïve. Son humour ne vient pas gommer les tensions ; il les expose, les cisèle, les pousse à l’extrême. Il transforme la science-fiction en satire, et le vaisseau en maquette de l’Afrique contemporaine : belle, fragile, complexe, tiraillée entre héritage et avenir. 

Un casting comme déclaration d’intention

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

On ne choisit pas un équipage spatial par hasard. Jean-Pascal Zadi, lui, compose une équipe comme on écrit une fable : chaque personnage incarne un pan du monde noir. Un Algérien mystique (Reda Kateb), une ingénieure afro-féministe (Fadily Camara), une médecin burkinabè intuitive (Lous and the Yakuza), un métis en quête de repères (Fary), une commandante ultra-connectée (Déborah Lukumuena), une sage combative (Claudia Tagbo)… Chacun a ses fissures, ses obsessions, ses croyances. Mais tous sont liés par une chose : ils portent en eux des identités afro-descendantes fracturées mais interconnectées.

Zadi ne cast pas des rôles. Il bâtit une constellation diasporique. En réunissant des figures issues de l’humour, du rap, de la scène, du cinéma engagé, il brouille les frontières entre acteur, individu, héritage et message.

Fary, par exemple, incarne Frantz Dubois ; un nom clin d’œil évident à Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois. Un personnage métis, tiraillé entre des idéaux panafricains et un sentiment d’exclusion : « Vous voulez sauver l’Afrique, mais je n’y suis jamais allé. » Cette réplique résonne comme un uppercut générationnel. Le métissage n’y est ni valorisé ni effacé, mais interrogé.

À ses côtés, Lous and the Yakuza impressionne par sa présence. Elle incarne Wangari Tamai, une jeune médecin burkinabè, brillante, discrète et lucide. Silencieuse mais toujours à l’écoute, elle incarne l’intuition et l’éthique au cœur du chaos. Pour sa toute première apparition au cinéma, elle joue un rôle d’équilibre, de soin, de veille ; un contrepoint fascinant à l’agitation du groupe.

Et puis il y a Reda Kateb, en Abdel Souya, Algérien croyant et idéaliste, pris dans un dilemme spirituel en apesanteur :

« Si on ne voit plus la Mecque, est-ce qu’on continue à prier ? »

Le film ose poser des questions existentielles, sans jamais caricaturer. Zadi ne se moque pas des croyances : il se moque des incompréhensions qu’elles suscitent.

Ce casting, c’est une carte de la diaspora projetée dans l’espace. Une réponse cinématographique à l’éparpillement post-colonial. Une tentative d’assemblage, fragile et puissante, où chacun est à la fois acteur et miroir.

Tournage en Côte d’Ivoire : l’Afrique réelle, pas fantasmée

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Dans les films occidentaux, l’Afrique est souvent floue. Réduite à une savane, une guerre ou un village poussiéreux. Pour Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi a voulu renverser le regard

« Je ne voulais pas inventer un faux pays africain comme dans certaines comédies. Je voulais montrer une Afrique réelle, architecturée, moderne, inspirante », explique-t-il. Résultat : 85 % du film a été tourné en Côte d’Ivoire, principalement à Yamoussoukro, capitale politique du pays et joyau d’urbanisme post-indépendance. 

C’est là, dans les bâtiments brutalistes de la Fondation Félix Houphouët-Boigny (d’immenses blocs de béton mêlant monumentalité et symbolisme) que le centre spatial fictif du film a pris forme. 

Cette architecture, héritée des années 1970-80, n’a rien à envier à celle des fictions de science-fiction occidentale. Elle offre un décor futuriste sans CGI, sans fard, enraciné dans le réel africain. 

Mais Zadi ne s’est pas arrêté au décor. Il a voulu injecter la culture dogon dans la chair même du film. Cette cosmogonie malienne, fascinante par sa complexité, irrigue l’esthétique visuelle du vaisseau. 

Maamar Ech-Cheikh, chef décorateur, raconte :

« Jean-Pascal voulait que l’on retrouve de l’écriture dogon sur les murs du vaisseau. Pas juste des clins d’œil. De vrais symboles sculptés. » 

Quant aux costumes, conçus par Maïra Ramedhan Levi, ils mélangent textures futuristes et références textiles panafricaines : teintes cuivrées, tissages inspirés du Faso Dan Fani, silhouettes asymétriques évoquant des armures rituelles. « On a cousu l’afro-futurisme dans chaque fibre des combinaisons », résume-t-elle. Un travail d’orfèvre qui ancre le récit dans un imaginaire noir décolonisé, loin des standards froids et technologiques de la SF classique. 

Le tournage en Afrique n’était pas un décor. C’était un choix politique, esthétique, symbolique. Zadi l’assume comme tel. 

« Mon père a fait de la figuration dans le film. Tourner ici, c’était comme faire un cadeau à ma famille, à mon histoire. » 

Un réalisateur engagé, mais pas donneur de leçon 

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Jean-Pascal Zadi n’est ni prêcheur ni théoricien. Il ne cite pas Frantz Fanon à chaque phrase, mais glisse son nom dans le personnage de Frantz Dubois. Il ne brandit pas de slogans, mais fait dialoguer des archétypes de la diaspora autour d’un cockpit spatial. Son engagement passe par la forme, le ton, le casting, le regard. Pas par la morale. 

C’est peut-être ce qui rend Le Grand Déplacement si particulier : il est profondément politique sans jamais être pesant. Le film parle d’unité africaine, de mémoire noire, d’identité diasporique, mais aussi de communication, d’égo, de foi, de langue, d’imperfection. 

« On croit que nos grands projets échouent à cause de l’extérieur. Mais souvent, c’est juste parce qu’on ne sait pas se parler », confie Zadi. C’est là que réside l’intelligence du film : il ne cherche pas des coupables, il interroge les mécanismes. 

Son humour (à la fois absurde, doux-amer et frontal) devient un outil de dévoilement. Il ne ridiculise pas les personnages. Il met en lumière leur complexité, leurs contradictions, leur humanité. Dans le vaisseau de Le Grand Déplacement, on débat, on s’écharpe, on doute… mais on tente, malgré tout, d’avancer ensemble. Et c’est peut-être ça, le vrai message. 

« Le vrai Grand Déplacement, il est mental », dit Zadi. « Avant de vouloir quitter la Terre, il faudrait peut-être apprendre à habiter ensemble. » 

C’est une punchline, mais aussi une philosophie.

Avec ce film, Zadi ne cherche pas à jouer les sauveurs, mais à ouvrir un espace de réflexion, d’imagination et de réconciliation. Un cinéma où le rire soulage, mais n’efface rien. Où la science-fiction devient prétexte à regarder nos réalités en face. Et où l’Afrique, pour une fois, n’est pas une victime du monde ; mais une actrice du futur. 

Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi propulse le cinéma noir francophone dans une autre dimension. Pas seulement parce qu’il ose la science-fiction dans un décor panafricain, mais parce qu’il le fait sans renier ses obsessions : la mémoire, la transmission, l’humour comme arme douce, et le refus des cases. 

Ce film n’est pas une leçon. C’est une invitation. 
À nous déplacer. Mentalement, collectivement, culturellement. 
À repenser ce que pourrait être une Afrique unie, en tension mais en mouvement. 
À imaginer des futurs où les récits noirs ne sont plus des ajouts… mais des fondations. 

Zadi ne cherche pas à donner des réponses. Il pose les bonnes questions ; celles qu’on évite souvent. Et il les pose depuis un vaisseau cuivré, chargé de croyances, de failles et d’espoir. 
Un peu comme l’Afrique elle-même.

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Les 21 et 22 juin 2025, la Natural Hair Academy investit le Paris Expo Porte de Versailles pour une édition historique. Devenue en treize ans le plus grand événement afro-européen dédié à la beauté, à l’empowerment et à la culture noire, la NHA revient avec une programmation foisonnante : conférences, concours de coiffure, concerts, village kids, food, et espaces bien-être. Retour sur le parcours hors norme de ce rendez-vous devenu culte, symbole de fierté capillaire et de puissance communautaire.

Aux origines de la NHA : l’audace d’une fondatrice visionnaire

Lancée en 2012 par la Guadeloupéenne Gwladys Mandin (accompagnée de son frère Didier), la Natural Hair Academy (NHA) est née d’une ambition claire : encourager les femmes noires et métissées de France à embrasser la beauté de leurs cheveux au naturel. Dès sa première édition, l’événement réunit 200 participantes autour de 3 exposants pionniers, posant les bases d’un rendez-vous inédit dédié au mouvement du retour au cheveu naturel.

À l’époque, peu d’espaces célébraient ainsi le cheveu crépu ou frisé sans artifices, et la fondatrice entendait combler ce manque en créant un lieu de partage, d’éducation et de fierté capillaire. Les objectifs initiaux (valoriser la texture naturelle et reconnecter les femmes à leur identité capillaire) étaient novateurs dans le paysage français, s’inscrivant dans la vague internationale du “nappy” movement (de natural and happy).

Treize ans plus tard, la vision de départ s’est épanouie bien au-delà des espérances, faisant de la NHA bien plus qu’un simple salon de coiffure.

Records, croissance et invités d’exception

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Le chemin parcouru depuis 2012 force le respect. De sa modeste audience initiale, la NHA est devenue le plus grand événement grand public pour les femmes noires et métissées en Europe, attirant un public toujours plus nombreux et diversifié. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : après avoir franchi le cap des 4 500 visiteurs en 2016, la fréquentation a explosé pour dépasser les 10 000 participantes en 2022, venues de France, d’Europe et d’outre-Atlantique.

Cet engouement s’est accompagné d’une envolée du nombre d’exposants professionnels, passés de seulement 3 au lancement à plus de 200 marques présentes en 2024, un record historique. À ce titre, la NHA s’impose désormais comme “le” rendez-vous incontournable de la beauté noire et métissée sur le Vieux Continent.

Au fil des éditions, la NHA a su convier des personnalités de premier plan qui incarnent la diversité et la réussite afro. Qu’il s’agisse de stars internationales (l’actrice américaine Teyonah Parris (Mad Men, Dear White People) en 2016, la journaliste militante Michaela Angela Davis ou la chanteuse AYO) ou de figures emblématiques de la scène afro-française comme l’actrice Aïssa Maïga, leur présence a marqué les esprits. En 2016, la visite surprise de Christiane Taubira, ex-Garde des Sceaux, a symbolisé l’écho sociétal de l’événement bien au-delà du monde de la beauté.

La NHA attire aussi les influenceuses et créatrices de tendances : des YouTubeuses et blogueuses renommées (telles que MoKnowsHair ou BlackBeautyBag) y animent des ateliers, tandis que des entrepreneures à succès comme Kelly Massol (fondatrice de la marque française Les Secrets de Loly) partagent leurs parcours. Comme le souligne l’organisation, la NHA est devenue « the go-to event » pour les femmes noires et métisses : une plateforme où convergent célébrités, experts et public passionné, dans une ambiance à la fois glamour et authentique.

L’évolution du public est frappante : initialement composé de jeunes femmes “nappy”pionnières, il s’est élargi aux familles, aux hommes curieux et à toutes les générations de la diaspora. Des visiteurs de toute l’Europe (Belgique, Espagne, Suisse et au-delà) font le déplacement, témoignant du rayonnement international atteint par la NHA.

Après une interruption forcée de deux ans due à la pandémie, le retour en 2022 a confirmé cet engouement intact : l’édition anniversaire des 10 ans au Parc Floral de Paris a fait le plein, rassemblant plus de 100 exposants et des milliers de participants locaux et internationaux dans une atmosphère survoltée. La success story de la NHA, c’est donc celle d’une croissance exponentielle, portée par une communauté fidèle et avide de se retrouver.

Une portée culturelle et sociale majeure pour la communauté afro-européenne

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Si la NHA est un événement festif, son importance dépasse largement le cadre de la beauté. En une décennie, elle s’est imposée comme un lieu d’affirmation identitaire, de transmission culturelle et d’empowerment pour les Afro-descendants de France et d’Europe. Là où jadis le cheveu crépu était stigmatisé ou méconnu, il est ici célébré comme une couronne, symbole de fierté et de liberté.

Chaque édition offre des panels inspirants sur l’estime de soi, l’entrepreneuriat au féminin ou la réussite professionnelle, contribuant à changer le regard sur les talents et la beauté noires. « Les thèmes abordés vont de la coiffure à la nutrition, mais aussi de l’affirmation de soi à la réussite professionnelle » soulignait un reportage lors de la 5ᵉ édition. En donnant la parole à des modèles de réussite et à des voix engagées, la NHA favorise une prise de conscience collective : il s’agit autant d’aimer ses cheveux que de s’aimer soi-même, dans toute son identité.

Sur place, le sentiment qui règne est celui d’une sororité puissante et bienveillante. « Convivialité » et « sororité », ce sont les deux mots qui reviennent chez les habitués pour décrire l’atmosphère unique du salon. Des femmes de tous horizons (Antillaises, Africaines, Afro-Européennes, Afro-Américaines) s’y rencontrent et réalisent qu’elles partagent bien des expériences communes. Comme le résume une participante martiniquaise, si elle devait définir la NHA en un mot, ce serait « sororité ».

Le concept africain d’Ubuntu (« je suis parce que nous sommes ») semble planer sur ces journées : chacun s’y sent partie prenante d’une communauté solidaire. La NHA a ainsi su créer un espace safe et inclusif, où l’on peut échanger sans tabou sur des sujets allant des routines capillaires à la représentation dans les médias, en passant par la lutte contre le colorisme ou les discriminations. En célébrant la beauté noire sous toutes ses formes, cet événement contribue au rééquilibrage des canons esthétiques et à l’affirmation d’une identité afro-fiére dans la sphère publique.

Il joue également un rôle de transmission intergénérationnelle : les mères y viennent avec leurs filles, partageant astuces et traditions, tandis que les aînées témoignent de leurs parcours vers l’acceptation de soi.

En bref, la NHA est devenue un véritable phare culturel afro-français, un rendez-vous où se construit une mémoire collective positive autour du cheveu naturel et de l’héritage afro-caribéen. Et son influence s’étend désormais à l’échelle européenne, participant à l’essor d’une conscience panafricaine dans la diaspora.

NHA 2025 : une édition riche en nouveautés et moments forts

Plus d’une décennie après sa création, la Natural Hair Academy continue de se réinventer et promet pour 2025 une édition mémorable placée sous le signe de la nouveauté. Les 21 et 22 juin prochains, l’événement investit pour la première fois le prestigieux Paris Expo Porte de Versailles (Pavillon 6), un écrin plus grand et moderne à la mesure de ses ambitions. Cette montée en gamme du lieu témoigne de l’ampleur prise par la NHA, désormais prête à accueillir son plus vaste public à ce jour. « Prêt·e·s pour la plus grande NHA ever ? » annonce d’ailleurs avec enthousiasme l’organisation.

Pour cette édition 2025, le programme s’annonce foisonnant et pensé pour toute la famille. Tout d’abord, la NHA inaugure plusieurs initiatives inédites. La plus spectaculaire est sans doute le lancement des NHACUTS®première compétition internationale de coiffure afro-texturée en live : pendant deux jours, coiffeuses, coiffeurs et barbiers vont s’affronter amicalement à coups de peignes et ciseaux, sous le regard d’un jury d’exception, pour sublimer locks, afros et dégradés. Soutenu par la marque Design Essentials, ce concours mettra en lumière l’art capillaire afro et offrira au vainqueur une récompense de 2 000 €.

C’est un véritable show capillaire qui attend le public, avec demi-finales et finale en direct sur la scène principale ; une grande première dans l’histoire de la NHA, signe de son engagement à faire rayonner les talents de la coiffure “texturée”. Autre nouveauté majeure : l’apparition du NHA Studio, un espace entièrement dédié aux podcasts et médias, où l’on pourra assister en live à l’enregistrement d’émissions animées par des créateurs et influenceurs afro. Imaginez-vous au cœur d’un studio éphémère, en train de voir vos podcasteurs favoris échanger sur scène : une immersion inédite dans la culture afro-digitale.

Le cœur de la programmation reste bien sûr la pléiade de conférences, d’ateliers et de tables rondes qui ont fait la réputation de la NHA. En 2025, les organisateurs promettent “encore plus de contenus” : des conférences pointues sur des thèmes variés (cheveux, peau, maquillage, bien-être, empowerment) animées par des personnalités inspirantes, et une multitude d’ateliers participatifs en petits comités.

Que vous souhaitiez un diagnostic capillaire personnalisé, apprendre à fabriquer vos cosmétiques maison, vous initier à la méditation ou créer vos propres bijoux, vous trouverez votre bonheur parmi la dizaine d’espaces thématiques. La dimension bien-être holistique sera particulièrement à l’honneur, avec des ateliers allant du self-care mental aux cours de danse afro-funk pour se défouler. Les enfants ne sont pas en reste : le village Kids s’agrandit avec des animations conçues rien que pour eux. Au menu, des spectacles de magie, des ateliers ludiques pour booster l’estime de soi des plus jeunes, de la danse, du dessin, et même un mini-concert spécialement dédié aux tout-petits.

Les ados, quant à eux, pourront assister à leur tout premier atelier de skincare afin d’apprendre à prendre soin de leur peau en douceur : une attention particulière portée à la transmission générationnelle, qui illustre l’esprit familial de la NHA. Grande nouveauté également, la thématique “Couples” fera son apparition avec trois ateliers originaux pensés pour favoriser le dialogue au sein des couples et familles ; preuve que l’amour de soi et de ses racines peut aussi se vivre et se partager à deux.

Côté festivités, la NHA 2025 compte bien faire vibrer les visiteurs. La traditionnelle NHA Party du samedi soir promet d’être encore plus folle que les années précédentes. Sur la grande scène, c’est Meryl, la révélation du dancehall francophone, qui assurera le show avec un concert exclusif pour la communauté NHA. La chanteuse martiniquaise, connue pour ses hits percutants, incarne parfaitement cette nouvelle génération fière de ses origines et de son style ; sa présence est un véritable coup d’éclat pour l’événement. Elle sera accompagnée de DJ sets enflammés (les DJ Killerz, DJ Doubi et l’artiste Boni sont annoncés pour ambiancer la soirée) afin de faire danser la foule jusqu’à la clôture.

Le dimanche, un grand carnaval afro-caribéen viendra clôturer les festivités en beauté, avec costumes, musique et défilé haut en couleur dans l’enceinte du salon. Entre-temps, le public pourra également profiter de performances artistiques continues : des démos live de coiffure, de make-up ou de double-dutch en plein cœur des allées, des défilés de mode et coiffure spectaculaires (une marque de fabrique de la NHA qui fait chaque année le tour des réseaux sociaux) ainsi qu’une comédie musicale afro-caribéenne inédite intitulée “Indépendant Queen” présentée le dimanche.

L’expérience NHA 2025 se veut enfin résolument immersive et culturelle. Un espace NHA Books fera ses débuts pour mettre en avant les auteurs coups de cœur de la communauté et proposer une librairie éphémère aux visiteurs férus de lecture. La gastronomie afro-caribéenne sera célébrée à travers un corner culinaire où des chefs partageront recettes et dégustations en live, permettant à chacun de voyager par les papilles des rives du Sénégal aux saveurs créoles des Antilles.

On annonce deux jours de show cooking et de découvertes gustatives, de quoi rappeler que l’amour du cheveu naturel s’inscrit dans un art de vivre plus global, célébrant toutes les facettes de la culture afro. Sans oublier la dose de fantaisie : un bar à paillettes gratuit attendra les visiteurs en quête d’un look festif, tandis que des stands de jeux traditionnels africains offriront des moments de convivialité inattendus. Partout, des spots “photobooth” permettront d’immortaliser son style du jour dans un décor fun ; souvenirs garantis.

Un rendez-vous à ne pas manquer

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Avec cette édition 2025, la Natural Hair Academy confirme son statut de grand festival afro-européen, alliant le sérieux d’une conférence, la folie d’un concert et la chaleur d’une réunion de famille. Plus qu’un salon de beauté, la NHA est un mouvement culturel qui, année après année, accélère la marche vers une représentation plus inclusive et valorisante des beautés noires. « Plus que jamais, la NHA est un lieu de culture, de célébration, d’apprentissage et de joie » proclament fièrement les organisateurs ; difficile de mieux résumer l’âme de cet événement. Loin des clichés, la NHA porte un message d’empowerment : celui d’une génération qui assume ses racines et inspire la suivante à en faire autant.

Les 21 et 22 juin prochains, Paris Expo Porte de Versailles deviendra ainsi la capitale européenne du cheveu naturel et de la fierté afro. Au programme : deux journées intenses de découvertes, de partages et de fête, dans une ambiance survoltée et bienveillante. Que vous soyez une “nappy” de la première heure, un aficionado de cosmétique ethnique, ou simplement curieux de vivre un moment de culture afro unique, la NHA 2025 vous tend les bras. Venez célébrer avec des milliers d’autres personnes la beauté de la diversité et repartez galvanisé·e par une bonne dose de Black & Proud.

Cette année encore, la Natural Hair Academy promet d’être plus qu’un événement : une expérience inoubliable, entre affirmation de soi, transmission et partage, à la croisée de la culture et du lifestyle. Rendez-vous les 21 et 22 juin pour vibrer au rythme de la NHA 2025 !

Sources : 

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Milicien, colonel britannique, insurgé anticolonial, prisonnier politique… Jean Kina incarne l’un des parcours les plus atypiques et méconnus de la Révolution haïtienne. Retour sur l’itinéraire complexe d’un homme qui, entre Saint-Domingue, Londres et la Martinique, a défié les récits dominants de l’Histoire coloniale.

Jean Kina, entre collaboration, résistance et oubli

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Martinique, 5 décembre 1800. À la tête d’une trentaine d’hommes armés, Jean Kina, ancien esclave devenu militaire, brandit une bannière frappée d’une inscription insolite : « La Loi Brittanique ». Le petit groupe, composé majoritairement de miliciens libres de couleur, marche silencieusement depuis Fort-Royal, s’arrêtant dans les plantations pour dénoncer les injustices subies par les Noirs et les affranchis. Aucun coup de feu, aucune effusion de sang. Juste la clameur d’une révolte muette, résolue, nourrie par l’espoir d’un droit plus juste, même si venu d’un empire colonial concurrent.

Cette scène, pourtant saisissante, n’apparaît dans aucun manuel scolaire. Son protagoniste, Jean Kina, reste une figure effacée de la mémoire historique, coincée entre les ombres plus lumineuses de Toussaint Louverture, Dessalines ou Christophe. Et pourtant, son parcours défie toutes les catégorisations : esclave devenu chef de guerre, contre-révolutionnaire puis insurgé anticolonial, agent double entre Français et Britanniques, Kina incarne la complexité des trajectoires afro-descendantes en pleine tourmente révolutionnaire.

Pourquoi cet homme, à la fois stratège de terrain et meneur politique, n’a-t-il pas trouvé sa place dans les récits dominants de la Révolution haïtienne ? Était-ce la nature ambiguë de ses alliances ? Ou le fait qu’il ait servi des intérêts opposés à ceux de l’indépendance haïtienne avant d’en partager les revendications profondes ?

Nofi propose de revisiter l’histoire de Jean Kina avec une grille de lecture décoloniale, en reconstituant les multiples couches de son engagement. Il ne s’agit pas de réhabiliter un héros, mais de redonner voix à un homme qui, dans un monde en feu, n’a jamais cessé de se battre debout.

Les débuts de Jean Kina : milicien noir au service des colons

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

À la veille de la Révolution haïtienne, Saint-Domingue est la colonie la plus lucrative de l’Empire français ; et aussi la plus explosive. Dans cette société à la hiérarchie raciale rigide, les tensions s’accumulent. Les Blancs dominent politiquement et économiquement, les libres de couleur réclament l’égalité des droits, et les esclaves, majoritaires, vivent dans une brutalité quotidienne.

C’est dans ce contexte inflammable que Jean Kina, encore esclave, entre en scène. Originaire de la région de la Grand’Anse, il est enrôlé par les planteurs blancs dans une milice d’esclaves armés, constituée pour réprimer les soulèvements des gens de couleur libres. L’ironie est amère : on mobilise les opprimés pour mater d’autres opprimés, dans un jeu de division et de manipulation typique du système colonial.

Kina n’est pas un cas isolé. Face aux révoltes de 1790-91, plusieurs milices noires sont créées pour protéger les propriétés blanches. Leur promesse implicite : des récompenses, parfois une émancipation, en échange de la fidélité. Mais dans cette équation, la loyauté n’est jamais absolue.

Pour Jean Kina, cette période marque le début d’une trajectoire stratégique : il comprend très tôt les règles du jeu colonial et s’y insère non pas par adhésion, mais par opportunisme de survie. En maniant les armes au service des maîtres, il acquiert une connaissance précieuse du terrain, des tactiques, des hommes. Il apprend aussi que dans un monde en guerre, celui qui sait manier la violence peut devenir indispensable ; donc négociable.

Loin de le figer dans la posture du « traître », cette phase révèle déjà une conscience pragmatique de la complexité politique : pour un esclave, toute action armée peut être à la fois collaboration et révolte en devenir.

De l’Empire britannique à la guerre irrégulière

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Lorsque les troupes britanniques débarquent à Saint-Domingue en 1793, leur objectif est clair : profiter du chaos révolutionnaire pour affaiblir la France républicaine et récupérer une colonie aussi précieuse que stratégique. Pour cela, ils cherchent des alliés locaux, notamment parmi les planteurs royalistes et les esclaves révoltés. Dans ce jeu d’alliances mouvantes, Jean Kina se rallie aux Anglais, qui reconnaissent rapidement en lui un atout militaire majeur.

Il est nommé colonel dans l’armée britannique, un rang exceptionnel pour un homme noir (fût-il ancien esclave) dans une armée impériale. Cette nomination n’est pas philanthropique : elle témoigne du respect pragmatique que lui vouent ses supérieurs britanniques. Kina n’est pas seulement un homme armé, c’est un chef de terrain, un connaisseur des zones forestières, un meneur d’hommes redoutable.

Contrairement aux batailles en rangs serrés à l’européenne, Kina pratique la guerre de brousse, typique des zones montagneuses et inaccessibles de Saint-Domingue. Embuscades, harcèlement, connaissance du terrain : il applique des techniques de combat issues à la fois de son vécu dans la colonie et des logiques de résistance populaire.

Cette guerre irrégulière, que les Européens méprisent d’abord, devient un cauchemar stratégique pour leurs armées traditionnelles. Elle offre à Kina une forme de supériorité, de maîtrise tactique, et surtout une autonomie rare. Sur le terrain, il n’est plus l’ancien esclave enrôlé, mais un commandant écouté, respecté, efficace.

Mais à qui sert-il vraiment ? À l’empire britannique ? À lui-même ? À l’espoir d’un renversement d’ordres injustes ? En réalité, Jean Kina incarne cette génération d’acteurs politiques noirs qui naviguent dans les interstices de deux empires en guerre, non pour les servir, mais pour s’en servir, au gré des opportunités.

Entre deux empires : complots, alliances et double-jeu

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

À la suite de l’évacuation des troupes britanniques de Saint-Domingue, Jean Kina est invité à Londres. Ce passage dans la métropole impériale est plus qu’un simple exil : c’est une reconnaissance. À Whitehall, il rencontre des fonctionnaires du gouvernement, mais aussi des planteurs français émigrés, intéressés par ses réseaux et son influence dans les colonies.

Parmi les intrigues auxquelles il est mêlé figure un épisode digne d’un roman noir : un projet, soutenu par Pierre Victor Malouet, pour enlever les fils de Toussaint Louverture, alors scolarisés en France. L’idée est claire : utiliser les enfants comme leviers de chantage politique contre leur père, devenu figure dominante de Saint-Domingue. Kina, proche du terrain, aurait été l’homme parfait pour mener cette opération. Elle échouera, mais témoigne du double-jeu permanentauquel il est associé.

Après son passage à Londres, Jean Kina est envoyé à la Martinique, colonie française alors occupée par les Britanniques. Il y épouse Félicité-Adelaïde Quimard, une femme libre de couleur ; un détail qui souligne son intégration progressive dans les réseaux créoles affranchis, souvent moteurs des mouvements politiques locaux.

Mais la Martinique n’est pas un havre de paix. En décembre 1800, Jean Kina mène une insurrection pacifique contre les autorités locales, accusées de vouloir renforcer les lois restreignant les manumissions. À la tête d’une trentaine d’hommes, il traverse les campagnes, ralliant des soutiens et protestant au nom des libres de couleur et des esclaves. Son message ? La loi britannique comme protection contre les abus blancs. Il arbore même une bannière où est inscrit : « La Loi Brittanique » ; un symbole à la fois provocateur et stratégique.

Loin d’être une émeute, ce soulèvement est une démonstration politique, un appel au respect des droits fondamentaux. Son traitement par les autorités britanniques (ni répression, ni procès, mais un exil discret) montre à quel point Jean Kina est devenu un acteur diplomatique autant qu’un rebelle.

La répression douce et l’exil pénal

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Le 6 décembre 1800, au matin, les forces britanniques et miliciennes de la Martinique, sous le commandement du colonel Frederick Maitland, encerclent les hommes de Jean Kina. Pourtant, au lieu de la répression violente que la logique coloniale rendrait attendue, Maitland fait un choix inattendu : il offre l’amnistie aux insurgés en échange de leur reddition.

Pourquoi cette clémence ? D’abord, Kina n’a pas versé de sang. Ensuite, Maitland, conscient de la légitimité des revendications des libres de couleur, redoute un embrasement généralisé si la révolte était matée dans le sang. Enfin, il connaît Kina ; ses talents, son influence, sa complexité. L’écraser, c’est potentiellement perdre un atout utile dans les futurs rapports de force coloniaux.

Kina accepte l’offre. Ses hommes déposent les armes. Pas de procès, pas d’exécution. Mais la confiance, elle, est rompue.

Plutôt que d’être jugé localement, Jean Kina est déporté à Londres, où il est incarcéré à Newgate Prison sous l’Aliens Act de 1793, une loi visant les étrangers considérés comme dangereux ou subversifs.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Avec la Paix d’Amiens (1802), qui suspend brièvement les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, Kina est libéré et retourne en France. Un espoir de liberté ? Non. Il est de nouveau emprisonné, cette fois dans un lieu hautement symbolique : le Fort de Joux, là même où est incarcéré Toussaint Louverture.

À ses côtés, son propre fils, Zamor, subit également l’enfermement. Le parallèle est frappant : deux figures noires majeures de l’insurrection caribéenne enfermées dans la même forteresse glacée du Jura. L’un est devenu héros national, l’autre reste un nom oublié.

Cette double incarcération marque le prix de l’ambiguïté politique : ni loyaliste, ni pleinement révolutionnaire, Kina est un homme que les empires préfèrent neutraliser plutôt que reconnaître.

Dernier acte : de la cellule à l’armée impériale

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

En août 1804, Jean Kina et son fils Zamor sont finalement libérés du Fort de Joux, quelques mois après la mort de Toussaint Louverture dans cette même prison. Aucun hommage, aucune reconnaissance officielle. Mais une offre : intégrer l’Armée d’Italie non comme soldats décorés, mais comme charpentiers, c’est-à-dire travailleurs manuels pour l’effort militaire napoléonien.

Cette affectation semble mineure, voire humiliante. Pourtant, elle illustre une réalité brutale : à l’heure où l’Empire français se recompose et où Haïti proclame son indépendance, les hommes comme Kina (ni totalement ralliés à l’idéologie impériale, ni assimilables aux figures héroïques de l’insurrection) sont utilisés puis relégués, souvent sans voix.

Les archives se taisent après cette dernière mention. On ne sait ni quand ni comment Jean Kina meurt. Aucune trace militaire ne documente son activité au sein de l’armée impériale. Son nom disparaît, avalé par l’Histoire.

Et pourtant, cet effacement est en soi révélateur. Il dit tout du sort réservé à ceux qui n’entrent pas dans les récits simplificateurs : les « bons » révolutionnaires d’un côté, les traîtres ou les colons de l’autre. Jean Kina n’est ni l’un ni l’autre. Il est un acteur mobile, stratégique, parfois contradictoire, mais profondément ancré dans son époque et ses luttes.

Il est aussi l’exemple d’un homme noir autonome, maniant la politique comme l’art militaire, dont la mémoire dérange les narrations linéaires. En cela, son oubli n’est pas une coïncidence : c’est un choix historique structuré par le racisme, l’impérialisme et la peur de la nuance.

Jean Kina, figure de la complexité post-esclavagiste

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

L’histoire de Jean Kina échappe aux cases. Elle dérange parce qu’elle oblige à sortir des mythes réconfortants : celui du révolutionnaire pur ou du traître servile, du héros noir inaltérable ou du suppôt de l’Empire. Elle révèle une vérité plus crue : dans le tumulte colonial, les trajectoires des Noirs insurgés sont souvent ambivalentes, stratégiques, parfois contradictoires ; mais toujours humaines.

Kina fut esclave, chef de milice, colonel britannique, conspirateur, insurgé, prisonnier, artisan. Il a négocié, résisté, cédé, tenté, reculé. Non par faiblesse, mais parce qu’il évoluait dans un monde de trahisons multiples, d’alliances instables, d’empires en guerre, de révolutions trahies. Et dans ce monde, il a tenu debout.

Réhabiliter Jean Kina, ce n’est pas simplement ajouter un nom à une fresque déjà trop longue. C’est redonner une voix à tous ces acteurs noirs de la révolution caribéenne dont les parcours ne cadraient pas avec les récits officiels. C’est affirmer que la complexité n’est pas une trahison de la cause, mais une richesse historique. C’est, surtout, rappeler que les luttes afro-descendantes ont produit bien plus que des héros glorifiés : elles ont produit des tacticiens, des penseurs, des hommes et femmes capables de naviguer au cœur des contradictions de leur temps.

En ces temps de réécriture mémorielle, Jean Kina mérite qu’on se souvienne de lui non pas malgré sa complexité, mais à cause d’elle.

Pour aller plus loin

Zoos humains : anatomie d’une déshumanisation coloniale

Du XIXe au XXe siècle, l’Europe et l’Amérique ont organisé des expositions où des femmes, des hommes et des enfants non-européens étaient mis en cage, scrutés, humiliés dans des zoos humains. Retour sur cette pratique coloniale au croisement du racisme scientifique, de l’exploitation économique et de la propagande impérialiste.

Zoos humains ou quand l’Occident exhibait les corps noirs

Publicité pour une exposition d’Égyptiens au Jardin zoologique d’acclimatation, vers 1891.

En septembre 1906, les visiteurs du zoo du Bronx à New York se pressent devant une cage inhabituelle. À côté d’un chimpanzé et d’un orang-outan, un jeune homme est assis, silencieux, vêtu d’un pagne. Il s’appelle Ota Benga. Il vient du Congo, a 23 ans, et il est exposé comme une curiosité vivante, un « chainon manquant » entre l’homme et le singe. Le directeur du zoo justifie cette scène par des prétentions scientifiques, tandis que le public ricane, s’interroge ou s’indigne. L’humiliation est totale. La déshumanisation, assumée.

Cet épisode glaçant n’est pas un cas isolé. De Paris à Osaka, d’Anvers à Saint-Louis, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exhibés dans des « zoos humains », aussi appelés expositions ethnologiques. Le principe ? Faire défiler devant les yeux occidentaux des « sauvages » venus des colonies, présentés comme des spécimens primitifs, souvent enchaînés à des stéréotypes raciaux ou culturels. Des villages entiers furent reconstitués pour mettre en scène cette prétendue « altérité radicale ». Le public venait voir, juger, comparer. Et croire, au fond, en la supériorité de l’homme blanc.

Ces pratiques ont longtemps été niées, minimisées ou effacées des mémoires collectives. Pourtant, elles ont contribué à forger un imaginaire raciste profondément ancré dans les sociétés occidentales. En déconstruisant l’histoire des zoos humains, il ne s’agit pas seulement de dénoncer un passé honteux. Il s’agit aussi de comprendre comment le regard colonial s’est construit, comment il perdure parfois sous des formes insidieuses, et comment la mémoire afrodescendante peut – et doit – se réapproprier son histoire.

À travers une enquête rigoureuse et une approche décoloniale, Nofi explore les origines, les logiques, les mises en scène et les conséquences durables des zoos humains. Parce que se souvenir, c’est aussi résister.

Genèse des expositions humaines

Longtemps avant l’institutionnalisation des zoos humains à l’ère coloniale, l’Occident avait déjà pour habitude de capturer l’exotisme. Dans le Tenochtitlan précolombien, l’empereur Moctezuma rassemblait des êtres humains aux caractéristiques atypiques (albinos, bossus, nains) dans une ménagerie censée refléter l’ordre cosmique. En Europe, les puissants de la Renaissance se livraient à des exhibitions de personnes « étrangères », comme autant de trophées vivants symbolisant leur puissance sur le monde.

Ainsi, au XVIe siècle, le cardinal Hippolyte de Médicis entretenait un cortège d’individus venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, exposés aux visiteurs de son palais à Rome. Ces pratiques mêlaient fascination, exotisation et hiérarchisation implicite. Elles posaient déjà les bases d’un regard racialisant, dans lequel la différence devenait spectacle, et l’altérité, objet de pouvoir.

Avec l’entrée dans le XIXe siècle, la curiosité se transforme en propagande. Le développement des empires coloniaux coïncide avec l’essor de l’anthropologie raciale, qui prétend classer les humains comme on classerait des espèces animales. La pseudo-science vient légitimer l’entreprise coloniale : les colonisés sont « inférieurs », donc il est justifié (sinon noble) de les civiliser de force.

Les expositions universelles deviennent alors des vitrines idéologiques. Il ne s’agit plus seulement de montrer l’Autre : il faut prouver qu’il est inférieur, bestial, paresseux, « naturellement » subalterne. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure clé de Carl Hagenbeck, marchand d’animaux devenu entrepreneur du « spectacle ethnique ». En 1874, il organise en Allemagne l’une des premières exhibitions de peuples « exotiques » : les Samis, puis les Nubiens, les Inuits, les Somaliens. Son idée ? Recréer un décor pseudo-authentique, mêlant huttes, danses, animaux sauvages et objets artisanaux, pour offrir au public européen une « expérience immersive »… de l’altérité.

Loin d’être marginales, ces initiatives connaissent un succès colossal. Les foules se pressent par millions. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques deviennent des réserves humaines à ciel ouvert. Ces mises en scène ne sont pas neutres : elles renforcent l’idée que les colonisés sont restés figés dans une époque primitive, incapables de progrès sans la tutelle de l’Europe.

Ainsi, les zoos humains ne relèvent pas seulement du spectacle. Ils sont une arme culturelle au service de la domination. Une manière de dire : « Regardez-les. Ils ont besoin de nous. »

Une mise en scène orchestrée de la hiérarchie raciale

Le zoo humain de Tervuren (1897). HP.1946.1058.1-32, collection MRAC Tervuren ; photo A. Gautier, 1897

Les zoos humains ne se contentaient pas de montrer des êtres humains : ils les inséraient dans des décors scénarisés, soigneusement conçus pour valider l’imaginaire colonial. Des « villages nègres » aux « hameaux malgaches », tout était mis en œuvre pour donner l’illusion d’une immersion. Les huttes en terre battue, les danses « tribales », les rituels improvisés n’étaient pas des démonstrations authentiques : c’étaient des performances dictées par des organisateurs occidentaux, souvent à des milliers de kilomètres de la réalité culturelle des peuples exposés.

Zoo humain : tisserand adouci du Gabon à l’Exposition universelle de 1889. Gravure dans « Le Journal de la jeunesse »

La fiction prenait le pas sur l’humain. À l’Exposition universelle de Paris en 1889, 400 personnes venues des colonies françaises furent exhibées comme attraction centrale. À Bruxelles, en 1897, un « village congolais » fut installé à côté du Palais des Colonies, décoré de palmiers, de tam-tams, et d’une rivière artificielle. Cette mise en scène visait un seul objectif : naturaliser l’idée que les Africains appartiennent à un univers sauvage, archaïque, et qu’ils doivent donc être civilisés.

Ces expositions n’étaient pas seulement des divertissements. Elles se voulaient pédagogiques ; et c’est là que le racisme se fait science. Dans ces « foires à l’humain », anthropologues, médecins, craniologues et zoologues se succédaient pour mesurer, photographier, classifier les corps. Les Noirs étaient comparés aux grands singes, les « pygmées » étaient étudiés comme des anomalies évolutives.

« La Belle Hottentote », illustration des zoos humains.

La scène est bien connue : à Paris, Saartjie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », fut exhibée nue sous prétexte scientifique, avant que son cadavre ne soit disséqué et exposé au Musée de l’Homme. Son corps, comme celui de tant d’autres femmes noires, fut réduit à un objet de fantasme racial et sexuel, entre fascination bestiale et condescendance exotique.

Les zoos humains n’étaient pas de simples bizarreries sociales : ils constituaient une industrie à part entière. Les organisateurs (forains, directeurs de zoo, administrateurs coloniaux) réalisaient d’immenses profits. À la Foire de Saint-Louis (1904), plus de 1 100 Philippins furent exposés, générant des recettes faramineuses et renforçant l’idéologie expansionniste américaine après la guerre hispano-philippine.

Le zoo humain du Retiro ( photo : Ministère de la Culture)

Le succès était tel que certains dirigeants en faisaient un levier de propagande. En Espagne, la reine régente Maria Cristina de Habsbourg installa un zoo humain permanent dans le parc du Retiro à Madrid. À Paris, la fréquentation du Jardin d’acclimatation doubla grâce aux expositions ethnographiques. Les corps racisés étaient devenus des produits de consommation culturelle, des marchandises à la fois pittoresques, rentables, et idéologiquement utiles.

L’Afrique, grande victime des zoos humains

Parmi tous les continents ciblés par les expositions ethniques, l’Afrique noire fut sans conteste la plus exploitée, la plus stigmatisée, et la plus caricaturée. Aux yeux de l’Occident impérial, elle incarnait l’archétype du « sauvage », à la fois fascinant et repoussant. Le succès colossal des « villages africains » en Europe repose sur cette représentation fantasmatique, façonnée à dessein.

À Bruxelles, en 1897, un village congolais fut aménagé à Tervuren avec plus de 250 personnes amenées depuis l’État indépendant du Congo, propriété privée du roi Léopold II. Censés représenter l’« authenticité africaine », ces hommes, femmes et enfants furent installés dans des cases sommaires, exposés au froid européen, contraints de mimer leur quotidien sous le regard des visiteurs. Au moins sept d’entre eux moururent pendant l’exposition. À Paris, en 1889, le « village nègre » attira près de 28 millions de visiteurs.

À Madrid, en 1887, l’Espagne exhiba dans le parc du Retiro des Igorots des Philippines comme preuves de la mission civilisatrice espagnole. L’Afrique, bien qu’infiniment diverse dans ses cultures, était réduite à un décor figé, une allégorie unique de l’archaïsme et de l’infériorité.

Au-delà des spectacles, les zoos humains façonnaient une iconographie toxique, qui allait imprégner durablement la culture occidentale. Cartes postales, affiches, brochures, objets souvenirs : le corps noir devenait image, symbole d’une humanité réduite à sa corporalité, à sa supposée animalité.

Les photographies prises lors de ces événements n’avaient rien d’innocent. Elles étaient soigneusement cadrées pour souligner la nudité, l’étrangeté des coiffures, la brutalité perçue des regards. L’objectif ? Créer une distance irréductible entre l’Européen et l’Africain, justifiant moralement la domination.

Ce regard racialisé allait influencer non seulement l’art et la littérature, mais aussi l’enseignement, la politique, et même la publicité. L’homme noir ne devenait pas seulement un « autre » : il devenait l’antithèse de la modernité occidentale.

Résistances, dénonciations et déconstruction

Si l’histoire officielle a longtemps effacé les souffrances des victimes des zoos humains, des voix se sont pourtant élevées très tôt. En 1906, alors qu’Ota Benga est exhibé au zoo du Bronx, une coalition de pasteurs noirs new-yorkais mène une campagne acharnée contre l’humiliation publique. Le révérend James H. Gordon dénonce un « affront à toute la race noire », affirmant : 

« Nous sommes déjà assez opprimés pour ne pas être comparés à des singes dans une cage. » 

Malgré l’indifférence des autorités, cette protestation est l’un des premiers actes de résistance publique contre la déshumanisation coloniale.

Au Japon, en 1903, lors de l’exposition d’Osaka, l’exposition d’Aïnous, de Koreans et de Formosans dans des pavillons « primitifs » provoque également l’indignation. Des intellectuels japonais et coréens, choqués par la mise en scène, dénoncent cette marchandisation raciste. La critique, si elle reste minoritaire à l’époque, s’organise au fil du temps.

En 1931, alors que la France triomphe avec sa gigantesque Exposition coloniale internationale de Paris, un petit événement dissident tente de rétablir l’équilibre : « La Vérité sur les colonies », organisée par le Parti communiste. Cette contre-exposition dénonce le travail forcé, les violences coloniales et l’exploitation humaine. Si elle n’attire qu’un faible public, elle marque un tournant dans la politisation du sujet.

Par ailleurs, certains artistes, ethnographes ou voyageurs plus lucides dénoncent dès la fin du XIXe siècle les logiques racistes des expositions. L’écrivain André Gide ou le journaliste Albert Londres, par exemple, publient des textes accablants sur la réalité de l’empire colonial français.

Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour qu’un réel travail de mémoire s’opère. Dans les années 1990 et 2000, des chercheurs comme Pascal Blanchard ou Nicolas Bancel remettent sur le devant de la scène l’histoire des zoos humains. Expositions itinérantes, documentaires, ouvrages, débats publics : peu à peu, l’oubli se fissure.

En 2011, l’exposition « Zoos humains : l’invention du sauvage », au musée du quai Branly, suscite un choc national. Pour beaucoup, c’est la première confrontation directe avec cette histoire volontairement occultée. Depuis, l’art, le théâtre et la recherche participent à une déconstruction active de ce passé, souvent avec une posture militante et décoloniale.

Héritages contemporains et relectures décoloniales

Si l’on croit parfois que les zoos humains appartiennent à un lointain passé, leur logique n’a pas totalement disparu. Certes, on ne met plus des personnes dans des cages aux côtés d’animaux. Mais l’idée selon laquelle certaines cultures sont « spectaculaires », « archaïques » ou simplement « autres » persiste dans nombre d’événements contemporains.

En 2005, le zoo d’Augsbourg, en Allemagne, organise une reconstitution d’un « village africain » avec de véritables artisans africains, des danses et des stands artisanaux… au milieu d’un zoo animalier. L’intention se voulait pédagogique, mais la symbolique était désastreuse. Même indignation en 2014, lorsque l’artiste sud-africain Brett Bailey présente sa performance Exhibit B à Londres et à Édimbourg, dénonçant les logiques des zoos humains à travers des mises en scène glaçantes de corps noirs statiques. Les représentations furent perturbées, voire annulées, face aux protestations de militants afrodescendants dénonçant une réactivation du traumatisme.

En parallèle, certains programmes de téléréalité, reportages touristiques ou publicités continuent d’instrumentaliser l’« exotisme » des populations non-occidentales, parfois dans une ambiance quasi-ethnographique, sans remise en question.

Face à ces relents de racisme visuel, de nombreux artistes, militants et intellectuels issus des diasporas africaines s’engagent pour retourner le regard. Films, performances, photographies, écriture : l’afrocentrisme s’impose comme une nécessité critique. Des œuvres comme The Couple in the Cage de Coco Fusco, ou Sauvages. Au cœur des zoos humains (documentaire de Pascal Blanchard), permettent de réinterroger cette histoire à travers les yeux de ceux qu’on a longtemps privés de regard.

La restitution des corps et des objets spoliés s’inscrit aussi dans cette dynamique. En 2002, après de nombreuses mobilisations, le corps momifié de l’homme connu comme le « Nègre de Banyoles » est rapatrié au Botswana, près de 170 ans après avoir été empaillé et exposé en Espagne.

L’une des grandes batailles reste celle de la transmission. Encore aujourd’hui, peu de manuels scolaires abordent sérieusement le sujet des zoos humains. Or, il s’agit d’un chapitre fondamental pour comprendre les fondements du racisme contemporain. Enseigner ces expositions, c’est dévoiler comment les hiérarchies raciales ont été fabriquées, diffusées, légitimées par des institutions politiques, scientifiques, culturelles.

Face à l’oubli organisé, les initiatives mémorielles se multiplient : expositions itinérantes, colloques, séminaires universitaires, projets pédagogiques… Souvent portés par des collectifs afrodescendants, ces efforts œuvrent à une réappropriation radicale de l’histoire.

Ce que les zoos humains disent de nous

Les zoos humains ne sont pas une anomalie de l’histoire : ils sont un révélateur. Ils dévoilent crûment ce que l’idéologie coloniale avait de plus insidieux ; sa capacité à déshumaniser au nom de la science, à divertir au nom de la civilisation, à dominer en prétendant éduquer. Ils témoignent d’un temps où l’homme noir, l’homme colonisé, l’homme « autre » n’était plus perçu comme sujet, mais comme objet à contempler, classer, consommer.

Ces expositions ne furent pas des actes isolés ou marginaux, mais une composante centrale de la machine impériale, où se sont croisés les intérêts économiques, les fantasmes racistes, et les ambitions politiques. Les corps exposés, qu’ils soient africains, asiatiques, polynésiens ou autochtones, nous rappellent une vérité douloureuse : l’humanité n’a pas toujours été attribuée à tous.

Mais il serait trop facile de reléguer ces pratiques au passé. L’héritage des zoos humains continue de hanter notre présent. Il se manifeste dans les stéréotypes culturels, dans les récits biaisés, dans l’inégalité des regards, dans les silences éducatifs. Et c’est précisément pourquoi en parler n’est pas un luxe, mais une urgence.

Revisiter cette histoire, c’est affronter un miroir dérangeant ; celui d’une civilisation qui, au nom de sa supériorité, a oublié sa propre humanité. C’est aussi une opportunité de rendre justice aux invisibles, de restituer la parole à ceux qu’on a réduits au silence, et de construire, pierre après pierre, une mémoire décolonisée.

L’enjeu n’est pas de culpabiliser, mais de réparer. Et pour réparer, il faut d’abord reconnaître. Se souvenir des zoos humains, c’est refuser de tolérer, sous une autre forme, leur résurgence. C’est affirmer haut et fort : plus jamais ça.

Pour aller plus loin

  1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine LemaireZoos humains : De la Vénus hottentote aux reality shows, La Découverte, 2002.
  2. Sadiah QureshiPeoples on Parade: Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain, University of Chicago Press, 2011.
  3. Dominika Czarnecka, « Black Female Bodies and the « White » View », East Central Europe, vol. 47, 2020.
  4. Nigel RothfelsSavages and Beasts: The Birth of the Modern Zoo, Johns Hopkins University Press, 2002.
  5. Alexander GeppertFleeting Cities. Imperial Expositions in Fin-de-Siècle Europe, Palgrave Macmillan, 2010.
  6. Exposition « Zoos humains. L’invention du sauvage« , Musée du quai Branly, Paris, 2011.

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Alors que l’on commémore les indépendances africaines, un nom reste étrangement absent des récits officiels : celui de la guerre du Cameroun. Entre 1955 et 1971, une guérilla féroce a opposé les nationalistes de l’UPC aux forces françaises et à leurs alliés locaux. Arrestations massives, tortures, villages rasés, zones interdites : ce conflit, souvent qualifié de « guerre invisible », fut l’un des plus brutaux de la période post-coloniale. Voici son histoire, entre mémoire étouffée et vérité historique.

La guerre que la France a voulu effacer : comprendre la guerre du Cameroun (1955–1971)

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

« Cette nuit-là, ils ont encerclé le village en silence. Pas un chien n’a aboyé. Les fusils se sont mis à parler avant même que le coq ne chante. Moi, j’ai survécu parce que j’étais caché sous le plancher, avec mon petit frère. Mais quand je suis sorti… le village n’existait plus. »

— Témoignage d’André B., ancien maquisard de l’UPC, recueilli à Bafoussam en 2009.

Il est des guerres qui ne portent pas de nom. Des conflits qui n’ont jamais été déclarés, ni reconnus, ni même enseignés. Des affrontements aussi sanglants qu’effacés. La guerre du Cameroun en fait partie. Entre 1955 et 1971, une guérilla impitoyable a opposé l’Union des Populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste panafricain, à l’administration coloniale française d’abord, puis au pouvoir camerounais soutenu par Paris. Pendant près de deux décennies, la France a mené, dans l’ombre, l’une de ses plus longues guerres coloniales… sans jamais lui donner ce nom.

On parle ici de villages rasés à coups de napalm. De zones entières classées « interdites », bouclées et bombardées. De milliers de prisonniers politiques exécutés sans procès. De leaders nationalistes empoisonnés, fusillés, ou enterrés anonymement dans les forêts d’Afrique équatoriale. Une guerre dans laquelle les archives officielles ont longtemps été verrouillées, les témoins bâillonnés, les survivants réduits au silence.

Dans les manuels scolaires français comme camerounais, cette période reste floue, reléguée à quelques lignes, quelques formules vagues. On parle de « troubles », de « rébellion », de « pacification ». Rarement de guerre. Jamais d’occupation. Presque jamais de responsabilité.

Pourtant, cette guerre a été le théâtre d’un affrontement fondamental entre deux visions du monde : d’un côté, celle d’un empire en déclin, s’accrochant à ses anciennes colonies en s’alliant à des élites locales dociles. De l’autre, celle d’hommes et de femmes qui rêvaient d’une indépendance réelle, populaire, radicale ; une indépendance qui ne se négocie pas, mais qui se conquiert.

Comprendre la guerre du Cameroun, c’est donc bien plus qu’un travail d’historien : c’est un acte de mémoire, de justice, de réparation. C’est déconstruire le mythe d’une décolonisation “paisible” en Afrique francophone. C’est remettre au centre du récit celles et ceux que l’histoire officielle a volontairement effacés.

Colonialisme, UPC et soif d’indépendance (1922–1955)

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Pour comprendre la guerre du Cameroun, il faut remonter au cœur d’un mensonge historique : celui d’un pays qui n’aurait jamais été une colonie comme les autres. En 1919, après la défaite allemande lors de la Première Guerre mondiale, le territoire camerounais est confié à la France et au Royaume-Uni sous forme de mandats de la Société des Nations1. Une tutelle censée préparer les populations à l’autonomie, mais qui, dans les faits, reproduit et durcit les logiques de domination coloniale.

Sous mandat français, le Cameroun devient un laboratoire colonial moderne : grands travaux, cultures d’exportation, monopoles commerciaux… et exploitation systémique des ressources comme des corps. Le Code de l’indigénat y est appliqué avec brutalité. Travaux forcés, impôts écrasants, déplacements massifs de populations et ségrégation raciale marquent la vie quotidienne. À cela s’ajoute une violence symbolique : la négation de toute capacité politique ou intellectuelle des Africains.

Mais les temps changent. En 1945, la Seconde Guerre mondiale a ébranlé l’arrogance impériale. Des soldats africains ont combattu et parfois versé leur sang pour la France libre. Les indépendances indiennes (1947), les mouvements nationalistes en Afrique du Nord, la création de l’ONU… tout pousse à croire qu’un vent nouveau souffle sur les empires.

C’est dans ce contexte que naît en 1948 l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Menée par une génération éduquée, militante et panafricaniste (Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Marthe Moumié, Ossendé Afana) l’UPC refuse les demi-mesures. Ses mots d’ordre sont clairs : indépendance immédiate, réunification des Cameroun oriental et occidental, souveraineté populaire, lutte contre la corruption coloniale.

L’UPC ne se contente pas de discours. Elle crée des écoles, des cliniques, organise des manifestations pacifiques, structure des coopératives. Surtout, elle touche les masses rurales comme urbaines. En quelques années, elle devient le principal vecteur d’espoir d’une indépendance réelle, au grand dam des autorités coloniales françaises qui y voient une menace “subversive”.

Dès 1953, l’étau se resserre. Les militants sont surveillés, les meetings interdits, les journaux censurés. En mai 1955, sous prétexte de “troubles à l’ordre public”, l’UPC est dissoute par décret du gouvernement français. Ses leaders entrent en clandestinité. Les maquis commencent à s’organiser. La guerre est en germe. Et c’est la France qui, la première, a préféré la répression à la négociation, la force à la démocratie.

1955 : la guerre éclate, mais on ne la nomme pas

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Le 25 mai 1955, un décret tombe à Paris : l’Union des Populations du Cameroun (UPC) est dissoute. En quelques mots, l’État colonial raye de la carte le principal mouvement indépendantiste camerounais. Pour les autorités françaises, l’UPC n’est plus un parti politique : c’est désormais une “organisation subversive”, à neutraliser.

Le feu couvait. Il explose. Dans les jours qui suivent, des soulèvements éclatent à Douala, puis à Nkongsamba, Edea, Yaoundé. Les manifestants brandissent des pancartes : “Non à l’asservissement !”“Indépendance immédiate !”. Des commissariats sont pris pour cible, des bâtiments incendiés. La répression est immédiate : les forces coloniales ouvrent le feu à balles réelles2.

Mais les insurgés sont déterminés. Dans les régions Bassa et Bamiléké, les militants entrent en clandestinité. Des cellules se forment dans les forêts, les collines, les quartiers populaires. C’est le début d’une guérilla que l’État français refuse de nommer. Car appeler ce conflit une “guerre”, ce serait reconnaître que le Cameroun est un pays occupé et que ses habitants sont en droit de se libérer.

Alors, on ment. À Paris, on parle de “troubles sporadiques”. Les ministres minimisent. Les journaux français, muselés, évoquent une “poussée de banditisme”. Dans les coulisses, pourtant, l’État-major colonial met en place une logistique militaire massive : renforts de troupes, aviation, blindés, contre-insurrection. La guerre est là, mais dans le secret.

Des villages entiers sont encerclés, bombardés, brûlés. Les femmes, les enfants, les vieillards ne sont pas épargnés. À Nkondjock, à Boumnyébel, à Bafang, les soldats rasent les hameaux, violent, torturent, exécutent. Le napalm est utilisé. Des camps d’internement sont installés dans les savanes du Nord. On supprime sans témoin.

Le langage administratif devient un écran de fumée : les morts sont des “éléments hostiles neutralisés”. Les maquisards, des “hors-la-loi”. Les villages bombardés ? “Des repaires terroristes.”

À l’époque, les termes « maintien de l’ordre », « pacification », « opérations de nettoyage » camouflent des crimes de guerre.

Mais le peuple camerounais, lui, comprend ce qui se joue. Ce n’est plus seulement une lutte pour l’indépendance : c’est une guerre de libération, menée contre un empire qui veut sauver ses derniers bastions à tout prix.

Une guerre secrète : espionnage, torture, contre-insurrection

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

La guerre du Cameroun ne se mène pas seulement dans les forêts ou les villages. Elle se joue aussi dans l’ombre, dans les sous-sols des casernes, dans les cellules insonorisées, dans les plis opaques des télégrammes codés. En l’absence de reconnaissance officielle, la France organise une guerre parallèle, sans témoin ni limite : une guerre de l’ombre.

Dès 1957, les services secrets français prennent la main. Le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) installe un réseau d’agents à Douala, Yaoundé, Nkongsamba. On infiltre les syndicats, les églises, les villages. Les militants de l’UPC sont pistés, fichés, piégés, parfois éliminés. La dénonciation devient arme politique. La peur, un moyen de contrôle.

L’armée française applique une doctrine testée en Indochine puis perfectionnée en Algérie : la guerre contre-insurrectionnelle3. Une guerre qui ne vise pas seulement les combattants, mais l’environnement social tout entier : paysans, femmes, intellectuels, griots, enseignants, commerçants. L’UPC est à abattre jusque dans les esprits.

« Un bon maquisard est un maquisard mort, et son silence est plus utile que ses cris. »

– Extrait d’un rapport militaire français classifié, 1959.

Dans les casernes de Yaoundé, Bafoussam ou Douala, les témoignages évoquent l’indicible : prisonniers électrocutés, pendus par les pieds, forcés à creuser leur propre tombe, femmes violées en public pour briser le moral des maquis. Des Français présents sur place, comme le médecin militaire Pierre Messmer ou le commandant Aussarresses, n’ont jamais été inquiétés. Au contraire, certains de ces officiers poursuivront ensuite de brillantes carrières politiques.

Pour masquer les bavures, on déplace les populations, on construit des “villages stratégiques” pour couper l’UPC de son soutien. C’est une logique de quadrillage, de contrôle psychologique, d’asphyxie sociale.

Et surtout, tout est nié. La France, pays des droits de l’homme, n’a jamais reconnu avoir torturé au Cameroun. Aucune commission officielle. Aucun procès. Aucune indemnisation.

Mais les traces sont là. Dans les rares archives déclassifiées. Dans les témoignages de survivants. Et dans les paysages : certaines zones rurales sont encore appelées “les terres rouges”, tant le sang y a coulé, mêlé à la latérite.

L’assassinat d’Um Nyobè : quand un homme devient une cible d’État

Il marchait pieds nus, portait une bible et un carnet de notes. Il parlait le bassa avec les paysans, le français avec les missionnaires, l’anglais avec les délégués de l’ONU. Ruben Um Nyobè, le “Mpodol” (« celui qui porte la parole ») fut bien plus qu’un leader politique : il fut la voix d’un Cameroun libre, panafricain et digne.

En exil intérieur depuis 1955, traqué depuis la dissolution de l’UPC, Um Nyobè n’a jamais levé une arme. Il croyait à la force de la parole, à la résistance intellectuelle, au pouvoir de la mobilisation populaire. Entre 1952 et 1955, il adresse plusieurs mémoires à l’ONU, dénonçant les exactions françaises, le déni démocratique et les violences coloniales au Cameroun. À New York, ses mots claquent :

« La colonisation est une entreprise de pillage, de haine et d’humiliation. »

Ces discours inquiètent. Irritent. Et surtout, éveillent la solidarité internationale. Pour la France, c’est un affront. Pour ses autorités coloniales, c’est une menace. Dans les rapports secrets de la gendarmerie française, Um Nyobè devient l’élément à neutraliser par tous moyens.

Le 13 septembre 1958, dans les forêts de Boumnyébel, il est localisé. L’armée française encercle son groupe, ouvre le feu. Um Nyobè meurt criblé de balles, sans procès, sans mandat, sans témoin. Son corps est laissé sans sépulture pendant plusieurs jours, interdit d’enterrement religieux ou public.

“Enterrez-le comme un chien.”

— Ordre donné par un officier français, selon un témoignage local.

Mais les mots du Mpodol ne sont pas morts. Bien au contraire. Dans les villages, on continue de murmurer ses discours, de transmettre ses écrits. L’assassinat d’Um Nyobè marque un tournant dans la guerre : il révèle que la France, censée accompagner les peuples vers la liberté, préfère abattre les leaders plutôt que dialoguer.

Et surtout, ce crime d’État ne sera jamais reconnu4. Jusqu’à ce jour, l’assassinat de Ruben Um Nyobè n’a fait l’objet d’aucune enquête judiciaire. Ni en France, ni au Cameroun.

Bamiléké : la population cible d’une “guerre sale”

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Si l’on devait cartographier l’horreur de la guerre du Cameroun, le pays bamiléké serait taché de sang. De Bafoussam à Dschang, de Bangangté à Mbouda, les collines résonnent encore du fracas des balles, des cris des suppliciés, des silences des charniers. C’est là que la guerre fut la plus féroce. Et la plus dissimulée.

À partir de 1959, la guérilla upéciste se réorganise dans l’Ouest. Mais très vite, la répression française prend une tournure ethnique. Les populations bamiléké, suspectées de soutenir les maquisards, deviennent des cibles collectives. L’armée coloniale, puis l’armée camerounaise post-indépendance, appliquent une logique d’épuration ethno-politique5.

Des villages entiers sont encerclés, puis incendiés. Les habitants (femmes, enfants, vieillards) sont rassemblés, puis fusillés. On jette les corps dans les puits, les fosses, les ravins.

  • À Bayangam, on parle de plus de 400 morts en une nuit.
  • À Bamendjou, le village est rasé après des jours de torture collective.
  • À Bandjoun, des écoliers sont raflés, puis portés disparus.

On parle de guerre. En réalité, c’est un massacre.

Un massacre couvert par le silence, entretenu par la terreur. Car les survivants savent : parler, c’est risquer sa vie.Dans les années 1960, même après l’indépendance, la chasse aux “rebelles” continue. Les autorités camerounaises, alliées à la France, poursuivent l’extermination, avec l’aide de mercenaires corses, de commandos français, de supplétifs locaux.

La population bamiléké paie un double prix : ethnique et politique. Être Bamiléké, c’est être potentiellement “upéciste”, donc “subversif”. Être upéciste, c’est être considéré comme un ennemi de l’État. Cercle mortel.

Un génocide à mots couverts ?

Le mot “génocide” n’a jamais été employé par les institutions françaises. Mais plusieurs chercheurs, dont Mongo Beti ou Thomas Deltombe, évoquent une entreprise de destruction ciblée. Les chiffres sont flous, car les archives ont été enfouies, détruites, censurées. Pourtant, des rapports confidentiels de l’armée française de l’époque parlent de “pacification par terreur”, de “zones à neutraliser”, de “concentration forcée des populations”.

Les “villages de regroupement” deviennent des camps de contrôle. On affame, on isole, on brise les liens sociaux. Des maladies se répandent. Le tissu ancestral bamiléké est méthodiquement désagrégé.

L’indépendance sous tutelle : Ahidjo, Paris et la traque des résistants (1960–1971)

Le 1er janvier 1960, le Cameroun accède à l’indépendance. Mais les fusils ne se taisent pas. Ils changent simplement de main. Car à peine la souveraineté proclamée, un nouveau pouvoir se met en place, avec l’aval de Paris : celui d’Ahmadou Ahidjo. Officiellement, le pays est libre. En vérité, il entre dans l’ère de la “françafrique sécuritaire.”

Musulman peulh du Nord, ancien fonctionnaire loyal de l’administration coloniale, Ahidjo a été modelé par les cadres français. Il rassure : il ne remet pas en cause les accords économiques, ni la présence militaire. En échange, Paris lui laisse les coudées franches pour pacifier le pays… à sa manière6.

Dès 1960, il fait adopter une Constitution autoritaire, puis interdit tous les partis politiques d’opposition. L’UPC, encore en résistance armée, est classée “terroriste”. Le pouvoir concentre tous les moyens dans la traque des maquisards.

Entre 1960 et 1971, les maquis sont pourchassés comme s’ils étaient des ennemis étrangers. Des villages entiers sont encerclés, les maquisards torturés, exécutés sommairement, exposés sur les places publiques comme avertissements.

Les figures de la résistance tombent les unes après les autres :

  • Félix-Roland Moumié, empoisonné au polonium à Genève en 1960 par un agent français.
  • Ernest Ouandié, capturé, jugé sommairement et fusillé publiquement à Bafoussam en 1971.
  • Abel Kingué, arrêté et torturé à mort à Yaoundé.
  • Ndongmo, évêque de Nkongsamba, soupçonné de sympathie upéciste, exilé au Vatican.

Le nouveau pouvoir, pourtant “africain”, poursuit la même logique coloniale : écraser, dissimuler, réécrire.

La France n’est pas spectatrice : elle continue de former les militaires camerounais, fournit armes, conseillers, budgets. Les officiers français, comme le colonel Jean Lamberton, participent directement aux opérations. On parle désormais de “l’indépendance sous surveillance.”

En 1961, la signature des “accords de coopération” entre Paris et Yaoundé scelle la vassalisation officielle : contrôle des ressources, encadrement militaire, appui diplomatique… et silence sur les crimes passés.

Dans les manuels scolaires, Um Nyobè est rayé. L’UPC est diabolisée. Aucun monument ne célèbre les résistants morts pour la vraie indépendance. Les enfants camerounais grandissent dans une mémoire amputée, où les vrais héros sont présentés comme des ennemis.

L’État camerounais devient le gardien local d’une paix coloniale travestie. Les mots « guerre d’indépendance » restent absents du vocabulaire officiel jusqu’à aujourd’hui.

Mémoire confisquée, vérité en marche

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Il n’y a pas de monument pour les morts de la guerre du Cameroun.
Pas de date nationale de commémoration.
Pas de pardon.
Et longtemps, pas de mots.

De 1955 à 1971, une guerre coloniale a ravagé un pays, brisé des familles, et abattu ses plus brillants leaders. Mais cette guerre fut dénommée “troubles”, “opérations de maintien de l’ordre”, “luttes tribales”… Tout, sauf ce qu’elle était : une guerre d’indépendance féroce, anticoloniale, afrocentrée et méthodiquement étouffée7.

Pendant des décennies, les survivants ont été réduits au silence.
Les archives ont été classées, les historiens menacés, les témoins ignorés.

Pourtant, la vérité n’a pas disparu. Elle vit dans les récits oraux, dans les chants funéraires bamiléké, dans les silences pesants des aînés, dans les villages aux maisons noircies, dans les tombes anonymes. Et aujourd’hui, elle remonte à la surface.

Grâce au travail d’historiens, de journalistes, d’artistes, de familles de disparus, la mémoire de cette guerre sort peu à peu de l’oubli. Des documentaires émergent. Des livres sont publiés. Des militants réclament justice. Le voile se déchire.

Et ce dévoilement ne concerne pas que le Cameroun. Il interroge la France sur sa part d’ombre coloniale, sur la réalité de sa “mission civilisatrice”, sur l’héritage toxique de la Françafrique. Il interroge aussi l’Afrique elle-même : ses élites post-indépendance, ses silences, ses responsabilités dans la transmission de la mémoire.

Reconnaître cette guerre, c’est réparer l’histoire.
C’est donner un nom aux morts.
C’est nommer les bourreaux.
C’est rappeler que l’indépendance ne s’est pas donnée : elle s’est arrachée.

Et que ceux qui l’ont arrachée méritent plus que le silence.

Sources et références – Pour aller plus loin

Notes

  1. Un mandat est un territoire confié à une puissance coloniale par la Société des Nations (SDN) après 1919, avec pour mission d’accompagner son développement vers l’autonomie. Dans les faits, ces territoires sont gérés comme des colonies classiques, sans obligation réelle de rendre des comptes. Le Cameroun français reste ainsi un territoire dominé, sans statut d’égalité, jusqu’à son indépendance proclamée en 1960. ↩︎
  2. En 1957, la France dispose de plus de 15 000 hommes sur le terrain camerounais. Les documents déclassifiés révèlent l’usage de bombardiers T-6 Texan, de grenades au phosphore, de lance-flammes, et d’agents de contre-insurrection formés en Algérie. Le napalm, utilisé au Vietnam, est testé dans les forêts camerounaises pour débusquer les maquisards. ↩︎
  3. Avant l’Algérie, le Cameroun a été un terrain d’expérimentation pour l’armée française. Entre 1955 et 1960, les opérations de “maintien de l’ordre” incluent :
    – des interrogatoires sous la torture ;
    – la création de zones interdites avec couvre-feu total ;
    – l’utilisation de fausses lettres et de radio-maquis pour semer la confusion ;
    – le recrutement de mercenaires et milices camerounaises retournées contre leur propre population.
    Ce modèle sera ensuite appliqué en Algérie… puis exporté au Chili, au Vietnam, et ailleurs ↩︎
  4. – Le rapport d’autopsie d’Um Nyobè n’a jamais été publié.
    – Les témoins affirment qu’il a été atteint de plus de 15 balles.
    – Le lieu de sa mort, Boumnyébel, est aujourd’hui considéré comme un site de mémoire, mais aucun monument officiel français ne le reconnaît.
    – Les archives militaires françaises relatives à l’opération du 13 septembre 1958 sont toujours classées. ↩︎
  5. Avant 1955, la région bamiléké affichait une croissance démographique forte, avec des taux d’alphabétisation et de scolarisation élevés. Entre 1956 et 1971, plusieurs zones enregistrent des baisses soudaines et inexpliquées de population, selon les recensements coloniaux. En 2005, une mission parlementaire française évoque pour la première fois, sans suite judiciaire, des “zones d’exactions massives.” Aujourd’hui encore, aucune reconnaissance officielle de ces crimes de masse n’a été actée ni par la France, ni par l’État camerounais. ↩︎
  6. – Le général De Gaulle qualifiait Ahidjo de “modèle de stabilité pour l’Afrique”.
    – La DGSE (ex-SDECE) a conservé une cellule “Afrique centrale” chargée d’informer et de conseiller les autorités camerounaises jusqu’à la fin des années 1980.
    – Aucun des responsables français impliqués dans la répression entre 1955 et 1971 n’a été poursuivi.
    – La France a reconnu des “violences”, mais jamais une guerre, encore moins des crimes d’État. ↩︎
  7. – Plusieurs charniers non officiels ont été identifiés par des géologues et anthropologues dans l’Ouest Cameroun, mais non fouillés.
    – Les archives militaires françaises restent en grande partie inaccessibles.
    – Des études ADN pourraient permettre d’identifier certains résistants exécutés.
    – Un travail de vérité partagée franco-camerounais est toujours en attente. ↩︎

Qui est Rodney King, Afro-américain passé à tabac par des policiers ?

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Un homme, une banderole, une vidéo amateur : le 3 mars 1991, Rodney King est passé à tabac par des policiers de Los Angeles. Filmée, cette scène a déclenché une onde de choc mondiale et provoqué des émeutes historiques. Pour Rodney King, symbole de la brutalité policière, la justice a trébuché ; mais l’Histoire, elle, s’est éveillée.

Joseph Serrant, le général Noir que l’histoire n’a jamais couronné

Né libre de couleur en Martinique, Joseph Serrant fut général de Napoléon, héros oublié des campagnes d’Italie et de Russie. Mais sa demande de titre impérial fut rejetée à cause de ses origines. Portrait d’un soldat noir effacé des mémoires.

Dans l’ombre de Napoléon, un héros oublié

Clermont-Ferrand, 1827. Un homme meurt loin des tropiques, loin des champs de bataille qui l’ont vu briller. Pas de statue à son effigie. Pas de fanfare pour ses funérailles. Pas même une ligne dans les manuels scolaires qui célèbrent pourtant les héros de l’Empire. Pourtant, cet homme a été général de brigade sous Napoléon Bonaparte. Il a combattu dans les Alpes, les Balkans, les steppes russes. Il a risqué sa vie pour la République, l’Empire, la France.

Son nom : Joseph Serrant, né libre de couleur à Saint-Pierre de la Martinique, fils d’une femme noire et d’un planteur blanc. Un destin que l’histoire officielle a préféré taire.

Pourquoi connaît-on Richepanse, ce général esclavagiste envoyé pour écraser les révoltés de Guadeloupe, et pas Joseph Serrant, son compatriote martiniquais, officier valeureux des armées républicaines ?

Pourquoi les descendants de Delgrès sont-ils honorés à Basse-Terre, mais pas ceux de Serrant à Fort-de-France ou à Paris ?

La réponse tient en un mot : couleur. Pas celle de l’uniforme, mais celle de la peau.

À travers Joseph Serrant, c’est une autre histoire de la France qui se dessine. Une histoire complexe, traversée par les lignes de faille du racisme, de la mémoire, de la citoyenneté. Une histoire que Nofi veut mettre en lumière : celle des soldats noirs de la République, souvent glorieux, toujours oubliés.

Naissance dans un monde clivé : Saint-Pierre, 1767

Quand Joseph Serrant naît le 10 janvier 1767 à Saint-Pierre, en Martinique, le monde colonial bat son plein. La ville, surnommée alors la « petite Paris des Antilles« , est un joyau de l’Empire français, prospère grâce à la canne à sucre… et au sang des esclaves.

Joseph est le fils d’un planteur blanc, Antoine Serrant, et d’une femme noire affranchie, Élisabeth. Ce qui fait de lui un « libre de couleur ». Une catégorie juridique à part, née du besoin de classer les êtres humains selon une hiérarchie raciale invisible mais rigide. Dans l’univers esclavagiste, même la liberté ne suffit pas à échapper à la domination : libre, certes, mais jamais égal.

Les libres de couleur, souvent éduqués, parfois propriétaires, mais toujours soupçonnés, vivent sur une ligne de crête. Trop noirs pour être blancs. Trop libres pour être dominés. C’est dans ce climat de tension raciale permanente que grandit Serrant, entre les privilèges relatifs de son père et les limites sociales imposées à sa mère.

En 1782, à 15 ans, il s’engage volontairement dans le régiment de Bouillé. Un geste audacieux dans une armée encore majoritairement blanche. Il combat lors de la campagne de la Dominique, en 1783, puis retourne à la vie civile en tant que cordonnier. Mais l’appel du combat, et surtout celui de la justice, le rattrape peu après.

C’est dans les années révolutionnaires que s’ouvrira la première grande fracture de son destin.

Révolution, exil et fraternité avec Delgrès

À la veille de la Révolution française, les libres de couleur des colonies attendent bien plus qu’un simple changement de régime. Pour eux, c’est la promesse d’une égalité longtemps déniée. Dans cette effervescence, Joseph Serrant rejoint la Garde nationale et s’engage dans les débats politiques. C’est là qu’il croise le chemin d’un autre libre de couleur martiniquais : Louis Delgrès.

Tous deux se retrouvent au Club des Dominicains, cercle politique à Saint-Pierre où s’élabore une pensée révolutionnaire métisse, inspirée des Lumières mais ancrée dans les douleurs coloniales. Ensemble, ils signent une pétition sur le statut des libres de couleur ; un acte courageux qui leur vaudra la répression. Menacés, ils prennent la fuite vers l’île de la Dominique, puis embarquent sur la frégate La Félicité à destination de Sainte-Lucie.

Le commandant Lacrosse, à bord, annonce l’abolition de l’esclavage et la mise en œuvre des droits de l’Homme. Mais cette proclamation, creuse et sans suite, révèle déjà les contradictions d’une République qui, au-delà des mots, peine à appliquer ses idéaux dans les colonies.

À Sainte-Lucie, Delgrès devient lieutenant, Serrant sous-lieutenant. Une fraternité militaire s’installe, tissée dans l’exil, la lutte et la conviction commune que l’homme noir libre doit être acteur de sa propre histoire.

C’est cette même conviction qui pousse Serrant à intégrer le 109e régiment d’infanterie, sous le commandement de Rochambeau. Nous sommes en 1794. Il y gagne ses galons de capitaine, mais est capturé par les Anglais lors des combats en Martinique. Envoyé en captivité à Plymouth, il sera échangé l’année suivante.

Son retour au combat marquera un tournant : Joseph Serrant, militaire expérimenté et engagé, va se battre pour une République qui hésite encore à reconnaître pleinement les siens.

L’officier de la République : du combat antillais aux batailles d’Europe

De retour en France, Joseph Serrant intègre la 106e demi-brigade, puis la 13e, avant de rejoindre l’armée d’Helvétie dans la 87e demi-brigade de ligne. Loin des Antilles, le soldat martiniquais s’illustre désormais dans les hautes Alpes suisses, les vallées piémontaises, les campagnes d’Italie. Le monde devient son théâtre de guerre.

Sous les ordres du colonel Armand Philippon, il participe aux campagnes des Grisons et du Valais, puis prend part aux combats du Piémont. Lors de la bataille de Murazzo, le 31 octobre 1799, il est grièvement blessé ; preuve, s’il en fallait, qu’il est de ceux qui tiennent la ligne, en première ligne.

En 1804, il est nommé commandant de la place d’Orbetello, sur la côte toscane. Serrant, noir, officier supérieur, chef d’un bastion stratégique… Une image rarissime dans les récits militaires français, et pourtant bien réelle. À une époque où le racisme institutionnel s’exprime à demi-mots, sa progression est un acte politique en soi. Il n’est pas un pion, il est commandant.

Envoyé en Dalmatie, il prend la ville de Curzola et défend le vieux Raguse. Là encore, ses talents de stratège et de meneur d’hommes font l’unanimité. Le 21 juin 1806, il est nommé chef de bataillon et reçoit la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Pour l’Empire, c’est une décoration ; pour lui, c’est une preuve. Celle qu’un fils de mulâtresse peut, par l’excellence, arracher sa place dans une armée qui ne l’avait pas prévue.

Mais l’Europe ne lui laisse pas de répit. À la bataille de Gospich, il est blessé et capturé à nouveau. Libéré par échange, il prend la tête du 3e régiment de chasseurs croates, puis du 8e régiment d’infanterie légère, intégré à l’armée du prince Eugène de Beauharnais.

Lors de la campagne de Russie, il protège la cavalerie de Murat à la bataille d’Ostrovno. Il est blessé une fois de plus, décoré une fois de plus : officier de la Légion d’honneur, promu général de brigade en septembre 1812.

Prisonnier de la Bérézina, héros de la retraite

L’hiver 1812 est glacial. Les armées napoléoniennes s’enlisent dans les steppes russes. Le froid tue plus que les balles. Le général Joseph Serrant, désormais promu, commande un régiment harassé mais toujours debout. Il prend part à la terrible bataille de Maloyaroslavets le 24 octobre, tentative désespérée de forcer le passage vers le sud.

Un mois plus tard, dans l’enfer blanc de Vilnius, il est fait prisonnier le 9 décembre 1812. La retraite tourne à l’hécatombe. Mais là où d’autres sombrent dans la résignation, Serrant s’évade. Seul. Blessé. Sans armée. Il traverse la Pologne en hiver, franchit les lignes ennemies et parvient, miraculeusement, à rejoindre le prince Eugène à Magdebourg. Cet épisode, digne d’un roman de guerre, est l’un des plus méconnus de sa vie, et pourtant, il scelle sa légende.

Un Noir évadé des geôles russes, rescapé de la retraite de Russie, reprenant du service comme si de rien n’était ? Voilà de quoi bousculer l’imaginaire militaire français, encore dominé par les figures blanches et aristocrates du Premier Empire.

De retour en France, il est placé en convalescence, mais ne reste pas longtemps à l’écart. En janvier 1814, il reprend les armes dans la 7e division militaire, aux côtés du général Dessaix. En Savoie, il mène plusieurs opérations : prise d’Annecy le 24 févriervictoire aux Gorges des Ussescombat de Saint-Juliennouvelle reconquête d’Annecy le 23 mars. Son efficacité tactique est indéniable.

Le 20 juin 1814, il est mis en non-activité, et reçoit, en novembre, la croix de chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. Une décoration monarchique pour un républicain de la première heure ? L’ironie de l’histoire ne l’a pas épargné.

Une fin de carrière sous surveillance raciale

Malgré son impressionnante carrière militaire (campagnes révolutionnaires, campagnes impériales, blessures au front, évasion de Russie, prises de ville en Savoie) Joseph Serrant n’obtient jamais pleinement la reconnaissance qu’un général de son envergure aurait dû recevoir. Pourquoi ? Une raison, simple et implacable : sa couleur de peau.

En 1815, durant les Cent-Jours, il est à nouveau mobilisé, affecté à Lyon auprès du général Puthod. Mais à la Restauration, le vent tourne. Les monarchistes reviennent au pouvoir et nettoient les rangs de l’armée des hommes liés à la Révolution. Serrant est mis en non-activité dès août 1815, puis reclassé « disponible » en 1818, avant d’être définitivement admis à la retraite en 1825.

Plus grave encore : il est victime d’une véritable enquête de race. Ayant demandé que son titre de baron de l’Empire soit confirmé par Louis XVIII, il est confronté à un refus motivé par une enquête administrative sur ses origines métisses. Le roi rejette sa demande, considérant qu’un « nègre », même général, ne saurait prétendre à la noblesse impériale.

Le général Joseph Serrant meurt à Clermont-Ferrand le 7 novembre 1827, dans une certaine indifférence officielle. Aucun monument, aucune avenue ne lui rend hommage. Pourtant, il fut le seul général noir de l’armée napoléonienne, un homme qui avait franchi tous les obstacles (sociaux, militaires, raciaux) pour servir la République puis l’Empire. Il finit oublié de la mémoire nationale, enseveli sous les couches de silences post-coloniaux.

Le fantôme martiniquais de l’Empire

Dans les livres d’histoire de France, Joseph Serrant est un absent. Ni les manuels scolaires, ni les commémorations militaires ne citent son nom. Comme si le parcours exceptionnel d’un homme noir général sous Napoléon dérangeait une certaine lecture de l’histoire nationale ; celle qui ne veut pas se souvenir que des hommes des colonies ont versé leur sang pour une République qui les méprisait.

Mais depuis peu, des voix se lèvent pour réhabiliter cette figure. En 2015, l’ouvrage Le Nègre de Napoléon de Raymond Chabaud jette une lumière neuve sur son destin, en rappelant l’ampleur de son engagement et l’injustice de son oubli. Des chercheurs antillais, des historiens de la mémoire postcoloniale, des citoyens martiniquais engagés demandent que le nom de Serrant soit inscrit aux côtés des héros de la nation. Certains proposent même de rebaptiser une rue à Saint-Pierre, sa ville natale, ou d’élever une statue sur les hauteurs de la Martinique.

Car Serrant n’est pas qu’un général oublié, il est aussi un symbole. Un symbole de ce que les Noirs libres pouvaient accomplir dans un monde blanc hostile, un symbole de la contradiction entre les idéaux républicains et la réalité raciste de l’époque. Il incarne, enfin, la mémoire combattante d’une diaspora afrodescendante que la France a trop longtemps effacée de son récit national.

Il est temps de le sortir du silence. De faire du général Joseph Serrant une figure d’émancipation et de résistance, une étoile noire dans la constellation troublée de l’histoire impériale.

Redonner chair à l’histoire, pour une mémoire pleine et entière

L’histoire de Joseph Serrant, c’est celle d’un homme de chair et de feu, martiniquais, noir, libre, militaire, oublié. Mais c’est surtout celle d’une société française incapable de faire pleinement mémoire des siens lorsqu’ils déjouent les catégories attendues. En intégrant les rangs de l’armée républicaine, puis impériale, en gravissant tous les échelons jusqu’au grade de général de brigade, Serrant a brisé les murs d’un ordre racial que la France révolutionnaire proclamait aboli mais qu’elle pratiquait encore avec zèle.

Ce que son parcours révèle, c’est une autre histoire de France. Une histoire dans laquelle les colonies ne sont pas des marges, mais des creusets de courage, d’engagement, de loyauté et d’intelligence. Une histoire dans laquelle les Noirs ne sont pas les bénéficiaires d’une prétendue générosité républicaine, mais les acteurs, les belligérants, les martyrs et les architectes d’une nation qu’ils ont servie sans renier leurs origines.

Dans un monde où les héritages sont encore l’objet de lutte, réhabiliter Joseph Serrant, ce n’est pas seulement corriger un oubli : c’est affirmer que l’histoire noire de France existe, qu’elle est complexe, héroïque, douloureuse — et digne.

Et si demain, dans une école de Fort-de-France ou de Clermont-Ferrand, un enfant levait la main pour dire :

« Moi, je veux être comme Joseph Serrant »,

alors peut-être qu’une page neuve de la mémoire française pourrait enfin s’écrire.

Sources

WISH marque un tournant historique

Avec WISH, première série 100 % produite en Guadeloupe, le cinéma antillais entre dans une nouvelle ère. Histoire d’un tournant culturel décisif.

Longtemps, le cinéma antillais a été une voix étouffée. Des récits épars, souvent portés à bout de souffle, avec des budgets fragiles, des circuits de diffusion incertains, et une reconnaissance tardive. Pourtant, malgré les silences institutionnels, les histoires ont toujours été là. Bouillonnantes. Vivantes. Prêtes à jaillir.

Aujourd’hui, un cap est franchi. Avec la série WISH, première fiction guadeloupéenne de grande envergure produite localement, c’est toute une industrie en devenir qui frappe à la porte.

Tournée intégralement en Guadeloupe, avec des équipes, des talents et des moyens du pays, WISH n’est pas une exception. Elle est un signal, un point de bascule. Le début d’un récit collectif où les Antilles ne sont plus juste les décors exotiques de fictions hexagonales, mais bien les épicentres de leurs propres narrations.

WISH, c’est le fruit d’années de combat. C’est la réponse artistique d’un territoire qui en avait assez d’attendre. Et peut-être (enfin) le tournant tant espéré pour le cinéma antillo-guyanais.

Une histoire marquée par l’oubli… et par l’audace

Le cinéma antillais est ancien, mais trop souvent invisible. Il a existé, existe encore, mais dans les marges, les interstices, les silences imposés. Les Antilles ont été filmées bien plus qu’elles ne se sont filmées elles-mêmes.

Les débuts ?
Ils portent les noms de pionniers oubliés. Dans les années 1970-1980, Christian Lara en Guadeloupe tourne Coco La Fleur ou Sucre amer, premières fictions locales assumées, en créole, avec des comédiens du cru.

Puis vient Euzhan Palcy, martiniquaise, qui bouleverse tout en 1983 avec Rue Cases-Nègres. Un chef-d’œuvre. Premier film antillais internationalement reconnu. Et pourtant… l’exception ne devient pas la règle.

Les décennies suivantes voient fleurir des documentaires, des courts-métrages, des projets courageux mais isolés. Les festivals comme le FEMI en Guadeloupe ou le Festival de Cinéma de la Martinique deviennent des refuges.

Mais les obstacles sont toujours là : financements quasi inexistants, manque d’équipements, absence de formation locale, peu de lieux de diffusion. L’Hexagone filme les Antilles, souvent à sa manière, pendant que les créateurs locaux doivent mendier une caméra.

Et pourtant, les récits ne meurent jamais. Ils résistent, se transmettent, s’adaptent. L’arrivée du numérique, les chaînes locales, les téléfilms de France Télévisions ont offert de nouveaux espaces. Mais ce n’était pas encore une industrie.

WISH arrive comme la synthèse de toutes ces luttes, de toutes ces ambitions restées trop longtemps dans les tiroirs.

WISH : une série, une déclaration d’indépendance

WISH marque un tournant historique

Avec WISH, quelque chose bascule.
Pour la première fois, une série de fiction ambitieuse, portée par des talents locaux, produite et tournée intégralement en Guadeloupe, par une société basée sur place (Eye & Eye Productions), atteint les écrans nationaux via France Télévisions.
Ce n’est pas un simple programme : c’est un acte de souveraineté narrative.

C’est la première fois qu’une série se fait ici, avec nous, pour nous.
Les équipes techniques sont antillaises, les décors sont réels, les acteurs ne jouent pas l’exotisme ; ils racontent leur quotidien, avec leurs mots, leur langue, leur style, leur colère aussi.

On y parle créole sans le traduire à chaque ligne.
On y entend du zouk, du dancehall, du hip-hop, sans exotisation ni folklore.
On y montre la beauté d’un territoire, sans carte postale ni cliché tropical.

En cela, WISH incarne ce que pourrait être un “cinéma postcolonial” antillais :

  • ancré dans son territoire,
  • financé localement,
  • diffusé massivement,
  • et libéré des récits imposés.

C’est la première fois qu’un programme télévisé semble dire :

“On ne veut plus simplement exister dans vos histoires. On veut raconter les nôtres. Et les diffuser à nos conditions.”

À travers WISH, les Antilles prennent la caméra, pas seulement pour se filmer, mais pour se projeter dans l’avenir. C’est un modèle, une preuve, une base.

Ce qui bloque… et ce qui pousse

WISH marque un tournant historique

Si WISH ouvre une brèche, c’est aussi parce que le terrain reste miné.
Car faire du cinéma dans les Antilles, ce n’est pas juste une question d’inspiration. C’est une question d’infrastructure. Et jusqu’ici, tout manquait.

Les freins structurels :

  • Matériel : Pas de studios, peu d’équipements, une logistique coûteuse à importer.
  • Formation : Les talents sont là, mais peu de filières locales en audiovisuel pour structurer les carrières.
  • Financement : Les aides nationales sont rares et mal calibrées pour les réalités ultramarines. Les chaînes locales ont des moyens limités.
  • Distribution : Peu d’accès aux salles de cinéma, quasi absence sur les plateformes mondiales sans partenariats extérieurs.

Mais les lignes bougent.

Les leviers émergents :

  • La création de sociétés de production implantées sur le territoire, comme Eye & Eye, avec une volonté d’ancrage et de durabilité.
  • Le soutien accru de certaines institutions (France TV, Canal+, collectivités territoriales) à condition d’une mobilisation locale cohérente.
  • Des collectifs de professionnels (scénaristes, réalisateurs, comédiens, techniciens) commencent à s’organiser pour former une véritable filière antillo-guyanaise.
  • Les réseaux sociaux et plateformes numériques, qui permettent aujourd’hui une diffusion directe, internationale, sans forcément passer par Paris.

Et surtout : le succès de projets comme WISH, qui prouvent que c’est possible.
Ce succès est un levier en soi : il peut créer un effet domino, convaincre d’autres diffuseurs, faire bouger les lignes politiques, et inspirer une nouvelle génération de créateurs.

WISH, ou l’art d’ouvrir la voie

WISH marque un tournant historique

WISH ne se contente pas d’exister. Elle crée des possibles.
Elle ouvre une route qu’il faudra emprunter, baliser, élargir. Elle montre que l’on peut produire une série de qualité, en créole, avec des artistes du pays, sur un territoire souvent relégué aux marges de la production audiovisuelle.

Mais ce n’est pas un miracle. C’est le fruit d’un choix stratégique, d’une volonté politique, d’un engagement collectif. Et demain, cette dynamique peut s’amplifier ; à deux conditions majeures :

1. Une structuration durable de la filière

Il ne s’agit pas de célébrer un “coup d’éclat”, mais de construire une industrie. Cela passe par :

  • la formation continue des métiers du cinéma localement ;
  • l’incitation à la coproduction Sud-Sud (Antilles-Afrique-Caraïbes) ;
  • la création de studios permanents ;
  • et l’adaptation des aides du CNC aux réalités des Outre-mer.

2. Une mobilisation du public afro-antillais

Car l’audience, c’est la clef. Si WISH rencontre un succès massif sur France.tv, cela envoie un message clair :

“Nous sommes prêts. Nous avons faim de nos histoires. Donnez-nous la suite.”

À travers cette série, c’est toute une jeunesse qui peut se reconnaître. Une génération qui n’a pas grandi avec des héros qui leur ressemblent, mais qui aujourd’hui, peut voir à l’écran ses luttes, ses sons, ses mots, ses visages.

WISH n’est pas une fin.
C’est un début.
Un manifeste.
Et peut-être, dans quelques années, un point de repère historique.

Voir WISH, c’est soutenir une révolution silencieuse

WISH marque un tournant historique

ce mois de juin 2025, WISH sera disponible gratuitement sur France.tv.
Ce n’est pas juste une date de diffusion : c’est un rendez-vous avec l’Histoire.

  • Un rendez-vous pour tous ceux qui veulent voir autre chose à l’écran.
  • Un rendez-vous pour ceux qui estiment que les Outre-mer ont des récits à porter.
  • Un rendez-vous pour la diaspora afro, qui ne veut plus être spectatrice, mais actrice du changement.

Regarder WISH, c’est faire plus que consommer une série. C’est envoyer un signal aux diffuseurs, aux décideurs, aux institutions :

“Oui, le cinéma antillais a un avenir. Et nous serons là pour l’écrire.”

Alors regardez. Partagez. Soutenez. Commentez. Et surtout : n’oubliez pas. Ce n’est pas qu’une série. C’est le début d’un mouvement.

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

Première série 100 % guadeloupéenne, WISH explore l’héritage musical des Antilles dans un drame familial ambitieux, sur France.tv.

Quand le rideau se lève sur la Guadeloupe, ce n’est pas un volcan qui gronde, mais une bande-son. Une rythmique de tambours ka, un accord de guitare zouk, un flow créole syncopé. C’est tout un peuple qui chante son histoire ; et cette histoire, désormais, passe par l’écran.

WISH, c’est bien plus qu’une série. C’est un événement. Une première fiction télévisée produite en Guadeloupe avec une ambition nationale. Une fresque musicale et familiale, portée par les plus grandes figures de la scène antillaise.

Un hommage vibrant à une culture souvent marginalisée, mais jamais muette. Et surtout : une déclaration d’indépendance artistique.

Car dans WISH (West Indies Studios History), c’est toute la mémoire musicale des Antilles qui vacille. Un empire du son, un studio légendaire, un patriarche visionnaire… et une jeune femme de 25 ans à qui l’on confie un héritage empoisonné. Le zouk d’hier peut-il survivre à l’auto-tune d’aujourd’hui ?

La série pose la question. Et nous invite, tous, à y répondre.

Le pitch d’une série pas comme les autres

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

Depuis plus de 50 ans, le West Indies Studio règne sans partage sur l’industrie musicale guadeloupéenne. Créé et dirigé d’une main de maître par Éloi, patriarche charismatique, il a vu défiler des légendes du zouk, des pionniers du gwo ka, et plus récemment, des prodiges de la scène urbaine. Mais à la mort d’Éloi, tout s’effondre.

Sa fille Édith, 25 ans, hérite d’un empire en péril. En reprenant les rênes du studio, elle découvre un lourd secret : son père avait mis sous contrat à durée indéterminée (CDI) tous les artistes vieillissants pour les protéger du chômage ; quitte à ruiner la structure. Face à cette dette colossale, les artistes urbains se retournent contre elle, exigeant leurs royalties, entamant des procès, menaçant de quitter le navire. La guerre des générations est déclarée.

Le décor est planté : une héritière idéaliste face à une machine en panne, entre mémoire et modernité, loyauté et business. Le studio devient le champ de bataille d’un combat identitaire et culturel. Faut-il sauver les anciens au prix des nouveaux ? Peut-on transmettre un héritage sans le trahir ?

La série répond en musique, en fureur, en tendresse et en trahisons.

Une galerie de personnages haute en couleur

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

WISH ne serait rien sans sa distribution multigénérationnelle, mêlant figures tutélaires et nouvelles voix. La série parvient à faire exister ses personnages comme des archétypes culturels… sans jamais les figer. Chacun incarne une tension, un combat, une mémoire.

Édith (interprétée par Méthi’s)
Jeune femme ambitieuse et loyale, Édith est l’héroïne inattendue de cette fresque musicale. Propulsée à la tête du West Indies Studio après la mort de son père, elle incarne la relève, l’audace, mais aussi le doute. Elle est cette jeunesse antillaise tiraillée entre respect des anciens et désir d’innovation. Sa force ? Elle connaît le terrain, le son, la rue ; et elle sait que la culture doit aussi être une entreprise.

Éloi (joué par Luc Saint-Éloy)
Figure patriarcale et légendaire, Éloi est à la fois fondateur, producteur et gardien du temple musical. Même après sa mort, son ombre plane sur chaque décision. Il est l’homme des compromis, de la protection quasi paternelle des artistes ; mais aussi celui dont les choix affectifs mettent l’entreprise en péril. Son personnage incarne l’ambivalence d’un monde ancien à la fois généreux et dépassé.

Madeleine (incarnée par Firmine Richard)
Veuve d’Éloi, mère d’Édith, elle représente la sagesse, la douleur du deuil et la mémoire des luttes passées. Mais derrière sa dignité se cache un secret ancien, un nom qu’elle refuse de prononcer, une menace qui pourrait tout faire basculer. Elle est le lien entre les blessures non dites de l’histoire familiale et les tensions contemporaines.

Patrick
L’associé historique du studio, loyal en apparence, ambigu dans ses manœuvres. Il joue un double jeu, incarne la tentation de la trahison, celle qui rôde dans toute succession. Peut-être est-il prêt à tout pour reprendre le pouvoir.

Jean-Luc et Christine
Frère et sœur d’Édith, ils forment avec elle une fratrie éclatée, tiraillée entre art, rancunes, et responsabilités. Jean-Luc est metteur en scène de théâtre, Christine mère et gestionnaire, mais tous deux portent en eux des blessures d’enfance et des frustrations d’adultes. Leurs confrontations révèlent la profondeur émotionnelle de la série.

Les artistes invités
Et comme si cela ne suffisait pas, la réalité se mêle à la fiction. De véritables icônes de la musique antillaise apparaissent dans la série : Francky Vincent, Admiral T, Médhy Custos, Thierry Cham, Claudy Siar, Slaï, Passi, et même des membres de Kassav’. Chacun vient jouer son propre rôle ; ou presque. Leurs apparitions ajoutent une puissance symbolique rare : c’est toute la scène musicale caribéenne qui reprend la parole, dans un même souffle.

Une bande-son habitée par l’âme des Antilles

Impossible de parler de WISH sans évoquer sa bande originale, personnage à part entière de la série. Ici, la musique ne se contente pas d’accompagner l’action ; elle la structure, la trouble, la transcende. Chaque note jouée dans la série est un écho d’hier, un cri d’aujourd’hui, une vision de demain.

Le zouk et le gwo ka résonnent comme des ancrages identitaires. Ils incarnent la mémoire, la tendresse, les racines. Ce sont les sons d’Éloi, les battements du cœur du West Indies Studio.

Mais face à eux s’élèvent les voix du dancehall, de la trap créole, du hip-hop caribéen : la jeunesse, urbaine, hybride, connectée. Celle qui veut créer sans s’excuser.

La confrontation musicale devient donc le symbole sonore du conflit de générations qui agite toute la série. Dans un épisode, un ancien du zouk pose un couplet sur une prod drill. Dans un autre, un freestyle dégénère en clash de styles et d’ego. Et parfois, au milieu du chaos, une chanson naît ; inattendue, belle, syncrétique.

La série fait aussi le pari osé (et réussi) d’intégrer de véritables morceaux originaux, parfois écrits spécialement pour les scènes, parfois inspirés du répertoire réel des artistes présents. On entendra ainsi Francky Vincent balancer un refrain provocateur, Lycinaïs Jean livrer une ballade émotive, ou encore Admiral T revisiter son propre mythe.

Cette immersion musicale donne à WISH un souffle rare. Elle fait de chaque épisode un épisode musical sans en avoir l’air. Une chronique du son antillais, en mouvement permanent.

WISH, ou comment bâtir une souveraineté culturelle locale

Derrière ses décors de studio et ses drames familiaux, WISH porte une ambition bien plus vaste : prouver que l’on peut produire aux Antilles, par les Antilles, pour le monde entier.

C’est une série, oui. Mais c’est surtout un manifeste audiovisuel.

Produite intégralement en Guadeloupe par Eye & Eye Productions, WISH est la première fiction d’envergure à voir le jour dans les Outre-mer, avec un tournage local, des équipes antillaises, des talents formés sur place et une volonté affirmée de créer un écosystème audiovisuel pérenne.

Julien Dalle, son créateur et réalisateur, l’a martelé :

« Nous devons devenir nos propres producteurs, nos propres diffuseurs. C’est ainsi que naîtra un cinéma antillo-guyanais solide et indépendant. »

Avec un budget de 1,5 million d’euros, soutenue par France Télévisions et les collectivités territoriales, la série n’est pas une simple expérience : c’est un test grandeur nature de ce que pourrait être l’industrie audiovisuelle ultramarine de demain.

Son succès est donc politique, économique, culturel. C’est une preuve vivante que les talents sont là, que les histoires existent, que les publics attendent. Il ne manque que les structures, les moyens, la foi.

En valorisant ses paysages, ses sons, ses comédiens, ses dialectes (le créole y est aussi parlé, sans sous-titrage systématique), WISH fait œuvre de représentation radicale. Elle donne à voir une Guadeloupe moderne, complexe, belle, et indocile. Et à l’écran, cette volonté de prendre la parole sans demander la permission devient presque palpable.

Si WISH réussit, c’est toute une filière (réalisateurs, scénaristes, techniciens, musiciens, décorateurs) qui pourra en bénéficier. Si WISH cartonne, c’est la preuve que les Antilles peuvent écrire, filmer et diffuser leur propre récit, sans passer par Paris.

À vous de jouer : WISH se regarde, mais surtout, se partage

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

WISH débarque sur France.tv.
Une série 100 % guadeloupéenne, avec des têtes familières, des sons qui claquent et une intrigue qui mêle drame, comédie et mémoire.

Mais plus encore qu’un programme de fiction, WISH est une invitation :

  • Une invitation à soutenir la création locale.
  • Une invitation à voir nos récits portés à l’écran avec fierté.
  • Une invitation à faire entendre la voix d’un peuple qu’on écoute trop rarement.

Car le destin de cette série (et de toutes celles qui viendront après) est entre nos mains.
Chaque visionnage, chaque partage, chaque commentaire est un acte politique et culturel.

On ne parle pas seulement d’un studio en faillite dans une série : on parle de notre droit à raconter nos histoires.

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Elles ont combattu, soigné, empoisonné, prophétisé, renseigné, enterré les héros et levé les peuples. Et pourtant, leur nom reste souvent absent des manuels. Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Dédée Bazile, Marie-Jeanne Lamartinière… Ce sont elles, les femmes de la Révolution haïtienne. Guerrières, mambos, résistantes : retour sur celles qui ont bâti, dans l’ombre, la première République noire libre.

Ces héroïnes qu’on ne nomme jamais

Dans les manuels d’histoire, la Révolution haïtienne s’écrit souvent au masculin. Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe… Leurs noms traversent les siècles comme des totems de résistance noire, comme les généraux d’une insurrection unique : celle d’un peuple asservi qui renverse l’un des empires les plus puissants du monde. Mais dans les interstices du récit officiel, un silence criant demeure : celui des femmes.

Pourtant, elles étaient là. Non pas à la marge, mais au cœur du soulèvement, dans les champs, dans les camps, dans les batailles, dans les nuits de transe et dans les grottes de guérilla. Elles ont porté des fusils, élevé des enfants en fuite, soigné des blessés avec des racines, jeté des poisons dans les marmites, et enterré les chefs morts en les reconstituant de leurs mains.

Elles s’appelaient Cécile Fatiman, prêtresse vaudou et prophétesse de Bois-Caïman.
Sanité Bélair, lieutenante au courage légendaire, exécutée debout, les yeux ouverts.
Marie-Jeanne Lamartinière, stratège militaire à Crête-à-Pierrot.
Dédée Bazile, la folle sacrée, ultime gardienne du corps mutilé de Dessalines.
Romaine-la-Prophétesse, mystique guerrière, femme transgressive et chef de guerre.

Leur engagement ne fut pas une note de bas de page dans l’épopée haïtienne. Il fut une colonne vertébrale, une matrice d’actions et de sacrifices sans laquelle la première république noire du monde n’aurait pu naître.

Mais l’histoire, écrite par les vainqueurs ou les survivants masculins, les a effacées ou travesties, réduites à des figures folkloriques, mystiques, ou secondaires. Certaines n’ont même pas de tombe. D’autres n’ont été “récupérées” qu’en surface, sans reconnaissance profonde de leur rôle politique, militaire ou intellectuel.

Réhabiliter leur place aujourd’hui n’est pas une faveur. C’est un devoir de mémoire, un acte politique, une démarche féministe et afrocentrée. Car dans leurs gestes, leurs cris, leurs silences et leurs rituels, ces femmes portaient déjà une intuition puissante : la liberté ne se conquiert pas sans les femmes. Et elle ne dure jamais si elles sont oubliées.

Voici donc leur histoire. Ou plutôt : leur retour.

Vivre femme et esclave à Saint-Domingue

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Avant même que ne s’allume l’incendie de la révolution en 1791, le quotidien des femmes noires à Saint-Domingue était fait de chaînes visibles et invisibles. Dans la colonie la plus prospère du monde, où la canne à sucre, le café et l’indigo généraient des fortunes pour la France, les femmes esclavisées vivaient au croisement de toutes les violences : raciales, économiques, patriarcales, sexuelles.

Elles n’étaient pas seulement considérées comme des bras à exploiter, mais aussi comme des ventres à contrôler. Leurs corps étaient des outils de reproduction forcée. Le Code Noir, dans ses non-dits les plus cruels, tolérait et même favorisait le viol systémique des femmes noires par les colons. Un enfant né d’une femme esclave restait esclave. Ce simple fait fit de la maternité un champ de guerre silencieux.

Les témoignages rares qui subsistent évoquent des enfants conçus dans la douleur, des femmes enceintes contraintes de travailler jusqu’à l’épuisement, des nourrissons arrachés à leurs mères, des mères qui, parfois, choisissaient l’infanticide ou le suicide plutôt que de voir leur progéniture devenir propriété.

Dans ce climat de terreur quotidienne, certaines résistances ont surgi ; discrètes, subtiles, radicales.

  • Des femmes feignaient la maladie pour ralentir le travail.
  • D’autres s’organisaient pour empoisonner les maîtres, une pratique héritée de traditions africaines de justice par les plantes.
  • Certaines fuyaient les plantations pour rejoindre les communautés marronnes, souvent situées dans les montagnes, où elles devenaient messagères, guérisseuses, initiées du vaudou.

Leur survie même était un acte de rébellion. Et déjà, dans l’ombre des plantations, elles posaient les bases d’un contre-pouvoir. Un monde souterrain de sororité, de soins et de secrets. Un monde qui, lorsque la révolution éclatera, deviendra le nerf spirituel et logistique de l’insurrection.

Car avant d’être combattantes, les femmes de Saint-Domingue furent les premières sentinelles de la dignité.

Celles qui préparent, celles qui allument

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

La Révolution haïtienne n’a pas commencé par une déclaration d’intellectuel ni par une marche militaire. Elle a commencé par une cérémonie. Une nuit. Une transe. Un feu. Et en son cœur, une femme.

Nous sommes en août 1791, dans la forêt de Bois-Caïman, au nord de Saint-Domingue. Des centaines d’esclaves insurgés se rassemblent dans le secret pour jurer de mettre fin à l’ordre colonial. Ce moment fondateur, souvent décrit comme le “baptême mystique de la Révolution”, est présidé par un homme et une femme : Dutty Boukman, le houngan, et Cécile Fatiman, la mambo.

Cécile Fatiman, née d’une esclave africaine et d’un colon corse, est plus qu’une prêtresse vaudou : elle est oracle, guide et catalyseuse de rage. Par ses chants, ses danses, ses invocations, elle insuffle à l’assemblée un souffle sacré. Ce n’est pas seulement une conjuration contre les maîtres : c’est un appel aux loas, les esprits africains du panthéon vaudou, pour qu’ils prennent part à la libération.

Cette cérémonie n’est pas symbolique : elle est opératoire. Elle scelle un pacte, un engagement collectif. Elle marque la fin de la soumission. C’est à sa suite que les plantations s’enflamment, que les sabres se lèvent, que les esclaves deviennent insurgés.

Mais Cécile Fatiman n’est pas une exception. Elle incarne tout un réseau de mambos, ces prêtresses souvent marronnes, qui pratiquent la médecine, la divination, la résistance. Dans les communautés en fuite, ce sont elles qui soignent, qui enseignent, qui organisent. Ce sont elles qui détiennent la connaissance des racines et des poisons, capables de faire tomber un maître sans arme à feu.

Leurs savoirs (transmis de bouche à oreille, de corps à corps) sont des armes politiques et spirituelles. Elles savent que la libération ne peut être purement militaire : elle doit aussi être rituelle, cosmique, mentale.

Enfin, il faut souligner que ce vaudou révolutionnaire, transmis par les femmes, est un espace de recomposition culturelle afro-caribéenne. Dans une terre coloniale qui voulait effacer les langues, les noms, les lignées, ces femmes ont maintenu un souffle ancestralun savoir vivantune force insoumise.

Et c’est ce souffle qui mettra le feu au système.

Femmes soldats et stratèges

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

La Révolution haïtienne fut l’une des rares insurrections du XVIIIe siècle où les femmes ont pris les armes, ouvertement, massivement, et parfois jusqu’au commandement. Dans une société coloniale où l’on les avait réduites au silence, elles ont répondu par la poudre, le sabre et le feu. Et ce, à visage découvert.

Certaines portaient des fusils. D’autres des machettes. D’autres encore des tambours ou des canons. Mais toutes avaient en commun ce refus catégorique de laisser la guerre de libération aux mains des seuls hommes.

L’exemple le plus éclatant est sans doute Marie-Jeanne Lamartinière, épouse d’un officier insurgé, mais surtout cheffe de guerre à part entière. En 1802, lors de la célèbre bataille de Crête-à-Pierrot, elle combat en première ligne contre les troupes françaises envoyées par Napoléon. Selon les chroniques militaires de l’époque, elle commandait une garnison, portait l’uniforme, et tirait à la baïonnette au milieu des hommes. Son courage impressionne les ennemis eux-mêmes. Elle entre dans la légende comme la “jeanne d’Arc noire”, bien que ce surnom, calqué sur les références européennes, trahisse l’originalité de sa posture.

Autre figure essentielle : Sanité Bélair. Née libre dans une colonie où la liberté noire était une exception fragile, elle s’engage très tôt dans l’armée révolutionnaire, devient lieutenante sous Toussaint Louverture, et commande des troupes à cheval. Capturée par les Français, elle est condamnée à mort. Le jour de son exécution, elle refuse qu’on lui bande les yeux, et meurt debout, regardant ses bourreaux en face. Elle avait à peine 20 ans.

Leur courage n’est pas marginal. Il est inscrit dans une tradition africaine profonde, celle des femmes guerrières d’Afrique de l’Ouest ; qu’on pense aux amazones du Dahomey, aux reines Ashanti, ou aux combattantes congolaises. Cette mémoire transatlantique n’a pas été effacée par l’esclavage : elle a été réactivée par la Révolution.

Certaines femmes ne combattaient pas directement, mais jouaient des rôles tactiques :

  • portage d’armes et de munitions à travers les lignes ennemies,
  • logistique des guérillas dans les montagnes,
  • liaison entre bataillons à travers les plantations.

Ces rôles ne sont pas accessoires : ils sont vitaux dans une guerre asymétrique, mobile, faite de pièges et de contre-attaques.

Le plus frappant, c’est que ces femmes ne réclamaient pas l’égalité dans l’abstrait : elles la démontraient sur le champ de bataille. Et cela, parfois au prix de leur vie. Car lorsqu’elles étaient capturées, elles subissaient les mêmes châtiments que les hommes : l’exécution, sans clémence.

Ces combattantes n’étaient pas seulement des exceptions héroïques : elles formaient une armée de l’ombre, souvent ignorée, toujours déterminante.

Entre tactique, sacrifice et exploitation

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Dans toute guerre, le corps des femmes devient un champ de bataille. La Révolution haïtienne n’y échappe pas. Mais ce qui distingue cette période, c’est la polyvalence stratégique avec laquelle les femmes ont mobilisé leurs corps ; tantôt comme armes, tantôt comme boucliers, tantôt comme monnaie d’échange, tantôt comme espace de résistance.

Certaines femmes, notamment celles qui avaient accès aux villes, aux postes de marché ou aux casernes coloniales, jouèrent un rôle d’espionnes ou d’éclaireuses. Déguisées en marchandes ambulantes, en lavandières ou en travailleuses du sexe, elles collectaient des renseignements sur les positions ennemies, les plans des troupes françaises, les caches d’armes ou de vivres.
Leur force résidait dans leur invisibilité sociale : on ne se méfiait pas d’elles. Et elles transformaient cette absence de regard en avantage militaire.

D’autres femmes usèrent de leur séduction ou de relations sexuelles, volontaires ou non, pour obtenir :

  • des informations confidentielles,
  • des protections ponctuelles,
  • des libérations de proches,
  • ou parfois des moyens de négociation politique ou économique.

Ici, le consentement est souvent trouble, ambivalent, arraché. Certaines femmes ont fait de cette contrainte un levier. D’autres l’ont subie dans la continuité des violences esclavagistes. Le récit révolutionnaire masculin tendra à glorifier leur sacrifice… sans interroger le système patriarcal qui les y a exposées.

Certaines figures, comme Marie Roze Adam, épouse de Romaine-la-Prophétesse, sont connues pour avoir organisé des réseaux d’influence par le biais de mariages, de messes mystiques et de pratiques ésotériques, mêlant sexualité, spiritualité et diplomatie révolutionnaire.

En parallèle, il faut mentionner la violence des alliés. Car même au sein des forces haïtiennes, certaines femmes furent instrumentalisées, violées, reléguées à des tâches d’“intendance” forcée. La révolution ne les protégeait pas toujours. Elles devaient lutter sur deux fronts : contre l’ennemi colonial, et contre le machisme des compagnons d’armes.

Et pourtant, elles ont tenu. Elles ont persisté. Elles ont compris que leurs corps n’étaient pas que chair ou souffrance, mais territoire politique. Et sur ce territoire, elles ont planté les graines d’un féminisme noir, anti-colonial, et profondément incarné.

Folie, souffrance et sororité

Certaines figures féminines de la Révolution haïtienne n’ont pas tenu un fusil ni porté l’uniforme. Elles ont tenu autre chose : la douleur, le deuil, les visions. Leur rôle ne fut pas moins révolutionnaire ; il fut autre. En marge du récit militaire, elles ont incarné la mémoire vive, le deuil sacré, la souffrance transfigurée en acte politique.

C’est le cas de Dédée Bazile, surnommée Défilée-la-Folle. Ce surnom dit tout, ou plutôt il dissimule tout : le trauma, les abus, la violence d’un système qui, à force de briser les corps, fait parfois basculer les esprits. Dédée, jeune femme noire violée à répétition par son maître, devenue errante, marginale, “folle” selon les mots de l’époque.

Et pourtant, elle accomplit un acte immense : Le 22 octobre 1806, après l’assassinat du chef d’État haïtien Jean-Jacques Dessalines, dont le corps a été mutilé, abandonné, piétiné dans les rues de Port-au-Prince, c’est elle qui le relève.

Avec ses mains, elle reconstitue les morceaux, lave le sang, protège les restes. Elle veille sur son corps déchiré, organise son enterrement. Seule.
Elle qui n’a pas de titre. Elle qui est “folle”.

Ce geste, qui pourrait sembler anecdotique dans l’histoire militaire, est en réalité l’un des plus puissants actes de sororité révolutionnaire. Défilée n’enterre pas seulement un homme. Elle restaure la dignité d’un peuple. Dans son silence erratique, dans ses gestes de soin, elle incarne la “folie” sacrée des opprimés qui refusent l’effacement, même après la mort.

Défilée-la-Folle est la plus connue, mais elle n’est pas seule. D’autres femmes anonymes, veuves, infirmières, mystiques, ont joué ce rôle de “gardiennes de la douleur”, essentielles à toute révolution durable. Ce sont elles qui ont pleuré les morts, soigné les corps, raconté les récits autour du feu, chanté les nomsgravé la mémoire dans les gestes. Elles ont formé un matrimoine révolutionnaire, souvent oral, souvent effacé, mais toujours transmis.

Aujourd’hui, Défilée est honorée en Haïti comme une figure sacrée. Des artistes lui rendent hommage, des poètes la ressuscitent, des militantes la brandissent.
Non pas pour son “folklore”, mais pour ce qu’elle incarne : le cœur irrationnel, féminin, tenace, de la souveraineté haïtienne.

Les ambiguïtés de genre et de race

Dans le grand récit épique de la Révolution haïtienne, il est un chapitre souvent passé sous silence ou abordé avec gêne : celui du sort des femmes blanches. Victimes ou complices ? Cibles ou témoins ? La question est délicate, car elle touche aux limites morales de la violence libératrice, à l’articulation tragique entre genre, race et pouvoir.

En 1804, après plus d’une décennie de guerre, de trahisons, de massacres et de résistance, Haïti proclame son indépendance. Mais ce ne sera pas une indépendance symbolique : ce sera une rupture sanglante. Sous l’autorité de Jean-Jacques Dessalines, les dernières populations blanches françaises sont massacrées, dans un acte que le chef haïtien présente comme nécessaire à la survie de la nation noire.

Parmi les victimes, des hommes, des familles… et des femmes. Les récits d’époque, y compris européens, mentionnent des cas de viols, de mariages forcés, de mise à mort différée. Les femmes blanches sont souvent tuées en dernier, parfois épargnées temporairement, parfois utilisées comme monnaie de négociation ou instrument de propagande.

Mais Dessalines, dans sa logique d’extermination des colons, finira par trancher :

“Il ne peut y avoir d’éradication du pouvoir blanc si l’on laisse subsister les matrices de reproduction de ce pouvoir.”

Dit autrement : les femmes blanches, même non-combattantes, même mères, sont perçues comme un “risque génétique, politique, civilisationnel.” Une logique brutale, radicale, tragique ; mais compréhensible dans le contexte d’un peuple qui a subi les pires atrocités pendant des générations.

Cependant, l’ambiguïté demeure. Car toutes les femmes blanches n’étaient pas complices du système. Certaines avaient été mariées de force, d’autres avaient dénoncé la violence, d’autres encore avaient protégé des esclaves ou tenté de fuir la logique coloniale.

Le récit haïtien n’a jamais été totalement à l’aise avec cette part d’ombre. D’un côté, on glorifie l’éradication de la présence coloniale. De l’autre, on évite de parler des femmes blanches massacrées, pour ne pas troubler la légitimité de l’acte fondateur. Ce silence a laissé place à une relecture coloniale, où la Révolution haïtienne est parfois présentée comme “barbare”, “injuste”, “incontrôlable”.

Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce moment de bascule est le fruit d’un long processus de violence accumulée, de déshumanisation systématique.
Et que si la libération de l’un implique parfois la disparition de l’autre, c’est toujours à la lumière de ce qui a précédé qu’il faut en juger.

Dans cette tension entre réparation et vengeance, entre justice et violence, les corps féminins (noirs comme blancs) deviennent le lieu d’une guerre symbolique dont les séquelles traversent encore la mémoire collective.

Pourquoi leur mémoire dérange encore

Elles ont versé le sang, versé des larmes, fait tomber des maîtres, élevé des chefs, soigné des blessés, porté des armes, enterré les morts, invoqué les loas, transmis le feu.
Elles étaient là, au cœur du soulèvement le plus radical de l’ère moderne.
Et pourtant, l’histoire les a effacées.

La Révolution haïtienne est célébrée comme l’acte fondateur de la souveraineté noire mondiale, le cri d’un peuple qui a dit « non » à l’esclavage, à la colonisation, à la déshumanisation.

Mais ce cri n’a pas été poussé par des hommes seuls.
Il a été porté, épaissi, incarné par des femmes.

Alors pourquoi sont-elles si peu présentes dans les manuels, les monuments, les récits glorieux ?

Parce qu’elles dérangent.
Elles dérangent le récit viriliste de l’héroïsme, où les combats se gagnent à la baïonnette et se transmettent de père en fils.

Elles dérangent les récits coloniaux, qui préfèrent montrer les femmes noires comme des victimes passives, ou des créatures sexuelles, jamais comme des stratèges, des commandantes, des visionnaires.

Elles dérangent même certaines mémoires nationales, qui peinent à faire coexister spiritualité vaudou, insoumission féminine, justice populaire et radicalité noire.

Mais leur retour est en marche. Grâce au travail de chercheuses, d’artistes, de militantes et de médias afrocentrés, les noms de Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Marie-Jeanne Lamartinière, Dédée Bazile, Romaine-la-Prophétesse et tant d’autres, ressurgissent.
Non comme de simples figures secondaires. Mais comme des piliers.

Car reconnaître leur rôle, ce n’est pas seulement rétablir une vérité historique.
C’est réparer une blessure. C’est dire aux jeunes filles afrodescendantes d’aujourd’hui :

Vous êtes l’héritage d’un combat. Vous êtes la mémoire d’une révolte. Vous êtes les descendantes de femmes qui ont refusé de plier, même face à l’empire. Et leur victoire est la vôtre.

SOURCES

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Le jour où Malcolm X a été interdit d’entrée en France

Le 9 février 1965, Malcolm X, figure emblématique du Black Power, est refoulé à la frontière française. Officiellement pour “risque de troubles à l’ordre public”. Officieusement, parce que sa voix noire, libre et panafricaine dérangeait. Retour sur un acte d’effacement orchestré dans l’ombre, à la croisée du racisme d’État, de la guerre froide et des luttes anticoloniales.

Un homme refoulé, une nation troublée

Le 9 février 1965, l’aéroport de Roissy n’a pas encore les allures d’un hub mondial. Mais ce jour-là, un homme s’apprête à atterrir qui, à lui seul, incarne une révolution. Il s’appelle Malcolm X.
Homme noir. Américain. Musulman. Ancien détenu devenu orateur de génie. Ex-militant de la Nation of Islam, désormais libre-penseur panafricain. Il vient à Paris pour y tenir une conférence sur l’émancipation noire, à l’invitation d’un collectif d’étudiants africains. Mais il ne franchira jamais les portes de la capitale.

Dès son arrivée, il est retenu par la police de l’air et des frontières, interrogé, puis refoulé sans explication claire. Motif officiel ? Aucun communiqué immédiat. Raison officieuse ? Il représente une menace potentielle pour “l’ordre public”. La réalité, plus complexe, est tapie dans les plis d’une France encore profondément marquée par les convulsions de sa propre histoire coloniale.

Ce jour-là, la République a peur. Peur d’un homme qui dérange les récits dominants, relie la cause des Noirs américains à celle des Africains et des Antillais, et fait vaciller le mythe d’une France aveugle à la race.

Elle ne craint pas une bombe. Elle craint une parole.

L’expulsion de Malcolm X n’est pas un simple fait divers diplomatique. C’est un acte politique, un signal clair envoyé à la diaspora noire : il n’y aura pas de convergence autorisée entre les luttes afro-américaines et les mouvements africains ou antillais.
Pas sur le sol français. Pas sous ce drapeau.

Douze jours plus tard, Malcolm X sera assassiné à Harlem. La France, elle, restera silencieuse. Aucun mot. Aucune reconnaissance. Et pourtant, ce geste d’interdiction dit tout : il révèle ce que la République redoute depuis toujours ; l’éveil des consciences noires, unies au-delà des frontières.

QUI ÉTAIT MALCOLM X EN 1965 ?

Au moment où la France l’empêche d’entrer sur son sol, Malcolm X n’est déjà plus l’homme que l’Amérique croit connaître. Il n’est plus le porte-parole intransigeant de la Nation of Islam, ni le militant que les médias caricaturent sous l’image d’un « raciste noir » anti-blanc. Il est en pleine métamorphose, politique, spirituelle, géopolitique.

L’année 1964 marque un tournant. Il rompt publiquement avec Elijah Muhammad et les dogmes de la Nation of Islam. Désormais, il se revendique comme musulman sunnite, mais surtout comme internationaliste noir. Son pèlerinage à La Mecque (hajj) l’a transformé : il y découvre un islam universel, une fraternité qui dépasse la couleur de peau. À son retour, il change de nom : El-Hajj Malik El-Shabazz. Mais il reste Malcolm X dans le combat.

Ce nouveau Malcolm voyage. Il refuse l’enfermement dans la question raciale américaine. Il comprend que l’oppression des Noirs aux États-Unis n’est pas un fait isolé, mais le reflet d’une structure impériale globale. Il sillonne l’Afrique : Ghana, Égypte, Nigéria, Algérie. Il rencontre Kwame NkrumahGamal Abdel NasserAhmed Ben Bella, des chefs d’État africains fraîchement indépendants, dont il partage les espoirs panafricains.

Son objectif : unir la diaspora noire (Afro-Américains, Africains, Caribéens) dans une même lutte contre le racisme, le colonialisme et l’exploitation capitaliste. À ses yeux, la solution ne viendra pas des seules lois civiles ou d’un changement de président américain. Elle viendra d’un réalignement mondial des peuples opprimés, d’un front commun afro-asiatique.

Il fonde alors l’Organization of Afro-American Unity (OAAU), calquée sur l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’est une arme politique non-violente, mais redoutablement stratégique. Elle vise à porter la question noire américaine devant l’ONU, en la connectant aux luttes anticoloniales.

C’est ce Malcolm-là que la France veut empêcher de parler. Pas le prédicateur provocant de Harlem. Non. Mais le Malcolm diplomate, stratège, panafricain, révolutionnaire global.

Il ne vient pas à Paris pour provoquer. Il vient pour tendre la main à l’Afrique francophone, pour renforcer les liens entre les étudiants africains de France, les militants antillais, et les Afro-descendants du monde entier. Il vient tisser une toile. Et cette toile, l’État français, encore empêtré dans ses blessures coloniales, ne veut pas qu’elle prenne forme sur son territoire.

POURQUOI VENAIT-IL À PARIS ?

Le voyage de Malcolm X à Paris, prévu pour le 9 février 1965, n’était pas un détour touristique. Il répondait à l’invitation officielle de l’Union des étudiants africains en France (UEAF), un groupe panafricain actif dans les milieux anticoloniaux, très implanté dans le Quartier Latin.
L’événement prévu : une conférence publique à la Salle de la Mutualité, haut lieu de la parole politique et militante à Paris. Thème annoncé : l’unité des peuples noirs face à l’impérialisme.

Ce rendez-vous n’avait rien d’anodin.
En cette année 1965, la France post-coloniale est encore en ébullition. L’indépendance politique de ses anciennes colonies africaines est toute récente (1960), mais la tutelle économique et militaire française demeure. Dans les foyers de travailleurs africains, dans les amphis des universités, dans les syndicats étudiants, la colère gronde. L’engagement contre les guerres coloniales en Algérie ou au Cameroun a laissé des traces. Et désormais, les regards se tournent vers les États-Unis et ses figures de lutte noire.

Inviter Malcolm X à Paris, c’est briser l’isolement intellectuel de la diaspora africaine francophone. C’est aussi établir un pont symbolique et politique entre les luttes afro-américaines et les combats postcoloniaux. Les Antillais, les Réunionnais, les Sénégalais, les Guinéens, les Camerounais… tous ceux qui vivent en France mais dont l’identité reste marquée par l’histoire impériale, voient en lui un phare, une voix qui parle enfin leur langue de colère.

Cette conférence devait aussi marquer un tournant stratégique dans l’unité noire mondiale. L’idée d’un Black Internationalism se concrétise. Malcolm X veut internationaliser la cause noire en Europe comme il l’a fait en Afrique et au Moyen-Orient. La France devait être l’une des premières étapes de cette stratégie globale, juste avant son retour prévu aux États-Unis.

Mais ce qui devait être un moment historique s’est transformé en silence étouffé.

Dès sa descente d’avion, Malcolm X est retenu par la police aux frontières, empêché de parler, et reconduit dans l’avion suivant pour Londres. La conférence est annulée. L’espoir d’un rapprochement symbolique entre la jeunesse africaine francophone et le leader noir américain est brutalement brisé.

Ce n’est pas seulement un homme qu’on empêche d’entrer : c’est une paroleun lienune conscience noire mondiale qu’on refuse de laisser germer sur le sol français.

UNE INTERDICTION DÉJÀ PRÉPARÉE

Malcolm X n’a pas été refoulé par hasard. Son expulsion n’est pas le fruit d’un simple malentendu administratif. Elle fut planifiée, décidée, exécutée dans l’ombre, bien avant qu’il ne mette un pied sur le tarmac de Roissy.

Dès le début des années 60, les services français du renseignement intérieur (DST, RG) suivent de près les mouvements panafricains, les syndicats étudiants africains, les réseaux anticoloniaux. L’Union des étudiants africains en France (UEAF), organisatrice de la conférence, est connue pour ses positions critiques vis-à-vis de la Françafrique. Elle est donc surveillée. Et quand elle annonce l’invitation officielle de Malcolm X, l’alerte est immédiatement transmise aux plus hauts niveaux de l’État.

En parallèle, les agences américaines (FBI et CIA) ont depuis longtemps inscrit Malcolm X sur leur radar rouge. Sa rupture avec la Nation of Islam et sa volonté de porter la question raciale américaine devant l’ONU inquiètent Washington. Il n’est plus seulement un orateur communautaire, il devient un diplomate non-aligné, un facteur d’instabilité géopolitique dans un monde bipolaire en pleine guerre froide.

Les Américains alertent alors leurs homologues européens, notamment français et britanniques. Des documents déclassifiés du FBI et de la CIA montrent que Malcolm X faisait l’objet d’une surveillance transatlantique étroite, avec échanges d’informations sur ses déplacements, ses contacts et ses prises de parole.

Le ministère français de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Roger Frey, prend rapidement la décision : refus d’entrée pour “risque de trouble à l’ordre public”. Cette formule vague, usitée à l’époque pour les “militants dangereux”, permet de justifier une expulsion sans avoir à fournir de motif concret. Une note confidentielle est transmise aux services de la préfecture de police et à la PAF (Police de l’air et des frontières) à Roissy. Tout est prêt. Avant même qu’il ne monte dans l’avion.

L’aspect le plus troublant ? Malcolm X n’était pas prévenu. Son passeport américain est valide. Il a voyagé librement en Afrique, au Moyen-Orient, et même au Royaume-Uni. Il ne figure pas sur une liste officielle d’indésirables publics. La France a donc anticipé son arrivée pour mieux le faire taire.

C’est ce que révèle l’enquête historique menée notamment par Dominique Rousset, à partir d’archives déclassifiées. Elle montre une France soucieuse de ne pas froisser son allié américain, mais surtout anxieuse à l’idée de voir sa jeunesse noire – africaine, antillaise, française ; entrer en résonance avec le feu du Black Power.

Car derrière la façade républicaine, la crainte est immense : celle que le verbe de Malcolm fasse éclore une conscience noire, fière, organisée et radicale sur le territoire même de l’ancien empire colonial.

LE CHOC À L’AÉROPORT

Le 9 février 1965, Malcolm X atterrit à Roissy, seul, fatigué mais déterminé. Il pense pouvoir honorer une invitation officielle, parler devant une salle de jeunes africains, construire un pont entre les luttes. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la France a déjà décidé de le faire taire.

À peine franchi le contrôle des passeports, il est retenu par les agents de la Police de l’air et des frontières. On lui demande de patienter. Il ne comprend pas. Il présente ses papiers, explique sa venue. Il n’est ni clandestin, ni condamné. Il est un citoyen américain, voyageant librement avec un passeport valide.

Mais le couperet tombe sans procès. Il ne pourra pas entrer. L’ordre vient “de plus haut”. Les autorités ne lui donnent aucune justification claire. La conférence ? Annulée. Les étudiants ? Informés trop tard. Malcolm X, calmement, déclare à la presse sur place :

« Je suis plus choqué que surpris. L’oppression, même lorsqu’elle se cache derrière des lois, reste de l’oppression. »

Il est reconduit dans le premier avion vers Londres. En quelques heures, son passage sur le sol français est effacé. Pas de photo officielle. Pas d’accueil. Pas de débat. Juste le silence policier et le refus.

La presse française du lendemain traite l’affaire avec discrétion. Quelques brèves, des titres ambigus : « Le leader noir américain refoulé à Roissy »« Des troubles évités ? » Aucun grand journal ne questionne la légitimité de l’expulsion. Aucun éditorial ne s’interroge sur le sens politique du geste. La République a muselé, sans explication. Et le silence médiatique vient parachever la censure.

Côté militant, en revanche, la colère monte. L’Union des étudiants africains en France (UEAF) dénonce une mesure autoritaire, une “atteinte grave à la liberté d’expression et au droit d’asile politique”.

Dans les foyers d’étudiants africains, dans les cercles antillais, dans certaines sections du Parti communiste ou du PSU, on comprend que ce refus d’entrée est plus qu’une affaire diplomatique. C’est un signal.

Un signal adressé à tous ceux qui, sur le territoire français, veulent relier la question noire américaine aux mémoires coloniales de l’empire français. Un signal qui dit :

« Cette parole n’est pas la bienvenue ici. Pas sur nos terres. Pas dans nos universités. »

Mais comme souvent dans l’histoire des censures, ce refus produit l’effet inverse : il sacralise la voix interdite. Dans les semaines qui suivent, les tracts circulent. Les cassettes de discours de Malcolm X s’échangent sous le manteau. Et douze jours plus tard, lorsqu’il est assassiné à Harlem, la nouvelle fait l’effet d’une bombe auprès de cette jeunesse noire que la France voulait précisément empêcher d’écouter.

UN REFLET DU RACISME D’ÉTAT EN FRANCE ?

L’interdiction d’entrée faite à Malcolm X ne peut pas se comprendre sans plonger dans la psyché politique de la France des années 1960 : un pays officiellement “décolonisé”, mais profondément hanté par l’empire. Une République encore fragile, qui se veut “aveugle à la race”, mais qui ne tolère pas qu’on vienne en parler trop fort ; surtout pas quand on est Noir, et libre.

En refusant Malcolm X, la France ne s’attaque pas à un homme violent, mais à un homme dont la parole menace ses fondations idéologiques. Car Malcolm ne vient pas prêcher la haine. Il vient poser une question simple et dérangeante :

Comment une République peut-elle être universelle si elle nie l’expérience noire ?

En ce sens, son expulsion est le miroir brutal d’un racisme d’État, maquillé derrière des mots polis : “trouble à l’ordre public”, “mesure administrative préventive”, “raison diplomatique”. Aucun terme ne parle de race, mais tout l’acte est motivé par elle.

Ce racisme n’est pas seulement structurel : il est stratégique. Il s’exprime dans une série d’actes qui, mis bout à bout, dessinent une logique d’exclusion des voix noires politiques, critiques, autonomes.

Car dans les années 60 :

  • Les militants FLN sont pourchassés à Paris, certains jetés dans la Seine pendant les manifestations.
  • Les écrivains antillais qui dénoncent la départementalisation sont marginalisés.
  • Les intellectuels africains sont surveillés, infiltrés, parfois expulsés.
  • Les tirailleurs sénégalais vivent en foyers délabrés, sans reconnaissance, sans pension.

Dans ce contexte, la parole noire radicale est systématiquement disqualifiée. Trop subversive, trop communautaire, trop étrangère à l’universalisme républicain. Pourtant, c’est précisément cette parole que portait Malcolm X. Une parole ancrée dans l’histoire, connectée aux luttes du Sud global, et capable de réveiller les consciences de ceux que la République voudrait oublier.

Focus – L’universalisme en question :
La France s’est toujours voulue “indivisible” et “aveugle à la couleur”. Mais cette posture interdit de penser les réalités vécues des Noirs sur son territoire. La République ne voit pas les Noirs… jusqu’à ce qu’ils parlent trop fort.

En interdisant Malcolm X, la France ne protège pas seulement l’ordre public, elle protège son récit sur elle-même.Elle ne veut pas que l’on vienne dire que le racisme est systémique. Que la colonisation n’est pas finie. Que la couleur continue de produire des hiérarchies.

Et surtout, elle redoute que cette parole fasse écho. Car Malcolm X, ce jour-là, ne venait pas pour diviser. Il venait pour relier. Et c’est cela que l’État redoutait le plus : l’émergence d’une conscience noire collective, transnationale, critique, et debout.

SOURCES / BIBLIOGRAPHIE

16 juin : Du massacre de Soweto au « génocide des Blancs »

Le 16 juin 1976, en plein apartheid, des élèves noirs de Soweto s’organisent autour de manifestations pour contester l’introduction de l’afrikaans dans l’enseignement public.

« À bas l’afrikaans ! » pouvait-on lire sur des pancartes brandies fièrement, le 16juin 1976, dans les rues de Soweto, un township d’Afrique du Sud, situé au sud-ouest de Johannesburg. Environ 20.000 jeunes noirs manifestent pacifiquement contre l’inclusion de l’afrikaans, langue d’origine européenne, comme langue officielle d’enseignement à égalité avec l’anglais dans les écoles bantoues locales. Ayant reçu l’ordre de « rétablir l’ordre » à tout prix en usant de tous lesmoyens possibles, la police locale lâche ses chiens sur la foule provoquant undéferlement d’évènements. Malgré le pacifisme de l’action, es coups de feu sonttirés et une émeute éclate, causant la mort d’au moins 23 personnes.

Soweto, épicentre d’une révolte sanglante

L’élément déclencheur du massacre de Soweto est l’Afrikaans Medium Decree. Présenté par les autorités sud-africaines comme une mesure de cohésionsociale, le décret impose l’apprentissage de l’afrikaans dans les écoles à partir dudernier cycle du primaire. Michiel Cienraad Botha, alors ministre del’Administration et du Développement bantou signe l’arrêt tandis que son vice-ministre organise la mise en application.

Soweto est le plus grand township d’Afrique du Sud. Durant l’apartheid, ces ghettos réservés aux Noirs marquent la ségrégation raciale. En 1976, dans cequartier défavorisé, les élèves s’opposent avec ténacité à un énièmeétranglement chauviniste de leur identité linguistique et culturelle. Cette luttecontre la langue afrikaans, s’inscrivant dans un tronçon plus large du combatcontre l’apartheid et le pouvoir blanc. Le régime raciste et oppressif sud-africain, fidèle à sa violence, répond par la violence. Quatre ans plus tôt déjà, MC Bothamettait en place le Bantu Homelands Citizenship Act, une loi d’Apartheid quiretirait aux Noirs leur citoyenneté sud-africaine.

Les évènements macabres de Soweto résonnent d’abord dans d’autres partiesdu pays puis au-delà des frontières sud-africaines. Plus de 500 personnes sont tuées (en grande majorité par la police) et des centaines sont arrêtées. La scène internationale condamne et impose des sanctions au gouvernement sud-africain. Le gouvernement est alors contraint de retirer le décret sur l’enseignement de l’afrikaans tandis que la pression s’intensifie avec le début d’une longue campagne de boycott.

L’afrikaans ou la langue comme vecteur de la domination blanche

L’afrikaans est un héritage colonial. La langue, se développant dans l’Afrique duSud du XIXème siècle, est le résultat d’un brassage naturel entre les colonsnéerlandais, les esclaves (Indonésiens, Indiens et Malgaches) et les populationslocales khoisans. Sa racine, à dominante germanique, provient du néerlandais du XVIIème siècle, importé en 1652 par les colons de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). Parmi eux se trouve Jan Van Riebeeck, commandant de la colonie néerlandaise du Cap, qui établit pour la VOC la première implantation européenne en Afrique du Sud.

Précurseur de la communauté d’origine néerlandaise en Afrique du Sud, VanRiebeek est élevé par la population afrikaner au rang de père fondateur du pays.L’afrikaans, créole partiel façonné par la colonisation, est aujourd’hui la langueidentitaire de près de 60% des Blancs sud-africains. Mais pour une immensemajorité de Sud-Africains Noirs – soit près de 82% de la population du pays –cette langue renvoie à la violence, la ségrégation et l’écrasement. Raisons pour lesquelles Soweto s’est vivement soulevée en 1976.

L’inversion de la mémoire

Il aura fallu attendre quinze années de lutte supplémentaire après Soweto pourque la dernière loi raciale tombe et que le régime d’apartheid soit officiellementaboli à la fin de l’année 1991. C’était il y a moins de 35 ans. Pourtant, l’Afrique du Sud reste chargée d’un héritage lourd et douloureux où les Noirs étaient au mieux des citoyens de seconde zone. Mais ce passé n’est pas si lointain etencore moins intégré par tous.

La mémoire reste fragile. Fin mai 2025, lors d’une rencontre avec le présidentsud-africain Cyril Ramaphosa, Donald Trump accuse ouvertement legouvernement sud-africain de persécuter les fermiers blancs. Il utilise larhétorique alarmiste du « génocide des Blancs ». Cette déclaration s’inscrit dansune mouvance conspirationniste portée depuis plusieurs années par desmilieux afrikaners ultranationalistes et racialistes. Pour eux, la fin de l’apartheid aurait inversé les rapports de domination entre Noirs et Blancs.

Ce discours (faussement humanitaire) repose sur une inversion mémorielle brutale d’indécente. Car affirmer, à peine une génération après la fin du régimeségrégationniste le plus structuré au monde que l’Afrique du Sud organiseraitaujourd’hui un génocide contre les Blancs, c’est non seulement réécrirel’histoire, mais aussi chercher à diriger la morale. C’est l’élargissement de lafenêtre d’Overton : faire accepter dans le débat public des idées considérées,hier encore, comme immorales et indéfendables.

Le 16 juin est aujourd’hui un jour férié. L’Afrique du Sud rend hommage à lajeunesse noire massacrée à Soweto en 1976 pour avoir refusé de parler lalangue coloniale. Cette journée de mémoire rappelle que l’histoire sud-africainene peut pas être réécrite.

Sources

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Dans la Nouvelle-Orléans du XIXe siècle, une femme noire affranchie fait trembler les puissants, guérit les humbles, et incarne à elle seule le syncrétisme spirituel des peuples africains et créoles. Marie Laveau, entre mythe et histoire, fut bien plus qu’une prêtresse vaudou : elle fut une matrone, une guérisseuse, une stratège sociale et une figure de résistance. Voici son histoire.

L’ombre d’une tombe et le parfum d’un sortilège

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Au cœur de la Nouvelle-Orléans, il existe une tombe que l’on visite plus que toutes les autres. Ce n’est ni celle d’un président, ni celle d’un général. C’est celle d’une femme noire, née libre en 1801, morte en 1881, et devenue légende : Marie Laveau.

Sa sépulture, dans le cimetière Saint-Louis n°1, est aujourd’hui couverte de croix tracées à la craie. Des offrandes s’accumulent : bougies, perles vaudou, billets griffonnés d’espoirs et d’angoisses. Des pèlerins murmurent des prières, parfois sans savoir à qui ils s’adressent vraiment. Certains viennent demander justice, d’autres de l’amour, ou la guérison d’un mal profond. Tous s’accordent à dire que quelque chose de sacré, d’invisible, veille encore depuis cette tombe.

Marie Laveau ne fut pas qu’une prêtresse vaudou. Elle fut une stratège politique, une guérisseuse, une femme d’affaires redoutée, une figure d’autorité respectée des puissants comme des plus pauvres. Dans une ville marquée par l’esclavage, la ségrégation, les cataclysmes et les superstitions, elle a bâti une forme de pouvoir qui échappait à la logique coloniale : un pouvoir spirituel, social et profondément afrocréole.

Ce que l’histoire officielle a souvent relégué au rang de folklore ou de “sorcellerie” fut, en réalité, une forme de résistance. Le vaudou, loin des caricatures exotiques, fut un langage de liberté, un espace de solidarité noire, un refuge dans une Amérique qui refusait l’humanité à ceux qu’elle exploitait.

Raconter la vie de Marie Laveau, c’est donc revisiter une mémoire noire effacée, une puissance féminine occultée, une sagesse africaine travestie par le racisme et le sensationnalisme. C’est interroger le pouvoir des marges. Et rappeler qu’avant d’être un mythe, elle fut une femme. Une femme qui a aimé, soigné, prié ; et combattu.

Une enfance dans les failles de l’Amérique esclavagiste

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Marie Catherine Laveau voit le jour en 1801 à la Nouvelle-Orléans, dans une Louisiane encore imprégnée des échos de Saint-Domingue et des promesses brisées de la Révolution française. L’année précédente, l’indépendance d’Haïti a fait frémir les maîtres blancs de toutes les Amériques. En Louisiane, ancienne colonie française devenue espagnole puis à nouveau française, la population noire (libre ou non) est surveillée de près.

Marie naît d’une femme libre de couleur, Marguerite Darcantrel, et d’un homme blanc créole, Charles Laveaux. Elle appartient à cette caste particulière des gens de couleur libres, une société à part entière, ni esclaves ni entièrement libres. Ils possèdent parfois des terres, des maisons, voire des esclaves, mais restent soumis à des lois raciales strictes. Leur existence même est une tension permanente : trop libres pour être invisibles, trop noirs pour être égaux.

Elle grandit dans le quartier du Vieux Carré, parmi les ruelles étroites, les senteurs de girofle et d’encens, les bruissements de prières mêlées aux cris du marché. On dit qu’elle reçoit une éducation catholique solide, fréquente l’église Saint-Louis, mais qu’elle apprend aussi, en secret, les savoirs des guérisseuses, des accoucheuses et des femmes anciennes.

C’est dans cet entre-deux (entre l’Église et les esprits, entre le monde blanc et l’univers noir) que Marie Laveau se forge. Très jeune, elle comprend que la survie passe par la maîtrise des codes : il faut connaître les sacrements, mais aussi les herbes. Il faut prier le Christ, mais aussi les loas. Il faut savoir parler aux notables comme aux sans-noms.

Dans une Amérique où l’identité noire est systématiquement niée, elle apprend à en faire une force. Le pouvoir, pense-t-elle déjà, peut se bâtir dans les marges, dans les plis de la société, là où l’œil du maître ne voit pas.

Amours, mariages et veuvages (la fabrique d’un mythe)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

La première fois que Marie Laveau se marie, elle a tout juste 18 ans. Le 4 août 1819, elle épouse Jacques Paris, un charpentier libre de couleur venu de Saint-Domingue, comme tant d’autres réfugiés fuyant la tourmente haïtienne. L’homme est discret, religieux, et porte la mémoire des soulèvements dans ses silences. Leur union est bénie à l’église Saint-Louis, selon les rites catholiques ; un choix stratégique autant que spirituel dans une ville où les apparences peuvent sauver la peau.

Mais le mariage est de courte durée. Quelques années plus tard, Jacques Paris disparaît. Mort ? Fugitif ? Enlevé ? La rumeur, comme toujours, fait feu de tout bois. Marie Laveau devient veuve ; officiellement. Car dans l’ombre, un autre homme entre dans sa vie : Louis Christophe Duminy de Glapion, un ancien militaire créole, blanc de peau et marginal par choix.

Avec lui, elle ne se marie pas. Trop dangereux. Leur union, bien que durable, reste hors des registres officiels. Ensemble, ils auraient eu plus d’une dizaine d’enfants, dont peu survécurent à l’enfance ; hécatombe silencieuse de l’époque, que l’histoire a trop souvent gommée.

Ce choix d’aimer sans sacrement, de bâtir une famille sans autorisation, devient un acte politique. Car en refusant le mariage chrétien avec un homme blanc, Marie Laveau contourne les lois raciales. Elle protège son autonomie. Elle préserve son pouvoir.

Dans le secret de sa maison, elle devient à la fois mère, guérisseuse, amante et stratège. Femme noire dans une société esclavagiste, elle façonne un espace de liberté par ses choix intimes. Et c’est là que commence vraiment la légende : dans ce refus de se plier à l’ordre établi, dans cette capacité à faire de sa vie une déviation magistrale du récit colonial.

On commence à la surnommer « la veuve Paris », puis « la grande prêtresse ». Son aura s’épaissit, à mesure que les mystères s’accumulent autour d’elle. A-t-elle vraiment ramené un homme de la folie ? A-t-elle fait tomber un maître blanc à genoux par une simple prière ? A-t-elle scellé un pacte avec les loas ou seulement avec son époque ?

Qu’importe. Le pouvoir, comme la foi, se nourrit de croyance. Et Marie Laveau le sait mieux que quiconque.

La prêtresse de tous les dangers (entre magie, guérison et politique)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Au cœur du Vieux Carré, à la lisière du visible et de l’interdit, Marie Laveau devient une figure centrale d’un monde que les puissants refusent de comprendre : celui des esprits, des plantes, des silences et des cicatrices. À une époque où les hôpitaux sont pour les Blancs, où les prêtres refusent d’enterrer les enfants des unions mixtes, elle soigne, écoute, réconcilie. Elle est à la fois la mémoire et l’antidote.

Son savoir ne vient ni des livres ni des laboratoires. Il est hérité, distillé dans le quotidien, transmis par des femmes africaines, créoles, amérindiennes, dans une langue faite de gestes, d’odeurs, de prières murmurées entre les murs humides des maisons basses de La Nouvelle-Orléans. Elle connaît les racines qui purgent, les huiles qui calment, les philtres qui rapprochent. Elle connaît surtout les peurs.

C’est dans ce flou (entre médecine populaire et rituels vodous) que son pouvoir s’impose. Elle n’est pas seulement guérisseuse. Elle est médiatrice. Confidente des esclaves, mais aussi des maîtres. Certaines femmes blanches viennent lui demander conseil : pour garder un mari, faire tomber une rivale, résoudre une stérilité. Des policiers ferment les yeux. Des juges l’écoutent à voix basse.

Le vodou, en Louisiane, n’a rien d’un folklore. C’est une spiritualité ancrée, vivante, parfois clandestine, toujours politique. En l’assumant, en le ritualisant, Marie Laveau en fait un contre-pouvoir. Elle y ajoute ses propres rituels : le fouet sacré, les danses sur Congo Square, les cérémonies nocturnes au Bayou Saint-Jean. Elle ne craint pas les regards, car elle sait ce qu’ils cherchent.

Son influence est telle que le pouvoir blanc hésite : faut-il la faire tomber ou s’en accommoder ? Certains la décrivent comme une sorcière. D’autres comme une sainte. On la dit capable d’obtenir la libération d’un esclave par une prière, d’effacer une dette par un charme. Elle incarne une justice parallèle, bien plus efficace pour les démunis que celle des tribunaux.

Mais ce pouvoir dérange. Car il est féminin, noir, populaire. Parce qu’il échappe à l’écrit, au contrôle, aux récits officiels. Parce qu’il vient d’une femme qui, sans armée ni mandat, gouverne une ville de l’ombre.

Une reine dans la tempête (rumeurs, persécutions et résistances)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Être femme, être noire, être libre. Trois fautes impardonnables dans l’Amérique du XIXe siècle. Et Marie Laveau les cumule. Sa légende grandit, mais avec elle viennent les murmures venimeux, les récits falsifiés, les caricatures qui déforment son image jusqu’à la rendre méconnaissable. Les journaux à sensation l’appellent « sorcière », « ensorceleuse de la nuit », parfois même « diablesse aux cent visages ». La vérité, elle, reste dans les marges.

Les rituels qu’elle organise, notamment au Bayou Saint-Jean, alimentent tous les fantasmes. Des corps en transe, des chants africains, des offrandes aux esprits… Ce que les dominants ne comprennent pas, ils le diabolisent. Ce qu’ils ne peuvent pas dominer, ils cherchent à le détruire. Marie, pourtant, ne cède rien. Elle connaît le prix de la peur. Elle sait que ceux qui l’accusent sont souvent ceux qui viennent supplier, en secret, pour une faveur, une guérison, un sort conjugal.

Les autorités tentent de la discréditer, parfois de la surveiller. Mais sa popularité rend toute répression délicate. Elle ne parle pas, elle agit. Sa force vient de la rue, des marchés, des mères sans mari, des domestiques épuisées, des affranchis menacés, des créoles déclassés. Elle est leur figure tutélaire. Pas une prêtresse distante. Une alliée active, une reine sans trône, mais avec un peuple.

Dans les récits oraux, elle devient presque invincible. On dit qu’elle sait tout sur tout le monde. Qu’elle peut arrêter une pendaison par une simple prière. Qu’elle lit dans les yeux comme dans un livre ouvert. La réalité, bien plus complexe, se niche entre admiration et nécessité. Dans une société où les institutions sont hostiles aux Noirs, Marie Laveau devient l’institution. Elle incarne un autre ordre, celui du soin, de la mémoire et de la lutte silencieuse.

Ce que les rumeurs révèlent surtout, c’est l’angoisse d’une société blanche face à une femme noire en position de pouvoir. Et plus encore : une femme qui ne demande pas la permission, qui ne quémande pas la reconnaissance, mais impose sa présence. Avec calme. Avec foi. Avec intelligence.

Une lignée effacée, une mémoire ravivée

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Marie Laveau meurt comme elle a vécu : dans l’ambiguïté et la ferveur. Le 15 juin 1881, à l’âge supposé de 79 ans, la reine du vaudou quitte ce monde, mais son ombre ne s’efface pas. Son enterrement, modeste en apparence, attire une foule aussi bigarrée que fidèle. Les puissants se murmurent des prières volées. Les humbles, eux, pleurent une mère.

Mais à peine son corps repose-t-il au cimetière Saint-Louis n°1 qu’un autre mystère naît : qui est cette autre Marie Laveau, qui continue à pratiquer dans les années suivantes ? Sa fille, Marie II ? Une imitatrice ? Un mythe vivant ? Les archives se brouillent, les visages se confondent. Peut-être est-ce voulu. Peut-être que le pouvoir de Marie ne résidait pas tant dans une personne que dans une présence ; collective, fluidique, insaisissable.

La transmission se fait donc autrement. Pas par des écrits, mais par les corps, les gestes, les chants. Par les veillées de femmes noires, les rituels du bayou, les secrets murmurés au marché de Tremé. Chaque praticienne du vaudou qui l’invoque, chaque mural peint sur les murs de la Nouvelle-Orléans, chaque griot qui conte son nom, prolonge son souffle.

Longtemps marginalisé, le vaudou renaît aujourd’hui sous d’autres formes. Héritage afro-créole, il est aussi politique : un langage de survie et de réappropriation face à l’oubli organisé. Car ce que l’histoire officielle a tenté d’éradiquer, la mémoire populaire l’a ressuscité.

Marie Laveau n’a pas fondé une dynastie. Elle a fondé une lignée spirituelle. Pas de sang royal, mais une couronne d’héritage. Des femmes et des hommes, noirs, métis, créoles, qui trouvent dans son nom un refuge, un étendard, une puissance. Et dans chaque geste de soin, dans chaque offrande, dans chaque prière adressée à ses loa, elle est là. Vivante, présente. Une reine que la mort n’a pas su arrêter.

Reines noires et récits blancs (comment l’histoire a trahi Marie Laveau)

On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais ce qu’on dit moins, c’est qu’elle est souvent racontée à voix basse, quand il s’agit des vaincus. Et pour les femmes noires, reines sans trône dans des mondes colonisés, l’histoire n’a même pas pris la peine de murmurer. Elle a inventé. Dénaturé. Blanchi.

Marie Laveau, pourtant figure centrale de La Nouvelle-Orléans, n’échappe pas à cette règle. Dans les livres d’école comme dans le folklore touristique, elle est réduite à une “sorcière exotique”, une ensorceleuse sulfureuse, bonne à figurer dans des films ou des balades guidées dans les cimetières. La subtilité de son pouvoir spirituel, son rôle de guérisseuse, de cheffe communautaire, d’intermédiaire entre les mondes ; tout cela a été noyé sous des couches de fantasmes coloniaux.

Pourquoi ? Parce que Marie Laveau incarne une terreur blanche. Celle d’une femme noire libre, instruite, influente, respectée dans une ville où l’ordre racial ne laissait normalement pas de place à ce genre de souveraineté. Parce qu’elle n’a jamais eu besoin de demander l’autorisation d’exister. Et que son pouvoir ne venait ni d’un homme, ni d’un État, mais d’un monde africain réinventé en terre d’Amérique.

Alors les récits blancs ont fait leur travail : exotiser, diaboliser, effacer. L’histoire de Marie Laveau a été dispersée dans des archives biaisées, éclipsée par des chroniques racistes, réinventée par des conteurs peu scrupuleux, jusqu’à devenir floue, presque irréelle. Même sa tombe, aujourd’hui couverte de croix dessinées à la craie par des pèlerins modernes, est devenue un lieu de folklore plutôt qu’un lieu de mémoire.

Mais l’histoire ne meurt jamais vraiment. À travers les travaux d’historiennes noires, de chercheuses décoloniales, de poètes et d’activistes, le vrai visage de Marie Laveau se reconstruit. Celui d’une femme ancrée dans la tradition et pourtant profondément moderne. Celui d’une survivante de l’esclavage par héritage, d’une stratège du quotidien, d’une passeuse de mondes.

Ce n’est pas à l’histoire officielle de lui rendre justice. C’est à nous. À nos récits. À notre refus de la caricature. Car Marie Laveau n’était pas une légende : elle était un levier. Une clé. Un symbole de ce que peut la foi noire, quand elle n’a plus rien à perdre, et qu’elle commence à inventer son propre royaume.

Marie Laveau n’est pas morte.

Elle marche encore, dans les processions silencieuses du Mardi Gras indien, dans les prières murmurées sous la pluie de Tremé, dans les cercles de femmes qui pansent les blessures héritées de l’histoire, et dans le regard de celles qui refusent d’être effacées. On l’évoque quand on parle de justice raciale. On l’invoque quand on soigne sans moyens mais avec foi. On la reconnaît dans ces mères qui tiennent leur communauté à bout de bras, armées d’encens, de paroles fortes et de silences puissants.

À La Nouvelle-Orléans, des fresques la représentent avec un foulard noué comme une couronne. Des musiciennes la chantent. Des activistes afrodescendantes s’en revendiquent, dans les luttes pour la souveraineté spirituelle, la médecine alternative, les droits reproductifs et la mémoire noire. Elle est devenue un archétype, une figure tutélaire ; mais pas figée. Une mémoire mobile, féconde, vivante.

Car parler de Marie Laveau aujourd’hui, c’est aussi parler d’appropriation culturelle, de récupération commerciale, de racisme camouflé sous les oripeaux du mysticisme. Trop de t-shirts, de séries Netflix et de visites guidées font d’elle une “reine vaudou” folklorisée, en oubliant qu’elle fut une femme noire debout dans un monde bâti pour l’écraser. Chaque représentation édulcorée est une trahison. Chaque silenciation de ses racines africaines et de ses engagements communautaires est un autre effacement.

Mais sa vraie postérité est ailleurs. Elle est dans la résilience noire. Dans cette spiritualité qu’aucun Code noir n’a réussi à éteindre. Dans cette capacité à survivre sans jamais se soumettre. À créer du sacré dans les marges, du pouvoir dans l’invisible.

Marie Laveau, aujourd’hui, c’est un rappel. Un avertissement. Une invitation.

À réécrire nos histoires.
À honorer nos ancêtres.
À guérir avec ce qu’on a.
À régner sans permission.

Et dans un monde qui prétend toujours nous dire qui nous sommes, son héritage nous chuchote ceci :

Crois en ce que tu sais. Invoque ce que tu portes. Sois ce qu’ils ne veulent pas que tu sois.

Bibliographie



Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Une silhouette effacée dans le marbre impérial

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Mexico, au cœur de la capitale mexicaine. Les statues brillent sous le soleil de plomb. Cortés trône, l’épée levée, la cape au vent. Non loin, les façades baroques racontent, à coups de dorures et de pierres grises, l’épopée triomphale d’un empire qui a façonné deux mondes. Mais dans ce théâtre figé, une silhouette manque à l’appel.

Pas de buste, pas de plaque, pas même une ruelle à son nom.

Juan Garrido, homme noir, libre, chrétien, conquistador, pionnier du blé au Mexique, bâtisseur de chapelles et vétéran de toutes les campagnes (de la Floride à Michoacán) est aujourd’hui un fantôme dans la mémoire officielle. Il a servi trente ans sous bannière espagnole, semé le pain de l’Ancien Monde dans la terre du Nouveau, porté les armes aux côtés des plus grands, construit des sanctuaires pour les morts… et pourtant, l’Histoire l’a relégué au bas des marges.

Pourquoi ?

Pourquoi, dans cette Amérique ibérique si prompte à glorifier ses conquistadores, la mémoire de Garrido n’a-t-elle pas trouvé sa place ? Serait-ce la couleur de sa peau, incompatible avec la grandeur que l’on prête aux vainqueurs ? Ou le fait qu’il ait existé hors des cases ; ni esclave, ni colon classique, ni traître, ni héros bien commode ?

Dans une lettre poignante adressée au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro, vecino de esta ciudad, comparezco ante Vuestra Misericordia… »

« Moi, Juan Garrido, noir, résident de cette ville, je me présente devant votre Miséricorde …. ».

En quelques lignes, il résume sa vie : trente ans de service sans récompense, sans terre, sans gloire. Juste un homme noir, dans un monde blanc, réclamant le droit d’exister dans les annales d’un empire qu’il a aidé à construire.

Un homme qui, bien avant Toussaint Louverture ou Martin Luther King, s’est battu pour son nom, pour sa mémoire, pour sa postérité.

L’article qui suit est une tentative de réparation. Une traversée dans les pas d’un pionnier noir de la colonisation ; non pas pour l’ériger en icône sans faille, mais pour comprendre ce qu’il révèle de l’Histoire : ses silences, ses peurs, ses refoulements. Car raconter Garrido, c’est interroger la fabrique même des récits nationaux.

Né au bord du monde (du Congo à Lisbonne)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Avant d’être Juan Garrido, il fut un garçon sans nom portugais, un enfant d’Afrique arraché au cœur palpitant du royaume du Kongo, quelque part entre les rives de l’actuelle Angola et la future mémoire effacée d’un continent colonisé. Le XVIe siècle venait à peine de commencer, et déjà, les routes maritimes balayaient l’Atlantique, transportant avec elles marchandises, croix chrétiennes… et captifs.

On ne sait presque rien de son enfance. Seulement ceci : il fut emmené jeune au Portugal, sans doute via São Tomé, cette île-tremplin de l’esclavage atlantique. Mais il n’était pas esclave. Libre, affranchi ou né libre ? Le flou est volontaire. L’Europe, qui construisait alors ses empires, savait brouiller les origines des Africains utiles à sa cause.

À Lisbonne, il fut baptisé, christianisé, rebaptisé “Juan” ; un prénom parmi tant d’autres offerts comme un ticket d’entrée dans la Chrétienté impériale. Son nom, “Garrido”, viendrait probablement de son maître, ou de l’homme qui l’emmena combattre. Il fut formé, militaire, utile, et donc accepté… à condition de rester dans les interstices de la société.

C’est dans cette Europe à peine sortie du Moyen Âge, encore imbibée de dogmes raciaux naissants, que Garrido forgea son destin. Il ne sera pas esclave. Il ne sera pas passif. Il sera conquérant.

Et c’est ainsi qu’en 1510, il embarqua. Pas enchaîné dans une cale. Mais debout sur le pont.

Destination : les Amériques.

Avec ses armes, sa foi, et l’audace de ceux que le monde ne veut pas voir, il traversa l’Atlantique.

Mais pouvait-il seulement imaginer qu’en débarquant à La Española, il inscrirait son nom (noir, espagnolisé, dissimulé) dans les premiers chapitres de la conquête du continent ?

Sur les routes du sang et de l’or (Cuba, Porto Rico, Floride)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans les récits officiels, les premiers conquistadors sont castillans, fiers et blancs. Pourtant, parmi les silhouettes anonymes qui débarquent sur les rivages caribéens au début du XVIe siècle, Juan Garrido est déjà là. Noircissant les registres, illuminant l’histoire d’une présence que les chroniqueurs préfèrent taire.

Il sert dans les campagnes de Diego Velázquez à Cuba, accompagne Juan Ponce de León dans ses expéditions à Porto Rico, à la Dominique, et jusqu’en Floride, cette terre humide et inhospitalière, baptisée à la gloire d’une fête chrétienne. Il est là, toujours, parmi les hommes de guerre, les porteurs de croix et de poudre.

Mais Garrido n’est pas un simple soldat. C’est un professionnel de la conquête, un homme aguerri par les jungles, les batailles, les fièvres, et les trahisons. Il incarne un paradoxe douloureux : un homme noir engagé dans les mécanismes mêmes de la colonisation, mais jamais dans ses bénéfices.

Car s’il porte les armes, il ne porte pas le pouvoir. Ni terres, ni encomiendas, ni promesses royales. Ce qui lui est accordé, c’est le droit de survivre, et parfois, le droit d’être utile. Cela suffit, pour un temps.

Les Indiens tombent sous les balles, les maladies, les traités déloyaux. Garrido observe. Il combat. Il s’adapte. À ce stade, il n’est pas encore une figure de l’histoire, mais une ombre active dans les marges du récit impérial.

Et bientôt, le destin l’appelle ailleurs. Là où l’histoire s’accélère, là où la mémoire s’écrira dans le sang : le Mexique.

Avec Cortés : le Noir parmi les conquistadors de Tenochtitlán

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Quand Hernán Cortés lève son armée vers le cœur de l’empire aztèque, Juan Garrido est du voyage. Pas en tant qu’esclave, ni comme simple serviteur ; mais comme soldat, compagnon de route, témoin du feu et du tumulte. Il marche aux côtés de ceux qui feront tomber une civilisation millénaire.

Dans les représentations classiques, les hommes de Cortés sont uniformes. Pourtant, ils sont métis dans tous les sens du terme : par leur origine, leur destin, leur morale. Des mulâtres, des noirs, des indigènes alliés ; les visages de la conquête sont multiples, et Garrido, avec sa peau sombre, trouble les frontières entre vainqueur et vaincu.

Il participe à la “Noche Triste, il traverse les marécages d’Otumba, il revient avec les siens en 1521 pour assiéger une Tenochtitlán à l’agonie. Dans les récits des chroniqueurs, son nom apparaît en filigrane. Il n’est jamais le héros, mais il est là, pierre vivante dans l’édifice du Nouveau Monde.

Et pourtant, il refuse l’invisibilité. Une fois la guerre achevée, Garrido revendique ses droits. Il fonde un foyer, cultive la terre à Coyoacán, et surtout : il se dresse contre l’oubli. Il bâtit de ses mains une chapelle commémorative pour les morts espagnols, au bord du lac, sur les ruines du tzompantli. Il honore les siens, mais nul monument ne l’honorera, lui.

Dans cette conquête écrite au sabre, Garrido laisse une empreinte plus subtile. Il ne tue pas pour la gloire. Il sème le blé ; littéralement. Le premier à planter cette céréale en terre mexicaine, il introduit un aliment-clé dans l’économie coloniale. La conquête passe aussi par les champs.

Mais dans les archives, Garrido reste une anomalie. Trop noir pour figurer sur les peintures. Trop libre pour être réduit à un esclave. Trop loyal à Cortés pour être récompensé par ses rivaux. Alors il prend la plume, lui aussi. Dans une lettre au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro […] durante treinta años he servido y sigo sirviendo a Vuestra Majestad. »

« Je suis Juan Garrido, noir […] depuis trente ans, j’ai servi et je continue à servir Votre Majesté. « 

Une vie entière de conquêtes. Et toujours, rien à lui.

Une semence noire dans les terres du pouvoir : blé, famille et mémoire

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

On se souvient des conquistadors pour leurs sabres. Rares sont ceux dont l’arme fut… une graine. Juan Garrido, lui, entre dans l’histoire de l’Amérique non seulement comme soldat noir de la conquête, mais comme pionnier agricole : le premier à semer du blé dans le sol du Mexique.

Un geste anodin ? Non. Dans un empire où le maïs régnait, introduire le blé, c’était planter l’Europe. Une céréale chrétienne, symbole de communion, de pain quotidien, de civilisation au regard des colons. Et Garrido, l’Africain, fut l’instrument de cette mutation. À sa manière, il participa à l’implantation silencieuse de l’ordre colonial. Pas par le pillage, mais par la terre.

Il le fit à ses frais. Sans rétribution. Sans terre octroyée. Sans esclave au départ. C’est plus tard, avec sa femme (dont on ignore tout, sinon qu’elle était libre) qu’il eut trois enfants. Une famille noire, implantée dans les premières décennies de la Nouvelle Espagne. Une généalogie effacée des manuels, comme si la lignée noire dans le Mexique colonial ne pouvait être qu’esclavagisée ou inexistante.

Pour survivre, Garrido se fait portero du cabildo (gardien de la mairie), avant de tenter, sans grand succès, la ruée vers l’or à Zacatula, avec quelques esclaves acquis à crédit. Le mythe de l’Eldorado ne lui rapportera que fatigue et frustration.

Ce qui reste de lui, c’est une supplique, adressée à Charles Quint. Une lettre humble et digne, longue et poignante. Il y détaille ses services, ses campagnes, ses loyautés, sa peau noire et sa misère blanche. Une demande de pension, en échange de trente ans de vie au service d’un roi dont il ne porte ni la langue ni le sang.

« […] siempre con dicho Marqués, todo lo cual hice a mis expensas sin que me dieran salario ni repartimiento de indios ni ninguna otra cosa. »

 » […] toujours avec ledit marquis, le tout à mes frais sans qu’ils me donnent aucun salaire ni distribution d’indiens ni rien d’autre. « 

Rien. Même pas la reconnaissance. Ni terres, ni honneurs, ni statues.

Et pourtant, dans les sillons qu’il a ouverts, le blé a poussé. Des millions de pains ont été cuits, des générations ont mangé, se sont nourries d’un geste semé par un Africain libre. Le pain blanc de la colonie porte, sans le savoir, la mémoire d’un homme noir.

Pourquoi Juan Garrido dérange l’histoire officielle ?

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Juan Garrido est une dissonance dans la symphonie impériale. Il ne correspond à aucun archétype : ni esclave résigné, ni noble conquistador, ni indigène martyrisé. Il est noir, libre, soldat, cultivateur, croyant, et père de famille dans un empire qui ne savait pas faire place à cette complexité.

Il dérange l’Espagne d’alors, qui ne sait où le classer. Trop africain pour être héros, trop loyal pour être esclave, trop visible pour rester invisible. Il dérange l’Amérique latine d’aujourd’hui, qui peine à reconnaître l’ampleur de son héritage africain non-esclavagisé.

Dans les livres d’histoire, son nom est un astérisque. Une note de bas de page. Une rumeur érudite. Il ne figure pas dans les statues de Chapultepec. Aucun lycée ne porte son nom. Pas même à Coyoacán, où il fut le premier à cultiver le blé, ni à Tlacopan, où il bâtit une chapelle en mémoire des conquistadors morts.

Pourquoi ? Parce que son existence remet en question la fiction de la conquête. Si un Noir libre, instruit, catholique, a pu jouer un rôle central dans l’entreprise coloniale… alors les lignes sont floues. L’histoire n’est plus une confrontation entre Blancs conquérants, Indigènes conquis, et Noirs enchaînés. Elle devient un entrelacs de trajectoires, de tensions, de contradictions.

Garrido est la preuve gênante que l’Afrique était déjà actrice de l’histoire moderne, non pas seulement comme victime, mais comme partie prenante des grands bouleversements mondiaux. Un homme libre, mais pas émancipé. Un pionnier, mais pas célébré. Un survivant, mais pas canonisé.

Il n’entre dans aucune case. Il faut donc le rayer de la carte.

Ce que Juan Garrido dit à notre présent

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans le vacarme des conquistadors et l’écho assourdissant des figures coloniales glorifiées, la voix de Juan Garrido traverse les siècles comme un murmure obstiné :

« Yo, Juan Garrido, de color negro… »

« Moi, Juan Garrido, Noir… »

Une déclaration d’existence. Une affirmation d’humanité. Une revendication d’histoire.

Il est ce que l’on pourrait appeler un ancêtre paradoxal. Ni héros officiel, ni esclave emblématique, mais une mémoire flottante, que l’on n’ose convoquer tant elle oblige à revisiter nos récits. Il force l’Amérique latine à se souvenir que son sol fut foulé par des hommes noirs libres dès les premiers temps. Il rappelle à l’Afrique qu’elle eut des enfants qui, sans être rois ni captifs, participèrent à la forge du Nouveau Monde. Il nous intime, à nous, afrodescendants d’Europe, d’Amérique ou des îles, de réclamer une histoire qui nous inclut dans toute sa complexité.

Car Garrido pose la question essentielle : que fait-on des trajectoires noires qui ne collent pas au récit dominant ? Celles qui ne sont ni tragiques, ni glorieuses, mais humaines ? Celles qui, comme la sienne, défient la binarité colonisateur/colonisé, dominant/dominé ?

En racontant son histoire, nous ne réhabilitons pas un pion du système colonial. Nous restaurons une mémoire inédite : celle d’un homme libre, noir, croyant, qui a choisi de servir une cause impériale ; et qui en retour n’a reçu ni terre, ni titre, ni tombe.

Son récit nous invite à repenser la notion d’agentivité noire, non pas à travers les lunettes occidentales de la réussite ou de la souffrance, mais à partir de choix complexes, de stratégies de survie, de réinventions identitaires.

Aujourd’hui encore, il n’existe aucun monument dédié à Juan Garrido. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Car lui rendre justice, ce n’est pas bâtir une statue, c’est réécrire les récits, ouvrir les archives, bousculer les certitudes. C’est inscrire son nom (et ceux de Beatriz de Palacios, Estevanico, Juan Valiente) dans la grande fresque panafricaine de la résistance, de la dignité, de la présence.

Juan Garrido n’est pas une exception. Il est un rappel. Celui que l’histoire noire ne commence pas avec l’esclavage.

Sources

Antonio Maceo, le « Titan noir »

Réduit à une statue dans les mémoires officielles, Antonio Maceo fut pourtant l’un des stratèges les plus redoutés de l’Empire espagnol. Fils d’esclave affranchie, initié aux loges maçonniques et génie militaire des guerres d’indépendance, Maceo est l’un des oubliés de l’Atlantique noir. Voici le portrait d’un homme qui a refusé de plier le genou, même face à la mort.

Le silence des statues

Santiago de Cuba. L’air est chaud, chargé de l’humidité salée venue du port. Les touristes déambulent paresseusement entre deux palmiers, iPhones à la main, à la recherche du cliché parfait de cette ville à la mémoire fracturée. Sur une large esplanade, un monument dresse son imposante silhouette de bronze : un homme à cheval, regard dur, sabre levé vers le ciel. Personne ne s’arrête. Pas un guide, pas un panneau explicatif. Le nom ? Antonio Maceo. L’un des plus grands stratèges de l’indépendance cubaine. Un général. Un esprit libre. Un Noir.

Un vieil homme passe, chapeau de paille vissé sur le crâne, et lâche comme une confidence : “El Titán de Bronce… ils ne veulent pas qu’on se souvienne de lui.” Puis il s’éloigne, emportant avec lui un pan d’histoire que nul ne semble vouloir écouter.

Pourquoi connaît-on si peu Antonio Maceo ? Comment expliquer que celui que les Espagnols surnommaient el León Mayor soit à peine évoqué dans les livres d’école, y compris à Cuba ? Comment un homme ayant mené plus de 500 batailles, blessé à 25 reprises sans jamais reculer, soit relégué à l’ombre d’une statue ignorée par les vivants ?

C’est que Maceo dérange. Il dérange encore, un siècle après sa mort.

Il dérange parce qu’il était noir dans un monde blanc. Parce qu’il croyait que la liberté politique sans égalité raciale n’était qu’un mirage. Parce qu’il refusa de se soumettre, ni à l’Empire espagnol, ni aux intellectuels de la République blanche qui viendrait après. Parce qu’il se méfiait des États-Unis avant même que leurs marines ne foulent le sol cubain.

Il dérange parce qu’il portait la machette comme un manifeste. Parce que sa pensée, comme sa peau, était indocile. Parce qu’il savait que l’indépendance sans justice n’était qu’un changement de drapeau.

Ce récit n’est pas seulement celui d’un homme. C’est celui de toutes les figures noires effacées des récits nationaux, rangées dans le tiroir du silence parce qu’elles menaçaient l’ordre établi. C’est un chapitre de l’Atlantique noir, un miroir tendu aux mémoires postcoloniales, une mémoire fracturée qu’il nous faut recoller.

Rendre à Antonio Maceo sa place dans l’histoire, ce n’est pas faire œuvre de nostalgie. C’est raviver une étincelle. C’est rappeler que la liberté ne s’octroie pas. Elle se conquiert. Et parfois, au prix du sang, du silence… et de l’oubli.

Mariana, l’étoile-mère

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Avant le sabre, avant la révolution, avant même les cicatrices sur le corps et l’histoire… il y avait Mariana. Une femme au port altier, le regard habité par l’infini. Une mère née sur l’île, mais forgée dans le feu des héritages caribéens et dominicains. Mariana Grajales Cuello, matrice d’un combat qui dépasserait les limites de sa famille pour embrasser le destin d’un peuple.

On dit souvent que Maceo est né général. Mais c’est Mariana qui l’a formé, polissant son esprit à la rigueur d’une discipline sans concession, lui apprenant que la droiture n’était pas une posture mais une résistance. Dans cette famille, on ne fuyait pas l’adversité. On la regardait droit dans les yeux.

Quand la guerre éclate en 1868, Mariana ne tremble pas. Elle ne supplie pas ses fils de rester. Elle les pousse à y aller. À prendre la machette et à rejoindre les Mambises, ces rebelles qui refusent de plier face au joug espagnol. Mieux encore : elle les accompagne. Elle entre elle-même dans la manigua, cette forêt rebelle où se forge la nation en devenir.

Et ce n’est pas seulement Antonio qu’elle pousse vers le combat. Elle envoie ses neuf fils. Neuf. C’est toute une lignée qu’elle sacrifie pour l’idéal de liberté. Car Mariana ne croit pas en la liberté octroyée. Elle veut celle que l’on prend, les mains tachées de terre, de sueur et de sang. Elle veut une république où les Noirs marchent debout, et non à la périphérie de l’histoire.

Dans ses gestes, dans son silence, Mariana incarne une foi plus ancienne que les constitutions : celle de la justice par la dignité. Elle n’a pas de poste, pas de galons, pas de voix officielle. Mais son autorité s’impose. Même les généraux l’écoutent. Même Martí, le poète national, la surnomme la mère de la patrie.

À l’heure où d’autres figures de l’indépendance émergeaient des salons, Antonio Maceo, lui, venait de la terre. Et cette terre avait un nom : Mariana. C’est elle qui l’a initié à la pensée libre, au respect de soi, à la fierté noire comme fondement de l’engagement politique. En lui coulant dans les veines le sang de la révolte, elle a transformé son fils en légende.

Mais les légendes ont un prix.

Et le sien se paiera dans les jungles, les hôpitaux de fortune, les balles dans la chair. Car derrière chaque héros, il y a une mère dont les larmes ne couleront jamais en public.

Un général noir dans une armée de préjugés

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

C’était une guerre de libération, mais ce n’était pas encore une guerre d’égalité.

Quand Antonio Maceo, tout jeune, prend les armes en 1868, il ne rêve pas seulement d’indépendance. Il rêve d’un pays où un homme noir puisse commander sans avoir à s’excuser de sa peau. Mais dans l’armée rebelle, il découvre vite une autre forme d’ennemi : les préjugés tapis dans les rangs mêmes de ceux qui clament la liberté.

Dans cette armée de patriotes, la couleur ne disparaît pas sous l’uniforme. Maceo gravit les échelons à la pointe de sa machette ; mais chaque promotion est une lutte. Malgré ses faits d’armes, malgré ses victoires, il voit des hommes blancs, moins expérimentés, nommés au-dessus de lui. On le tolère, mais on le redoute. Son intelligence tactique dérange, sa peau dérange davantage.

Et pourtant, il avance. Infatigable. Insoumis. Déterminé à inscrire son nom dans l’histoire autrement que comme simple exécutant. Il mène plus de 500 combats. Reçoit plus de 25 blessures. Chaque balafre sur son corps est une réponse silencieuse à ceux qui doutaient. Et ses soldats, noirs pour la plupart, le suivent sans discuter. Parce qu’ils reconnaissent en lui quelque chose que les élites refusent de voir : un chef né du peuple, forgé dans la douleur.

On l’appelle El Titán de Bronce. Le Titan de Bronze. Ce surnom dit tout : force brute, ténacité, orgueil noir. Mais il dit aussi l’effort constant pour mériter sa place. Comme si, pour être reconnu général, Maceo devait d’abord être surhumain.

Il faut le dire clairement : Antonio Maceo n’est pas seulement un héros de guerre. Il est un défi vivant à la hiérarchie raciale. Un contre-récit. Un affront au récit officiel d’une nation blanche qui s’invente rebelle tout en perpétuant l’exclusion.

Et c’est peut-être pour cela qu’il ne sera jamais totalement intégré dans le panthéon lisse des figures consensuelles. Parce qu’il met le doigt là où ça fait mal : sur les contradictions d’une révolution qui criait « liberté », mais murmurait « pas pour tous ».

L’ombre du Zanjón

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Le 10 février 1878, à Zanjón, les sabres se baissent. Le silence des armes signe officiellement la fin de la guerre. Après dix ans de lutte, les révolutionnaires cubains acceptent un compromis avec la Couronne espagnole. Une amnistie est accordée. Mais la liberté ? L’abolition de l’esclavage ? L’indépendance ? Rien.

Ce jour-là, beaucoup signent. Antonio Maceo, lui, se lève.

Là où tant d’autres voient la fatigue et l’opportunité d’une trêve, Maceo voit la trahison des idéaux. Il ne comprend pas qu’on puisse parler de paix sans émancipation. Il refuse qu’on efface dix années de sang versé sur l’autel d’un accord creux.

Il exige une entrevue avec le capitaine général espagnol, Arsenio Martínez Campos. Ils se retrouvent à Baraguá, en plein maquis, sous un ciel chargé. L’Espagnol parle de paix. Maceo parle de principes. « Nous ne voulons pas d’une paix sans indépendance, ni sans la fin de l’esclavage », martèle-t-il. Le militaire, décontenancé, prend note. Le silence est tendu. La scène entre dans l’histoire : la Protesta de Baraguá.

Mais l’histoire officielle préfère les signatures à l’insoumission.

Maceo ne gagne rien ce jour-là. Il reprend les armes, presque seul. Il est traqué, contraint à l’exil. D’abord à la Jamaïque, puis au Costa Rica, il vit dans une semi-clandestinité. Loin de la patrie, mais jamais de la lutte. Il devient une légende vivante. Et cette légende, paradoxalement, gêne.

Car Maceo rappelle à tous ceux qui ont accepté Zanjón une vérité douloureuse : ils ont renoncé trop tôt.

En refusant la compromission, Maceo inscrit dans la mémoire cubaine un acte rare : celui d’un homme qui dit non, même quand cela signifie perdre, s’isoler, disparaître. Ce « non » pèse plus lourd que toutes les médailles. Il marque la fracture entre deux visions de la liberté : celle qu’on négocie et celle qu’on arrache.

Le retour du Titan

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

1895. Dix-sept ans après avoir dit non à la paix de Zanjón, Antonio Maceo remonte à bord d’un petit navire vers les côtes orientales de Cuba. La mer est agitée, l’air chargé d’électricité. Il n’est plus un jeune général flamboyant. Il a 50 ans. Mais le feu en lui n’a pas faibli. Il est revenu pour finir ce qu’il a commencé.

À ses côtés : Flor Crombet, quelques hommes armés, peu de vivres. L’expédition semble suicidaire. Pourtant, à peine débarqué à Baracoa, Maceo retrouve la manigua ; la forêt, les grottes, les chemins secrets de la guérilla. Le peuple l’attendait. Le « Titán de Bronce » n’est pas un exilé revenu d’entre les morts : il est une promesse ressuscitée.

Les Espagnols le croyaient fini. Ils découvrent une force redoublée. Maceo, désormais lieutenant-général de l’armée indépendantiste, reprend la guerre là où il l’avait laissée. Mais cette fois, il a appris. Il se méfie des divisions internes. Il négocie avec Martí, avec Gómez. Il exige une direction militaire unifiée. Et il l’obtient.

Commence alors la grande traversée de l’île. En trois mois, Maceo et ses troupes traversent Cuba d’est en ouest, plus de 1 000 kilomètres à cheval, à pied, à sang. Ils affrontent la jungle, la boue, les fièvres, les fusils Mauser. Ils traversent les lignes espagnoles, les clôtures de barbelés, les postes fortifiés.

Chaque village croisé devient un bastion. Chaque victoire est une gifle au colonialisme.

Jamais dans l’histoire cubaine un général noir n’avait osé aller aussi loin, avec autant de maîtrise, d’endurance, de précision. Maceo n’est pas seulement un stratège ; il est un corps devenu cause. Il avance comme s’il savait que chaque pas sur cette terre conquise serait un jour gravé dans la mémoire populaire.

Mais cette campagne, aussi héroïque soit-elle, est aussi son chant du cygne.

Car Maceo dérange, même parmi ses alliés. Trop noir, trop populaire, trop indomptable. Il incarne une révolution qui ne s’arrête pas à l’indépendance politique, mais exige la justice raciale. Et cela, dans une société encore teintée de préjugés criants, c’est trop.

Son retour est triomphal, mais son avenir s’assombrit. Et Maceo le sait. Il écrit à ses proches qu’il ne craint pas de mourir, mais qu’il craint que son sacrifice soit récupéré, détourné, effacé. Il craint que l’histoire le transforme en statue muette, en figure lissée.

C’est pourtant sur cette route vers l’ouest, ce chemin qu’il trace avec fierté, que la mort va le surprendre.

Le guet-apens de San Pedro

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Décembre 1896. La guerre gronde à l’ouest de Cuba. Antonio Maceo s’enfonce dans les plantations de tabac et de canne, dans cette campagne qui l’a vu triompher. Il n’est plus invincible, mais il reste redouté. Les Espagnols savent que s’ils veulent briser la révolution, il faut abattre son cœur : Maceo.

Le 7 décembre, à la lisière de Punta Brava, dans une propriété nommée San Pedro, il avance, accompagné de son médecin, d’une vingtaine d’hommes. Ce n’est pas une bataille. Ce n’est même pas une embuscade militaire ordinaire. C’est un piège, un assassinat politique camouflé.

Un traître a vendu leur position. Des coups de feu éclatent. Maceo, massif, à cheval, tente de se replier. Mais deux balles fauchent son corps. L’une transperce sa poitrine. L’autre explose sa mâchoire, pénètre son crâne. Le Titan de bronze s’écroule. À ses côtés, un seul homme reste : Panchito Gómez Toro, jeune fils du général Máximo Gómez. Il refuse de fuir. Il se jette sur le corps inanimé de son mentor. Il est massacré.

Le choc est immense. Le silence est total.

Les Espagnols ignorent d’abord qui ils viennent de tuer. Ce n’est que plus tard, en fouillant les cadavres, qu’ils réalisent. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que le sang répandu à San Pedro fertilisera la mémoire populaire.

Son corps, d’abord abandonné, est recueilli en secret. Deux frères créoles le cachent et jurent de ne révéler sa tombe qu’à la libération. Pendant des années, les Cubains rendront hommage à son fantôme sans sépulture, dans un murmure de résistance.

Mais au-delà de sa mort, c’est le sens de cette disparition qui dérange. Car Maceo, plus qu’un général, portait une vision : celle d’une Cuba libre, mais surtout juste. Une île où les Noirs ne seraient plus la chair à canon de la révolution, mais ses architectes.

Sa mort n’est pas seulement celle d’un soldat. C’est une tentative de neutralisation d’un imaginaire radical, d’un espoir insoumis. Et ce n’est pas un hasard si l’histoire officielle, pendant des décennies, l’a figé dans le bronze ; silencieux, glorifié, mais désarmé.

Héritage volé, mémoire combattue

Aujourd’hui encore, les statues d’Antonio Maceo dressent leurs poings dans les places publiques de Cuba. À Santiago, à La Havane, à Baraguá. Monumental, toujours à cheval, regard droit. Mais que sait-on vraiment de l’homme derrière l’icône ?

Maceo est commémoré mais peu compris. Honoré mais rarement enseigné. Dans les manuels d’histoire, son nom surgit, encadré de dates et de batailles, mais son combat pour la justice raciale, son refus des compromis coloniaux, son opposition à l’impérialisme américain… tout cela reste relégué dans les marges.

C’est que Maceo dérange, encore.

Il dérange les Espagnols, bien sûr, pour avoir humilié leurs colonnes militaires pendant près de trente ans. Il dérange aussi certains cercles cubains, pour avoir voulu l’égalité réelle des Afrodescendants, pas seulement leur présence dans les tranchées. Il dérange, enfin, les États-Unis, car Maceo ne voulait ni leur tutelle, ni leur aide militaire, anticipant l’annexion larvée qui suivrait la victoire des Mambises.

Son testament politique est radical : liberté, oui ; mais pas sans dignité.

Il meurt en refusant l’instrumentalisation, l’oubli, le renoncement. Et pour cela, l’Histoire officielle a tenté de le faire taire par un autre biais : le mythe figé. On le loue pour sa bravoure, mais on évacue son intelligence stratégique. On célèbre sa force physique, mais on efface son anticolonialisme noir assumé. On le montre comme un héros national, mais on évite de parler de sa couleur de peau comme d’un marqueur politique.

Mais dans la diaspora, quelque chose reste vivant.

En Haïti, en Jamaïque, à New York, à Paris, les descendants de la grande insurrection atlantique voient en Maceo un frère d’armes de Toussaint Louverture, de Samory Touré, de Zumbi dos Palmares. Un homme noir qui refusa la domination blanche sous toutes ses formes, qu’elle soit espagnole ou américaine. Un homme qui sut dire non, quand tant d’autres préféraient survivre.

Maceo n’est pas mort à San Pedro.

Il vit dans chaque geste de refus, dans chaque lutte pour la justice, dans chaque appel à l’unité diasporique. Il est ce murmure qui traverse les siècles et qui rappelle que la liberté n’est pas une concession : elle est conquise ou elle est trahie.

Sources

  1. Aline HelgOur Rightful Share: The Afro-Cuban Struggle for Equality, 1886–1912, University of North Carolina Press, 1995.
  2. Rebecca J. ScottDegrees of Freedom: Louisiana and Cuba after Slavery, Harvard University Press, 2005.
  3. Peter WadeRace and Ethnicity in Latin America, Pluto Press, 1997.
  4. Norma E. Whitten & Arlene TorresBlackness in Latin America and the Caribbean, Indiana University Press, 1998.
  5. Portal to Texas HistoryHistory of Negro Soldiers in the Spanish–American War (1899).