Figure oubliée du sport français, Serge Nubret fut pourtant l’un des plus grands culturistes du XXᵉ siècle. Né en Guadeloupe en 1938, il s’impose sur les podiums du monde entier à une époque où les athlètes noirs peinent à être reconnus. Acteur, entrepreneur, président de la Fédération française de culturisme, il aura transformé sa force physique en une leçon de dignité. Portrait d’un homme qui, avant d’être une légende, fut un pionnier.
Serge Nubret, le muscle et la mémoire
Il avait le corps d’un dieu grecafricain et la rigueur d’un moine.
Dans les années 1970, Serge Nubret était connu dans le monde entier comme “l’homme le plus musclé du monde”. En France, pourtant, son nom a glissé dans l’ombre. Peu de jeunes savent aujourd’hui que ce Guadeloupéen fut l’un des plus grands culturistes de l’histoire, rival d’Arnold Schwarzenegger, acteur de cinéma, président de fédération et pionnier de la représentation noire dans le sport européen.
Son parcours résume à lui seul une époque : celle d’une France métropolitaine encore mal à l’aise avec la visibilité des corps noirs, d’une diaspora caribéenne en quête de reconnaissance, et d’un monde du sport où la performance se mêle à la politique.
De son enfance à Anse-Bertrand jusqu’à son dernier combat pour la dignité du sport, Serge Nubret aura tout incarné : la force, la beauté, la discipline, mais aussi la solitude de ceux qui ouvrent la voie avant que l’histoire ne les rattrape. Plus qu’un champion, il fut un symbole de résistance tranquille ; celle d’un homme qui fit de son corps un manifeste.
Des champs de canne au mythe du muscle
Anse-Bertrand, Guadeloupe. Le 6 octobre 1938, dans un monde encore marqué par les séquelles du colonialisme, naît un enfant au nom qui deviendra synonyme de puissance : Serge Nubret.
Fils d’une famille modeste, il quitte tôt les Antilles pour la métropole. La France d’après-guerre ne ressemble guère au paradis rêvé : discrimination, invisibilité, exotisation du corps noir. Dans ce contexte, Serge découvre la musculation comme un exutoire. Ce n’est pas le culte du corps qu’il poursuit, mais une quête d’affirmation : prouver que la force, la rigueur et la beauté peuvent venir d’ailleurs.
Dès les années 1950, il s’entraîne seul, sans machines sophistiquées, à coups de barres et de discipline. Il construit, lentement, une sculpture vivante. Ses épaules deviennent des symboles, son regard une promesse : celle d’un homme qui ne se pliera à aucune image.
Le culturisme, une arme contre l’invisibilité
En 1958, à 20 ans, Serge Nubret participe à ses premières compétitions. Il impressionne : son corps semble taillé dans le marbre, mais c’est surtout sa présence qui captive. En 1960, il remporte le titre d’“Homme le plus musclé du monde” à Montréal. Un choc culturel. Dans les magazines occidentaux, les corps noirs restent rares, souvent caricaturés. Nubret, lui, incarne l’exact opposé du cliché : discipline, élégance, intelligence.
À une époque où l’Amérique découvre encore Muhammad Ali, il devient, à sa manière, le porte-drapeau d’une fierté noire sans slogans. « Mon corps est une arme pacifique », confiera-t-il plus tard dans une interview. Une phrase qui résume sa philosophie : la force physique comme langage de respect.
Dans les années 1970, il gravit les sommets : Mr. Europe (1966), Mr. Univers (1976), Mr. World (1977). Ses rivaux s’appellent Arnold Schwarzenegger, Lou Ferrigno, Franco Columbu.
Mais parmi eux, il est le seul Noir, et il le sait : « Je n’étais pas seulement un concurrent, j’étais une démonstration vivante que nous pouvions exceller dans tout domaine », dira-t-il dans un entretien à MuscleMag International en 1983.
L’homme qui fit trembler Schwarzenegger
Arnold et Serge Nubret lors du concours NABBA Mr Univers 1969. Arnold remporta son deuxième titre professionnel cette année-là.
En 1975, le monde découvre Pumping Iron, documentaire culte qui suit la préparation de la compétition Mr. Olympia. Arnold Schwarzenegger y règne en star incontestée. Mais face à lui, Nubret se présente, calme, concentré, sculpté à la perfection. Les commentateurs s’attendent à un duel inégal. Pourtant, sur scène, Serge Nubret fascine. Son corps semble plus équilibré, plus esthétique. Le public retient son souffle.
Schwarzenegger lui-même reconnaîtra plus tard :
« Serge était l’un des plus impressionnants culturistes que j’aie jamais affrontés. »
Ce soir-là, Nubret termine deuxième ; un résultat controversé, certains estimant qu’il aurait dû gagner. Pour beaucoup, c’est le moment où le culturisme découvre sa première icône noire mondiale, avant même l’avènement de Lee Haney ou Ronnie Coleman. Mais au-delà du trophée, Serge impose une autre idée du muscle : le corps comme œuvre d’art, non comme outil de domination.
Du muscle au cinéma : la force du regard noir
Hollywood, Rome, Beyrouth : dans les années 1960-70, les productions s’arrachent ce colosse au port princier. Serge Nubret tourne dans plus d’une vingtaine de films, parmi lesquels Les Titans (1962), César et Rosalie (1972) ou Pacte avec le diable (1978).
Il incarne des soldats, des dieux, des guerriers ; des rôles souvent stéréotypés, mais qu’il transcende par son charisme. Son passage au cinéma italien, au moment où les “péplums exotiques” faisaient fureur, participe à la diffusion d’une nouvelle imagerie noire : celle d’un héros, et non d’un serviteur.
Il confiera plus tard :
« Quand on me proposait de jouer l’homme fort, je ne voyais pas un cliché. Je voyais la possibilité de montrer la force noire autrement : noble, digne, invincible. »
Le businessman du muscle
De retour en France, Nubret refuse de n’être qu’un athlète. Il fonde sa propre salle de sport à Paris, le “Gymnase Serge Nubret”, dans le 12ᵉ arrondissement. C’est un lieu à part : on y croise des culturistes, mais aussi des boxeurs, des artistes, des jeunes des quartiers. Il veut transmettre une philosophie : le sport comme outil d’émancipation et de discipline intérieure.
« Le culturisme n’est pas seulement une affaire de muscles, c’est une affaire de tête », disait-il à ses élèves.
En parallèle, il devient vice-président de la Fédération internationale de culturisme (IFBB) et président de la Fédération française. Il plaide pour une reconnaissance du culturisme comme discipline éducative, non comme culte narcissique. Mais son franc-parler dérange. Il critique ouvertement les dérives commerciales du bodybuilding américain et s’oppose à la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique.
Dans une lettre ouverte publiée en 1984, il écrit :
« Le sport doit élever l’homme, pas le détruire. Quand on remplace l’entraînement par les produits, on tue l’âme du muscle. »
Isolement, foi et mystère
Les années 1990 sont plus sombres. Serge Nubret, après des décennies de gloire, se retire progressivement. Son franc-parler lui vaut des inimitiés dans les fédérations. Il s’investit dans l’écriture ; Je suis… moi et Dieu, ouvrage mystique où il médite sur la force, la conscience et la foi.
Il y prône une spiritualité du corps :
« L’homme est temple, et le muscle en est la prière. »
En 2009, il est retrouvé inconscient à son domicile de la région parisienne, plongé dans le coma pendant plusieurs semaines. Les circonstances restent troubles. Certains évoquent un accident vasculaire, d’autres parlent d’empoisonnement, sans qu’aucune thèse ne soit confirmée. Serge Nubret décède le 19 avril 2011, à 72 ans.
Héritage et mémoire d’un pionnier
Aujourd’hui, dans les salles de sport, peu connaissent son nom. Pourtant, chaque athlète noir qui monte sur une scène de culturisme lui doit une part de son chemin.Des champions comme Kai Greene, Sergio Oliva Jr. ou William Bonac le citent comme référence.Son image continue de circuler sur les réseaux, souvent sans contexte. Des photos d’un corps parfait, mais sans histoire.
Or son histoire est tout sauf superficielle : elle raconte le combat silencieux d’un homme noir dans un monde blanc, à une époque où la simple existence d’un champion antillais dérangeait les codes du pouvoir symbolique.
L’acteur Isaach de Bankolé dira de lui :
« Serge Nubret, c’est la preuve que la dignité noire peut aussi être sculptée dans le fer. »
Un symbole afrodescendant méconnu
Au-delà du sport, Serge Nubret fut un symbole diasporique avant l’heure.Dans les années 1970, il donne des conférences sur la condition noire, évoquant les discriminations dans le sport, mais aussi la nécessité d’une excellence noire indépendante. Il refusa toujours de “faire semblant”.
Dans une interview donnée à France-Antilles en 2005, il déclare :
« On m’a demandé d’être moins fier, moins visible. Mais je suis né pour être vu. Je n’ai jamais levé le poing, j’ai levé des barres. »
Ce refus de l’effacement le relie à toute une génération de figures afrodescendantes invisibilisées par l’histoire française : Mortenol, Teddy Villerand, Joseph Boulogne de Saint-Georges. Chez Nubret, la revendication passe par l’exemple : excellence, travail, esthétique. Une révolution silencieuse, mais radicale.
Le corps comme mémoire
Serge Nubret ne fut pas seulement un culturiste. Il fut un résistant du visible. Là où d’autres criaient, il incarnait. Son corps fut sa parole, son attitude son manifeste. Dans la France d’aujourd’hui, où les débats identitaires brouillent souvent les héritages, son nom devrait être prononcé à côté de ceux qui ont ouvert des voies.
Comme le dira son fils Patrick, lui-même athlète :
« Mon père ne cherchait pas à être admiré. Il voulait qu’on se souvienne. »
Souvenons-nous donc de ce que Serge Nubret a bâti : une discipline du corps, une éthique de la force, et une dignité noire en mouvement.
Ils étaient esclaves, venus d’Afrique de l’Est, castrés puis dressés pour servir dans le palais du sultan. Pourtant, ces hommes mutilés allaient devenir des maîtres du pouvoir. Du XVIᵉ au XIXᵉ siècle, les Kızlar Ağa, eunuques noirs du harem impérial ottoman, ont gouverné l’intimité du trône, contrôlé des fortunes colossales et façonné la politique d’Istanbul depuis les coulisses. Leur histoire, entre servitude, religion et ascension silencieuse, révèle la face cachée d’un empire où les plus puissants n’étaient pas toujours ceux qu’on voyait.
Kızlar Ağa ou le pouvoir caché du harem ottoman
Image d’un Kizlar Agha du XVIIe siècle, tirée du Livre des costumes de Rålamb.
Topkapı, cœur palpitant de l’Empire ottoman. Au-delà des coupoles d’or et des jardins d’eaux dormantes, derrière les grilles du harem, résonnait une autre autorité que celle du sultan. Elle ne portait ni sabre ni turban de vizir, mais un manteau noir et le silence des hommes mutilés.
Le Kızlar Ağa, littéralement “chef des femmes”, fut l’un des personnages les plus puissants de l’histoire ottomane. Eunuque noir, esclave devenu dignitaire, il commandait au harem impérial, contrôlait les fondations pieuses les plus riches de l’empire et pesait sur les successions comme un ministre de l’intérieur invisible. Du XVIᵉ au XIXᵉ siècle, ces hommes sans descendance furent les architectes secrets d’un pouvoir à la fois intime et politique, un réseau de loyautés et de richesses s’étendant d’Istanbul à La Mecque.
Le titre de Kızlar Ağa apparaît sous le règne de Murad III, à la fin du XVIᵉ siècle. C’est l’époque où le harem devient l’un des centres vitaux de l’État, non seulement espace domestique mais cœur du pouvoir impérial. Murad, fasciné par les fastes persans et la discipline égyptienne, décide d’en confier la garde non plus aux eunuques blancs (traditionnellement venus des Balkans) mais aux eunuques noirs achetés sur les marchés du Nil et de la mer Rouge.
Le premier d’entre eux, Habeshi Mehmed Ağa, inaugure une tradition qui durera plus de trois siècles. Sous lui, la charge dépasse la simple surveillance des concubines : elle devient institution d’État. Le Kızlar Ağa est désormais le troisième personnage de l’empire après le grand vizir et le cheikh ul-islam.
Marie-Gabriel-Florent-Auguste Comte de Choiseul-Gouffier. Voyage pittoresque de la Grèce. Paris, J.-J. Blaise M.DCCC.IX, (1782 1st volume, 1809 2nd volume, 1822 3rd volume, 1842 2nd edition)
Les eunuques noirs viennent majoritairement du Soudan, de la Nubie ou d’Abyssinie. Enfants enlevés ou vendus, ils étaient castrés dans des ateliers clandestins d’Égypte ou d’Abyssinie par des mains coptes ou juives (car l’islam interdisait la mutilation. Ceux qui survivaient au traumatisme) moins d’un sur dix ; étaient revendus à prix d’or pour servir dans les palais du Caire, puis d’Istanbul.
Dans la logique ottomane, un homme ainsi privé de descendance représentait le serviteur idéal : sans lignée, sans ambition héréditaire, sans tentation de mariage, il incarnait une loyauté absolue au sultan. À Topkapı, on formait ces jeunes esclaves à la discipline, aux usages de cour et à l’administration. Les plus intelligents devenaient scribes, intendants, gardiens des clés. Au sommet de cette hiérarchie se trouvait le Kızlar Ağa, nommé par le sultan lui-même, doté d’une résidence dans le palais et d’un domaine fiscal.
Le harem dont il avait la charge n’était pas seulement un lieu de plaisirs, mais une école du pouvoir. Les favorites y apprenaient les arts, les langues et la diplomatie féminine. Le Kızlar Ağa en contrôlait chaque mouvement. Il organisait le ravitaillement, filtrait les visiteurs, transmettait les messages de la valide sultane, la mère du souverain, et parfois même de la sultane favorite. Aucun ministre, fût-il grand vizir, n’entrait sans son autorisation. Le Kızlar Ağa détenait aussi une fonction essentielle : l’éducation des jeunes princes jusqu’à leur puberté. Il en connaissait les tempéraments, les ambitions, les peurs. En cas de crise de succession, cette connaissance intime se transformait en arme politique.
Le Kizlar Agha, 1768, par Francis Smith (actif entre 1763 et 1779 environ)
Mais le véritable cœur de son pouvoir était ailleurs. À partir de 1586, le sultan confia au Kızlar Ağa la gestion des waqfs du Haremeyn, ces immenses fondations pieuses qui finançaient les Lieux Saints de l’islam, La Mecque et Médine. Les revenus provenaient de terres, d’auberges, de marchés, parfois même de villages entiers. Chaque année, le Kızlar Ağa supervisait le convoi du sürre, la caravane des dons impériaux vers l’Arabie. À travers ce réseau économique, il disposait d’un budget colossal et d’une autonomie quasi totale.
En pratique, il contrôlait une partie des finances de l’empire. Certains waqfs couvraient des territoires aussi éloignés qu’Athènes ou Damas. Cette richesse permettait aux eunuques noirs de bâtir des mosquées, des écoles, des bains publics. Leurs noms sont encore gravés sur les pierres d’Istanbul, comme celui de Hacı Beşir Ağa, figure majeure du XVIIIᵉ siècle, qui fit construire la fontaine de Tophane et soutint les artistes de l’ère des Tulipes.
Cette ascension provoqua des jalousies. Les vizirs voyaient d’un mauvais œil cette puissance parallèle, née au cœur du sérail mais indépendante de la hiérarchie militaire et administrative. Pourtant, le sultan lui-même avait besoin de ce contrepoids. Dans un empire où la corruption rongeait l’administration, l’esclave eunuque offrait une garantie de fidélité ; car il devait tout au palais. En retour, il recevait une liberté paradoxale : lorsqu’il quittait le service, le Kızlar Ağa obtenait un acte de libération et un exil doré en Égypte, où il devenait gouverneur, marchand ou administrateur des waqfs qu’il avait gérés. Beaucoup moururent riches, fondateurs de mosquées et de fondations charitables au Caire.
Kizlar Aga, ou chef des eunuques, vers 1809. Artiste grec anonyme.
Le pouvoir du Kızlar Ağa atteignit son apogée entre le XVIIᵉ et le XVIIIᵉ siècle, à l’époque du “Sultanat des Femmes”. Les grandes mères impériales (Kösem, Turhan, valide de Mehmed IV) gouvernaient depuis le harem. Elles trouvaient en ces eunuques des alliés sûrs. En 1651, le Kızlar Ağa Uzun Süleyman participa à la mise à mort de la toute-puissante Kösem Sultan pour appuyer la régence de Turhan. Sous Hacı Beşir Ağa, le poste devint une véritable vice-royauté intérieure : il pesait sur les nominations de vizirs, intercédait dans les procès, décidait des successions. L’Europe le savait : les ambassadeurs de Venise et de France s’assuraient toujours les faveurs du Kızlar Ağa avant de solliciter le sultan.
Mais l’âge d’or portait les germes de sa fin. Le XIXᵉ siècle apporta les réformes de Mahmud II, qui voulut moderniser l’État et briser les structures du vieux sérail. En 1834, la gestion des waqfs du Haremeyn fut retirée au Kızlar Ağa au profit d’un ministère des fondations. Les eunuques noirs perdirent leur monopole économique, puis leur influence politique. Le harem lui-même fut réorganisé, vidé de son pouvoir symbolique. À la veille des révolutions jeunes-turques de 1908, la fonction ne subsistait plus que comme vestige cérémoniel, ombre d’un monde disparu.
Marie-Gabriel-Florent-Auguste Comte de Choiseul-Gouffier. Voyage pittoresque de la Grèce. Paris, J.-J. Blaise M.DCCC.IX, (1782 1st volume, 1809 2nd volume, 1822 3rd volume, 1842 2nd edition)
Pourtant, le souvenir de ces hommes singuliers demeure. Leur histoire condense toutes les contradictions de l’empire ottoman : un pouvoir impérial fondé sur la servitude, une élite noire au service d’un sultan blanc, des esclaves gouvernant des libres. Leur mutilation, loin d’être seulement une tragédie physique, fut le prix d’une proximité inouïe avec la souveraineté. Leur fidélité sans lignée fit d’eux les gardiens de la dynastie.
Leur présence dans le harem illustre aussi la profondeur raciale de l’empire : l’Afrique y fut non pas périphérie mais source. Ces eunuques incarnaient le lien entre la Méditerranée et le monde noir, entre l’islam du désert et celui des cours impériales. Les archives ottomanes montrent que beaucoup portaient encore leur prénom africain, précédé du titre de “Habeshi” ou “Sudani”. Dans un empire multiracial, ils furent les seuls Africains à tenir un rôle institutionnel central.
Carte postale représentant le chef des eunuques noirs du sultan Abdul Hamid II, début du XXe siècle.
Leur pouvoir fut aussi un pouvoir de la mémoire. Ils bâtirent des mosquées, financèrent des écoles, rédigèrent des chroniques. Leurs waqfs demeurent, silencieux mais présents, dans la pierre d’Istanbul, du Caire et de Médine. En eux se cristallise la face invisible de l’État ottoman ; un empire où la maison du sultan était le miroir du monde, et où les esclaves noirs gardaient la clef de la souveraineté.
Quand le dernier Kızlar Ağa fut aboli au début du XXᵉ siècle, c’est tout un pan de la vieille civilisation palatine qui s’éteignit. Topkapı devint musée, le harem un décor pour visiteurs étrangers. Le pouvoir s’était déplacé vers les ministères et les armées. Mais dans l’histoire de l’islam ottoman, le Kızlar Ağa reste la figure la plus fascinante : celle d’un homme sans descendance qui gouverna l’intimité du trône, d’un serviteur devenu seigneur, d’une voix venue d’Afrique qui murmurait à l’oreille des sultans.
On nous a appris l’esclavage atlantique, les bateaux négriers et les plantations des Amériques. Mais bien avant cela, et pendant treize siècles, un autre esclavage a saigné l’Afrique : la traite arabo-musulmane. Du commerce transsaharien aux marchés de Zanzibar, de la révolte des Zanj à la mutilation des eunuques, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains ont été capturés, déportés et effacés des mémoires. Cette histoire longue, brutale et encore méconnue reste l’un des grands silences des manuels scolaires.
L’esclavage oublié : du commerce transsaharien aux sultans de l’océan Indien
La traite négrière dans l’océan Indien (1873).
Dans l’imaginaire collectif et dans les manuels scolaires, l’histoire de l’esclavage des Noirs s’écrit presque toujours au rythme de la traversée de l’Atlantique : les navires négriers européens, la déportation vers les Amériques, les plantations de sucre et de coton. Cette mémoire, bien qu’essentielle, n’épuise pas le sujet. Car il existe un autre pan de l’histoire, plus ancien, plus long, et tout aussi brutal : celui de l’esclavage des Africains par les Arabes.
Dès le VIIᵉ siècle, avec l’expansion islamique, se mettent en place des réseaux de traite transsaharienne et orientale qui vont alimenter pendant près de treize siècles les marchés du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord, de la Perse, de l’Inde et jusqu’à la Chine. Caravaniers et marchands capturent, achètent ou troquent des hommes, des femmes et des enfants noirs destinés à servir comme soldats, domestiques, concubines, artisans ou porteurs.
Cette histoire, qui se poursuit jusqu’à des abolitions très tardives (l’Arabie saoudite en 1962, la Mauritanie en 1981) reste pourtant marginale dans les programmes scolaires. Alors que des millions d’Africains ont disparu dans ces routes caravanières ou ont vu leur descendance effacée par la pratique massive de la castration, l’esclavage arabo-musulman demeure un angle mort de la mémoire publique.
Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette traite, dont l’ampleur et la durée rivalisent avec la traite atlantique, reste-t-elle si peu enseignée ? Ce sont ces zones d’ombre que Nofi propose d’explorer, en rappelant 7 faits rarement évoqués sur l’esclavage des Noirs dans le monde arabo-musulman.
1. Une traite plus ancienne que la traite atlantique
L’esclavage des Noirs par les Arabes ne naît pas avec l’Europe coloniale : il lui est antérieur de plusieurs siècles. Dès le VIIᵉ siècle, au moment de l’expansion arabe et de l’islamisation du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord, des réseaux de traite se structurent. Les armées et les caravanes musulmanes pénètrent le Sahara, établissant des routes marchandes reliant le Sahel aux grandes cités du Maghreb et du Moyen-Orient.
Ces routes caravanières (reliant Gao, Tombouctou ou Kano à Tripoli, Tunis et Le Caire) alimentent pendant des siècles un marché d’esclaves africains. Les captifs y sont destinés à des usages multiples : domestiques dans les foyers urbains, soldats dans les armées, concubines dans les harems, artisans dans les ateliers, ou encore porteurs sur les routes désertiques.
Le système ne se limite pas au monde arabe. Via la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien, les marchands musulmans exportent aussi des captifs vers l’Inde, la Perse et parfois jusqu’à la Chine. Ce commerce forma un axe majeur de l’économie islamique médiévale, bien avant que l’Europe ne commence à organiser sa propre traite.
Comparativement, la traite arabo-musulmane commence près de sept siècles avant la traite atlantique. Quand les premiers navires portugais accostent sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest au XVe siècle, la capture et la déportation d’Africains vers le Nord et l’Est sont déjà une réalité vieille de plusieurs générations.
Cette antériorité explique en partie la profondeur de l’empreinte de l’esclavage dans les structures sociales du monde musulman : il ne s’agit pas d’un épisode conjoncturel, mais d’un système inscrit dans la longue durée historique.
2. Le commerce transsaharien : la colonne vertébrale
Le commerce transsaharien
Le cœur battant de la traite arabo-musulmane des Noirs se situe dans le Sahara, ce désert qui, loin d’être une barrière, fut une véritable artère économique reliant l’Afrique subsaharienne au Maghreb et au Proche-Orient. Dès le Moyen Âge, de grandes routes caravanières partent de Gao, Tombouctou ou Kano pour rejoindre Tripoli, Tunis ou Le Caire.
Ces expéditions sont gigantesques : des milliers de chameaux chargés de sel, d’or et, bien sûr, d’êtres humains. Les esclaves capturés dans les royaumes du Sahel ou lors de razzias plus au sud sont contraints de marcher des centaines, parfois des milliers de kilomètres. Beaucoup meurent d’épuisement, de soif ou de maladies en route.
Arrivés dans les cités du Nord, les survivants connaissent des destins variés. Certains deviennent porteurs et travailleurs agricoles dans les oasis, d’autres sont castrés pour servir comme eunuques dans les harems et les palais, d’autres encore sont affectés à des tâches domestiques, artisanales ou militaires.
Le rôle central de cette traite est assuré par les grands empires arabo-musulmans : les Omeyyades et les Abbassides, qui intégrèrent rapidement les captifs africains dans leurs structures, mais aussi plus tard les Mamelouks d’Égypte, qui firent de l’esclavage un pilier de leur pouvoir.
Sur plus de dix siècles, les historiens estiment que plusieurs millions de captifs noirs furent ainsi déportés par le biais de la traite transsaharienne. Si les chiffres exacts sont difficiles à établir en raison du manque de registres précis, la durée et la régularité de ce commerce en font l’un des plus longs et des plus destructeurs de l’histoire mondiale.
En somme, le Sahara, souvent perçu comme une frontière naturelle, fut en réalité la colonne vertébrale de l’asservissement de générations entières d’Africains vers le monde arabo-musulman.
3. Les “Zanj” : esclaves noirs en Irak et la grande révolte (869–883)
Parmi les épisodes les plus marquants de l’esclavage arabo-musulman figure la révolte des Zanj en Irak, au IXᵉ siècle. Le terme “Zanj” désigne les esclaves noirs originaires de la côte orientale de l’Afrique (Zanzibar, Tanzanie, Comores) capturés par les marchands arabes et transportés vers le golfe Persique.
Ces captifs étaient principalement employés dans les marais de Basse-Mésopotamie, au sud de l’actuel Irak. Leur tâche consistait à drainer les terres marécageuses, sous un soleil implacable, pour en faire des zones agricoles. Les conditions de travail étaient effroyables : chaleur, maladies, absence de nourriture suffisante.
En 869, un soulèvement éclate. Des milliers de Zanj, harassés par des années d’oppression, prennent les armes sous la direction d’un chef charismatique, Ali ibn Muhammad. Le mouvement prend rapidement une ampleur considérable, mobilisant des dizaines de milliers d’esclaves et attirant à lui d’autres mécontents, y compris des pauvres libres.
Pendant près de 14 ans, les Zanj tiennent tête aux armées abbassides. Ils établissent même une sorte d’État insurgé, avec des bases fortifiées, une hiérarchie militaire et des incursions victorieuses jusqu’aux portes de Bassora. Ce fut la première grande insurrection servile du monde islamique, un événement qui ébranla durablement le califat.
La répression fut finalement impitoyable. En 883, les forces abbassides reprennent le contrôle, massacrant les insurgés et réinstallant l’ordre. Mais l’épisode laisse une trace profonde : il rappelle que, bien avant Haïti en 1791, les esclaves noirs avaient déjà tenté de briser leurs chaînes dans des révoltes massives, souvent effacées de la mémoire collective.
La révolte des Zanj incarne ainsi à la fois l’extrême brutalité du système et la capacité de résistance des esclaves, trop souvent réduits au silence dans les récits historiques.
4. Les eunuques : une mutilation massive
Le Kislar Aghassi, chef des eunuques noirs du sultan · Jean Baptiste (circle of) Vanmour. Rijksmuseum, Amsterdam, The Netherlands / Bridgeman Images
L’un des aspects les plus méconnus (et les plus terrifiants) de l’esclavage arabo-musulman fut la pratique de la castration systématique d’une partie des captifs. Les jeunes garçons africains, capturés lors de razzias ou de caravanes, étaient mutilés pour devenir eunuques, destinés à servir dans les harems, les palais, ou comme gardiens des trésors et des cours royales.
Cette pratique, largement répandue du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord, représentait une véritable industrie de la mutilation. Les opérations étaient rudimentaires, effectuées sans hygiène, souvent par des trafiquants spécialisés. Le taux de mortalité était effroyable : selon certains récits, jusqu’à 90 % des garçons castrés mouraient des suites de l’intervention. Seuls les survivants étaient ensuite vendus à prix d’or, considérés comme des serviteurs fiables puisqu’incapables de fonder une descendance ou de menacer les lignages.
Ironie tragique : certains de ces eunuques, en particulier dans les cours abbassides, ottomanes ou mameloukes, purent gravir les échelons et former une élite servile influente, occupant des postes administratifs ou militaires de premier plan. Mais leur ascension se fit au prix d’un véritable génocide silencieux, qui a littéralement effacé des générations entières d’hommes africains.
C’est ici une différence majeure avec la traite atlantique : dans le monde arabo-musulman, la castration systématique a conduit à une raréfaction drastique des descendants d’esclaves africains. Là où les Amériques ont vu naître d’importantes communautés afro-descendantes, la mémoire de la traite arabo-musulmane demeure plus fragmentée, en partie parce que les traces biologiques et démographiques ont été volontairement détruites.
Cette mutilation de masse constitue l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’esclavage : une violence non seulement physique, mais aussi généalogique, visant à briser la continuité des lignées africaines.
5. La traite orientale : Zanzibar, Oman et l’océan Indien
Un marché aux esclaves, à Zanzibar. Gravure de 1882 par Henri Théophile Hildibrand d’après un dessin d’Émile Bayard.
Si le Sahara fut la colonne vertébrale de l’esclavage arabo-musulman, l’océan Indien en constitua l’autre grand théâtre, avec Zanzibar pour capitale. Au XIXᵉ siècle, l’île devint la plaque tournante du trafic négrier oriental, sous l’autorité du sultanat d’Oman, qui contrôlait la côte swahilie.
Les caravanes venues de l’intérieur de l’Afrique orientale (notamment du Tanganyika et du Mozambique) amenaient des milliers de captifs jusqu’à la côte. De là, ils étaient embarqués sur des boutres à destination de l’Arabie, de la Perse et parfois de l’Inde. Les marchés aux esclaves de Zanzibar fonctionnaient à ciel ouvert, organisés en grandes enchères publiques.
Les hommes étaient souvent envoyés dans les plantations de clous de girofle, qui firent la richesse de l’île, ou dans l’agriculture de l’Arabie orientale. Les femmes, quant à elles, alimentaient en grand nombre les harems et les marchés de concubines du monde musulman, perpétuant une traite fondée sur une forte dimension sexuelle.
Les horreurs de ces caravanes furent documentées par plusieurs voyageurs européens. Le missionnaire écossais David Livingstone dénonça les colonnes interminables de captifs enchaînés, affamés et battus, dont une grande partie mourait en route avant même d’atteindre Zanzibar. L’explorateur Richard Burton évoqua les marchés grouillants où des enfants étaient exposés comme des marchandises.
À travers Zanzibar, l’esclavage des Noirs prit une dimension planétaire, irriguant tout l’océan Indien et reliant l’Afrique à l’Asie. Ce système, pourtant massif au XIXᵉ siècle, reste largement absent des récits scolaires, alors qu’il constitua l’un des chapitres les plus visibles et les plus documentés de la traite arabo-musulmane.
6. Une abolition très tardive
Esclaves capturés à bord d’un boutre. Tirage argentique. Issu de la collection Michael Graham-Stewart sur l’esclavage. Vers 1892.
Si la traite atlantique fut officiellement interdite par les puissances européennes au début du XIXᵉ siècle (1807 pour la Grande-Bretagne, 1815 au Congrès de Vienne, 1848 pour la France), la traite arabo-musulmane, elle, continua de prospérer bien après.
Les pressions européennes conduisirent à quelques traités au XIXᵉ siècle, notamment avec le sultanat de Zanzibar, mais la réalité fut celle de résistances et de contournements constants. Les marchés d’esclaves de l’océan Indien, de la mer Rouge et du Sahara restèrent actifs jusque tard dans le XXᵉ siècle.
Les abolitions officielles témoignent de cette extrême lenteur :
Arabie saoudite : abolition formelle en 1962, sous la pression des Nations unies.
Oman : abolition en 1970, lorsque le sultan Qabous prit le pouvoir avec l’appui britannique.
Mauritanie : abolition en 1981, mais sans criminalisation effective avant… 2007.
Et encore aujourd’hui, des formes contemporaines d’esclavage persistent : servitude domestique en Arabie et dans les pays du Golfe, statuts de castes serviles en Mauritanie, travail forcé au Soudan. Ces réalités rappellent que l’héritage de la traite arabo-musulmane ne s’est pas effacé avec des décrets, mais continue de marquer profondément les sociétés.
En termes de durée, la comparaison est frappante : la traite transatlantique a duré environ quatre siècles, de la fin du XVe siècle au XIXᵉ. La traite arabo-musulmane, elle, s’étend sur près de treize siècles (du VIIᵉ au XXᵉ), ce qui en fait l’un des systèmes d’asservissement les plus longs de l’histoire humaine.
Ainsi, loin d’être une page close du passé, l’abolition tardive et incomplète de l’esclavage dans le monde arabo-musulman montre combien cette histoire reste vivante et douloureuse, et combien elle est encore occultée.
7. Une mémoire refoulée
Les marchands d’esclaves arabes-swahilis et leurs captifs le long du fleuve Ruvuma au Mozambique
Malgré son ampleur et sa longue durée, l’esclavage des Noirs dans le monde arabo-musulman demeure largement absent des manuels scolaires, en particulier dans l’espace francophone. L’attention éducative et mémorielle se concentre presque exclusivement sur la traite atlantique, laissant dans l’ombre treize siècles d’asservissement transsaharien et oriental.
Cette omission tient en partie à des rivalités mémorielles. Dans l’espace public, la mémoire de l’esclavage est souvent réduite à un récit centré sur l’Europe coloniale et les Amériques. Ce choix n’est pas neutre : il reflète une hiérarchie implicite des responsabilités historiques, qui tend à invisibiliser les autres acteurs (notamment arabes et musulmans) dans le système global de l’asservissement africain.
Sur le plan politique, cette asymétrie nourrit un débat sensible. Certains dénoncent une “sélectivité” dans la reconnaissance des crimes historiques, accusant les États et les institutions de privilégier une mémoire partielle, qui stigmatise l’Occident mais épargne d’autres régions du monde. D’autres craignent, à l’inverse, que soulever cette histoire ne serve de prétexte à relativiser ou à minimiser la traite atlantique.
Pourtant, il ne s’agit pas de mettre les mémoires en concurrence, mais d’élargir le champ de la connaissance. Car pour la diaspora noire, intégrer cette histoire refoulée est essentiel : elle permet de comprendre que l’asservissement des Africains fut un phénomène global, qui toucha aussi bien l’Atlantique que le Sahara et l’océan Indien.
Réintégrer la mémoire de la traite arabo-musulmane dans les récits scolaires et publics, c’est redonner une visibilité à des millions de vies brisées, et reconnaître enfin la totalité du drame de l’esclavage.
L’histoire totale de l’esclavage noir reste à écrire
« Une bande d’esclaves à Zanzibar » par W.A. Churchill.
Réduire l’histoire de l’esclavage des Noirs à la seule traversée de l’Atlantique revient à tronquer la réalité d’un phénomène mondial. Si les navires négriers européens ont marqué les mémoires et les imaginaires, le monde arabo-musulman a lui aussi bâti une partie de sa puissance et de sa richesse sur l’asservissement de millions d’Africains, déportés à travers le Sahara, la mer Rouge et l’océan Indien.
Cet esclavage, qui dura près de treize siècles, a laissé des traces profondes, bien que souvent invisibles : des généalogies interrompues par la castration, des cultures effacées par la dispersion, des traumatismes qui se perpétuent dans les sociétés du Sahel, du Maghreb et du Moyen-Orient. Pourtant, cette mémoire demeure refoulée, éclipsée par le récit dominant de la traite atlantique.
Reconnaître cette histoire n’implique pas de hiérarchiser les mémoires, encore moins de les opposer. Il s’agit au contraire d’élargir notre compréhension pour restituer l’ampleur universelle de l’asservissement des Africains. En intégrant la traite arabo-musulmane dans la mémoire collective, au même titre que la traite atlantique, nous construisons une histoire plus complète, plus juste, et donc plus fidèle à la réalité.
L’histoire totale de l’esclavage noir reste à écrire. Et tant qu’elle restera fragmentaire, la mémoire de millions de victimes demeurera incomplète.
En 1971, à 19 ans, il devient le plus jeune chef d’État du monde. Fils de “Papa Doc”, Jean-Claude Duvalier hérite d’un trône bâti sur la peur. Quinze ans plus tard, le 7 février 1986, “Baby Doc” s’enfuit d’Haïti, chassé par la colère d’un peuple qu’il avait endormi sous le luxe, la corruption et la terreur. De la gloire à l’exil, l’histoire d’un roi tropical déchu et d’un pays pris en otage par sa propre mémoire.
Port-au-Prince, 7 février 1986. Les sirènes hurlent, la foule envahit les rues, les statues du “Docteur” sont renversées. Dans le palais national, un jeune homme à la voix douce, visage lisse et regard absent, se prépare à fuir. À 34 ans, Jean-Claude Duvalier, président à vie d’Haïti depuis quinze ans, quitte son pays sous les cris de “À bas Duvalier !”.
Un avion américain l’attend sur le tarmac. Dans ses bagages, des millions de dollars en espèces, des bijoux, et les restes d’un pouvoir hérité plus que conquis. Ce jour-là, l’un des derniers vestiges des dictatures tropicales tombe. Mais derrière la fuite de “Baby Doc” se cache l’histoire d’un pays brisé, d’un pouvoir familial divinisé et d’un peuple qui n’a jamais cessé de chercher la liberté.
Pour comprendre Jean-Claude Duvalier, il faut d’abord parler de son père, François “Papa Doc”. Médecin, intellectuel noiriste et populiste, il arrive au pouvoir en 1957 avec la promesse de rendre Haïti aux masses noires après des décennies de domination mulâtre. Son discours enflamme la fierté raciale, son autorité s’impose vite par la peur. “Papa Doc” bâtit un régime personnel fondé sur le culte du chef, la terreur des Tontons Macoutes et la manipulation du vodou comme instrument politique.
Il se proclame “président à vie”, modèle sa figure sur les esprits du panthéon vaudou et se fait appeler “le Baron Samedi en chair et en os”. Haïti devient un royaume sans couronne, une théocratie tropicale où la mort veille sur le pouvoir.
Photo des années 1970 de membres des « Tontons Macoutes », la police secrète paramilitaire d’Haïti utilisée par la dynastie autocratique des Duvalier comme escadrons de la mort. Nommés d’après un croque-mitaine folklorique qui mange les enfants, ils portaient des uniformes en jean et invoquaient fortement le mysticisme vaudou pour terrifier la population
À sa mort en avril 1971, son fils Jean-Claude, âgé de dix-neuf ans, hérite du trône. Il devient le plus jeune chef d’État du monde. Un référendum bidonné “ratifie” la succession : plus de 2,3 millions de voix pour, moins de trois cents contre. Dans les coulisses, c’est Simone Ovide Duvalier, sa mère, qui tire les ficelles. Le pouvoir se veut dynastique, mais le jeune président n’a ni la cruauté ni la ferveur mystique de son père.
Il aime les voitures de sport, les montres suisses, les fêtes, les voyages à Paris. Autour de lui, une cour de conseillers avides s’empresse de transformer l’État en machine à devises. L’homme qui succède au dictateur n’est pas un tyran de sang, mais un prince de l’insouciance.
Né le 3 juillet 1951 à Port-au-Prince, Jean-Claude devient président d’Haïti à seulement 19 ans, ce qui fait de lui, à ce moment-là, le plus jeune chef d’État au monde.
Pourtant, les apparences trompent. Sous Baby Doc, le duvaliérisme se modernise. L’ouverture relative du régime séduit Washington, en pleine guerre froide. En libérant quelques prisonniers politiques et en rouvrant l’économie aux investisseurs étrangers, Duvalier fils donne le change. Les États-Unis reprennent leur aide, l’Europe revient timidement. On parle alors d’un “nouveau départ” pour Haïti. Mais la façade se craquelle vite. Derrière le sourire du jeune président, la structure du pouvoir reste identique : surveillance généralisée, torture, censure, milices omniprésentes. Les Macoutes continuent de terroriser la population. L’État reste un guichet d’enrichissement personnel.
L’économie repose sur des rentes internationales, la contrebande et l’aide étrangère. La Régie du Tabac et des Allumettes, créée sous Papa Doc, sert de coffre noir. Les millions de l’aide américaine sont détournés pour entretenir le clan, acheter des loyautés et financer le faste. Les campagnes d’alphabétisation sont vitrines, les hôpitaux tombent en ruine, les paysans s’enfoncent dans la misère. Dans les campagnes, l’exode s’accélère. À Port-au-Prince, les bidonvilles gonflent, les jeunes sans travail forment une génération de colère contenue.
Mariage religieux du président à vie, SEM Jean-Claude Duvalier, et de Michèle Bennett, 27 mai 1980.
En 1980, Jean-Claude Duvalier se marie. Michèle Bennett, jeune femme élégante issue de la haute bourgeoisie mulâtre, entre à la présidence dans une robe estimée à 70 000 dollars. Le mariage, célébré comme un conte de fées, coûte à l’État haïtien plus de deux millions. Le contraste est saisissant : le “fils du peuple noir” épouse une héritière de la classe blanche. Les anciens compagnons noiristes de Papa Doc crient à la trahison. Ce mariage brise l’équilibre racial qui soutenait la dictature. En se liant à la famille Bennett, Duvalier fils rompt avec le mythe noiriste de son père.
Le faste devient indécent. Les Duvalier affichent leur richesse dans un pays exsangue. Les scandales s’accumulent : fortune personnelle évaluée à 900 millions de dollars, détournements d’aide humanitaire, soupçons de trafic de drogue et de blanchiment. Les caisses de l’État se vident, la corruption se généralise. Michèle Bennett règne en “première dame d’Haïti”, distribuant privilèges et contrats à son entourage. Le clan s’enrichit tandis que le pays s’effondre.
Au début des années 1980, Haïti traverse une triple crise. D’abord, la crise rurale : en 1982, la peste porcine décime les élevages. Sous pression américaine, le gouvernement ordonne l’abattage massif des porcs haïtiens ; principale épargne paysanne. Des milliers de familles sont ruinées. Ensuite, la crise économique : le tourisme s’effondre, notamment à cause de l’association d’Haïti à l’épidémie de sida. Enfin, la crise morale : l’Église catholique, autrefois prudente, s’oppose publiquement au régime. En mars 1983, lors de sa visite historique à Port-au-Prince, le pape Jean-Paul II prononce une phrase qui fait trembler le palais :
“Il faut que quelque chose change ici.”
Ce sermon devient le mot d’ordre d’un pays entier.
La jeunesse, les prêtres, les enseignants se mobilisent. En 1985, des manifestations éclatent à Gonaïves, Cap-Haïtien, Les Cayes. La répression fait des dizaines de morts. Les images circulent clandestinement. Les États-Unis, sous Ronald Reagan, retirent leur soutien : le dictateur n’est plus utile. En janvier 1986, la situation devient intenable. Le pays se soulève. Le 6 février, Washington exige le départ immédiat de Duvalier. Le lendemain, il monte dans un avion C-141 de l’armée américaine. Direction : la France.
Le château de Théméricourt, probablement construit par Philippe de Théméricourt dans la seconde moitié du XVe siècle
Jean-Claude Duvalier s’installe à Grasse, puis à Théméricourt, dans le Val-d’Oise. La République française lui refuse officiellement l’asile politique, mais lui accorde de fait la tolérance. Il vit confortablement, entouré de sa famille et de quelques fidèles. Pendant ce temps, Haïti tente de panser ses plaies : massacres, règlements de comptes, commissions avortées. Les biens mal acquis des Duvalier font l’objet d’enquêtes internationales, mais les procédures s’enlisent. En 1988, Jean-Claude et Michèle divorcent. Les Bennett s’éloignent, les millions s’évaporent, les palais se vident. L’ancien “président à vie” vit dans un modeste appartement, nostalgique de son trône tropical.
En 2011, à la stupeur générale, Jean-Claude Duvalier rentre en Haïti. Le pays est encore sous le choc du tremblement de terre de 2010. Il déclare vouloir “aider à la reconstruction nationale”. Mais son retour a une motivation plus pragmatique : récupérer les fonds bloqués en Suisse par la loi “Lex Duvalier”, qui impose leur restitution à l’État haïtien. Il espère apparaître comme un patriote pour négocier son patrimoine. Le plan échoue. Son arrivée déclenche des scènes surréalistes : certains le saluent comme un sauveur, d’autres réclament son arrestation immédiate. Il est mis en examen pour crimes contre l’humanité et corruption, mais le procès n’aura jamais lieu. Entre lenteur judiciaire, pressions politiques et faiblesse de l’État, le dossier s’enlise.
L’ex-président Jean-Claude Duvalier de retour après 25 ans d’exil. (Photo AFP)
Jean-Claude Duvalier meurt le 4 octobre 2014 à Pétion-Ville, d’un arrêt cardiaque. Aucun deuil national n’est décrété. Les autorités se contentent d’un communiqué neutre :
“Haïti a perdu un ancien chef d’État.”
Dans les rues, les réactions sont contrastées : certains prient pour le “président de l’ordre”, d’autres célèbrent la fin d’une impunité. Le fantôme du duvaliérisme, lui, continue de hanter le pays.
Son héritage est ambigu. Le duvaliérisme a laissé une empreinte politique et psychologique durable : culte du chef, fragmentation sociale, peur de l’État, violence institutionnelle. “Papa Doc” avait inventé une dictature idéologique fondée sur la peur et la mystique noire ; “Baby Doc” en fit une monarchie de luxe, vidée de sens politique mais pleine de devises. La chute du régime a libéré la parole, mais pas le système. Des figures politiques contemporaines continuent de se réclamer du “temps Duvalier”, vantant la discipline et la stabilité d’autrefois. Dans un pays encore fracturé, la nostalgie autoritaire n’est jamais loin.
Jean-Claude Duvalier aura régné quinze ans sans idéologie, dirigé sans charisme et fui sans gloire. Il n’aura ni la terreur de son père, ni la vision d’un réformateur. Simple héritier d’un trône sanglant, il en aura dilapidé le pouvoir comme un héritage familial mal compris. Sa mort sans jugement clôt un chapitre sans conclure l’histoire.
Car le duvaliérisme n’a pas disparu : il a muté. On le retrouve dans la méfiance envers les institutions, dans la violence latente de la politique haïtienne, dans la mémoire collective partagée entre peur et regret. L’État haïtien, affaibli, porte encore les cicatrices de cette dynastie. Le pays continue d’osciller entre le souvenir de l’ordre et la conscience du prix humain qu’il a coûté.
Des proches de Jean-Claude Duvalier transportant son cercueil. PHOTO : LA PRESSE CANADIENNE / DIEU NALIO CHERY
Jean-Claude Duvalier est mort comme il a vécu : entouré de privilèges, mais coupé du peuple. Son histoire est celle d’une dynastie qui a transformé la révolution noire d’Haïti (la première république libre du monde noir) en caricature monarchique. En prétendant incarner la fierté haïtienne, les Duvalier ont vidé le pays de sa substance, détournant le rêve d’indépendance en cauchemar autoritaire.
En 1986, la foule qui chantait “À bas Duvalier” croyait en finir avec la peur. Mais dans la mémoire d’Haïti, la dictature ne meurt jamais tout à fait. Elle change de visage, elle se réinvente, elle attend la prochaine crise pour revenir. La dynastie Duvalier s’est éteinte, mais son ombre continue de flotter sur le palais national, comme un avertissement : l’histoire d’Haïti est celle d’un peuple qui n’a jamais cessé de survivre à ses rois.
We on go de Bia résonne pour habiller les WNBA Finals 2025 ! L’histoire s’écrira sur la série de match qui démarre cette nuit entre les Las Vegas Aces d’A’ja Wilson et les Phoenix Mercury d’Alyssa Thomas ! Pour le Mercury, c’est la surprise au public. On attendait Minnesota et Napheesa Collier. Et même avant cela, on attendait New-York et Breanna Stewart. Mais Phoenix avait d’autres plans !
Le chemin vers les WNBA Finals 2025, plus ardu que prévu
Côté Las Vegas, tout se passait bien. Le plan se déroulait comme sur des roulettes, jusqu’à la frayeur. Indiana a forcé un game 5 déterminant, malgré les absences déjà connue et la perte de Kelsey Mitchell. La fin de cette série qui s’annonçait en parcours de santé à viré au presque drame. Il a fallu pousser jusque dans l’overtime pour voir la conclusion de cette demi finale. Et Odyssey Sims avait décidé que malgré les odes en sa défaveur, elle n’avait rien à perdre.
À, elle quasi seule, elle a trainé Vegas dans un overtime. Elle qui confessait avant le match avoir peur de décevoir le public. Elle qui tournait environ à 11 points dans la série en a planté plus de 30 dans ce game 5. Mais en face, elle combattait un géant. Et parfois, l’overtime, c’est quelques minutes de trop, qui révèlent l’écart entre deux équipes. Comme les Cavs l’avaient vécu en 2018 après le fameux JR Smith crashout.
Chelsey Gray qui prend l’overtime à son compte au détriment de l’héroïque Odyssey Sims
Las Vegas : A’ja Wilson en mission
Pour A’ja, gagner cette finale, c’est la consécration, elle qui a remporter son 4e titre de MVP cette saison, qui a déjà remporté deux trophées WNBA (2022, 2023) et rêverait de ponctuer cette campagne sur la meilleure des notes. Qu’on se le dise, A’ja Wilson est aussi en compétition pour le titre de la GOAT WNBA. Et une nouvelle bague jouerait fortement en sa faveur après cette saison incroyable.
A’ja et Jackie Young
Elle sera bien aidé de Chelsey Gray et Jackie Young, deux coéquipières de poids, avec qui elle partage la charge de mener cette équipe vers les sommets. Avec Young, elles ont d’ailleurs été les premières équipières à marquer plus de 30 points chacune dans un match à élimination en playoffs. Ce n’est pas rien ! Jewell Lloyd ira aussi de son redoutable shoot. Vegas, après la petite frayeur, est ready pour ce dernier sprint.
Phoenix Mercury : Rira bien qui rira le dernier
Côté Phoenix Mercury, Alyssa Thomas voudrait bien ajouter sa première bague à sa longue et prolifique carrière. Elle tient le record du nombre de double double en playoffs. Elle est multiple All-star. Il lui faut sa bague et quoi de mieux que de la remporter avec sa fiancée qui n’est nulle autre que DeWanna Bonner ! (Avec qui elle avait évolué déjà aux Connecticut Suns au début de leur relation de déjà 4 ans)
Alyssa Thomas et DeWanna Bonner
De son côté, elle peut compter sur Kaleah Copper, DeWanna Bonner, deux seules rescapées du Mercury déjà finaliste de 2021, mais aussi une Satou Sabally en pleine confiance ! Cette équipe a faim. Elle a déjà éliminé deux grands favoris. Reste-t-il de la place pour un troisième ? Ou est-ce que le Aces de la grande A’ja Wilson sera synonyme d’indigestion ?
Le Game 1, c’est dans cette nuit du vendredi 3 octobre au Samedi 4 !
On croit souvent que l’abolition de l’esclavage fut un acte de justice réparatrice. En réalité, dans au moins 6 pays européens, ce ne sont pas les esclaves qui furent dédommagés, mais leurs maîtres. Des milliards furent versés aux planteurs, tandis que les affranchis sortaient libres… mais sans terres, sans capital, et sans réparation.
Quand l’abolition enrichit les maîtres
Esclaves d’une plantation britannique aux Antilles recevant la nouvelle de leur émancipation suite à l’adoption de la loi sur l’abolition de l’esclavage de 1833.
L’histoire officielle aime à présenter l’abolition de l’esclavage comme un moment de triomphe moral, l’heure où l’Europe aurait enfin reconnu l’humanité des Africains réduits en servitude. Les proclamations de liberté, gravées sur des décrets et célébrées dans les métropoles, semblaient marquer la fin d’une ère de souffrance. Mais derrière ces discours exaltés se cache un paradoxe glaçant : l’abolition fut d’abord une victoire financière… pour les maîtres.
Du Royaume-Uni à la France, du Danemark aux Pays-Bas, l’émancipation ne fut pas conçue comme une réparation pour les victimes, mais comme une indemnisation massive des propriétaires. Les esclaves furent déclarés libres, mais sans terres, sans ressources, sans compensation pour les générations volées. Le poids de la dette coloniale fut reporté sur les contribuables européens, qui enrichirent ainsi ceux qui avaient bâti leurs fortunes sur la servitude.
Dès lors, une question traverse toute cette histoire : comment l’Europe a-t-elle pu transformer un acte de justice attendu depuis des siècles en un dispositif qui a récompensé les exploiteurs plutôt que les opprimés ?
Le principe du “droit de propriété”
Si l’abolition des traites et de l’esclavage paraît aujourd’hui une évidence morale, il faut se replacer dans la logique juridique et économique du XIXᵉ siècle pour comprendre le paradoxe des indemnités. Dans les codes coloniaux européens, l’esclave n’était pas un sujet de droit, mais un objet de propriété, classé juridiquement comme un bien meuble au même titre qu’un cheval, une maison ou un champ.
Cette fiction légale avait une conséquence directe : libérer un esclave n’était pas reconnu comme rendre un droit à une personne, mais comme priver un propriétaire de son bien. Or, dans les régimes européens, la protection de la propriété privée était un principe sacré, inscrit dans les constitutions et les chartes libérales. Dès lors, l’émancipation fut conçue non comme un droit des opprimés, mais comme une expropriation indemnisée des maîtres.
Les débats parlementaires des années 1830–1860 montrent à quel point la question fut dominée par le souci de ne pas heurter les colons et les planteurs. Les lobbies coloniaux (puissants propriétaires de sucreries, de plantations de café, de champs de coton) pesaient lourd dans les Assemblées. Ils agitaient le spectre d’un effondrement économique si l’esclavage disparaissait brutalement. Dans certains cas, ils menaçaient même de sécession ou de révolte coloniale.
Ainsi, les États européens adoptèrent une logique d’“abolition compensée” : la liberté des esclaves devenait possible, mais au prix de transferts financiers massifs vers ceux qui avaient prospéré sur leur exploitation. Les esclaves, eux, sortaient des plantations libres mais sans terres, sans argent, et souvent liés par de nouveaux systèmes de dépendance (engagisme, contrats forcés, travail obligatoire).
En somme, l’abolition fut, pour les colonisés, une promesse tronquée : elle consacra la liberté sur le papier, mais sur le terrain, elle valida surtout la primauté du droit de propriété des maîtres.
1. La Grande-Bretagne (1833)
Parmi les puissances coloniales, c’est la Grande-Bretagne qui mit en place le mécanisme d’indemnisation le plus spectaculaire. Lorsque le Parlement adopte en 1833 l’abolition de l’esclavage dans l’ensemble de l’Empire, la décision s’accompagne d’un dispositif financier colossal : une indemnité de 20 millions de livres sterling est votée pour dédommager les propriétaires. À l’époque, ce montant représente près de 40 % du budget annuel de l’État britannique, l’équivalent d’environ 16 milliards d’euros actuels.
Comment réunir une telle somme ? Le gouvernement contracte un emprunt gigantesque auprès de la Banque d’Angleterre et de la maison Rothschild. Ce prêt, destiné à apaiser les planteurs de Jamaïque, de Barbade, de Guyane ou de Trinidad, fut tellement lourd qu’il ne fut totalement remboursé par le contribuable britannique qu’en… 2015. Autrement dit, les citoyens du Royaume-Uni ont continué, jusqu’au XXIᵉ siècle, à payer les dettes contractées pour compenser les esclavagistes de 1833.
Cette manne enrichit des milliers de familles aristocratiques et bourgeoises. Les archives de l’University College London (Legacies of British Slave-ownership) ont montré que de grandes dynasties politiques et économiques en bénéficièrent : la famille de l’ancien Premier ministre William Gladstone, dont le père toucha plus de 100 000 £ d’indemnité, ou encore les ancêtres de l’ancien Premier ministre David Cameron.
Ainsi, loin d’être une réparation en faveur des victimes, l’abolition britannique devint une redistribution en faveur des élites esclavagistes, consolidant leurs fortunes pour plusieurs générations. Pendant ce temps, les esclaves libérés recevaient la “liberté”… mais sans terres, sans capital, et souvent contraints à rester sur les plantations comme “apprentis” sous contrat jusqu’en 1838.
2. La France (1848)
En 1848, la IIᵉ République proclame l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises. La figure de Victor Schœlcher est mise en avant comme l’incarnation humaniste de cette libération. Mais derrière la geste républicaine se cache un compromis économique lourd : l’État français prévoit le versement de 126 millions de francs-or en indemnités… non pas aux anciens esclaves, mais aux planteurs et maîtres privés de “leurs biens”.
Ces sommes sont réparties entre les colons des Antilles (Martinique, Guadeloupe), de Guyane et de La Réunion. Dans certains cas, de riches propriétaires perçoivent des dizaines de milliers de francs, assurant la pérennité de fortunes déjà bâties sur des décennies de travail servile.
Les affranchis, eux, ne reçoivent aucun dédommagement. Ils obtiennent la liberté juridique, mais dépourvus de terres et de moyens de subsistance, ils sont rapidement contraints d’accepter des contrats de travail inégaux, proches de la servitude. C’est le système dit de l’engagisme, par lequel des milliers de Noirs libérés, mais aussi d’Indiens importés ultérieurement, sont liés à des plantations pour garantir la continuité de la production sucrière.
Politiquement, la IIᵉ République instrumentalise l’abolition pour affirmer son identité progressiste et gagner la sympathie des abolitionnistes européens. Mais, dans les faits, la priorité reste de calmer la colère des planteurs et d’éviter une crise économique dans les colonies. L’État indemnise les maîtres pour acheter la paix sociale et préserver le sucre français.
Ainsi, l’abolition française de 1848, célébrée comme une victoire républicaine, fut en réalité aussi une rançon versée aux colons : une transaction financière qui trahit l’asymétrie fondamentale du système.
3. Le Danemark (1849–1850)
Lorsque le Danemark proclame officiellement l’abolition de l’esclavage dans ses colonies en 1848, la décision semble s’inscrire dans le sillage des mouvements humanistes qui traversent l’Europe. Mais sur le terrain, dans les îles Vierges danoises (Saint-Thomas, Saint-John et Sainte-Croix) l’abolition ne devient effective qu’en 1849, après une période de négociations tendues avec les planteurs.
En effet, les maîtres ne sont pas laissés à leurs pertes. Le gouvernement de Copenhague leur verse des indemnités financières, destinées à compenser la “disparition” de leur capital humain. Les esclaves, eux, n’obtiennent rien de plus que leur liberté théorique, souvent assortie d’une obligation de travail sur les mêmes plantations, faute d’alternative économique.
Ce cas danois illustre à la perfection une logique commune aux puissances européennes : l’abolition n’est pas pensée comme un acte moral radical, mais comme une transaction financière, une sorte de contrat d’État avec les planteurs. On achète la fin de l’esclavage comme on rachète une concession industrielle, en protégeant les intérêts des investisseurs.
Ainsi, dans un empire colonial certes plus modeste que ceux de la France ou de la Grande-Bretagne, le Danemark applique le même principe : la liberté n’est accordée qu’au prix d’une indemnisation généreuse aux maîtres, consacrant la primauté du droit de propriété sur toute autre considération.
4. Les Pays-Bas (1863)
Les Pays-Bas figurent parmi les nations européennes les plus tardives à abolir l’esclavage. Ce n’est qu’en 1863, sous la pression internationale et face à l’évolution du monde atlantique, que La Haye proclame la fin de l’esclavage dans ses colonies, notamment au Suriname et dans les Antilles néerlandaises.
Mais cette abolition tardive fut soigneusement encadrée pour préserver les intérêts des planteurs. Le gouvernement néerlandais alloua 12 millions de florins (une somme colossale pour l’époque) afin d’indemniser les propriétaires d’esclaves. Chaque maître reçut un dédommagement proportionnel au nombre d’êtres humains qu’il possédait.
Pour les anciens esclaves, en revanche, la liberté resta une promesse différée. La loi de 1863 imposa une période de “staatstoezicht” (surveillance de l’État) : dix années durant lesquelles les affranchis furent contraints de rester sur les plantations et de travailler pour leurs anciens maîtres, sous contrat obligatoire.
En clair, l’émancipation ne fut ni immédiate ni totale. Les hommes et femmes libérés de jure demeurèrent liés à leurs exploitants jusqu’en 1873, sous peine de sanctions. Ils ne reçurent aucune terre, aucun capital, et durent recommencer leur vie dans des conditions proches de celles de l’esclavage.
Cette double peine (compensation massive pour les maîtres, contrainte prolongée pour les anciens esclaves) illustre la logique néerlandaise : protéger l’économie de plantation avant de reconnaître la dignité des affranchis.
5. Le Portugal (1870s–1880s)
Le Portugal, puissance pionnière de la traite atlantique au XVe siècle, fut aussi l’un des derniers États européens à abolir l’esclavage dans ses colonies. Dans les années 1870–1880, sous la pression des grandes puissances et de la diplomatie britannique, Lisbonne finit par décréter l’émancipation progressive des esclaves dans ses territoires d’Afrique et du Cap-Vert.
Mais, comme ailleurs, cette abolition fut conçue comme une transaction économique destinée à ménager les intérêts des planteurs et commerçants. Dans les îles à forte production sucrière et cacaoyère, comme São Tomé-et-Príncipe ou certaines zones d’Angola et du Mozambique, des compensations financières furent accordées aux propriétaires afin d’atténuer l’impact de la disparition officielle de la main-d’œuvre servile.
L’État portugais, affaibli par une crise budgétaire chronique et la concurrence coloniale croissante de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, chercha avant tout à éviter l’effondrement de ses dernières colonies rentables. En indemnisant les maîtres, Lisbonne acheta la coopération des élites coloniales locales, au prix du sacrifice des affranchis.
Car pour les anciens esclaves, l’abolition se traduisit rarement par une liberté pleine et entière. Beaucoup furent reconvertis en “travailleurs libres sous contrat”, souvent contraints de rester sur les mêmes plantations, sans terres ni ressources. Dans certains cas, l’abolition ne fut qu’un changement d’étiquette juridique, tandis que les conditions de vie et de travail demeuraient proches de l’asservissement.
Ainsi, loin d’incarner un geste humaniste, la fin de l’esclavage portugais dans les colonies fut l’expression d’un empire sur le déclin, soucieux de préserver ses fragiles profits économiques plutôt que de réparer des siècles d’exploitation.
6. La Suède (1847)
Parmi les nations européennes ayant participé à l’esclavage colonial, la Suède occupe une place marginale, mais révélatrice. La petite île de Saint-Barthélemy, acquise à la France en 1784 et restituée en 1878, fut pendant près d’un siècle un port franc et une colonie suédoise où l’esclavage était pratiqué.
En 1847, la monarchie suédoise décrète l’abolition de l’esclavage dans l’île. Comme dans les grandes puissances coloniales, la mesure s’accompagne d’un vaste programme d’indemnisation des maîtres : plus de 2 millions de riksdaler sont versés aux propriétaires d’esclaves.
La logique est identique à celle observée en Grande-Bretagne ou en France : reconnaître la liberté des esclaves, mais sécuriser d’abord les intérêts économiques des planteurs et commerçants. Les affranchis de Saint-Barthélemy, comme ailleurs, n’obtiennent ni terres ni compensation, et demeurent pour la plupart dans des rapports de dépendance économique.
Ce cas est souvent oublié dans les récits globaux de l’abolition. Il montre pourtant que même un petit État scandinave, sans empire maritime comparable à celui de Londres ou de Paris, appliqua les mêmes logiques de “réparation” aux esclavagistes. L’abolition suédoise apparaît ainsi moins comme un geste moral que comme une mesure de bonne gestion coloniale.
Les grands absents : l’Espagne et la Belgique
L’Espagne
L’Espagne est l’un des derniers grands empires coloniaux à abolir l’esclavage. Dans ses possessions caribéennes (Porto Rico (1873) et surtout Cuba (1886)), la fin de l’esclavage survient très tardivement, sous la pression des mouvements abolitionnistes internationaux et des tensions politiques locales.
Contrairement à la Grande-Bretagne ou à la France, Madrid ne mit pas en place d’indemnité formalisée et massive pour les planteurs. Mais la monarchie espagnole, soucieuse de ménager les puissantes élites créoles, instaura un système transitoire dit d’apprenticeship. Dans ce régime, les anciens esclaves devaient continuer à travailler pour leurs maîtres, sous contrat, parfois jusqu’à huit ans après leur “libération”. La liberté fut donc différée et partielle, et les planteurs purent maintenir leur domination économique presque intacte.
La Belgique
La Belgique constitue un cas particulier. En théorie, le royaume n’eut jamais à “abolir” l’esclavage, puisqu’il n’était pas officiellement reconnu dans le Congo devenu “État indépendant” sous Léopold II (1885–1908), puis colonie belge (1908–1960).
En pratique, cependant, le régime colonial belge imposa un travail forcé systémique, notamment dans l’extraction du caoutchouc et de l’ivoire. Les Congolais étaient contraints à des quotas inhumains, sous peine de mutilations, de violences et d’exécutions. Si ce système ne portait pas le nom d’esclavage, il en reproduisait toutes les logiques : absence de liberté, exploitation totale du corps, transmission d’une dette servile aux générations suivantes.
Ce “cas belge” interroge sur la définition même de l’esclavage : faut-il réserver ce mot à la propriété juridique d’êtres humains, ou inclure aussi les formes extrêmes de travail contraint et de terreur coloniale ? Quoi qu’il en soit, l’absence d’une abolition formelle n’a pas empêché la Belgique d’être l’un des régimes coloniaux les plus brutaux du XIXᵉ et du XXᵉ siècle.
L’injustice persistante
L’histoire retient l’abolition de l’esclavage comme une victoire morale, le moment où l’Europe, après des siècles de trafic et de servitude, a fini par reconnaître l’humanité des Africains asservis. Mais derrière cette célébration se cache une réalité amère : les réparations n’ont jamais été destinées aux victimes, mais aux exploiteurs. Les planteurs ont été indemnisés comme des propriétaires lésés, tandis que les esclaves libérés ont été abandonnés sans terres, sans capital, et souvent contraints de prolonger leur labeur sous de nouvelles formes de servitude.
Cette injustice a laissé une cicatrice profonde. L’absence totale de compensation aux anciens esclaves est devenue un traumatisme transgénérationnel, transmis de père en fils, de mère en fille, jusque dans la mémoire collective des diasporas africaines et caribéennes. Les familles esclavagistes, elles, ont conservé et transmis les richesses issues des indemnités, perpétuant des inégalités économiques encore visibles aujourd’hui.
La question demeure brûlante : les réparations doivent-elles être réclamées aujourd’hui, et à qui ? Aux États qui ont indemnisé les maîtres ? Aux institutions financières qui ont profité des emprunts ? Aux familles qui ont bâti leur fortune sur le sang et la sueur des esclaves ?
Une certitude s’impose : les dettes coloniales des planteurs ont été réglées depuis longtemps, honorées par les contribuables européens. Mais la dette morale, historique et économique envers les descendants des esclaves, elle, reste ouverte. Et tant qu’elle ne sera pas reconnue et assumée, l’abolition demeurera une promesse inachevée.
Le film Muganga met en lumière une vérité trop longtemps étouffée : en République démocratique du Congo, les viols sont utilisés comme une arme de guerre et de génocide. Nofi propose de cartographier cette tragédie et de comprendre pourquoi, depuis plus de vingt ans, les corps sont devenus le champ de bataille d’un conflit oublié.
Cartographier l’horreur
Sur la carte de l’Afrique, la République démocratique du Congo apparaît comme un colosse blessé. Deuxième plus grand pays du continent, au cœur des Grands Lacs, il concentre toutes les contradictions : immensité territoriale, richesses minières exceptionnelles, mais aussi instabilité chronique, guerres civiles et ingérences étrangères.
C’est dans ce décor de montagnes, de forêts et de lacs immenses que se déploie l’un des drames les plus glaçants de notre temps. Depuis la fin des années 1990, le viol y est utilisé comme une arme à part entière. Pas comme un dommage collatéral, mais comme une stratégie militaire. L’ONU a résumé cette horreur en un chiffre devenu symbole : quarante-huit femmes violées chaque heure dans le pays. Mais derrière la statistique se cachent des vies fracassées, des villages entiers traumatisés, des générations marquées par la peur et la honte.
Dans l’est congolais, le corps est devenu un front de guerre. Les milices, les armées régulières, les groupes rebelles en ont fait un outil de domination, de terreur et de destruction. Et dans le sillage de ces violences, ce n’est pas seulement la chair qui est brisée : c’est le tissu social, l’idée même de communauté.
C’est précisément cette réalité que raconte Muganga, celui qui soigne, le nouveau film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. À travers le destin d’un médecin face à l’indicible, l’œuvre met en lumière l’ampleur du drame congolais et donne un visage aux survivantes. Là où les chiffres figent, le cinéma incarne. Là où l’horreur se dissout dans les rapports, Muganga nous rappelle que chaque viol est une arme dirigée contre l’humanité tout entière.
Eringeti, territoire de Beni, Nord Kivu, RD Congo. 5 décembre 2014 : Un militaire des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Photo MONUSCO/Abel Kavanagh = Eringeti, Beni territory, North-Kivu province, DR Congo. 5 December 2014: Military officer of the Congolese Armed Forces (FARDC). Photo MONUSCO/Abel Kavanagh
Pour comprendre cette tragédie, il faut d’abord replacer la RDC dans son contexte géopolitique. Depuis la chute de Mobutu en 1997 et l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, le pays a été le théâtre de deux guerres majeures, parfois surnommées « la Première et la Deuxième guerre mondiale africaine ». Entre 1996 et 2003, pas moins de neuf pays africains ont été impliqués : Rwanda, Ouganda, Angola, Zimbabwe, Namibie, entre autres.
Au cœur de ces guerres, la région des Kivus et l’Ituri. Ce territoire frontalier du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda est un espace stratégique : routes commerciales, minerais rares (coltan, cassitérite, or), terres fertiles. Chaque acteur armé, qu’il soit une armée étrangère ou une milice locale, a cherché à y imposer son contrôle.
Le chaos institutionnel de l’époque, l’effondrement de l’État congolais et la prolifération des groupes armés ont créé un climat propice aux violences de masse. Les civils sont devenus les premières victimes. Et c’est dans ce contexte qu’a émergé l’usage systématique du viol comme instrument de guerre.
Pascalie le 15 fevrier 2025 Vivien LATOUR
Dans l’histoire des conflits, le viol a souvent été présent. Mais en RDC, son utilisation prend une dimension particulière. Il est pratiqué non pas de manière marginale ou accidentelle, mais comme un élément central des tactiques de guerre.
Les objectifs sont multiples. Le premier est la terreur. En infligeant des viols collectifs, souvent publics, les milices cherchent à briser le moral des populations, à provoquer des déplacements massifs et à vider des territoires entiers. Le second est la destruction sociale. Dans des sociétés où la cohésion familiale est un socle, le viol sape les liens, isole les survivantes, génère honte et rejet. Le troisième objectif, plus sinistre encore, est la destruction biologique : grossesses forcées, transmission volontaire du VIH, mutilations sexuelles visant à rendre les victimes stériles.
Ce n’est pas un hasard si le droit international, depuis les procès du Tribunal pénal international pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie, reconnaît le viol comme un crime contre l’humanité et, dans certains cas, comme une arme de génocide. Au Congo, cette reconnaissance reste théorique : les auteurs de ces crimes jouissent presque toujours de l’impunité.
République démocratique du Congo : réunion pour les victimes de viol Les victimes de viol qui ont réussi à se réintégrer dans leur communauté se réunissent dans une « hutte de la paix » près de Walungu, dans le Sud-Kivu, en RDC. Les programmes de santé soutenus par l’USAID ont aidé les victimes de viol en leur offrant des services de conseil, de formation, d’emploi et un environnement de vie sûr.
Les récits recueillis par les ONG et les survivantes sont insoutenables. Des femmes de cinq ans, d’autres de soixante-dix, violées par des groupes armés. Des hommes et des garçons également agressés, un sujet longtemps tabou et encore largement invisibilisé. Des viols accompagnés de mutilations, de tortures, parfois de meurtres.
Les conséquences dépassent l’instant de l’agression. Les survivantes souffrent de traumatismes physiques graves : fistules, infections sexuellement transmissibles, grossesses forcées. Mais elles subissent aussi une violence sociale : rejet par leur mari, marginalisation dans leur communauté, impossibilité de retrouver une vie normale. Les enfants nés de ces violences portent eux aussi un stigmate difficile à effacer.
Dans les villages de l’Ituri ou du Nord-Kivu, les habitants parlent d’une « guerre des ventres », où les corps des femmes deviennent le lieu d’affrontement entre communautés. Cette réalité, décrite par les chercheurs et les militants, illustre la radicalité de la violence.
Des militaires burundais patrouillent à Minova, dans l’est de la République démocratique du Congo, à Minova le 11 mars 2024 ALEXIS HUGUET / AFP
Malgré l’ampleur des crimes, les procès sont rarissimes. Le cas de Minova, en 2012, reste emblématique : après le viol de plus de 100 femmes par des soldats congolais, seules deux condamnations ont été prononcées. L’ONU a produit un « rapport Mapping » recensant 617 incidents majeurs de violations graves des droits humains entre 1993 et 2003. Mais ce document, explosif, est resté lettre morte.
Pourquoi une telle impunité ? Parce que les responsables appartiennent parfois aux forces armées régulières. Parce que les mécanismes judiciaires sont faibles, corrompus, ou instrumentalisés. Parce que la communauté internationale, malgré ses déclarations, n’a jamais imposé de véritable justice internationale pour la RDC.
Cette impunité nourrit un cercle vicieux : tant que les criminels ne sont pas punis, les violences se répètent.
Dans ce tableau sombre, des figures se sont levées. Le plus connu est sans doute le docteur Denis Mukwege. À l’hôpital de Panzi, à Bukavu, il a soigné des dizaines de milliers de survivantes. Son travail de chirurgien, mais aussi de militant, lui a valu le prix Nobel de la paix en 2018.
À ses côtés, d’autres voix : Julienne Lusenge, militante féministe et fondatrice de l’ONG SOFEPADI ; Tatiana Mukanire, survivante devenue autrice ; les femmes de la « Cité de la Joie », centre de réhabilitation et de reconstruction. Toutes portent un message commun : transformer la douleur en force, le silence en parole, l’injustice en combat.
Ces initiatives ne suffisent pas à enrayer la machine de guerre, mais elles rappellent que l’humanité résiste même dans les ténèbres.
Aujourd’hui encore, malgré les accords de paix et la présence de la MONUSCO, les violences sexuelles se poursuivent. Les groupes armés, les rebelles, parfois même les soldats réguliers, continuent de pratiquer le viol comme une arme de terreur.
La question du statut juridique reste cruciale. Faut-il reconnaître, au niveau international, le viol comme arme de génocide à part entière ? Les débats juridiques avancent lentement, mais la réalité du terrain impose une évidence : il s’agit bien d’une stratégie d’anéantissement.
Le cinéma, la littérature, les arts jouent un rôle croissant pour briser le silence. Le film Muganga s’inscrit dans cette lignée, en donnant à voir et à entendre ce que les statistiques n’arrivent pas à traduire. Il place le spectateur face à une vérité nue : la guerre du Congo est aussi une guerre contre les corps.
Cartographie de la dignité
La guerre en République démocratique du Congo est souvent décrite comme une guerre pour les minerais. Mais elle est aussi, et peut-être surtout, une guerre des corps. Une guerre où le viol est utilisé comme une arme de destruction massive, une guerre dont les survivantes portent les cicatrices jusque dans leur chair.
Face à ce constat, une question obsède : combien de temps encore ces crimes resteront-ils impunis ? Combien de temps encore le monde acceptera-t-il que le corps des femmes serve de champ de bataille ?
Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Dans ce pays blessé, des résistances s’organisent. Des médecins, des militantes, des survivantes s’érigent contre le silence. Leur combat trouve aujourd’hui un nouvel écho à l’écran, à travers Muganga, celui qui soigne, le film de Marie-Hélène Roux avec Isaach de Bankolé. En donnant chair à ces récits, en incarnant la lutte pour la dignité et la réparation, le cinéma devient mémoire et arme de vérité.
Car Muganga ne se contente pas de raconter : il nous oblige à regarder en face ce que trop longtemps on a voulu ignorer. Et rappelle qu’un jour, peut-être, la carte du Congo ne sera plus seulement celle des minerais et des violences, mais aussi celle des cicatrices refermées et de la dignité retrouvée.
Née d’un simple blog, Wa Africa s’est imposée comme une agence de voyages singulière : pas de clichés, pas de tourisme de masse, mais une immersion sensible dans l’Afrique réelle, celle des traditions vivantes et des modernités créatives. Derrière chaque itinéraire, une conviction : voyager autrement, c’est raconter autrement.
Wa Africa : Quand le tourisme devient un manifeste culturel et humain
Dans le flot incessant des offres de voyages, Wa Africa ne ressemble à rien de ce que proposent les catalogues clinquants des grands tours opérateurs. Née d’un blog animé par deux passionnés (Salviane et Nicolas) l’initiative s’est transformée en une agence de voyages singulière : non pas une machine à “vendre du rêve”, mais une invitation à découvrir l’Afrique dans ce qu’elle a de plus concret, de plus vivant, de plus contrasté.
À l’opposé des clichés touristiques, Wa Africa propose des itinéraires intimes, construits avec des guides locaux, pour une immersion qui conjugue l’authenticité du quotidien et la richesse des cultures. Ici, pas de grands bus climatisés fonçant d’un site à l’autre. Les séjours se vivent en petits groupes, au rythme des rencontres : une matinée dans un atelier d’artisanat, un dîner partagé chez l’habitant, une cérémonie traditionnelle où se transmet une mémoire séculaire.
« Nous ne cherchons pas à sauver l’Afrique, ni à la mettre en vitrine », expliquent les fondateurs.
« Nous voulons la partager, telle qu’elle est : moderne, vibrante, inventive, mais aussi enracinée dans ses traditions. »
C’est cette tension féconde (une danse vaudou qui précède une start-up high-tech, une légende ancestrale suivie d’un café branché) qui constitue l’essence de Wa Africa.
Leurs circuits signature, du Bénin au Cap-Vert en passant par la Côte d’Ivoire, explorent des thèmes puissants : le tourisme mémoriel, comme la Route des esclaves à Ouidah ; la spiritualité vivante, à travers les pratiques vaudou ; ou encore la nature, des forêts primaires aux parcs méconnus. Toujours avec une même exigence : que chaque voyage bénéficie directement aux communautés locales. Guides, artisans, hébergeurs, associations… tous sont partie prenante.
Le parti pris est clair : faire du voyage une expérience humaine et durable. Pas de plastique à usage unique, pas d’“humanitaire déguisé”. Chaque réservation devient un geste concret de soutien aux territoires traversés. Ce choix assumé résonne dans un monde où le tourisme de masse abîme souvent ce qu’il prétend faire découvrir.
L’expérience Wa Africa ne s’arrête pas à l’avion retour. Avant le départ, une plateforme digitale permet de co-construire son itinéraire avec les équipes locales, dans une démarche participative. Après le séjour, les récits et avis des voyageurs nourrissent une communauté grandissante, créant un cercle vertueux de transmission.
À lire les témoignages, une évidence s’impose : il ne s’agit pas seulement d’un voyage, mais d’une rencontre. « J’ai dîné chez l’habitant, un moment exceptionnel », écrit Nathalie. « Je garde en mémoire les paysages du Cap-Vert et la chaleur des guides », ajoute Caroline. Les récits se ressemblent : une émotion sincère, le sentiment d’avoir vécu quelque chose de vrai, loin des cartes postales.
Wa Africa n’est pas qu’une agence, c’est un manifeste discret. Celui d’un continent que l’on ne survole pas, mais que l’on arpente, que l’on écoute, que l’on regarde dans les yeux. Dans une époque où l’Afrique reste trop souvent prisonnière de récits imposés de l’extérieur, Salviane et Nicolas proposent un contrepoint précieux : donner la parole à ceux qui la vivent, et inviter les voyageurs à s’y plonger avec curiosité et respect.
Voyager autrement, c’est aussi raconter autrement. Et c’est là que Wa Africa frappe fort : en rappelant que le tourisme peut être un outil d’émancipation, un acte culturel et politique autant qu’un plaisir. Une Afrique partagée, sans filtre, loin des clichés ; une Afrique qui ne demande pas à être sauvée, mais à être vécue.
Parent pauvre, cousine éloignée qu’on regarde à peine, comme ces désargentés membres de la famille, le school, l’éducation en Afrique en général et en Afrique de l’Ouest en particulier est ce grand corps malade que certains/plusieurs/nombreux essaient de réanimer ; autant que faire se peut. Au sein de cette catégorie, figure notamment Francis Enguélé, CEO & fondateur de Tewodros School of Sales. Gros plan sur celui qui veut (mieux) former les commerciaux afin qu’ils sachent mieux se vendre surtout dans une région où on entend/lit/voit partout : « On t’achète comme tu te vends ! »
Tewodros School Of Sales : qui se cache derrière cette formation Made In Africa ?
« J’ai grandi entre plusieurs univers qui m’ont façonné : d’un côté une enfance marquée par la curiosité et le besoin de comprendre le monde, de l’autre un cadre familial qui valorise l’effort, l’éducation et l’ouverture. Mon papa ne transige pas avec la nécessité de bien travailler à l’école. », raconte Francis Enguélé, CEO & fondateur de Tewodros School.
Avant d’ajouter : « Je dirais que j’ai eu une enfance assez dynamique, toujours en mouvement, avec cette envie de découvrir et d’apprendre. Exemple parmi tant d’autres, j’ai toujours voulu partir en colonie de vacances pour découvrir d’autres régions, voire d’autres pays. »
L’enfance qu’il a connue comme pour la plupart des garçons de son âge été marquée par les jeux vidéo mais pas que : le football aussi. Mais ne lui demandez pas qui est son footballeur préféré. Il y a longtemps qu’il a rangé crampons et rêves au placard.
Ligaments croisés, tu connais…
« Le petit Francis, c’était un garçon à la fois rêveur et pragmatique. Je posais beaucoup de questions, parfois trop . J’étais curieux, sociable, mais aussi très tourné vers l’action. J’ai même eu une période bagarreuse de 5 à 9 ans. J’aimais observer les adultes, comprendre leurs métiers, leurs projets…Et puis j’aimais surtout le football et les jeux vidéo, mes deux grandes passions. »
Hormis ceux d’enfiler la liquette pour bien faire partie de l’Equipe du Dimanche, l’interviewé, de passage à Abidjan, capitale de la débrouillardise, avait d’autres rêves plein la tête. Le genre qui le mèneront loin des siens à Madrid; notamment.
De Madrid à Abidjan, itinéraire d’un homme Fast & Curious
Logé quelque part dans le grand Abidjan, et ses embouteillages qui en bouchent un coin même aux plus grands amateurs de bouteilles, et leur langue déliée par certains breuvages, le chef d’entreprise camerounais, la main sur le téléphone et l’autre sur l’ordinateur, continue à répondre aux questions et celles sur son routine. Pas skin care, mais pas loin.
« Ma journée commence tôt. Lecture, veille, échanges, beaucoup de réflexion stratégique. Ensuite, je jongle entre mes projets : le développement de Tewodros School of Sales, les partenariats, les rencontres avec des entreprises, les échanges avec des mentors. Mais il y a toujours une constante : apprendre. Je ne me couche jamais sans avoir appris quelque chose de nouveau. »
Le déclic, le pas qu’il saute pour mettre l’accent sur l’éducation, le lunetteux qui se dit que : « Si je peux former la prochaine génération de talents, alors je contribue directement à changer la donne. », il l’a eu…après avoir lui-même une formation dans la filiale abidjanaise d’une célèbre école de commerce.
(Nouveau) diplôme en poche, le vrai faux étudiant plonge dans l’histoire africaine pour en tirer un nom : Tewodros.
Un nom Made In Africa
« Tewodros School of Sales tire son nom de l’empereur Tewodros d’Éthiopie, figure majeure du 19e siècle, connue pour son leadership visionnaire, son engagement pour l’unité africaine et son combat pour un État moderne et autonome.
Je voulais que la figure de référence de l’école soit incarnée par un roi africain qui a eu un impact fort dans l’engagement de l’unité africaine.
Tewodros est un nom chargé d’histoire et de sens, qui évoque leadership, vision et courage. Je voulais que l’école porte une identité forte, enracinée dans une mémoire africaine, mais tournée vers l’avenir. School of Sales vient affirmer clairement notre mission : former les meilleurs commerciaux B2B du continent, en liant hard skills et soft skills. »
Dis, c’est quoi Tewodros School of Sales
« Tout a commencé par une intuition forte : le constat qu’en Afrique francophone, il existe un déficit majeur de profils commerciaux B2B opérationnels, particulièrement dans le secteur de la tech. Les entreprises – qu’elles soient locales, multinationales ou scale-ups en pleine croissance – peinent à recruter des commerciaux capables de comprendre des solutions complexes (SaaS, fintech, cloud, cybersécurité) et de les vendre efficacement.
Cette intuition, je l’ai validée à travers des enquêtes terrain. J’ai échangé avec des directeurs commerciaux en France, au Maroc, en Côte d’Ivoire, et le constat était unanime : les formations actuelles sont souvent trop académiques et déconnectées des réalités du terrain. Les entreprises perdent un temps considérable à former elles-mêmes leurs recrues. À partir de là, j’ai travaillé sur une offre pédagogique innovante. Je voulais une école qui ne soit pas seulement un lieu de savoir théorique, mais un véritable laboratoire de pratique. »
Qui a dit que Beyoncé avait le monopole de la Formation ? Pas lui en tout cas.
Si certains n’ont pas encore la vision, d’autres l’ont déjà.
« Notre conviction est claire : un bon commercial n’est pas seulement un technicien de la vente, c’est aussi un leader, un bâtisseur de confiance, explique Francis Enguélé. Oui, nous enseignons la prospection, le closing et l’art de gérer un pipeline. Mais au-delà, nous travaillons sur des dimensions plus profondes : le leadership, l’intelligence émotionnelle, la résilience mais aussi l’éthique et enfin l’intégrité.
C’est pourquoi nous parlons de Tewodros School of Sales comme d’une fabrique de leaders commerciaux. Nous voulons former des professionnels qui, en plus de booster les performances des entreprises, sauront aussi incarner des modèles positifs pour leurs communautés. »
Au loin, l’avenir se dessine non pas seulement mais en Côte d’Ivoire mais aussi dans la sous-région.
« À court terme, notre priorité est d’installer solidement le campus en Côte d’Ivoire, avec un premier track complet qui servira de modèle.
Ensuite, l’expansion se fera progressivement au Maroc, grâce à sa position de hub entre l’Afrique et l’Europe, mais aussi en Afrique de l’Ouest, plus précisément la zone UEMOA, sans oublier les 4 géants d’Afrique : Egypte, Nigeria, Afrique du Sud et Kenya.
En ce qui concerne le moyen terme, des collaborations avec des universités locales pour intégrer nos modules dans leurs programmes existants. »
Une autre manière de leur permettre à ces commerciaux et autres apprenants de mieux comprendre que : « On t’achète comme tu te vends ! »
Depuis le 25 septembre 2025, Madagascar est en proie à une agitation sociale qui a pris de court le pouvoir. Ce qui avait commencé comme une protestation contre les coupures d’électricité et d’eau s’est transformé en une révolte nationale, embrasant la capitale et plusieurs grandes villes, provoquant des pillages, une répression violente et la dissolution du gouvernement. En une semaine, la jeunesse malgache, souvent désignée comme la « Génération Z », a rappelé au monde que l’énergie, bien plus qu’un service technique, est une question de survie politique.
De simples coupures d’électricité à une crise politique majeure : retour sur une semaine de manifestations à Madagascar.
Des manifestants de l’opposition face aux forces de l’ordre, à Antananarivo, le 21 avril 2018. PHOTO / RIJASOLO / MADAGASCAR
Antananarivo a été le théâtre des premières manifestations. Le quartier d’Ambohijatovo, rapidement bouclé par les forces de l’ordre, s’est transformé en champ de bataille. Gaz lacrymogènes, balles réelles, déploiement d’un char d’assaut : les images ont choqué jusqu’à l’étranger. Mais le feu de la contestation s’est vite propagé hors de la capitale. À Toamasina, le principal port du pays, à Antsiranana au nord, à Mahajanga à l’ouest et à Toliara dans le sud-ouest, les cortèges ont défilé, donnant à ce mouvement une dimension nationale.
Très vite, les cibles se sont élargies. À Ankorondrano, la station flambant neuve du téléphérique, symbole d’une modernité vitrine voulue par le président Andry Rajoelina, a été incendiée. Des commerces liés à des personnalités proches du pouvoir ont été pillés, des résidences de parlementaires attaquées. La colère ne visait plus seulement les délestages : elle s’attaquait à un système jugé corrompu et déconnecté des réalités.
Au cœur de cette crise se trouve la JIRAMA, la compagnie nationale d’électricité et d’eau. Ses installations vieillissantes, ses pertes techniques massives et son incapacité chronique à satisfaire la demande en ont fait le bouc émissaire d’un malaise plus profond. Selon la Banque mondiale, seulement 39,4 % des Malgaches avaient accès à l’électricité en 2023. En 2025, des diagnostics évoquent un taux réel plus proche de 35 %, avec une fracture criante : près de 80 % des urbains connectés, contre moins de 10 % des ruraux. Dans certains quartiers d’Antananarivo, les coupures atteignent jusqu’à douze heures par jour.
Cette réalité contraste avec les discours officiels. À la tribune des Nations unies, quelques jours avant les manifestations, Rajoelina se félicitait d’une augmentation de 66 % en six ans de l’accès à l’électricité. Dans les rues de la capitale, les familles s’éclairaient à la bougie. Cette dissonance a suffi à mettre le feu aux poudres.
La jeunesse a ensuite pris la main. Étudiants, lycéens, influenceurs : une génération connectée, sans chef ni parti, a su transformer une colère diffuse en mobilisation nationale. Les réseaux sociaux ont servi de quartier général, où l’on partageait lieux de rassemblement, slogans et images de la répression. Comme bannière, le drapeau pirate de la série japonaise One Piece : un symbole pop-culture devenu étendard politique.
La répression, elle, a été à la hauteur de la peur du régime. Les forces de sécurité ont utilisé balles réelles, grenades lacrymogènes et charges violentes. L’ONU a dénoncé un usage « disproportionné et non nécessaire » de la force. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a confirmé un bilan provisoire d’au moins 22 morts et plus de 400 blessés.
Pris de court, Rajoelina a tenté de reprendre l’initiative. Le 26 septembre, depuis New York, il limogeait son ministre de l’Énergie, accusé de ne pas avoir fait son travail. Le 29 septembre, de retour à Antananarivo, il annonçait la dissolution du gouvernement Ntsay et promettait de ne pas briguer de nouveau mandat. Mais la rue ne s’est pas calmée. Dès le lendemain, les cortèges réclamaient désormais son départ pur et simple.
La colère étudiante s’est cristallisée autour des grands projets énergétiques, symboles d’un État qui promet sans livrer. Volobe Amont, censé produire 120 MW, est enlisé depuis des années. Sahofika, autre mégaprojet hydroélectrique annoncé à 192 MW, n’a jamais dépassé le stade des accords de financement. Ces deux chantiers, censés sortir le pays de la dépendance au fuel importé, sont devenus les preuves éclatantes de l’impuissance du régime.
Dans ce climat, les violences économiques se sont multipliées. Des supermarchés liés à des proches du pouvoir ont été incendiés, la station de téléphérique détruite, des résidences d’élus attaquées. Au-delà des destructions, un message s’est imposé : la colère vise aussi bien la corruption que l’injustice sociale. Mais le coût est lourd. Le groupement des distributeurs a prévenu qu’il faudrait jusqu’à trois mois pour rétablir l’approvisionnement en biens essentiels.
Cette crise est d’abord celle d’une jeunesse. Une génération qui refuse d’accepter les délestages comme une fatalité, qui dénonce l’inégalité flagrante entre les enfants des dirigeants envoyés étudier à l’étranger et la réalité des lycéens de Tana ou d’Antsiranana. Une génération qui, à travers des memes, des livestreams et des slogans ironiques, a inventé sa propre forme de contestation politique.
Mais la crise est aussi politique. Depuis l’élection présidentielle de 2023, largement boycottée, la légitimité de Rajoelina est contestée. Son absence au pays lors des premières manifestations, alors qu’il se trouvait à New York, a été perçue comme une preuve de déconnexion. Sa promesse de « prendre ses responsabilités » et de « ne pas briguer un nouveau mandat » n’a pas suffi à apaiser la rue.
La communauté internationale s’inquiète. La SADC appelle au dialogue, l’Union africaine propose sa médiation, l’ONU exige des enquêtes indépendantes sur les violences. À l’intérieur, le Conseil des Églises chrétiennes et l’Ordre des avocats réclament le respect des droits fondamentaux, à commencer par celui d’avoir de l’eau et de l’électricité.
Quel avenir après les manifestations à Madagascar ?
Un manifestant interpellé à Antananarivo (Madagascar), le 25 septembre. Crédit : RIJASOLO / AFP
Trois scénarios se dessinent. Le premier serait celui d’une désescalade, avec la nomination d’un Premier ministre consensuel, une relance urgente des projets énergétiques et une médiation régionale. Le deuxième, celui d’une érosion lente, avec des manifestations hebdomadaires, une économie ralentie et une polarisation durable. Le dernier, le plus sombre, serait celui du durcissement : une répression accrue, de nouvelles victimes et une internationalisation de la crise devant le Conseil de sécurité de l’ONU.
Quoi qu’il arrive, la révolte de septembre 2025 restera comme un tournant. Elle rappelle que la stabilité politique se joue souvent dans le quotidien le plus banal : une ampoule qui s’allume, un robinet qui coule. À Madagascar, c’est l’absence de ces évidences qui a provoqué une crise politique majeure. Une génération l’a compris et n’est pas prête à rentrer dans l’ombre.
On les a longtemps réduits au silence, effacés des manuels, relégués aux marges de l’histoire officielle. Pourtant, de l’Abyssinie aux plaines du KwaZulu-Natal, du Cayor au Dahomey, des chefs africains ont tenu tête aux colonnes européennes et aux razzias arabo-musulmanes. Par la ruse diplomatique, la discipline militaire ou la force brute, ils ont prouvé que l’Afrique ne s’est jamais laissée conquérir sans résistance. De Menelik II à Béhanzin, de Shaka Zulu à Samory Touré, leurs victoires et leur dignité rappellent une vérité trop souvent oubliée : l’histoire du continent n’est pas faite que de défaites, mais aussi de « non » retentissants gravés dans l’acier et le sang.
Quand l’Afrique dit « non »
Les tambours résonnent au matin du 1er mars 1896, sur les hauteurs d’Adoua, en Éthiopie. Le soleil se lève sur des collines rougeoyantes où se déploient des dizaines de milliers de combattants. Les étendards verts, jaunes et rouges claquent au vent, portés par une armée qui ne ressemble en rien aux formations européennes disciplinées. Mais ce jour-là, face aux colonnes italiennes bardées de fusils modernes et d’artillerie, c’est l’Afrique qui avance, sûre d’elle-même, consciente de défendre sa terre et son honneur. Les chants de guerre couvrent le grondement des canons. Quelques heures plus tard, l’histoire bascule : Menelik II inflige aux Italiens une défaite cinglante, offrant au continent un symbole inaltérable ; l’Afrique peut dire « non ».
Cet instant n’est pas isolé. Tout au long du XIXe siècle, alors que l’Europe s’élance dans sa course impériale et que les razzias arabo-musulmanes continuent de ravager des régions entières, des chefs africains se dressent. De Dakar à Zanzibar, du Dahomey aux rives du Nil, ils organisent des armées, réforment des tactiques, fédèrent des peuples, et prouvent que la domination coloniale n’est jamais un fleuve tranquille.
La question centrale est claire : comment, dans un contexte de déséquilibre technologique et d’agressions multiples, certains stratèges africains ont-ils réussi à contenir, repousser ou humilier les puissances venues les asservir ?
L’histoire africaine ne saurait être réduite à une succession de défaites et de soumissions. Elle regorge de victoires fondatrices, trop souvent effacées des manuels ou reléguées à la marge des chroniques coloniales. Ces batailles rappellent que la conquête n’a jamais été une promenade militaire pour l’étranger, et que l’Afrique, par le génie de ses chefs et la bravoure de ses peuples, a su plusieurs fois imposer un « non » retentissant à l’oppression.
1. L’empereur Menelik II (Éthiopie, 1844–1913)
À la fin du XIXe siècle, la corne de l’Afrique devient l’un des théâtres majeurs de la rivalité coloniale. La France, la Grande-Bretagne et surtout l’Italie cherchent à s’y tailler des possessions. Les Italiens, fraîchement installés en Érythrée, se rêvent en nouveaux conquérants de la Méditerranée orientale et entendent soumettre l’Empire d’Éthiopie. Leur arrogance est nourrie par un traité biaisé (le fameux traité de Wouchalé (1889)) qui, selon la version italienne, faisait de l’Éthiopie un protectorat. Menelik II, couronné empereur en 1889, refuse catégoriquement cette interprétation. Le conflit est inévitable.
La confrontation culmine à la bataille d’Adoua, le 1er mars 1896. Face à 17 000 Italiens, bien équipés et soutenus par l’artillerie moderne, Menelik II aligne près de 100 000 combattants. Contrairement à l’image que la propagande coloniale a parfois voulu donner, il ne s’agit pas d’une masse désorganisée mais d’une armée structurée, disposant d’armes modernes acquises par un patient jeu diplomatique. Menelik avait su tirer parti des rivalités entre puissances européennes : il acheta fusils et canons aussi bien à la Russie qu’à la France, jouant des contradictions de ses adversaires pour moderniser son arsenal.
Au matin de la bataille, la stratégie éthiopienne s’impose avec une brutalité implacable. Menelik coordonne ses forces régionales (Amhara, Oromo, Tigréens) transformant une mosaïque ethnique en un front commun. Les Italiens, mal renseignés et divisés, tombent dans une série d’embuscades soigneusement préparées. L’avantage numérique, combiné à une parfaite connaissance du terrain montagneux, transforme le choc en désastre pour les colonisateurs. Le général Oreste Baratieri est défait ; des milliers d’Italiens sont tués ou capturés.
Adoua devient alors un tournant historique. Pour la première fois, une puissance africaine inflige une défaite cinglante à une armée européenne coloniale. L’Éthiopie, par cette victoire, impose son indépendance et se place, avec le Libéria, comme le seul État africain non colonisé à l’ère de la Conférence de Berlin. Mais à la différence du Libéria, fruit d’un projet américain, l’Éthiopie s’impose par ses propres armes, son propre sang, sa propre organisation.
L’héritage de Menelik II dépasse l’histoire militaire. Il prouve qu’une stratégie lucide, fondée sur la modernisation et l’unité nationale, peut faire face à la supériorité technologique de l’Europe. Adoua devient un mythe fondateur, non seulement pour l’Éthiopie mais pour tout le continent : symbole éclatant que la conquête coloniale n’est jamais un rouleau compresseur inéluctable, et que l’Afrique sait dire « non » les armes à la main.
2. La reine Yodit Gudit (Éthiopie, Xe siècle)
Bien avant Menelik II, l’histoire éthiopienne porte déjà la mémoire d’une figure redoutable et controversée : Yodit Gudit, parfois appelée Esato. Femme guerrière du Xe siècle, elle aurait mené une insurrection sanglante contre le royaume chrétien d’Aksoum, l’un des plus anciens États d’Afrique, installé depuis des siècles dans les hautes terres du Tigré.
La tradition la présente comme issue d’une communauté marginalisée ; certains chroniqueurs la disent juive, d’autres païenne, d’autres encore issue des peuples Agaw. Ce flou souligne la complexité des identités religieuses et ethniques de l’époque. Ce qui est certain, c’est que Yodit incarne la colère des exclus face à l’ordre établi. Par le feu et l’épée, elle aurait ravagé Aksoum, détruit ses églises, et mis fin à une dynastie vieille de près de mille ans.
Dans l’imaginaire populaire, Yodit est l’archétype de la reine insoumise : elle refuse la domination spirituelle et politique d’un royaume chrétien soutenu par les réseaux marchands étrangers. Elle apparaît ainsi comme une résistante africaine, à la fois contre une hégémonie religieuse imposée et contre un pouvoir central qui marginalisait ses propres peuples.
Mais l’historiographie moderne reste divisée. Pour certains, Yodit fut une héroïne nationale, la première à affirmer une souveraineté africaine face à une élite en collusion avec des puissances extérieures. Pour d’autres, elle ne fut qu’une destructrice, une figure d’anarchie dont la brutalité mit fin à un des fleurons de la civilisation africaine antique. Les chroniqueurs éthiopiens, souvent ecclésiastiques, l’ont d’ailleurs immortalisée sous les traits d’une quasi-démone, accusée d’avoir voulu éradiquer la foi chrétienne.
Entre mémoire populaire et critique académique, Yodit demeure une énigme. Mais une énigme nécessaire : elle rappelle que, même au cœur du Moyen Âge africain, des voix féminines s’élevaient déjà contre les oppressions, qu’elles soient politiques, sociales ou religieuses. Qu’on la juge héroïne ou destructrice, elle incarne la face sombre mais puissante de la résistance africaine : celle qui dit « non » au prix de tout brûler.
3. Kocc Barma et Lat Dior Diop (Sénégal, XIXe siècle)
Au Sénégal, la mémoire de la résistance s’enracine à la fois dans les armes et dans les mots. Les armes furent celles de Lat Dior Ngoné Latyr Diop (1842–1886), damel du Cayor, prince guerrier wolof qui osa dire non à la pénétration française. Les mots furent ceux de Kocc Barma Fall (1586–1655), philosophe et sage du Cayor, dont les maximes (« un peuple qui tend la main finit par perdre sa dignité ») inspirèrent des générations entières de résistants. Ensemble, ces deux figures forment un diptyque : l’une trace la voie morale, l’autre l’incarne par le glaive.
Le XIXe siècle est celui de l’expansion française au Sénégal. Après avoir sécurisé Saint-Louis et Gorée, Paris entend s’enfoncer dans l’intérieur, soumettre les royaumes wolofs et ouvrir des voies commerciales vers le fleuve Sénégal. Le projet colonial prend une forme symbolique et concrète : le chemin de fer Dakar–Saint-Louis, véritable colonne vertébrale de la conquête. Pour Lat Dior, céder la terre au rail, c’est céder l’âme même du Cayor. Il refuse obstinément de livrer ses terres aux ingénieurs français.
Lat Dior ne combat pas seul. Il rallie autour de lui les cavaliers wolofs, héritiers d’une tradition guerrière séculaire, mais aussi des contingents traditionnels armés de sagaies et de fusils de traite. À plusieurs reprises, il inflige aux colonnes françaises des défaites sévères, exploitant la mobilité de sa cavalerie et sa parfaite connaissance du terrain. Mais face à l’acharnement des troupes coloniales, mieux équipées et dotées de renforts constants, la résistance s’épuise.
Le 27 octobre 1886, à Dékheulé, Lat Dior tombe sous les balles françaises. Sa mort n’éteint pas la flamme : elle la ravive. Car il ne s’est pas seulement battu contre une armée, mais contre un projet global d’asservissement. Refusant la compromission, il choisit l’honneur de la mort plutôt que la soumission du vivant.
Aujourd’hui encore, Lat Dior est célébré comme un symbole de la dignité sénégalaise. Son refus du chemin de fer est devenu une parabole de résistance face aux projets coloniaux imposés sans le consentement des peuples. Sa mémoire s’inscrit dans une continuité où la sagesse de Kocc Barma nourrit la bravoure de Lat Dior : l’un rappelait que la dépendance est une chaîne invisible, l’autre montra que cette chaîne pouvait être rompue, même au prix du sang.
En ce sens, le Cayor du XIXe siècle ne fut pas un simple champ de conquête coloniale : il fut un espace de contestation, où le verbe et l’épée se rejoignirent pour dire à la France impériale un mot simple et universel ; non.
Parmi les grandes figures de la résistance ouest-africaine, Samory Touré occupe une place à part. Né vers 1830 dans une famille mandingue de Haute-Guinée, il est d’abord marchand avant de devenir guerrier, puis stratège et enfin fondateur d’un véritable État : l’Empire Wassoulou. Sa trajectoire illustre la capacité d’un homme à transformer des communautés éparses en une puissance militaire organisée, capable de tenir tête à la machine coloniale française pendant plus de quinze ans.
Le contexte est celui d’une Afrique de l’Ouest en recomposition. Tandis que les royaumes traditionnels s’effritent, que les razzias esclavagistes arabes et toucouleurs menacent les populations, la France avance inexorablement depuis le Sénégal, cherchant à relier le Niger au golfe de Guinée. Dans ce tourbillon, Samory bâtit son empire, non seulement par les armes mais aussi par les échanges : il structure un réseau de commerce qui lui permet d’acquérir des armes modernes, notamment le fusil Gras, symbole de la modernisation militaire.
Son armée est son chef-d’œuvre. Organisée en régiments disciplinés, entraînée selon des méthodes quasi européennes, elle compte jusqu’à 30 000 hommes. La cavalerie mandingue, rapide et mobile, complète l’infanterie armée de fusils. Samory innove aussi par sa stratégie : face à la supériorité logistique et technologique française, il adopte une tactique de terre brûlée. Les villages sont incendiés avant l’arrivée de l’ennemi, les récoltes détruites, privant les colonnes coloniales de vivres et les forçant à s’épuiser dans des territoires hostiles. Cette guerre de mouvement retarde considérablement l’avance française et inflige des pertes sévères aux officiers venus de Paris.
Mais cette résistance a un prix. Les populations civiles, déplacées, affamées, paient un lourd tribut à cette stratégie. De plus, l’Empire Wassoulou reste fragile, traversé par des rivalités internes et soumis à une pression constante : d’un côté les Français, de l’autre les Britanniques en Sierra Leone, sans oublier les armées africaines rivales. En 1898, acculé, Samory est finalement capturé par les troupes françaises du capitaine Gouraud, puis exilé au Gabon où il meurt deux ans plus tard.
Pourtant, sa défaite ne diminue pas son héritage. Pendant plus d’une décennie, il fut le cauchemar des officiers français, démontrant qu’une armée africaine moderne pouvait résister longtemps à l’un des impérialismes les plus agressifs. Dans la mémoire collective ouest-africaine, Samory Touré reste l’archétype du résistant : chef de guerre, bâtisseur d’État, tacticien inventif. Sa lutte incarne cette vérité trop souvent occultée : la colonisation fut loin d’être une marche triomphale ; elle fut un combat, parfois perdu, mais toujours livré avec une détermination inébranlable.
5. Shaka Zulu (Afrique australe, 1787–1828)
Dans les plaines du KwaZulu-Natal, au tournant du XIXe siècle, un homme changea radicalement la manière de faire la guerre en Afrique australe : Shaka Zulu. Fils illégitime d’un chef zoulou, marqué dès l’enfance par l’exclusion et la violence, il transforma cette blessure en une force inédite, bâtissant en quelques années l’un des systèmes militaires les plus redoutables du continent.
Son génie repose d’abord sur une révolution tactique et organisationnelle. Shaka abandonne les armes de jet traditionnelles pour imposer l’iklwa, une lance courte conçue pour le corps-à-corps. Il structure ses combattants en régiments (amabutho), regroupés par classes d’âge, soumis à un entraînement impitoyable et à une discipline quasi spartiate. Sa manœuvre la plus célèbre, la tactique de la corne du buffle, encercle l’ennemi en trois mouvements : un centre qui fixe, deux ailes rapides qui enveloppent, et une réserve prête à achever. Dans un contexte africain où la guerre relevait souvent du raid, Shaka impose l’affrontement frontal, total, pensé comme une annihilation.
Ces innovations militaires donnent naissance à un empire en expansion fulgurante. Sous son règne, les Zoulous dominent le KwaZulu-Natal, écrasent ou absorbent des dizaines de chefferies, et provoquent le phénomène du mfecane (« la dispersion »), un bouleversement démographique majeur qui redessine toute l’Afrique australe. Des peuples entiers migrent, fuyant la pression zouloue, ce qui fragilise l’équilibre régional et ouvre indirectement la voie aux ingérences européennes.
L’opposition de Shaka aux Européens fut indirecte mais décisive. En consolidant un pouvoir centralisé et une armée invincible, il retarda l’avancée des Boers et compliqua les ambitions portugaises dans la région. Même après son assassinat en 1828 par ses demi-frères, la puissance militaire zouloue continua de hanter les colons, culminant plus tard dans des affrontements célèbres, comme la victoire de ses successeurs à Isandhlwana (1879) face aux Britanniques.
L’héritage de Shaka est double. D’un côté, il est célébré comme un stratège visionnaire, unificateur et père fondateur de la nation zouloue. De l’autre, son règne brutal, marqué par des massacres et des déplacements massifs, laisse une mémoire ambivalente. Mais dans l’histoire militaire africaine, son influence est indéniable : Shaka a démontré que l’organisation, l’innovation et la discipline pouvaient compenser l’infériorité matérielle.
Plus de deux siècles après sa naissance, son nom reste synonyme de puissance et de fierté. Shaka Zulu n’a pas seulement façonné un peuple : il a redessiné la géopolitique de toute l’Afrique australe.
6. Béhanzin Hossu Bowelle (Dahomey, 1844–1906)
Dans l’histoire des résistances africaines, peu de figures incarnent aussi clairement la dignité face à l’arrogance coloniale que Béhanzin Hossu Bowelle, dernier roi indépendant du Dahomey. Héritier d’un royaume militaire redouté en Afrique de l’Ouest, il monte sur le trône en 1889, à un moment où la France entend transformer les côtes du Golfe de Guinée en zones d’influence exclusive.
Dès son avènement, Béhanzin refuse les traités imposés par Paris. Là où certains souverains africains acceptent la vassalité en échange d’un maintien symbolique de leur autorité, il choisit l’affrontement. Le commerce, la fiscalité, l’accès aux ports : rien n’est négociable lorsqu’il s’agit de souveraineté. Sa posture inflexible déclenche les guerres du Dahomey (1890–1894), l’un des affrontements les plus emblématiques de la conquête coloniale française.
L’armée dahoméenne n’est pas une troupe improvisée : elle est structurée, disciplinée et redoutable. Ses régiments comptent des milliers de combattants, dont les célèbres Agojié, ces femmes guerrières que les Européens surnomment avec fascination et peur « Amazones ». Armées de fusils et de machettes, entraînées à la dure, elles incarnent une société où la guerre est une affaire collective, sans distinction de genre. L’irruption de ces régiments féminins sur les champs de bataille stupéfie les observateurs français, qui y voient la preuve d’une détermination sans faille.
Mais la supériorité matérielle de la France finit par peser. L’artillerie lourde, les fusils modernes, la logistique d’une puissance impériale brisent peu à peu la résistance. Après plusieurs campagnes sanglantes, Abomey tombe en 1894. Béhanzin est capturé, déporté d’abord en Martinique, puis en Algérie, où il meurt en 1906.
Son exil ne scelle pas la défaite morale. Bien au contraire : il devient un symbole de fierté nationale. Son refus obstiné des traités, son choix du combat plutôt que de la soumission, inspirent les générations suivantes. Dans la mémoire collective béninoise et africaine, Béhanzin incarne la dignité d’un roi qui, face à l’impérialisme, n’a jamais plié.
Aujourd’hui encore, sa silhouette demeure indissociable de celle des Agojié, rappelant que la résistance africaine ne fut pas seulement le fait des hommes, mais aussi des femmes, engagées avec la même ardeur à défendre leur terre. Béhanzin Hossu Bowelle, vaincu militairement, a triomphé moralement : il a prouvé que l’honneur d’un peuple ne se négocie pas.
7. Rabah Zobeir (Tchad / Borno, 1842–1900)
À la charnière du XIXe et du XXe siècle, dans les plaines et savanes du bassin du lac Tchad, surgit une figure qui hante encore les mémoires : Rabah Zobeir (Rābiḥ az-Zubayr ibn Faḍlallāh). Né vers 1842 dans la région du Darfour, ancien lieutenant des armées esclavagistes soudanaises, il se transforme en bâtisseur d’empire, imposant son autorité du Soudan au Tchad, et incarnant une double lutte : contre les razzias arabo-musulmanes venues du Nord, et contre l’avancée inexorable des colonnes coloniales françaises.
Rabah s’appuie sur une organisation militaire redoutable. Son armée, disciplinée et mobile, est composée de guerriers aguerris, mais aussi d’esclaves intégrés de force dans ses rangs. Par le fer et le sang, il fonde un empire éphémère mais puissant, capable de rivaliser avec les royaumes anciens du Borno et du Ouaddaï. Ses campagnes sont marquées par des affrontements constants avec les forces arabo-musulmanes, qu’il défie sur leur propre terrain, et par une volonté farouche d’imposer son autorité sur les routes stratégiques du Sahara central.
Mais à mesure que son pouvoir s’étend, une menace nouvelle surgit : la pénétration française. Depuis le Soudan, le Congo et l’Algérie, Paris déploie ses colonnes militaires pour prendre en tenaille le bassin tchadien. Rabah, déjà endurci par des années de guerre, refuse toute soumission. De 1897 à 1900, il mène bataille après bataille contre les expéditions françaises, infligeant plusieurs revers aux officiers coloniaux. Ses troupes harcèlent, manœuvrent, brûlent les villages alliés aux Français, dans une guerre d’usure où chaque victoire retarde l’inévitable.
Le dénouement survient le 22 avril 1900, à Kousséri. Rabah affronte les colonnes françaises commandées par Lamy. La bataille est acharnée, et les pertes lourdes des deux côtés. Rabah tombe au combat, décapité, et sa tête envoyée comme trophée à Paris. Lamy lui-même y laisse la vie. Cette fin brutale marque la chute d’un empire mais aussi l’entrée de Rabah dans la légende.
Symbole ambigu, Rabah fut à la fois conquérant impitoyable et résistant farouche. Son recours à l’esclavage, ses méthodes brutales, en font une figure contestée. Mais il demeure un exemple éclatant de la capacité africaine à opposer une résistance acharnée, même dans des conditions désespérées. Son nom, dans l’imaginaire populaire tchadien et soudanais, reste associé à l’honneur du combat, à la détermination de ne jamais se soumettre, et à cette vérité : même vaincue, l’Afrique ne cessa jamais de se battre.
Héritages d’acier et mémoires effacées
De l’Abyssinie aux savanes du Tchad, du Cayor aux plaines du KwaZulu-Natal, l’Afrique n’a cessé de produire des résistants capables de tenir tête aux forces extérieures. Menelik II, Yodit Gudit, Lat Dior, Samory Touré, Shaka Zulu, Béhanzin, Rabah Zobeir : autant de noms qui témoignent de la diversité des contextes et des ennemis affrontés. Certains luttèrent contre l’impérialisme européen, d’autres contre les razzias arabo-musulmanes, d’autres encore contre les ambitions prédatrices de leurs voisins africains. Tous partagent cependant une même constante : la volonté de dire « non », quitte à embrasser la mort plutôt que la soumission.
Et pourtant, ces résistances demeurent marginalisées dans les manuels scolaires, quand elles ne sont pas réduites à des notes de bas de page. L’histoire coloniale racontée en Europe, et parfois même en Afrique, a préféré insister sur la « mission civilisatrice », sur la fatalité de la conquête, occultant la part active, violente et héroïque des combats africains. Ce silence est une mutilation de la mémoire.
L’héritage de ces chefs n’a pas disparu pour autant. Il survit dans les monuments, dans les récits oraux, dans les fêtes nationales. En Éthiopie, la victoire d’Adoua est célébrée chaque année comme une fête de souveraineté. Au Sénégal, le nom de Lat Dior se confond avec la dignité nationale. Au Bénin, la mémoire de Béhanzin et des Agojié est réactivée comme un symbole de courage féminin. Dans le KwaZulu-Natal, Shaka est à la fois un mythe et une référence politique. Ces traces disent une vérité simple : même effacée des livres, la mémoire africaine trouve toujours refuge dans la parole, la pierre et le rituel.
Reste une tâche immense pour le présent : redonner à ces figures une place centrale dans l’imaginaire collectif africain. Car il ne s’agit pas seulement de célébrer des héros ; il s’agit de rappeler que la liberté fut arrachée au prix du sang, que l’indépendance n’est jamais un cadeau mais une conquête, et que les victoires du passé éclairent encore les combats d’aujourd’hui.
L’Afrique contemporaine, confrontée à de nouvelles formes de domination (économiques, culturelles, géopolitiques), a besoin de ces héritages d’acier. Non pas pour s’enfermer dans la nostalgie, mais pour comprendre qu’à chaque époque, des hommes et des femmes ont refusé la résignation. Leur « non » retentissant reste un appel : à l’unité, à la mémoire, à la dignité.
L’histoire est belles et si Alyssa Thomas et le Mercury étaient une force à prendre en compte, on ne les aurait pas forcément vues premières à atteindre ces finales WNBA 2025 ! Et le chemin pour y arriver est incroyable. En quart, elles éliminent le New-York Liberty de Breanna Stewart et Sabrina Ionescu, tenantes du titre. Mais cela ne suffit pas à Alyssa Thomas. C’est maintenant au tour des Minnesota Lynx, meilleur équipe de la saison régulière avec 34 victoires pour seulement 10 défaites, de rentrer bredouille.
Si la série semblait tendue à un partout, le game 3 de ces demi finales fut décisif. Remporté par 8 points de différence par Phoenix, cet écart ne représente pas la physionomie du match. Car le Lynx a dominé pendant trois quart temps. Seulement, un match en compte quatre. Bien aidée par Satou Sabally, Alyssa Thomas amorce une remontée, avant de prendre le match à son compte.
Napheesa Out
À quelques secondes de la fin du match, alors que Phoenix est devant de quelques points, Minnesota tente de se reposer sur sa star Napheesa Collier pour recoller au score. Sur une remise en jeu, elle tente de se créer un peu d’espace, c’est néanmoins sans compter sur une Alyssa Thomas qui en veut. Qui a la dalle. AT anticipe l’action, se jette et pousse la balle, l’interception est clean. Mais dans le mouvement, il y a contact accidentel. Seule, elle part en contre attaque pour marquer les deux points tuant le match, mais tuant aussi par la même occasion la série.
Cheryl Reeve en colère
Napheesa Collier est au sol. On revoit les images. Ce n’est pas beau. Cheryl Reeve, head coach de l’équipe, fulmine. Elle s’en prend à l’arbitrage et se fait sortir, sans pour autant reprendre son calme. C’est malheureux, mais Phoenix s’envole.
Le game 4 est un win or go home pour Minnesota. Mais même en cas de retour puis de victoire d’un hypothétique game 5, la finale serait déjà entachée par l’absence de Napheesa Collier. Surtout si en face, A’ja Wilson et Las Vegas se qualifient face à l’Indiana Fever.
Sans Napheesa Collier, Kayla McBride intraitable
Dijonai et Napheesa
Privé de sa star, mais aussi de Dijonai Carrington, Minnesota semble vouloir en découdre. Un air de revanche se fait sentir. Elles commencent fort. Car pendant la saison, même en l’absence de Collier, elles se montraient dominantes. Courtney Williams est aggressive et cela leur fait du bien. Mais le point fort, c’est Kayla McBride. La raison de la remise en question des Las Vegas Aces durant la saison après un match dans lequel elle avait fini la première mi-temps à 8/8 à 3pts, dans la plus grande défaite infligée à Vegas dans son histoire.
Et c’est cette McBride qui s’est présentée sur le court cette nuit. Intraitable. Le moindre espace signifiait prendre 3pts dans la face. Quelque soit la personne en face, Alyssa Thomas ni faisant pas exception. Après deux quarts solides, pourtant les failles se révèlent et Phoenix retourne une situation qui semble désespérée. Alyssa Thomas en veut et essaye d’insuffler sa hargne à ses partenaires. Devant avec 13 points d’avance, le Lynx semble en bonne voie pour accrocher un game 5. Sauf qu’un match dans le match s’apprête à démarrer. Phoenix étouffe Minnesota pour revenir à égalité à l’entame du quatrième quart, notamment grace encore une Satou Sabally.
Kayla McBride
Pluie de 3 points dans un duel des générations
Kayla « McBucket » est en feu et malgré le retour du Mercury, elle ne tremble pas et continue à harceler la défense adverse pendant que ses coéquipières ont oublié comment marquer des paniers. Elle est l’une des meilleures shooteuses cette saison encore. Malheureusement, en face, il y a DeWanna Bonner, 38 ans, 94 matchs de playoff (record WNBA), 3e au classement all-time à 3pts en playoffs avant ce match. Et même si son shoote n’a pas été celui d’antan durant cet après-saison, il faut toujours se méfier de la personne âgée dans une profession de jeune.
DeWanna Bonner et Satou Sabally
DeWanna Bonner plante 11 de ses 13 points dans le 4e quart, dont une paire de 3 back to back, lui permettant d’égaler Becky Hamon à la deuxième place All-time, puis de la dépasser avec 116 réalisations en carrière, tout en donnant l’avantage à son équipe avant de creuser l’écart.
Alyssa Thomas pour écrire l’histoire
28 doubles-doubles en playoffs. Numéro 1 All-time dans cette catégorie avec ce dernier match contre Minnesota. 23 points, 8 rebonds, 10 assists et iconiquement, le panier du KO à la toute fin du match. Avec classe. Remise en jeu, un eurostep monstrueux pour effacer toute la défense et se retrouver seule sous le panier pour placer Phoenix à 5 points à 10 secondes. Phoenix est en finale ! En plus de devenir la quatrième équipe de l’histoire à renverser les deux finalistes de la saison précédente dans une campagne de playoffs.
De l’ombre des Panthers aux “expropriations” armées, la Black Liberation Army mène, dans les années 1970, une guerre clandestine contre l’État américain. À l’heure où disparaît l’une de ses figures, Assata Shakur, retour sur la genèse, les opérations, la répression et l’héritage disputé de cette organisation souterraine.
Assata est morte, la BLA revient
Le 25 septembre 2025, Assata Shakur s’est éteinte à La Havane, loin des caméras et du tumulte médiatique. Elle avait soixante-dix-huit ans. Pour Washington, ce fut un silence officiel ; pour Cuba, un communiqué laconique. Mais derrière cette mort discrète, c’est tout un pan de l’histoire des luttes noires américaines qui resurgit. Car Assata n’était pas seulement une militante en exil. Elle était la dernière incarnation vivante de la Black Liberation Army, cette organisation clandestine née des cendres des Panthers et qui choisit, dans les années 1970, la voie des armes contre l’État américain.
Avec son décès, la mémoire refait surface. Les affiches du FBI où son visage figurait parmi les criminels les plus recherchés circulent à nouveau sur les réseaux sociaux. Des slogans, naguère scandés dans les rues de Harlem et dans les campus de New York, réapparaissent sur des pancartes : Free Assata, Hands off the Panthers. Dans les quartiers noirs, dans les cercles panafricains, son nom évoque encore une promesse de rupture ; et pour d’autres, une blessure jamais refermée.
Comprendre la BLA, ce n’est pas la réduire au cliché commode d’une bande de hors-la-loi. Ce n’est pas non plus l’ériger en simple avant-garde romantique. C’est saisir la complexité d’un mouvement à la fois nourri par les révolutions du tiers-monde et façonné par la violence structurelle de l’Amérique post-ségrégation. L’histoire de la Black Liberation Army est faite d’idéologie et de clandestinité, de braquages et de procès, de trahisons et de mythes. Et si la mort d’Assata marque la fin d’un corps, elle rouvre en revanche un dossier que les États-Unis n’ont jamais vraiment refermé : celui de leur guerre intérieure contre une insoumission noire radicale.
Généalogie d’une guérilla noire
La Black Liberation Army ne surgit pas du néant, comme une excroissance soudaine de la violence urbaine. Elle s’inscrit dans une longue filiation, où l’autodéfense communautaire des ghettos noirs des années 1960 se mue progressivement en lutte armée clandestine. À l’origine, il y a d’abord le geste simple et presque banal de protéger son quartier face à la police. C’est la doctrine des Black Panthers, héritée des patrouilles de Huey Newton et Bobby Seale à Oakland : surveiller les policiers, empêcher les bavures, opposer au fusil blanc le fusil noir. Mais très vite, cette logique défensive glisse vers une autre grammaire, celle de l’offensive.
Le Republic of New Afrika, organisation prônant la création d’un État noir indépendant dans le Sud, avait déjà jeté les bases d’un imaginaire sécessionniste. Le Revolutionary Action Movement (RAM), sous l’influence de Robert F. Williams, allait plus loin encore. Williams, exilé à Cuba puis en Chine, avait popularisé l’idée que l’égalité raciale ne se gagnerait jamais dans les urnes, mais dans la guérilla. À travers ses écrits, relayés par des militants comme James et Grace Lee Boggs à Detroit, se diffusait une doctrine simple : la libération des Noirs d’Amérique ne pouvait être séparée des luttes anticoloniales du tiers-monde.
Cette vision gagne les jeunes Panthères. Mais à mesure que le FBI multiplie ses infiltrations et ses provocations à travers le programme COINTELPRO, le Black Panther Party se divise. L’aile californienne, sous Newton, privilégie les programmes sociaux et la visibilité médiatique, tandis que la branche new-yorkaise, autour de Geronimo Pratt et de militants plus radicaux, penche vers la clandestinité. La répression (arrestations massives, assassinats ciblés, campagnes de désinformation) accentue cette fracture. C’est dans ce climat de suspicion et de fragmentation qu’apparaît la Black Liberation Army.
La transition est nette : de la milice communautaire, visible et légale, on passe à la cellule invisible, compartimentée, clandestine. L’autodéfense se transforme en combat offensif, et l’ennemi n’est plus seulement la police du quartier, mais l’État fédéral lui-même. Les militants ne patrouillent plus dans les rues, ils se cachent dans les safe houses, planifient braquages et embuscades, conçoivent la lutte non comme une parenthèse, mais comme un état permanent. La BLA n’est donc pas une rupture absolue : elle est l’enfant illégitime, radicalisé et clandestin, du Pantherisme et des rêves noirs de souveraineté.
Carte d’identité de la BLA
La Black Liberation Army apparaît officiellement en 1970, dans la foulée des divisions internes du Black Panther Party. Elle ne survivra qu’une décennie, jusqu’à l’année 1981, mais ses actions et l’imaginaire qu’elle suscite suffisent à marquer durablement l’histoire de la contestation noire. Sa ligne idéologique se situe au croisement du marxisme-léninisme et du nationalisme noir, deux traditions que ses militants jugent indissociables : le capitalisme est perçu comme l’armature matérielle du racisme, et l’émancipation des Noirs comme une étape d’une révolution mondiale contre l’impérialisme.
Dans la cartographie politique de l’époque, la BLA se place clairement à l’extrême gauche, mais une gauche armée, convaincue que la voie électorale ou associative ne mène qu’à l’impasse. Son objectif est explicite, sans détour : prendre les armes pour la libération et l’autodétermination du peuple noir aux États-Unis.
Contrairement aux Panthers, qui avaient développé une organisation nationale structurée et médiatisée, la BLA opte pour une architecture clandestine. Pas de comité central, pas de hiérarchie visible, mais un réseau de cellules autonomes fonctionnant par affinité et selon le principe du “besoin d’en savoir”. Cette décentralisation, héritée des guérillas tiers-mondistes, visait à réduire la vulnérabilité face aux infiltrations policières. Au milieu des années 1970, une tentative de coordination (le BLA Coordinating Committee, via un manifeste intitulé Call to Consolidate) cherche à unifier ces noyaux dispersés. Mais cette structuration embryonnaire ne dépassera jamais l’état d’ébauche, tant la clandestinité et la répression rendaient illusoire toute centralisation durable.
Le répertoire d’action de la BLA illustre cette logique de guerre souterraine. Ses membres parlent d’“expropriations” plutôt que de braquages, arguant qu’il s’agissait de reprendre au système capitaliste les moyens de financer la révolution. À ces actions s’ajoutent des attaques ciblées contre la police, considérée comme la première force d’occupation dans les quartiers noirs, des opérations de sabotage à l’explosif, des tentatives d’évasion de prisonniers politiques, ainsi que des enlèvements et même un détournement d’avion vers l’Algérie en 1972, destiné à attirer l’attention internationale sur leur cause.
Dans ces choix tactiques transparaît la conviction que la lutte devait être globale : il ne s’agissait pas seulement d’affronter la police dans les rues de Harlem ou de Newark, mais de lier la révolte noire américaine aux guérillas qui, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, tenaient tête aux empires. Pendant dix ans, la BLA aura incarné cette ambition : transformer le ghetto en front, et l’oppression raciale en champ de bataille révolutionnaire.
Une décennie rouge et noire
Entre 1970 et 1981, la Black Liberation Army mène ce qu’elle-même appelle une guerre de libération, mais que l’État fédéral qualifie de terrorisme intérieur. Cette décennie se lit comme une succession d’épisodes sanglants, d’opérations clandestines, de procès spectaculaires et de polémiques judiciaires.
1970–1972 : la montée en intensité. Dès ses premiers pas, la BLA choisit la confrontation directe. À San Francisco, en 1970, une bombe explose dans l’église St. Brendan, au beau milieu des funérailles d’un policier, symbole d’une Amérique en état de siège. Peu de blessés, mais l’impact psychologique est considérable : la guérilla urbaine n’est plus une hypothèse, elle est là. À New York et à Atlanta, les attaques contre les forces de l’ordre se multiplient.
L’année 1971 marque un tournant avec l’assassinat des officiers Joseph Piagentini et Waverly Jones à Harlem, puis, en 1972, celui des troopers Gregory Foster et Rocco Laurie. Ces exécutions froides, menées en pleine rue, provoquent une onde de choc. Mais la justice se heurte à une difficulté persistante : les preuves manquent, les témoignages s’effritent, et nombre de dossiers reposent sur des enquêtes fragiles, parfois entachées par des aveux extorqués ou des incohérences procédurales.
1972–1979 : l’internationalisation et la clandestinité. La BLA tente désormais de dépasser le cadre américain. En novembre 1972, des militants détournent le vol Delta 841 à destination de Miami et forcent l’équipage à se rendre en Algérie, pays alors engagé dans un soutien actif aux mouvements révolutionnaires. Les rançons sont saisies, mais l’opération consacre l’entrée de la BLA dans les réseaux transatlantiques du tiers-mondisme. Quelques mois plus tard, en mai 1973, la fusillade sur la New Jersey Turnpike coûte la vie au trooper Werner Foerster et scelle le destin d’Assata Shakur et de Sundiata Acoli.
Plus qu’un affrontement, c’est une cristallisation : les médias s’emparent du cas, l’État fédéral en fait un symbole. Assata, blessée, devient la femme la plus recherchée d’Amérique, bientôt élevée au rang d’ennemie intérieure absolue. Le cycle s’achève en 1979, lorsqu’elle s’évade spectaculairement de prison, grâce à l’appui combiné de la BLA et d’alliés de la gauche radicale blanche regroupés dans la May 19th Communist Organization. L’image d’Assata s’évaporant dans la clandestinité devient une légende urbaine, alimentée par le silence de ses soutiens.
1981 : apogée et chute. Le 20 octobre 1981, la BLA tente un coup d’éclat qui se transformera en désastre : le braquage d’un fourgon Brink’s à Nanuet et Nyack, dans l’État de New York. L’opération est menée avec l’aide d’anciens membres des Weather Underground, dont Kathy Boudin, David Gilbert et Judith Clark. Le butin devait financer la révolution, mais la fusillade qui s’ensuit fait trois morts : deux policiers et un convoyeur. Cette attaque marque le début de la fin. Les arrestations pleuvent, les réseaux sont démantelés, les procès s’enchaînent. Pour le FBI et le gouvernement fédéral, c’est la victoire d’une contre-insurrection méthodique. Pour les militants, c’est le prix payé d’une guerre qu’ils savaient inégale.
En onze ans, la BLA aura été à la fois invisible et omniprésente, traquée et fantasmée, redoutée et incomprise. Sa trajectoire s’achève dans le sang et les barreaux, mais sa mémoire, elle, ne cessera de hanter l’imaginaire noir américain.
Doctrine et débats internes
Si la Black Liberation Army fut une organisation clandestine, elle ne fut jamais une simple addition d’armes et de braquages. Derrière les fusils, il y avait des textes, une pensée, une tentative de donner une cohérence idéologique à ce qui aurait pu passer pour de la violence brute. Les communiqués du BLA, rédigés et diffusés de manière parcellaire dans les années 1970, révèlent une matrice théorique : anticapitaliste, anti-impérialiste, anti-raciste et même, fait plus rare dans ce type de mouvements, anti-sexiste.
L’originalité de la BLA est d’avoir lié la lutte de classes à la condition noire américaine. Pour ses militants, la pauvreté des ghettos, la criminalisation de la jeunesse noire et la brutalité policière n’étaient pas des anomalies : elles étaient l’expression la plus nue du capitalisme racial. La révolution sociale ne pouvait donc se concevoir sans libération raciale, et inversement. D’où cette conviction : la lutte des Noirs aux États-Unis n’était qu’un front particulier d’une guerre mondiale contre l’impérialisme.
En 1976, le manifeste du BLA Coordinating Committee, intitulé Call to Consolidate, pousse la réflexion plus loin. On y trouve une ligne audacieuse : l’appel à une unité tactique avec des révolutionnaires blancs, notamment ceux issus des milieux radicaux comme les Weather Underground. L’objectif était pragmatique : multiplier les appuis logistiques, financiers, et médiatiques, sans jamais dissoudre la centralité noire de la lutte. Cette ouverture provoqua des débats internes : certains voyaient là un élargissement nécessaire, d’autres craignaient une dilution, voire une récupération.
Ces tensions recoupaient d’autres fractures. Fallait-il privilégier l’action de masse, avec manifestations et travail social, au risque de retomber dans le sillage des Panthers ? Ou fallait-il au contraire maintenir la pure clandestinité armée, quitte à s’isoler de la base populaire ? Fallait-il centraliser l’organisation, établir une hiérarchie, ou au contraire préserver l’autonomie radicale des cellules, garante de la sécurité mais source de fragmentation ?
Les relations avec les autres organisations noires étaient tout aussi ambivalentes. Avec le Black Panther Party, les rapports furent d’abord fraternels, puis orageux : les Panthers reprochaient à la BLA de précipiter la confrontation, de marginaliser la cause en basculant trop vite dans la violence. La BLA, en retour, accusait le BPP d’avoir cédé au réformisme et d’être devenu vulnérable aux infiltrations. Avec le Republic of New Afrika (PG-RNA), qui prônait la sécession et la création d’un État noir dans le Sud, les liens furent cordiaux mais distants : les deux visions partageaient un horizon, mais divergeaient dans la méthode.
Ces débats, jamais résolus, expliquent en partie la trajectoire de la BLA : une organisation perpétuellement entre deux pôles ; l’idéologie internationaliste et la survie clandestine, l’appel à l’unité et la méfiance viscérale. Une guérilla vouée à l’instabilité, mais dont la cohérence profonde était d’avoir voulu faire des ghettos américains un front de la révolution mondiale.
Police, FBI et contre-insurrection
J. Edgar Hoover, directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) américain, 1961.
Dès sa naissance, la Black Liberation Army fut dans le viseur du FBI. L’organisation était l’archétype de ce que J. Edgar Hoover, alors tout-puissant directeur de l’agence, considérait comme l’ennemi intérieur absolu : une guérilla noire, marxiste, internationaliste, qui refusait les compromis politiques et assumait la violence. Les méthodes de lutte du gouvernement furent à la hauteur de cette peur : infiltrations, campagnes de désinformation, provocations et démantèlements ciblés.
Le programme COINTELPRO, initialement conçu pour neutraliser les communistes, avait déjà été utilisé contre Martin Luther King, puis contre les Panthers. Il trouva dans la BLA un terrain idéal. Des agents infiltrés alimentèrent les scissions, montèrent des militants les uns contre les autres, organisèrent des guet-apens. L’État jouait sur la clandestinité même de la BLA : en accentuant la paranoïa interne, en rendant impossible toute centralisation, il transformait chaque cellule en cible isolée.
À partir de 1972, le FBI met en place des dispositifs conjoints avec la police locale, les Joint Terrorism Task Forces (JTTF), préfiguration de la guerre “antiterroriste” moderne. Les “avis de recherche” du Bureau, placardés dans les gares et diffusés dans la presse, participaient de cette stratégie : ils ne servaient pas seulement à capturer, mais à fabriquer une figure de l’ennemi. Les visages d’Assata Shakur, de Sundiata Acoli ou de Mutulu Shakur circulaient dans tout le pays comme ceux d’ennemis publics, au même rang que les criminels de droit commun.
Les chiffres eux-mêmes furent instrumentalisés. Entre 1970 et 1976, le FBI attribua à la BLA plus de soixante-dix incidents armés. La Fraternal Order of Police, syndicat influent, affirma pour sa part que treize policiers avaient été tués par ses membres. Mais derrière ces nombres, la réalité reste incertaine. Certains dossiers n’ont jamais abouti à des condamnations, faute de preuves. Dans d’autres cas, des actions criminelles ordinaires furent imputées à la BLA, afin d’amplifier la menace. La ligne entre guérilla et criminalité fut brouillée volontairement, comme un outil de guerre psychologique.
Ainsi, la contre-insurrection américaine contre la BLA ne se limita pas à l’arrestation et à l’incarcération. Elle fut aussi une bataille narrative, où l’État imposa le mot “terroriste” pour délégitimer toute idée de résistance armée noire. Dans cette guerre des images, la BLA perdit la bataille médiatique avant même d’avoir perdu sur le terrain.
“Dramatis personae”
La Black Liberation Army n’était pas une armée au sens classique du terme. Elle n’avait ni état-major ni commandement centralisé. Mais elle eut des visages, des trajectoires, des destinées souvent brisées qui, mises bout à bout, dessinent la cartographie humaine d’une guérilla urbaine.
Assata Shakur demeure la figure la plus emblématique. Ancienne militante des Panthers, elle bascule dans la clandestinité avec la BLA au début des années 1970. Sa vie bascule sur la New Jersey Turnpike, en 1973 : blessée et arrêtée après la mort du trooper Werner Foerster, elle devient l’ennemie publique n°1.
Condamnée malgré des preuves fragiles, incarcérée dans des conditions dénoncées comme inhumaines, elle s’évade en 1979 avec l’aide du réseau BLA et de la May 19th Communist Organization. Son exil à Cuba en fait un symbole géopolitique, une dissidente protégée par Castro et recherchée par Washington. En 2013, elle devient la première femme à figurer sur la liste des “Most Wanted Terrorists” du FBI, preuve que sa simple existence continuait de hanter l’État américain.
Sundiata Acoli, arrêté avec Assata Shakur en 1973, est placé en détention. Il est aujourd’hui l’un des rares prisonniers politiques noirs des années 1960 et 1970 encore en vie.
À ses côtés, il y eut Sundiata Acoli, arrêté lors de la même fusillade de la Turnpike. Condamné à la prison à vie, il devient l’un des prisonniers politiques les plus anciens des États-Unis, enfermé près d’un demi-siècle. En 2022, après plusieurs refus de libération conditionnelle, il sort enfin, vieilli, malade, mais debout : une mémoire vivante d’une guerre oubliée.
Mutulu Shakur au centre correctionnel de Manhattan en 1987. Jim Hughes / New York Daily News via Getty Images file
Mutulu Shakur, beau-père du rappeur Tupac, fut un stratège clé. Médecin acupuncteur engagé, il participa à l’évasion d’Assata et au braquage de Brink’s en 1981. Arrêté en 1986, il écope d’une lourde peine. Il meurt en 2023, libéré sur décision humanitaire après un diagnostic de cancer en phase terminale. Sa disparition marque la fin d’une génération de combattants restés fidèles à la cause jusqu’au bout.
Herman Bell a été arrêté en 1973 à La Nouvelle-Orléans, plus de deux ans après avoir tué, avec deux autres hommes, deux policiers de New York.Jalil MuntaqimSekou Odinga Photo: May Day Student Organization
Il y eut aussi Kuwasi Balagoon, poète et militant, mort du sida en prison en 1986 ; Herman Bell et Jalil Muntaqim, condamnés pour l’assassinat des policiers Piagentini et Jones à Harlem en 1971, libérés après plus de quarante ans derrière les barreaux ; Sekou Odinga, capturé en 1981, emprisonné trente-trois ans avant de recouvrer la liberté en 2014.
AVIS DE RECHERCHE DU FBI, Marilyn Jean Buck, Armée de libération noire, braquage de Brinks
Parmi les alliés blancs, Marilyn Buck, militante radicale ayant soutenu la BLA et participé à l’évasion d’Assata, reste une figure ambiguë, morte d’un cancer en 2010, peu après sa libération. Judith Clark, impliquée dans le braquage de Brink’s, incarcérée durant près de quatre décennies, sera graciée en 2019 par le gouverneur de New York.
Ces destins partagent un trait commun : tous ont payé le prix fort, prison à vie, exil ou mort. Mais dans la mémoire militante, ils demeurent les “soldats tombés ou emprisonnés d’une guerre non reconnue”. Pour l’État, ils furent des terroristes. Pour leurs partisans, des prisonniers de guerre. Entre ces deux narrations, la vérité continue de se débattre.
Alger, La Havane et la “diaspora révolutionnaire”
La Black Liberation Army, bien qu’implantée dans les ghettos américains, n’a jamais pensé son combat comme strictement local. Ses militants se voyaient comme l’avant-garde nord-américaine d’une guerre mondiale contre l’impérialisme. Et dans les années 1970, deux capitales devinrent les points névralgiques de cette diplomatie révolutionnaire : Alger et La Havane.
En 1972, après le détournement du vol Delta 841 vers Miami, un groupe de membres de la BLA force l’appareil à atterrir à Alger. L’Algérie de Boumediene est alors un sanctuaire pour les guérillas et mouvements de libération : le FLN victorieux y accueille les Black Panthers en exil, les militants du tiers-monde y convergent. Les rançons saisies sur la compagnie aérienne deviennent un trésor disputé, mais l’important est ailleurs : l’opération propulse la BLA dans le réseau international des luttes révolutionnaires. À Alger, les militants trouvent une légitimité nouvelle, celle d’une guérilla inscrite dans le vaste théâtre des luttes anti-impérialistes.
Quelques années plus tard, c’est Cuba qui devient le véritable refuge. En 1984, Assata Shakur, exfiltrée après son évasion spectaculaire, s’installe à La Havane. Fidel Castro lui accorde l’asile politique, la présentant comme une combattante persécutée par l’État américain. Ce choix dépasse le simple geste humanitaire : il est un acte géopolitique. En protégeant Assata, Cuba se pose en protecteur des dissidents noirs et en contrepoids symbolique à Washington.
La présence d’Assata à La Havane devient alors un contentieux durable entre les deux pays. À chaque rapprochement diplomatique, son nom refait surface comme une pierre d’achoppement. Pour les États-Unis, sa protection est une insulte, une provocation permanente. Pour Cuba, c’est une démonstration de souveraineté et un rappel de son rôle de phare des opprimés.
Dans cette diaspora révolutionnaire, les militants noirs américains ne sont plus des fugitifs isolés : ils deviennent les frères d’armes des guérilleros vietnamiens, des combattants algériens, des militants sud-africains. La BLA, par ses liens internationaux, se voulait partie prenante d’un front mondial. Et si ses cellules furent brisées aux États-Unis, son mythe, lui, voyagea.
1981–2000 : fins de trajectoires et recompositions
Le braquage de Brink’s à Nyack, en octobre 1981, marque le chant du cygne de la Black Liberation Army. Trois morts (deux policiers et un convoyeur), des arrestations massives, une couverture médiatique saturée : l’événement scelle l’image de la BLA comme organisation criminelle et justifie, aux yeux de l’État, l’écrasement final du réseau. Dans les mois qui suivent, les principaux membres encore actifs sont arrêtés, condamnés à de lourdes peines, ou meurent en cavale. La décennie d’affrontement armé s’achève dans le sang et les barreaux.
Mais si la BLA disparaît comme organisation, son héritage se prolonge dans des formes dispersées, souvent inattendues. Une “anarchisation partielle” du mouvement survient : certains militants, comme Ojore Lutalo, se rapprochent des cercles anarchistes révolutionnaires et de collectifs autonomes, cherchant à inscrire la lutte noire dans un cadre plus large d’opposition au capitalisme global. Cette hybridation idéologique brouille les frontières et montre que la BLA, même vaincue, continue de muter.
Durant les années 1980 et 1990, des réseaux de solidarité prennent le relais. L’Anarchist Black Cross, organisation de soutien aux prisonniers politiques, relaie les conditions de détention de militants BLA, organise des campagnes d’écriture, collecte des fonds pour les frais juridiques. Dans les prisons de haute sécurité, les vétérans de la BLA deviennent des repères, transmettant à une nouvelle génération de détenus une mémoire militante, un lexique de résistance.
Les années 1990 voient aussi s’ouvrir de nouveaux fronts judiciaires. Des procès anciens sont révisés, des contentieux juridiques tardifs émergent, souvent liés aux méthodes contestées du FBI et aux aveux obtenus sous pression. Certains militants obtiennent des libérations conditionnelles après des décennies de détention ; d’autres meurent derrière les barreaux, sans reconnaissance officielle de leur statut de prisonniers politiques.
Ainsi, entre 1981 et 2000, la BLA cesse d’exister comme force armée, mais demeure une présence spectrale : dispersée dans les prisons, infiltrée dans des collectifs radicaux, entretenue par des réseaux de soutien. Sa disparition organique ne met pas fin à sa capacité à inspirer. Au contraire, elle prépare le terrain à une mémoire souterraine qui, avec le temps, ressurgira dans les mobilisations du XXIᵉ siècle.
Anatomie d’une défaite féconde ?
Sur le plan strictement militaire et organisationnel, la Black Liberation Army a échoué. Elle n’a jamais su bâtir un front de masse durable, ni rallier la majorité des communautés noires à son projet. Sa clandestinité la protégeait des infiltrations, mais l’isolait du peuple qu’elle prétendait libérer. La répression, implacable, fit le reste : arrestations massives, procès exemplaires, peines de prison à vie, morts en cavale. Le coût humain fut immense, et la BLA disparut en moins d’une décennie, broyée par la machine sécuritaire américaine.
Et pourtant, parler de défaite serait incomplet. Car la BLA a légué un capital symbolique dont les effets perdurent. Ses figures, de Mutulu Shakur à Assata Shakur, ont survécu dans la mémoire militante. Ses slogans ont été repris, ses textes réédités, ses mots scandés dans les rues des États-Unis bien après sa dissolution. La BLA a perdu la guerre, mais elle a gagné une place dans l’imaginaire politique noir : celle d’une organisation qui osa ce que d’autres redoutaient, qui franchit le seuil interdit de la lutte armée.
C’est ici que la mort d’Assata Shakur, en 2025, prend tout son sens. Elle ne clôt pas une histoire : elle la rouvre. Elle nous rappelle que l’ombre de la BLA demeure, et qu’elle dit quelque chose de l’Amérique contemporaine. Car si cette guérilla a émergé, c’est d’abord parce que l’État refusait d’écouter les revendications des Noirs autrement que par la violence policière et carcérale. Aujourd’hui encore, le triptyque police-prison-race reste au cœur du débat américain. La BLA n’est plus, mais les conditions qui l’ont fait naître n’ont pas disparu.
Au fond, son héritage est double. Défaite pratique, oui, mais victoire rhétorique et mémorielle. La Black Liberation Army a échoué à libérer son peuple par les armes ; mais elle a réussi à imposer son existence comme un rappel brutal que la liberté, pour certains Américains, ne fut jamais un don mais une lutte. En ce sens, sa mémoire est une cicatrice, et comme toutes les cicatrices, elle dit moins la victoire que la persistance de la blessure.
Figure emblématique de la lutte noire révolutionnaire aux États-Unis, exilée à Cuba depuis plus de quarante ans, Assata Shakur s’est éteinte le 25 septembre 2025 dans un silence diplomatique pesant. Ancienne militante des Black Panthers, membre clandestine du Black Liberation Army, première femme à figurer sur la liste des terroristes du FBI, elle laisse derrière elle une vie de combat, d’exil et de controverses. Ce portrait retrace le destin fulgurant (et dérangeant) d’une femme devenue mythe, entre guérilla noire et mémoire interdite.
La mort d’une fugitive en terre cubaine
Assata Olugbala Shakur s’est éteinte le 25 septembre 2025, à La Havane, loin des projecteurs, dans un anonymat presque absolu. Elle avait 78 ans. Pas d’hommage officiel, pas de une dans les grands quotidiens occidentaux. Un simple communiqué du ministère cubain des Affaires étrangères, sobre et laconique, a confirmé le décès de celle que les autorités américaines avaient désignée, depuis plus de quarante ans, comme une « terroriste » à capturer ; vivante de préférence, morte si nécessaire.
Aux États-Unis, le silence fut encore plus glaçant. Aucune déclaration du Département de la Justice, aucun mot du FBI, aucune allusion du Congrès. Comme si, en cette époque d’hypercommunication, la mort d’Assata Shakur avait valeur de tabou. Et pourtant, ce décès dit beaucoup plus qu’il ne semble avouer. Car il clôt, symboliquement, l’un des chapitres les plus fébriles de la mémoire politique américaine : celui de la guerre non déclarée entre l’État et les mouvements noirs révolutionnaires des années 60 et 70.
Assata Shakur n’était pas une dissidente comme les autres. Née JoAnne Byron, elle devient dans les années 70 l’ennemie publique numéro un du gouvernement fédéral. Militante du Black Panther Party, puis figure de proue de l’aile clandestine de la lutte armée, la Black Liberation Army (BLA), elle incarne pour l’État ce que l’on ne tolère jamais : une femme noire, intellectuelle, marxiste, et armée. Elle est capturée, jugée, emprisonnée, puis s’évade en 1979 et trouve refuge à Cuba, où elle devient, pour certains, une héroïne de la résistance noire, et pour d’autres, une criminelle réfugiée sous la protection d’un régime honni.
La mort d’Assata Shakur, ce n’est pas simplement celle d’une femme âgée exilée dans une capitale socialiste. C’est l’écho non résolu d’une Amérique fracturée, hantée par les spectres des luttes raciales, et qui, un demi-siècle après les révoltes urbaines, n’a toujours pas digéré les brûlures idéologiques des seventies. Là où la mémoire de Malcolm X a été partiellement intégrée dans le récit national, celle d’Assata, elle, reste radicalement incompatible avec l’amnésie officielle.
C’est aussi, à sa manière, une défaite américaine : car la seule femme jamais inscrite sur la liste des terroristes les plus recherchés par le FBI n’a jamais été capturée. Elle a survécu à la traque, à la prison, à l’exil, et c’est à Cuba, non à Washington, qu’elle a tiré son dernier souffle.
Naissance d’une conscience noire
Assata Shakur naît sous un autre nom, JoAnne Deborah Byron, le 16 juillet 1947, à Flushing, dans le Queens, alors quartier mixte d’une ville encore fracturée par la ségrégation résidentielle implicite. Si elle ouvre les yeux dans le Nord, son enfance est profondément marquée par le Sud. Après le divorce de ses parents, elle est confiée à ses grands-parents maternels à Wilmington, en Caroline du Nord ; terre du vieux coton, mais surtout terre de lynchages, de Jim Crow et de sermons dominicaux sur l’obéissance des Noirs. L’atmosphère y est pesante, mais formative.
Sa mère, institutrice, fait figure de stabilité modeste dans une Amérique où enseigner aux enfants noirs signifie souvent leur apprendre à survivre, plus qu’à rêver. Mais la figure déterminante, c’est Evelyn A. Williams, sa tante. Militante des droits civiques, juriste, intellectuelle, Evelyn est pour Assata ce que les griots sont aux peuples sans livres : une passeuse d’idées, de récits, de monde. Elle l’initie aux galeries d’art, aux musées, aux livres interdits dans les écoles catholiques, et surtout, à la question : pourquoi nous raconte-t-on cette histoire-là, et pas une autre ?
Dans sa jeunesse, JoAnne fréquente brièvement un lycée catholique pour filles, à Manhattan. L’uniforme y est strict, la discipline rigide, l’atmosphère blanche. Les religieuses lui apprennent une Histoire de l’Amérique où les Noirs arrivent à peine mentionnés. « Je ne savais pas à quel point on m’avait menti », écrira-t-elle plus tard. L’expérience y est doublement violente : symboliquement, elle apprend que l’Histoire est un récit d’exclusion ; psychologiquement, elle découvre que l’école peut être un outil d’aliénation raciale maquillée en éducation.
C’est ici que naît ce que l’on pourrait appeler sa dissonance cognitive raciale : une conscience aiguë de l’écart entre l’Amérique telle qu’on la lui enseigne, et l’Amérique qu’elle voit ; celle où la pauvreté, le mépris et la surveillance pèsent sur les siens. Cette faille, ouverte dès l’adolescence, ne fera que s’élargir. Elle ne deviendra pas une militante par accident, ni une guérillera par romantisme, mais par nécessité historique. Le système lui montrait chaque jour qu’il n’avait pas été conçu pour des femmes comme elle. Elle choisira donc de le rejeter tout entier.
Dans ce moment fondateur, se dessinent déjà les contours d’une trajectoire exceptionnelle : celle d’une intellectuelle noire, formée à l’école de l’humiliation, qui choisit la subversion comme mode d’existence. Elle n’est pas encore Assata, mais elle n’est déjà plus JoAnne.
Le choc du réel et l’entrée dans la militance
Lorsque JoAnne Byron, tout juste munie de son GED, entre au Borough of Manhattan Community College (BMCC), puis à la City College of New York (CCNY), elle est encore cette jeune femme noire en quête de sens, de direction ; et peut-être d’un récit plus grand que le sien. Mais dans l’effervescence contestataire des campus new-yorkais des années 60, ce qu’elle découvre n’est pas qu’un savoir académique : c’est un monde en feu, où l’idée de neutralité intellectuelle devient une forme de trahison.
C’est là, au détour d’un débat sur la guerre du Vietnam avec des étudiants africains de Columbia, que survient le déclic. Ils lui parlent de communisme, de l’impérialisme américain, de libérations nationales. Elle, bien que farouchement anti-communiste (par simple réflexe inculqué) se retrouve incapable de définir ce qu’elle critique. Le choc est profond. Elle se voit alors pour ce qu’elle est devenue malgré elle : un esprit colonisé. Elle dira plus tard que ce jour-là, elle s’est sentie « comme une clown certifiée ». Ce moment de honte lucide marque la naissance d’un regard critique sur la propagande idéologique américaine, surtout dans la bouche des professeurs et des manuels.
La transition entre la prise de conscience et l’action est rapide. En 1967, elle est arrêtée pour la première fois, lors d’un sit-in organisé au BMCC avec une centaine d’étudiants. Leur revendication est simple, presque naïve : plus de professeurs noirs, et l’instauration d’un programme d’études afro-américaines. Mais l’administration y voit une menace. Les portes sont enchaînées, les manifestants encerclés, la police intervient. JoAnne est menottée. Ce n’est qu’une infraction mineure (une arrestation pour intrusion) mais pour elle, c’est un baptême politique.
Ce moment, souvent relégué au second plan dans sa biographie, marque pourtant une étape cruciale. Il inaugure un mode d’action qui ne la quittera plus : le refus de plier devant une institution perçue comme structurellement injuste. Ce n’est pas encore la clandestinité, ni la lutte armée. Mais c’est déjà la dissidence. Une dissidence de surface, légale encore, qui pose la question suivante : à quel moment la contestation morale devient-elle confrontation politique ? À quel moment la protestation cesse-t-elle d’être un droit, pour devenir un crime ?
Dans les amphithéâtres de New York, elle découvre aussi ce que les bibliothèques avaient jusque-là soigneusement escamoté : Frantz Fanon, Aimé Césaire, Kwame Nkrumah, Malcolm X. Ce panthéon des décoloniaux devient sa boussole. C’est ici que commence, en silence, la mue vers Assata.
Panafricanisme et radicalisation
Après l’éveil intellectuel vient le passage à l’engagement concret. Dans la seconde moitié des années 60, JoAnne Byron (qui n’a pas encore pris le nom d’Assata) rejoint le Black Panther Party (BPP), organisation alors à l’apogée de son influence médiatique et politique. À Harlem, elle prend en charge la coordination de programmes communautaires : petits-déjeuners gratuits pour les enfants, cliniques de santé gratuites, éducation populaire. Le mot d’ordre est clair : « Serve the people. » Pour une jeunesse noire méprisée par l’État, les Panthers représentent une forme d’auto-État.
Mais très vite, derrière la façade militante, JoAnne perçoit des failles. Le machisme rampant des cadres masculins, l’obsession pour la confrontation martiale, et surtout, l’absence de réelle connaissance de l’histoire africaine et afro-américaine chez certains dirigeants. Le verbe est radical, les armes bien visibles, mais l’arrière-plan théorique souvent pauvre. Elle se heurte à une structure qu’elle juge minée par l’égo, la violence interne et une théâtralité révolutionnaire qui peine à se traduire en transformation durable.
Ce constat la pousse à une rupture idéologique, puis organique. Elle quitte le BPP et rejoint un groupe plus discret, plus radical, plus dangereux aussi : la Black Liberation Army (BLA). La clandestinité n’est plus une option, c’est une exigence stratégique. Le BLA se veut l’héritier des mouvements de libération tiers-mondistes. L’inspiration vient désormais de loin : du FLN algérien, des guérilleros vietcongs, des FARC naissantes. L’Amérique n’est plus perçue comme une patrie imparfaite à réformer, mais comme un empire racial à abattre.
La radicalisation est aussi lexicale : elle cesse d’être JoAnne, prénom d’esclave selon elle, pour devenir Assata Olugbala Shakur. « Assata » : « celle qui lutte » en arabe via l’africanisation du prénom Aisha. « Shakur » : « la reconnaissante ». « Olugbala » : « sauveuse », en yoruba. Par ce geste nominal, elle s’arrache symboliquement à l’Amérique pour se réinscrire dans une autre généalogie ; celle des femmes noires en lutte, des reines oubliées, des mères de nations opprimées.
Dès lors, les armes remplacent les tracts. Braquages de banques, attaques de postes de police, assassinats ciblés de dealers et de policiers ; selon une logique de guérilla urbaine inspirée du tiers-monde, mais adaptée au ghetto américain. La ligne est claire : si l’État est une machine à tuer les Noirs, alors il doit être combattu par tous les moyens nécessaires. Pour le BLA, la violence n’est pas une dérive : c’est une grammaire de la libération.
Assata entre dans la clandestinité comme on entre en religion. C’est un vœu, une rupture, une naissance. L’ex-Panther devient fugitive, l’intellectuelle devient soldate. Le reste de sa vie (poursuites, procès, emprisonnement, exil) découlera de ce choix irréversible.
Devenir Assata
Il y a dans le choix d’un nom un acte de rupture, un geste de renaissance. Lorsque JoAnne Chesimard devient Assata Olugbala Shakur, elle ne se contente pas de rejeter un patronyme hérité d’un passé esclavagiste ; elle se dote d’une nouvelle cosmogonie. Ce baptême révolutionnaire n’est pas folklorique. Il est, à ses yeux, un acte de désaméricanisation radicale, un refus ontologique d’appartenir à un empire blanc fondé sur l’esclavage, la dépossession et l’oubli forcé.
Ce changement de nom coïncide avec une montée en intensité de ses activités clandestines. Entre 1971 et 1973, son nom (ou plutôt son image) est associé à une série d’actes violents dans plusieurs États. Braquages de banques, attaques à la grenade contre des véhicules de police, embuscades armées. La presse la surnomme « la Panthère noire la plus dangereuse d’Amérique ». Le FBI, lui, construit méthodiquement son dossier : photographies, recoupements, témoignages souvent douteux, campagnes de désinformation. Les rapports internes la désignent comme la « mère poule » du BLA, « celle qui tient le groupe », « le cerveau féminin du réseau ». Elle devient un mythe policier avant même d’avoir été jugée.
Mais qui est-elle réellement à ce moment-là ? Une militante noire armée, oui. Une guerrière politique, certes. Mais aussi une cible idéale. Elle cumule tout ce que l’Amérique blanche post-ségrégation n’est pas prête à accepter : femme, noire, cultivée, marxiste, en fuite. Son corps devient un champ de bataille symbolique. Le simple fait qu’elle survive à plusieurs fusillades est présenté comme une preuve de sa dangerosité. Sa beauté même est perçue comme une arme. Comme souvent dans les récits de répression d’État, la figure féminine est à la fois diabolisée et érotisée, réduite à une menace insaisissable.
Assata, pourtant, ne revendique pas tous les actes qu’on lui attribue. À plusieurs reprises, elle admet qu’il y a eu « expropriations », que la lutte armée a eu ses raisons. Mais elle nie avoir tiré sur des policiers, nie les meurtres, conteste les preuves, accuse l’État d’avoir fabriqué des dossiers pour neutraliser toute dissidence noire radicale. Elle invoque COINTELPRO, le programme de contre-espionnage du FBI conçu pour infiltrer, discréditer et démanteler les organisations noires. Ce n’est pas elle, dit-elle, qui a déclaré la guerre : c’est l’État.
Le tournant approche. Elle est partout et nulle part, sa silhouette circule sur des affiches « Wanted« , sa légende se construit autant dans la rue que dans les bureaux du FBI. Assata Shakur est désormais plus qu’une militante. Elle est devenue l’incarnation d’une alternative noire révolutionnaire. Et dans les couloirs du pouvoir, sa simple existence suffit à déclencher la panique.
Le 2 mai 1973 sur la New Jersey Turnpike
Complot visant à faire exploser la Black Panther Party, Clark Squire est conduit hors du fourgon de police après une descente chez les Panthers. (Photo : Frank Giorandino/NY Daily News via Getty Images)
Il est 00h45, dans la nuit du 2 mai 1973, lorsqu’une Pontiac LeMans blanche, immatriculée dans le Vermont, est arrêtée sur la New Jersey Turnpike, non loin du bâtiment administratif de l’autorité routière. À son bord : Sundiata Acoli au volant, Zayd Malik Shakur à l’arrière, et en passagère avant, une femme identifiée plus tard comme Assata Shakur. Le prétexte ? Un feu arrière défectueux et une vitesse légèrement excessive. La patrouille est conduite par le trooper James Harper, bientôt rejoint par Werner Foerster, son collègue.
Ce qui suit demeure l’un des événements les plus controversés de l’histoire judiciaire américaine. Selon les rapports officiels, après avoir demandé à Acoli de sortir du véhicule, une altercation éclate. Harper affirme qu’Assata, encore assise à l’avant, aurait sorti un pistolet de son sac à main et ouvert le feu, le blessant à l’épaule. Foerster, selon cette version, aurait tenté de riposter mais aurait été désarmé, puis « exécuté » avec sa propre arme.
Mais d’autres récits (notamment celui d’Assata elle-même) démentent cette version. Elle affirme avoir levé les bras en l’air, avant d’être immédiatement touchée par balles, une dans le bras droit, une autre dans le dos. Le diagnostic médical confirme que le nerf médian de son bras droit a été sectionné : elle aurait été incapable de tirer. Des experts indépendants iront plus loin : les blessures ne peuvent avoir été causées que si ses bras étaient levés au moment de l’impact.
Après les tirs, Acoli prend le volant, laissant Foerster mort, Harper blessé, Zayd Shakur grièvement touché (et mourant), et Assata agonisante. La voiture est poursuivie. Cinq kilomètres plus loin, Acoli s’enfuit dans les bois. Assata, blessée, lève les bras ensanglantés. Elle sera arrêtée sans opposer de résistance. Acoli, lui, sera retrouvé 36 heures plus tard, après une chasse à l’homme impliquant hélicoptères et chiens policiers.
Mais très vite, les incohérences s’accumulent : les premiers rapports ne mentionnent pas la présence de Foerster, dont le corps ne sera retrouvé que plus d’une heure après les faits. Les armes retrouvées ne portent aucune empreinte d’Assata, et les résultats de tests balistiques sont contradictoires. L’analyse de poudre sur ses mains est négative. Le récit de Harper, pourtant blessé et sous le choc, devient la clé de voûte de l’accusation, malgré ses contradictions.
Qu’importe : l’État a décidé. Il lui faut une figure à brandir. Une femme noire radicale, armée, associée au BLA ; voilà une coupable parfaite. En quelques jours, Assata Shakur devient l’ennemie publique numéro un. Son visage s’imprime sur des avis de recherche à travers tout le pays. Le FBI, déjà engagé dans sa guerre contre les « Black Radicals« , trouve en elle un totem à abattre. Peu importe les doutes, peu importe les preuves absentes ou les expertises médicales : la justice, comme souvent, a déjà tranché avant le procès.
Ce 2 mai 1973 ne marque pas seulement une fusillade sanglante. Il scelle la fin d’une époque. La militante devient accusée, la révolutionnaire devient symbole. La machine judiciaire va désormais s’acharner à la faire disparaître ; et, ce faisant, à figer son image dans l’Histoire.
Procès en série, incarcération politique et construction du mythe
JoAnne Chesimard quitte la prison de Riker à New York pour attendre son procès dans l’affaire du meurtre du policier Werner Foerster, le 29 janvier 1976. Frank Hurley/NY Daily News via Getty Images
À partir de mai 1973, le destin d’Assata Shakur se joue dans les tribunaux, sur les bancs des jurés, dans les cellules de haute sécurité, et surtout, dans l’arène médiatique où l’État américain tente de façonner l’image d’une « tueuse de flics », indissociable du danger noir radical.
En tout, dix inculpations distinctes seront prononcées contre elle entre 1973 et 1977 : braquages de banques, tentatives de meurtre, enlèvements, fusillades. Sept procès auront lieu. Elle est acquittée dans trois affaires, dont celle du braquage de la Manufacturer’s Hanover Trust à Brooklyn. Trois autres dossiers sont abandonnés, faute de preuves ou de crédibilité des témoins. Un seul procès aboutira à une condamnation : celui du meurtre du trooper Werner Foerster, lors de la fusillade sur la New Jersey Turnpike. Là encore, les preuves physiques sont absentes, les expertises médicales en sa faveur ignorées, et le verdict scellé par un jury exclusivement blanc, dont plusieurs membres avaient des liens avec les forces de l’ordre.
Mais au-delà des procès, c’est le traitement carcéral d’Assata qui suscite la stupeur des observateurs internationaux. D’abord enfermée à Rikers Island, puis transférée dans diverses prisons, elle est placée pendant 21 mois en isolement total. Une femme seule, dans une cellule conçue pour briser l’esprit : lumière allumée 24h/24, fouilles vaginales régulières, surveillances constantes, privation de lecture, absence de contact humain. Elle est souvent transférée sans préavis, parfois même dans des prisons d’hommes, sous prétexte de sécurité.
En 1974, au cœur de cette répression implacable, naît sa fille, Kakuya Shakur, dans une cellule médicalisée, au milieu d’un dispositif de surveillance qui tient plus du camp militaire que de la maternité. Les gardiennes blanches, dit-elle, la battent juste après l’accouchement, pour lui faire comprendre qu’elle ne sera jamais une mère, seulement une prisonnière. L’enfant est aussitôt retirée à sa garde. Ce moment, pourtant intime, devient un fait politique : la maternité d’une femme noire révolutionnaire est niée comme on nie un droit élémentaire à l’humanité.
À l’époque, plusieurs organisations internationales, dont un groupe de juristes mandatés par la Commission des droits de l’homme de l’ONU, dénoncent publiquement ses conditions de détention, les qualifiant d’« inhumaines et dégradantes ». Amnesty International, plus prudente, ne la reconnaît pas comme prisonnière politique, mais admet que le traitement qui lui est réservé viole les standards internationaux.
Et pourtant, malgré les murs, malgré les humiliations, une légende prend forme. Les soutiens s’organisent. Des comités « Free Assata » fleurissent dans les universités. Des artistes, des intellectuels, des militants, commencent à voir en elle non une criminelle, mais le symbole vivant d’une Amérique qui refuse de se réconcilier avec son passé racial.
C’est au fond de sa cellule que naît le mythe Assata ; cette femme qui, jugée cent fois, humiliée mille fois, refuse de se plier. L’État américain, en voulant l’effacer, vient sans le vouloir de l’inscrire dans l’histoire.
Le soutien du réseau révolutionnaire international
FICHIER – Photo d’une affiche annonçant la prime fédérale offerte pour la capture de la meurtrière condamnée Joanne Chesimard, désormais fixée à 1 million de dollars, à West Trenton, dans le New Jersey, le lundi 2 mai 2005. (AP Photo/Tim Larsen, fichier)
Le 2 novembre 1979, à l’heure où l’Amérique célèbre ses forces de l’ordre, une page stupéfiante s’écrit derrière les murs de la Clinton Correctional Facility for Women, dans le New Jersey. Assata Shakur s’évade. L’opération est digne d’un thriller révolutionnaire. Trois membres du Black Liberation Army (BLA), déguisés en visiteurs, dégainent des .45 automatiques et menacent les gardiens avec un bâton de dynamite. En quelques minutes, ils s’emparent d’un fourgon, prennent des otages, et s’évanouissent dans la nature avec la détenue la plus surveillée du pays.
Il n’y aura aucune victime. Aucun coup de feu. Aucun blessé. Une démonstration de force silencieuse, brutale d’efficacité. Derrière l’opération : un réseau clandestin mêlant anciens Panthères, radicaux blancs de la May 19 Communist Organization, et militants tiers-mondistes. On l’appelle simplement : « la Famille ».
Commence alors une cavale méthodique. Assata disparaît, littéralement. Selon les documents du FBI révélés des années plus tard, elle aurait d’abord trouvé refuge à Pittsburgh, puis aurait été exfiltrée via les Bahamas. Ce n’est qu’en 1984 que l’on confirme sa présence à Cuba, où Fidel Castro lui accorde l’asile politique, en saluant le courage d’une femme « injustement persécutée pour ses idées ».
Ce geste n’est pas anodin. Nous sommes en pleine Guerre froide, et Cuba, isolée mais tenace, joue la carte de la dissidence afro-américaine pour affirmer son rôle de refuge anticolonial. Assata devient une figure géopolitique, une épine diplomatique dans le pied de Washington. Sur le sol cubain, elle vit modestement, enseignante, traductrice, intellectuelle en exil. Elle publie une autobiographie, donne quelques interviews, mais reste globalement discrète. Le gouvernement américain, lui, n’a pas oublié.
En 2013, dans un climat post-11-Septembre où le mot « terrorisme » devient un sésame pour l’anathème, le FBI inscrit officiellement Assata Shakur sur sa liste des “Terroristes les plus recherchés”. Elle est la première femme à y figurer. Deux millions de dollars de récompense sont promis pour sa capture. Elle n’a pourtant jamais tué de civil, ni revendiqué d’attentat aveugle, ni combattu sur un théâtre de guerre étranger.
Mais peu importe : dans l’imaginaire sécuritaire américain, Assata incarne le spectre d’une révolution intérieure, celle qui, malgré le temps, malgré l’exil, continue de hanter les fondations raciales de la République.
Et pourtant, à La Havane, la vieille femme aux cheveux poivre et sel promène désormais ses souvenirs sur le Malecón, entre deux réunions d’intellectuels décoloniaux. La guérillera est devenue matrone, l’ennemie d’État une légende. Mais la guerre d’images, elle, n’a jamais cessé.
Assata, icône de la diaspora ou fantôme politique ?
Dans les ghettos noirs de Chicago comme dans les facultés progressistes de Berkeley, le nom d’Assata Shakur résonne comme un mot de passe, un marqueur identitaire, un rappel que la mémoire noire américaine n’est pas soluble dans les manuels d’Histoire officiels. Pour une partie de la diaspora africaine mondiale, elle est plus qu’une fugitive : elle est une survivante, une combattante, une preuve vivante que la révolte est possible ; et que parfois, elle est juste.
Dans les années 2010, alors que les meurtres de Michael Brown, Eric Garner et tant d’autres embrasent les rues des États-Unis, le mouvement Black Lives Matter reprend ses mots, cite ses lettres, et proclame :
“It is our duty to fight for our freedom. It is our duty to win.”
Ces mots, griffonnés par Assata depuis son exil cubain, deviennent un mantra générationnel, scandé dans les marches, inscrit sur les pancartes, tatoué sur la peau.
Mais la gloire révolutionnaire n’est jamais univoque. Assata divise. Pour les défenseurs de l’ordre, elle reste une criminelle, une meurtrière de sang-froid. Son absence de remords publics, son refus de se soumettre aux narratifs républicains, et son exil prolongé à Cuba (patrie honnie du conservatisme américain) la rendent irrécupérable. À la question « résistance ou terrorisme ? », aucun consensus ne se dessine. Elle cristallise le dilemme fondamental de toute lutte armée : jusqu’où peut-on aller sans trahir la cause que l’on prétend servir ?
Et pourtant, paradoxalement, sa figure a franchi les frontières de la politique pour s’immiscer dans la culture populaire. Tupac Shakur, souvent présenté comme son « filleul » symbolique, évoque sa mémoire dans ses textes. Des artistes comme Common, Mos Def ou Lauryn Hill font référence à son parcours. Des professeurs afro-américains enseignent son autobiographie comme un texte de résistance littéraire. Elle est étudiée, chantée, tatouée. Son visage circule sur les t-shirts, entre Malcolm X et Angela Davis.
Mais ce que la culture populaire absorbe, elle tend aussi à neutraliser. La radicalité d’Assata (sa foi en la violence comme nécessité) est souvent édulcorée. On la cite pour sa poésie, pour son intelligence, pour son courage, mais on oublie la kalachnikov, les braquages, la clandestinité. Elle est peu à peu transformée en icône sans aspérités, en martyre postmoderne plus facile à aimer qu’à comprendre.
Ainsi, Assata Shakur demeure entre deux mondes : pour les uns, une figure mythifiée de la lutte noire, indomptable et intouchable ; pour les autres, un fantôme politique, vestige d’une époque qu’on préfèrerait oublier. Mais dans ce flottement mémoriel, une chose est certaine : elle n’a jamais cessé d’exister comme fracture vivante du récit national américain.
Mort dans l’ombre, mémoire en plein jour ?
Assata Shakur à Cuba en 1998. SHOBHA/Contrasto/Redux)
Le 25 septembre 2025, Assata Shakur meurt à La Havane, à l’âge de 78 ans. Le communiqué du ministère cubain des Affaires étrangères parle sobrement de « complications liées à l’âge ». Aucun hommage national, aucune cérémonie d’État, aucun cortège militant. L’ultime souffle d’une révolutionnaire s’est éteint dans un isolement diplomatique, à mille lieues des drapeaux qu’elle avait un jour brandis.
Ce silence, lourd de sens, s’étend des Caraïbes à Washington. Aux États-Unis, aucune réaction officielle. Pas de message présidentiel, pas même un communiqué du FBI ; pourtant auteur de sa traque obstinée. Rien. Comme si sa mort devait acter non pas une fin, mais un effacement. Comme si l’État, par un dernier acte symbolique, voulait nier à jamais sa dimension historique. Ni célébrée, ni damnée : oubliée volontairement.
Ce vide soulève une question essentielle : s’agit-il d’une volonté d’effacement, ou d’une stratégie de discrédit ? Car Assata n’est pas qu’un souvenir encombrant : elle est un embarras politique vivant. Trop radicale pour être réintégrée dans la mémoire officielle, trop célèbre pour être niée complètement. Lui rendre hommage, même sobrement, reviendrait à légitimer des décennies de lutte armée. La taire, c’est maintenir intact le récit dominant de la justice victorieuse sur le désordre racial.
Mais la mémoire, surtout noire, n’obéit pas toujours à l’ordre d’en haut. Déjà, des appels s’élèvent, ici et là, pour sa réhabilitation. Des universitaires, des militants, des artistes évoquent un futur où Assata serait reconnue non comme « criminelle », mais comme prisonnière politique, victime de l’État profond et de ses mécanismes de répression raciale. Certains comparent son exil à celui de Du Bois, d’autres à l’excommunication d’Angela Davis ; jusqu’à ce que la postérité les requalifie.
Pour l’heure, elle demeure dans les limbes. Ni glorifiée, ni damnée. Ni célébrée par les institutions, ni oubliée par les luttes. Une figure souterraine, transmise de génération en génération dans les marges, les cercles militants, les livres interdits ou les bibliothèques de quartier.
La mort d’Assata Shakur n’a pas clos le dossier. Elle l’a rouvert. Car à travers elle, c’est une question que l’Amérique ne cesse d’éviter : que faire de celles et ceux qui ont dit non, radicalement, irrévocablement, au récit national ?
L’héritage d’Assata dans l’afroconscience contemporaine
La mort d’Assata Shakur n’a rien d’une conclusion. Elle n’éteint pas le feu ; elle le déplace. Car dans l’univers de la mémoire noire, les figures tombées ne disparaissent pas : elles changent de forme, migrent dans les slogans, les livres, les chansons, les rêves d’insoumis. L’Assata militante, de chair et de sang, cède désormais la place à Assata la métaphore, Assata l’étoile noire dans le ciel d’une Amérique qui n’a jamais cessé de tourner le dos à sa propre histoire.
Il serait tentant de dire que son combat est achevé. Tentant, et faux. Si l’État américain a gagné la guerre judiciaire, il a perdu la bataille des symboles. Car le nom d’Assata continue de circuler, porté par des voix jeunes, noires, fières, qui voient en elle non un modèle à copier, mais un cri à prolonger. Son héritage est celui d’une fracture assumée avec les structures de domination. Un refus, viscéral, de se contenter de survivre.
Elle a incarné l’inconfort. L’intranquillité. Elle a été la question que l’Amérique ne voulait pas entendre, et que même certains progressistes n’osaient poser : jusqu’où est-on prêt à aller pour vivre libre ? Et si la violence n’est pas juste une réaction, mais une réponse légitime à la violence d’État, qui décide de la légitimité ?
Dans ses derniers textes, Assata ne prône plus la lutte armée. Mais elle n’en renie rien. Elle parle d’éducation, de dignité, de mémoire. De la nécessité de ne jamais se laisser narrer par l’ennemi. Son autobiographie, publiée en 1987, reste une déclaration de guerre à l’amnésie et à l’oppression ; un manuel de survie, mais aussi de lucidité.
Et c’est dans ses pages que l’on trouve, peut-être, la plus juste épitaphe, une ligne qui, aujourd’hui encore, résonne comme un testament :
« I have been locked by the lawless. Handcuffed by the haters. Gagged by the greedy. And, if I know anything at all, it’s that a wall is just a wall and nothing more at all. It can be broken down. »
« J’ai été enfermé par des hors-la-loi. Menotté par des haineux. Bâillonné par des cupides. Et si je sais une chose, c’est qu’un mur n’est qu’un mur, rien de plus. Il peut être abattu. »
L’héritage d’Assata dans l’afro-conscience contemporaine
La mort clôt-elle le combat ? Ou bien, à l’inverse, lui donne-t-elle un souffle que la vie ne pouvait plus porter ? Dans le cas d’Assata Shakur, la réponse ne relève ni de la biologie ni de la nostalgie. Sa disparition physique, en 2025, n’enterre rien. Elle métamorphose. Elle ne ferme pas un cycle ; elle élargit l’ombre portée d’un symbole déjà insaisissable.
Car Assata n’est plus seulement une militante, une guérillera, une exilée politique. Elle est devenue un mythe. Et le propre des mythes est de n’appartenir à personne, de se transmettre comme des flammes ; de main en main, sans jamais s’éteindre vraiment.
Dans les réseaux militants, dans les mouvements de jeunesse, dans les cercles panafricains ou décoloniaux, son nom est encore murmuré avec respect, avec défi, parfois même avec crainte. Assata, c’est la radicalité nue, celle qui refuse les compromis, celle qui rompt avec le cadre légal quand le droit devient complice de l’oppression. C’est cette voix que beaucoup, encore aujourd’hui, préfèrent ne pas entendre.
Et pourtant, l’histoire continue de l’évoquer, par effraction. À chaque fois que la police assassine sans procès. À chaque fois qu’un corps noir est traqué comme une cible. À chaque fois que l’État veut dicter aux opprimés la forme acceptable de leur colère.
Alors oui, sa trajectoire divise. Mais elle interpelle. Elle oblige à reposer les questions que l’histoire officielle esquive : la désobéissance est-elle un crime ? Le soulèvement est-il toujours un mal ? La paix sociale vaut-elle la soumission ?
Dans ses mémoires, publiées en 1987, Assata laissait déjà entrevoir cette tension entre enfermement et libération, entre le mur et l’espoir. Elle y écrivait, dans un poème devenu testament :
“A wall is just a wall and nothing more at all. It can be broken down.”
« Un mur n’est qu’un mur, rien de plus. Il peut être abattu. »
Derrière cette ligne simple, une vérité insoutenable : le pouvoir n’est jamais définitif. Il peut être défié. Il peut être renversé. Il peut, un jour, être oublié.
Les demi-finales WNBA 2025 frappent fort : Las Vegas Aces vs Indiana Fever, et Minnesota Lynx vs Phoenix Mercury.
D’un côté, l’Aces de A’ja Wilson, grande favorite, forte de son quatrième titre de MVP, et d’une constance déconcertante. De l’autre, des équipes prêtes à bousculer la hiérarchie : Indiana, poussée par Kelsey Mitchell, sans Caitlin Clark, mais pleine de ténacité. Dans l’autre bracket, Minnesota Lynx, portés par Napheesa Collier, affrontent le Mercury, et Alyssa Thomas se montre prête à provoquer une surprise.
Au cœur de ce duel de titans, quatre trajectoires à surveiller.
A’ja Wilson : l’impératrice du parquet
Il faut le dire, Wilson n’est plus seulement une star : c’est une institution. En 2025, elle décroche son quatrième titre de MVP, une première dans l’histoire de la WNBA. Son impact est global : scoreuse, rebondeuse, meneuse défensive. En demi-finale, elle retrouve le chemin des paniers 25 points et 9 rebonds dans un match où le Aces domine l’Indiana 90-68.
Ce qu’on admire chez Wilson ? Son aplomb. Après une performance moins tranchante, elle revient plus forte, influe sur le rythme du match, multiplie les interceptions. Sa domination ne repose pas uniquement sur le scoring, mais sur une présence globale sur le terrain. L’Aces savent qu’elles peuvent s’appuyer sur elle pour mener, ajuster, absorber les coups. Dans cette ronde cruciale, A’ja Wilson est le centre de ce système. Et elle est bien entourée avec Chelsey Gray, Jackie Young ou encore Jewell Loyd.
Napheesa Collier : le rôle du challenger et l’ombre d’une bague
Si Wilson est l’imposante force en face, Napheesa Collier incarne sa grande rivale cette saison : celle qui, faute de remporter le MVP 2025, peut viser la bague. Collier a été considérée numéro 1 quasiment toute la saison. Son équipe, les Lynx, ont clôturé la saison en tête, dominé plusieurs matchs contre Phoenix. Collier porte le vestiaire, galvanise, oblige les adversaires à se méfier. Elle peut s’appuyer sur Courntey Williams et un effectif solide. Mais derrière le poids des attentes, elle doit affronter une équipe du Mercury qui a déjà renversé une situation, menée par une Thomas volontaire.
Gagner la bague, c’est le rêve ultime. Pour la faire advenir, Collier doit être celle qu’elle a été toute la saison et peut-être même plus : elle doit tirer ses coéquipières, surpasser les moments clés, renverser des énergies. Si les Lynx arrivent à résister dans les moments serrés, Collier pourrait bien être celle qu’on retiendra de ces demi-finales.
Alyssa Thomas : l’insurgée prête au coup de Trafalgar
Si quelqu’un peut rêver de retournement, c’est Alyssa Thomas. Elle ne bénéficie pas du statut de star incontestable cette année, mais elle a le mental pour secouer la hiérarchie. Lors du match épique où Phoenix a comblé un déficit de 20 points face au Lynx pour arracher la victoire en prolongation, Thomas est au centre du jeu : 19 points, 13 passes, et une intensité qui rallume l’équipe quand rien ne va.
Elle sait qu’un upset passe par le collectif, l’énergie, les choix. Si Collier est la tête d’affiche du Lynx, Thomas peut devenir la trame qui enroule le match, qui use l’adversaire, qui pousse dans les moments de fatigue.
Pour elle, ce n’est pas une question de stats individuelles, mais de timing et d’esprit. Si Phoenix réussit un coup, il passera sans doute par une Thomas inspirée qui change le momentum.
L’Indiana Fever est l’outsider que personne n’attendait, et pourtant. Sans Caitlin Clark, victime d’une blessure qui la tient hors des playoffs ni Sophie Cunningham ou Chloe Bibby, l’équipe repose ses espoirs sur Kelsey Mitchell et la ferveur collective. Mitchell a eu des matches flamboyants : dans le premier duel des demi-finales, elle a inscrit 34 points, démontrant qu’elle peut porter l’équipe à un niveau hors norme.
Mais l’enjeu est immense : contenir la reigning MVP A’ja Wilson, résister à l’expérience de Las Vegas, trouver des solutions quand les adversaires resserrent la défense. C’est un chantier. Pourtant, l’outsider est justement dans cette position : elle peut surprendre, dérouler des performances qui défient les pronostics, capitaliser sur les failles adverses. Si Indiana parvient à exploiter les moments faibles de Wilson ou à créer des séquences de rythme, Mitchell peut devenir la clé d’une belle sensation.
À quoi s’attendre (et espérer) lors des demi-finales WNBA 2025
Les demi-finales de 2025 semblent promises à du duel, du combat et quelques éclats. Wilson doit confirmer sa domination, Collier doit pousser pour revendiquer ce qui lui échappe, Thomas doit se transformer en déclencheur, Mitchell jouer les faiseurs de surprise.
Le game 3, c’est dans la nuit du vendredi 26 au Samedi 27 septembre 2025 !
L’histoire coloniale n’est pas qu’une succession de dominations européennes. Les peuples noirs ont répondu par des révoltes et des représailles mémorables. De la mutinerie du Marlborough à la révolte malgache de 1947, en passant par Morant Bay et l’indépendance d’Haïti, retour sur 5 épisodes où les opprimés ont inversé le cours de l’histoire.
Un navire tangue au milieu de l’Atlantique. La mer est lourde, l’air saturé de sel et de peur. Dans les cales obscures, des chaînes claquent contre le bois humide, rythmant la respiration difficile de centaines de captifs. Tout semble écrit d’avance : traversée, marché, plantation, mort. Mais soudain, dans l’étouffement, une étincelle surgit. Une main qui se tend, une voix qui murmure, un plan qui s’esquisse. Là, sous les planches du navire négrier, naît l’idée d’un renversement.
L’histoire coloniale a trop souvent été racontée comme un récit à sens unique : celui de l’Europe imposant sa loi par les armes, la traite et la colonisation réduisant l’Afrique et ses descendants à l’impuissance. Pourtant, il existe une autre mémoire, tissée d’actes de refus, de vengeance et de représailles. Elle dit que les Noirs n’ont jamais été des victimes passives : ils ont frappé, parfois avec une violence égale à celle qu’ils subissaient, rappelant aux empires que l’oppression a toujours un prix.
C’est cette face occultée de l’histoire que nous revisitons ici : 5 épisodes où la rétribution noire s’est exprimée dans le sang, les flammes et la mémoire. De la cale d’un navire négrier à l’insurrection d’Haïti, des révoltes de Jamaïque aux soulèvements de Madagascar, chaque acte raconte la même vérité : face à l’oppression européenne, les peuples noirs ont répondu, non par des prières seulement, mais aussi par des représailles implacables.
I. Le massacre du navire Marlborough (1752, Atlantique)
Au XVIIIᵉ siècle, l’Atlantique n’est pas seulement une mer de commerce, mais un cimetière en devenir. Sur les routes triangulaires, des centaines de navires comme le Marlborough transportent leur cargaison humaine : des hommes, des femmes, des enfants arrachés à l’Afrique de l’Ouest, entassés à fond de cale, réduits à l’état de marchandise. Les registres parlent de “têtes de nègres” ou de “pièces d’Inde”, mais derrière ces chiffres se cachent des vies, des regards, des rancunes.
En 1752, alors que le Marlborough fend l’océan, un complot se trame sous le bois humide des ponts inférieurs. Les captifs, malgré la faim, la soif et les fers, conservent une arme invincible : la volonté de ne pas mourir esclaves. Un soir, dans le vacarme des vagues et des chaînes, la mutinerie éclate. Les prisonniers se libèrent, attaquent l’équipage, et transforment la cale en champ de bataille.
Les marins britanniques sont surpris par la fureur de ceux qu’ils croyaient brisés. Sabres saisis, armes retournées contre leurs maîtres, le sang coule sur les planches. Les cris se mêlent au bruit des lames et des corps jetés par-dessus bord. Le navire négrier devient l’instrument d’une justice brutale : rendre la mort aux bourreaux, faire du Marlborough non plus un vaisseau de commerce, mais un cercueil flottant pour ses oppresseurs.
L’épisode choque profondément les armateurs et négociants européens. La possibilité d’une révolte, toujours redoutée, se matérialise avec violence. Dans les ports de Bristol ou de Liverpool, les propriétaires de navires exigent plus de discipline : renforts militaires à bord, fers plus lourds, surveillance accrue. Mais la peur ne s’efface pas. Chaque traversée devient hantée par l’idée que les cales pourraient, à tout moment, se transformer en champ de vengeance.
Le massacre du Marlborough n’est pas isolé : il s’inscrit dans une série de mutineries qui jalonnent la traite atlantique, preuves irréfutables que les captifs refusaient leur destin imposé. Si les archives coloniales en minimisent souvent l’ampleur, la mémoire orale africaine et caribéenne conserve le souvenir d’hommes et de femmes qui choisirent le feu et le sang plutôt que la soumission.
II. La révolte malgache (1947, Madagascar)
En 1947, Madagascar n’est pas une île libre mais une colonie sous le joug français. Depuis plus d’un demi-siècle, les terres les plus fertiles ont été confisquées pour l’agriculture coloniale, les populations soumises à l’impôt de capitation, et la culture malgache reléguée au rang de folklore exotique. À cela s’ajoute la frustration des anciens combattants malgaches revenus de la Seconde Guerre mondiale : ils ont versé leur sang pour libérer la France, mais sur leur propre sol, on leur refuse jusqu’au droit de disposer d’eux-mêmes.
Dans la nuit du 29 mars 1947, l’étincelle jaillit. Dans l’est de l’île, puis sur les Hautes Terres, des groupes de militants et de paysans armés de sagaies, de machettes, de quelques fusils, lancent l’insurrection. Des colons sont attaqués, des garnisons prises d’assaut, des villages européens incendiés. Pour beaucoup, c’est une revanche brutale : la rétribution directe contre un système colonial vécu comme une humiliation permanente.
Les premiers succès, spectaculaires, plongent les autorités françaises dans la panique. Mais très vite, la répression s’abat avec une férocité inouïe. L’armée coloniale déploie troupes, blindés et aviation. Les villages suspects sont brûlés, des prisonniers exécutés sommairement, des populations entières soumises à la torture. Les bombardements aveugles visent à briser toute velléité de résistance. Le bilan est terrible : entre 80 000 et 100 000 Malgaches tués selon les estimations, soit près de 10 % de la population de l’époque.
Pour Paris, il s’agit de rappeler que l’ordre colonial ne souffre aucune contestation. Mais pour Madagascar, le souvenir de 1947 devient fondateur. L’insurrection, même écrasée dans le sang, entre dans la mémoire collective comme le premier grand cri moderne de révolte contre la domination française. Les récits populaires gardent l’image des villages qui se soulèvent, des jeunes qui choisissent la mort plutôt que l’humiliation.
En 1960, quand Madagascar accède à l’indépendance, la révolte de 1947 est célébrée comme le prélude sanglant de la liberté retrouvée. Aujourd’hui encore, chaque 29 mars, la mémoire de ces combattants hante et inspire : leur rétribution, tragique mais héroïque, continue de rappeler que l’oppression coloniale n’a jamais été acceptée en silence.
III. L’insurrection de Morant Bay (1865, Jamaïque)
Vingt-sept ans après l’abolition officielle de l’esclavage dans l’Empire britannique, la Jamaïque reste marquée par une fracture raciale abyssale. Les grands planteurs blancs continuent de posséder les meilleures terres, tandis que les anciens esclaves et leurs descendants survivent dans une misère extrême. Les impôts, les restrictions foncières et un système judiciaire ouvertement discriminatoire maintiennent la population noire dans une condition proche de l’asservissement.
Dans ce climat d’injustice, une figure émerge : Paul Bogle, diacre baptiste de Stony Gut, respecté pour son charisme et sa droiture morale. Le 11 octobre 1865, il mène plusieurs centaines de partisans vers la petite ville de Morant Bay, dans la paroisse de St. Thomas. Leur destination : le tribunal, symbole d’une justice coloniale qui condamne les pauvres pour de simples impôts impayés, tout en protégeant les élites blanches.
Lorsque les manifestants affrontent la milice, la tension bascule. Des coups de feu éclatent, plusieurs manifestants tombent. En réponse, la foule envahit le tribunal, met le feu au bâtiment et attaque les représentants coloniaux. Une dizaine d’Européens et de loyalistes y trouvent la mort. Ce n’est pas un déchaînement aveugle, mais une rétribution ciblée : faire payer à un système oppressif son mépris séculaire.
La réaction de l’Empire britannique est implacable. Le gouverneur Edward Eyre ordonne une répression massive. L’armée et la milice parcourent la paroisse, exécutant sommairement des centaines de Noirs, incendiant des maisons, infligeant flagellations et emprisonnements arbitraires. Plus de 400 personnes sont tuées, des centaines d’autres déportées ou condamnées aux travaux forcés. Paul Bogle, arrêté et pendu, devient martyr.
Mais la mémoire de Morant Bay dépasse la brutalité de sa répression. L’insurrection révèle au monde que l’abolition, sans justice sociale ni égalité raciale, n’est qu’une illusion. Elle inscrit Paul Bogle parmi les héros de la résistance noire et inspire, des décennies plus tard, le nationalisme jamaïcain et les mouvements d’émancipation caribéens. Aujourd’hui, son effigie figure sur la monnaie jamaïcaine, rappelant que le combat pour la dignité commença aussi dans les flammes d’un tribunal colonial.
IV. Le massacre du navire Perfect (1773, Gambie)
En 1773, sur les rives du fleuve Gambie, un navire britannique baptisé Perfect lève l’ancre, sa cale remplie de captifs destinés aux plantations du Nouveau Monde. Comme tant d’autres vaisseaux négriers, il représente l’arrogance d’un empire persuadé de sa toute-puissance : la mer comme autoroute de la traite, les cales comme tombeaux flottants. Mais cette fois, le voyage ne suivra pas le script prévu.
À peine engagé dans la traversée, un soulèvement éclate. Les captifs, réduits au silence et à la souffrance, trouvent dans leur nombre et leur désespoir une arme plus forte que les chaînes. La mutinerie est rapide, violente, implacable : les esclaves s’emparent de ce qu’ils peuvent, des outils, des morceaux de fer, retournant contre leurs geôliers la brutalité qu’ils subissaient. L’équipage est débordé, décimé. Les marins qui ne tombent pas sous les coups sont jetés par-dessus bord, avalés par l’océan qu’ils croyaient dominer.
Dans la cale devenue champ de bataille, la rétribution s’exprime avec une intensité totale : l’inversion brutale des rôles. Ceux qui, quelques heures plus tôt, distribuaient la mort et l’humiliation deviennent à leur tour les victimes. Le Perfect, symbole du commerce triangulaire, se transforme en navire de vengeance.
Pourtant, l’histoire du Perfect reste fragmentaire. Les archives coloniales, embarrassées par ce type d’événement, se contentent de mentions laconiques, noyées dans des registres où l’on préfère parler de “perte de cargaison” plutôt que de révolte victorieuse. La mémoire africaine et diasporique, elle, retient ce moment comme une preuve de courage et de dignité.
Ce massacre, comme celui du Marlborough vingt ans plus tôt, rappelle que les cales de l’Atlantique n’étaient pas uniquement des lieux de souffrance, mais aussi des foyers de résistance. Chaque mutinerie, qu’elle soit couronnée de succès ou brisée par la répression, semait une peur sourde chez les armateurs européens : l’idée que leurs navires, instruments de fortune, pouvaient à tout moment devenir leurs tombeaux.
Le 1er janvier 1804, à Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti. Après plus d’une décennie de guerre contre les colons, les armées de Napoléon et les puissances esclavagistes, l’ancienne Saint-Domingue devient la première république noire de l’histoire moderne. Mais cette victoire ne clôt pas le cycle de la violence : elle ouvre au contraire la voie à l’acte de rétribution le plus radical de la période coloniale.
Au cours des mois qui suivent, Dessalines ordonne l’exécution systématique des colons français restés sur l’île, hommes, femmes et parfois enfants. Les massacres se déroulent par vagues, région après région, encadrés par des soldats haïtiens convaincus que l’indépendance ne sera jamais garantie tant que les anciens maîtres fouleront le sol libéré. Dans les plaines et les villes, les plantations et les rues, la revanche se déchaîne : les bourreaux d’hier deviennent les victimes d’aujourd’hui.
Cette rétribution, d’une brutalité extrême, répond à des siècles d’esclavage, de tortures, de viols et de massacres perpétrés par le système colonial. Pour Dessalines, il s’agit moins d’une vengeance personnelle que d’une stratégie politique : anéantir à la racine toute possibilité de reconquête française et sceller l’irréversibilité de l’indépendance. Dans ses propres mots :
“Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes.”
La nouvelle choque l’Europe. La presse française parle de “barbarie”, les chancelleries européennes dénoncent une cruauté insoutenable. Mais ces mêmes nations taisent les millions de morts du commerce triangulaire et des plantations. L’isolement diplomatique d’Haïti s’installe aussitôt : l’île, entourée d’ennemis, devient paria dans l’ordre international.
Pour les Haïtiens cependant, l’année 1804 demeure le moment fondateur d’une souveraineté noire inédite. L’acte de Dessalines, aussi controversé soit-il, affirme une vérité brutale : l’indépendance se paie de sang, et la liberté conquise par des esclaves ne saurait tolérer le retour de leurs maîtres. L’histoire retiendra cet épisode comme une cassure, une rétribution ultime inscrite à la pointe des baïonnettes, qui fit d’Haïti le symbole redouté et admiré des opprimés du monde entier.
Briser le silence de l’histoire
Ces 5 épisodes rappellent une vérité trop souvent effacée des récits officiels : l’histoire coloniale ne fut jamais un monologue dicté par l’Europe, mais un dialogue sanglant, où les opprimés prenaient aussi l’initiative. Dans les cales de l’Atlantique, sur les plaines de Jamaïque, dans les villages malgaches ou les rues d’Haïti, les peuples noirs ont rendu coup pour coup, parfois avec une fureur égale à celle qu’ils subissaient.
Qualifier ces événements de “massacres” sans les replacer dans la longue chaîne des violences systémiques (l’esclavage, la colonisation, le racisme institutionnel) revient à tronquer l’histoire. Chaque acte de rétribution fut d’abord une réponse à des siècles de brutalité. Ce sont les humiliations, les tortures et les spoliations accumulées qui forgèrent ces éclats de vengeance, non une cruauté gratuite.
Reste la question de la mémoire. Dans les manuels scolaires, ces révoltes sont souvent réduites à quelques lignes, quand elles ne sont pas totalement occultées. Dans la tradition orale africaine et diasporique, au contraire, elles vivent encore comme des flammes de dignité. Aujourd’hui, le défi est de les réhabiliter pleinement : non pour les glorifier aveuglément, mais pour comprendre que l’histoire des Noirs face à l’Europe ne fut jamais qu’une suite de soumissions, mais aussi un enchaînement de résistances, de représailles et de conquêtes de liberté.
The W a dévoilé les résultats de ses prix individuels WNBA 2025 et voici les principaux gagnants et ce que cela reflète.
MVP & Défense
Most Valuable Player (MVP) : A’ja Wilson (Las Vegas Aces) remporte son quatrième titre de MVP, un record dans l’histoire de la ligue.
Queen A’ja Wilson historique 4x MVP de la WNBA en route pour être la plus grande joueuse de l’histoire du basketball féminin
Defensive Player of the Year (co-lauréate) : A’ja Wilson partage ce titre avec Alanna Smith.
Le fait que Wilson domine les deux catégories (offensivement et défensivement) souligne à quel point elle a incarné cette saison l’équilibre et l’empreinte sur le jeu.
Rookie, progression et banc
Rookie of the Year : Paige Bueckers (Dallas Wings) s’impose avec 70 votes sur 72.
Most Improved Player (Joueuse ayant le plus progressé) : Veronica Burton (Golden State Valkyries) a remporté ce prix.
Veronica Burton, coéquipière d’Iliana Rupert aux Golden State Valkyries
Sixth Player of the Year (meilleure joueuse venant du banc) : Naz Hillmon (Atlanta Dream) avec 44 des 72 votes. À noter que notre jeune Dominique Malonga a obtenue une voix.
Autres distinctions marquantes
Peak Performers (meilleures statistiques de la saison)
Points : A’ja Wilson (23,4 pts en moyenne)
Rebonds : Angel Reese (Chicago Sky)
Passes : Alyssa Thomas (Phoenix Mercury)
Coach of the Year : Natalie Nakase (Golden State Valkyries)
Kim Perrot Sportsmanship Award : Nneka Ogwumike (Seattle Storm)
Executive of the Year : Dan Padover (Atlanta Dream)
Dawn Staley Community Leadership Award : Tina Charles (Connecticut Sun)
Ce que cela dit de la saison 2025
La domination d’A’ja Wilson est indiscutable : non seulement elle gagne le MVP, mais aussi le titre défensif, et elle mène les statistiques de points. Elle incarne le joueur complet que la ligue valorise. Elle obtient tout de même deux prix individuels WNBA 2025.
Le fait qu’elle soit aussi co-lauréate de la Défense montre que le jeu moderne exige des stars qu’elles soient efficaces des deux côtés du terrain.
Le prix de Rookie pour Bueckers confirme qu’elle a réussi une transition très forte vers le niveau professionnel.
La reconnaissance de joueurs comme Hillmon (Sixth Player) ou Burton (Most Improved) met en lumière l’importance du banc et de la progression individuelle au sein d’équipes souvent très compétitives.
Enfin, les prix « hors terrain » (Fair-play, engagement communautaire, direction) rappellent que la WNBA valorise aussi le rôle social et collectif autour du jeu.
Résumé : la belle année rookie de Dominique Malonga
Lors d’un match en juillet à Chicago, le Seattle Storm s’impose largement (95-57). Entrée en cours de partie, Dominique Malonga, rookie de 19 ans, marque 14 points (6/9) et prend 10 rebonds : son premier double-double, et elle devient la plus jeune joueuse de l’histoire à cumuler 100 points et 100 rebonds.
Avant cet éclat, son temps de jeu était modeste : environ 9 minutes par match, pour 4,1 points et 2,9 rebonds.
Mais après ce match, son rôle change : sur les 17 matchs suivants, elle joue ~20,6 minutes en moyenne, avec 12,5 points (à 59,5 % de réussite), 6,6 rebonds et 1,2 contre.
Elle réalise ensuite deux matchs consécutifs en double-double : 22 pts + 12 rbds à Las Vegas, puis 20 pts + 11 rbds à Los Angeles. Pour l’un de ces matchs, elle devient la première rookie à réussir un double-double et shooter à plus de 70 % (72,7 % puis 75 %).
Le staff et ses coéquipiers soulignent sa progression rapide, sa simplicité dans le jeu, et sa capacité à exécuter ce qu’on lui demande — finir dans la peinture, prendre les rebonds, poser des écrans — tout en gagnant la confiance de l’équipe. storm.wnba.com
« Ayiti », « Hayti », « Haïti » : trois écritures, trois histoires. Du mot taïno des Arawaks à l’Acte d’indépendance de 1804, jusqu’aux constitutions modernes, le nom du pays reflète ses héritages, ses luttes et ses identités multiples. Faut-il choisir entre elles, ou les voir comme les strates d’une même mémoire ?
« Nommer la liberté »
Dans une salle d’archives à Port-au-Prince, une feuille fragile, tachée d’encre et de temps, porte encore une proclamation en lettres majuscules : « Hayti ». C’est le 1er janvier 1804, l’Acte de l’indépendance, premier souffle de la République noire. Deux siècles plus tard, dans un décret officiel du gouvernement haïtien, on lit une autre orthographe : « Haïti » en français, « Ayiti » en créole. Trois graphies, trois époques, trois récits pour un même pays.
Cette simple variation interroge. Qu’est-ce qui fait autorité pour nommer une nation ? Est-ce la langue des ancêtres amérindiens, qui appelaient l’île « Ayiti », terre montagneuse ? Est-ce l’acte fondateur de Dessalines, où les vainqueurs de Napoléon ont choisi d’écrire « Hayti » ? Ou bien la norme administrative contemporaine, qui impose « Haïti » dans les documents en français et « Ayiti » en créole ?
Pour répondre, il faut suivre trois fils entremêlés. D’abord, le temps long, celui de l’étymologie et des peuples premiers. Ensuite, le temps fondateur, celui de la Révolution de 1804 et des premières décennies indépendantes. Enfin, le temps normatif, celui des constitutions, des circulaires, mais aussi des usages militants et diasporiques qui, encore aujourd’hui, font osciller le nom du pays entre trois écritures.
La matrice amérindienne
Bien avant l’arrivée des caravelles de Christophe Colomb, l’île qui deviendra Hispaniola avait déjà un nom. Les peuples Taïno-Arawak, qui occupaient l’espace insulaire, la désignaient par un mot simple et poétique : « Ayiti », la « terre montagneuse ». Ce toponyme n’était pas une abstraction : il disait la réalité d’un relief accidenté, avec des chaînes escarpées qui dominent encore aujourd’hui le paysage de l’actuelle Haïti. Pour les insulaires, nommer, c’était déjà donner une identité à leur territoire.
Les chroniqueurs espagnols rapportent aussi d’autres appellations. Certains villages évoquent « Bohio », terme associé à la « grande maison » ou au « foyer », que l’on retrouve dans la toponymie cubaine. D’autres voyageurs parlent de « Quisqueya », traduit comme la « grande terre ». Ces noms circulent, parfois interchangeables, selon les communautés et les zones géographiques de l’île. Leur coexistence rappelle que le langage des Taïnos était riche, varié, et portait des dimensions à la fois pratiques et spirituelles.
Sur une carte contemporaine, la pertinence d’« Ayiti » saute aux yeux : les hautes chaînes du Massif de la Selle et de la Hotte, le massif du Nord, dessinent une géographie où montagnes et vallées structurent la vie humaine. Les Taïnos ne parlaient pas en poètes : ils disaient littéralement leur monde.
Avec l’arrivée des Espagnols, le mot « Ayiti » passe de l’oralité autochtone à l’écriture coloniale. Ce glissement entraîne déjà des déformations. Les chroniqueurs espagnols notent tantôt « Haití », tantôt « Ayti », tantôt encore « Aiti ». L’alphabet latin, dépourvu de convention claire pour transcrire le y et les voyelles nasalisées, impose une graphie fluctuante.
Les Français, qui s’installent à l’Ouest de l’île à partir du XVIIᵉ siècle, reprennent ces hésitations. Dans certains récits de missionnaires, on trouve « Hayti », ailleurs « Haity ». Les accents graphiques, introduits tardivement, traduisent moins une fidélité au son originel qu’un effort de normalisation par des typographes européens.
Ainsi, avant même Dessalines, le nom de l’île existait déjà sous plusieurs formes. Chaque orthographe est le fruit d’un passage culturel : de la bouche taïno à la plume espagnole, puis au style français. En filigrane, la pluralité des écritures annonce déjà les tensions futures autour du nom de la première République noire.
L’orthographe des actes fondateurs (1804–début XIXe siècle)
Le 1er janvier 1804, à Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance. Dans le texte fondateur, copié à la hâte mais soigneusement scellé, apparaît un nom qui fera date « Hayti ». C’est la première fois que l’île, jusqu’alors « Saint-Domingue » pour les colons français, s’affirme sous cette graphie nouvelle.
Le document original a longtemps été perdu de vue, jusqu’à ce qu’en 2010, l’historienne Julia Gaffield redécouvre un exemplaire conservé en Jamaïque. Dans ses photos, le mot « Hayti » se distingue nettement. D’autres copies, envoyées aux chancelleries étrangères pour légitimer la jeune nation, confirment ce choix graphique. Ce n’est donc pas une fantaisie d’un copiste : c’est bien le sceau officiel de l’indépendance.
Dans les deux premières années du nouvel État, le terme « Hayti » s’impose. On le retrouve sur les proclamations de Dessalines, dans les correspondances diplomatiques, sur certains sceaux officiels et même sur des monnaies frappées à l’effigie du nouvel empire. Les gazettes imprimées au Cap-Haïtien ou à Port-au-Prince reprennent cette orthographe, qui devient une sorte de bannière identitaire.
La continuité est assurée au-delà de Dessalines. Pétion, chef républicain, et Christophe, futur roi du Nord, utilisent eux aussi « Hayti » dans les actes officiels qu’ils signent avant la fracture politique de 1806. C’est donc l’orthographe dominante des premières années indépendantes, du Sud au Nord, des républicains aux monarchistes.
Pourquoi cette graphie avec un y ? Plusieurs hypothèses existent. Les paléographes rappellent que les typographes français et espagnols du XVIIIᵉ siècle alternaient entre i et y pour transcrire les sons des langues amérindiennes. Dans les ateliers d’impression, « Hayti » apparaissait donc comme un compromis acceptable entre fidélité phonétique et usage européen.
Mais la fonction politique est peut-être plus décisive. En inscrivant « Hayti » dans l’acte fondateur, Dessalines et ses pairs affirmaient une rupture nette avec “Saint-Domingue”, nom colonial, tout en refusant de franciser trop fortement la racine autochtone. « Hayti » devenait un pont : assez différent du français pour incarner la nouveauté, assez proche pour circuler dans les chancelleries étrangères.
Certaines explications plus fantaisistes avancent que « Hayti » refléterait une étymologie cachée (« terre des femmes » ou autres constructions symboliques). Mais les sources directes manquent. Ce qui est certain, c’est que le choix de 1804 fut conscient, politique et symbolique. L’orthographe « Hayti » est la signature de la naissance d’une nation noire libre.
L’orthographe d’État en français
Au fil du XIXᵉ siècle, une nouvelle orthographe s’impose : « Haïti », avec un tréma sur le i. Ce choix n’est pas anodin : il correspond à la volonté des imprimeurs et des académies françaises de fixer une norme stable et lisible. Le tréma indique que les deux voyelles (a et i) doivent être prononcées séparément, évitant de dire « Hèti » ou « Éti ».
Les traités internationaux, les cartes géographiques produites en Europe et les publications scientifiques adoptent rapidement cette graphie. Dans les chancelleries francophones, « Haïti » devient l’usage officiel. Peu à peu, cette forme supplante « Hayti » dans la presse, les atlas et les archives diplomatiques.
La normalisation est aussi portée par le prestige des académies françaises, dont les dictionnaires imposent leur autorité. L’écriture « Haïti » s’inscrit donc dans une histoire plus large : celle de la francisation progressive des noms exotiques, pour les adapter aux règles de typographie et de prononciation françaises.
Aujourd’hui, la règle est claire. Dans tous les documents officiels rédigés en français, l’État haïtien écrit « Haïti ». On retrouve cette graphie dans les constitutions, les lois, les décrets et les circulaires. En revanche, lorsqu’un document est rédigé en créole, c’est la graphie « Ayiti » qui prévaut.
Ce bilinguisme reflète la cohabitation de deux langues officielles depuis la Constitution de 1987 : le français, langue héritée de la colonisation mais dominante dans l’administration ; et le créole, langue nationale et populaire, qui a gagné son statut officiel après une longue lutte.
Ainsi, « Haïti » est l’orthographe de l’État quand il s’exprime en français. Elle garantit une continuité diplomatique et une lisibilité internationale, tout en coexistant avec « Ayiti », qui domine dans l’espace créolophone.
Le tréma sur le i est une particularité du français. Dans les autres langues, il disparaît ou se transforme. En espagnol, l’île est « Haití », avec un accent aigu sur le i. En anglais, on lit « Haiti », sans accent ni tréma. En créole, c’est « Ayiti », respectant la phonétique locale.
Cette diversité reflète l’histoire coloniale et diplomatique du pays. Selon la langue, le même territoire change de visage graphique. Dans un rapport de l’ONU, par exemple, on peut lire côte à côte « Haïti » (en français), « Haiti » (en anglais) et « Haití » (en espagnol).
Cette pluralité linguistique ne fait pas disparaître la question centrale : quelle orthographe exprime le mieux l’identité du pays ? Pour l’État, la réponse est pragmatique : chaque langue a sa norme, et « Haïti » reste celle du français administratif.
« Ayiti » aujourd’hui
Au XXᵉ siècle, la question de l’orthographe du créole haïtien devient centrale. Pendant longtemps, chaque écrivain notait le créole selon ses propres intuitions, souvent avec l’alphabet français comme modèle. Mais dès les années 1940, des linguistes et pédagogues lancent un effort de normalisation. Cet effort aboutit, après plusieurs réformes, à une orthographe officielle du kreyòl, fixée dans les années 1970–1980.
Dans ce système, le nom du pays est écrit « Ayiti », fidèle à la phonétique créole et à la racine amérindienne. Depuis la Constitution de 1987, qui reconnaît le créole comme langue co-officielle aux côtés du français, on distingue clairement deux appellations :
« République d’Haïti » dans les textes rédigés en français ;
« Repiblik Ayiti » dans les textes rédigés en créole.
Cette cohabitation fait que les deux graphies circulent dans les documents d’État, selon la langue employée. La République d’Haïti et la Repiblik Ayiti sont une seule et même entité politique, mais reflétée dans deux langues et deux traditions orthographiques.
Au-delà de la norme administrative, « Ayiti » est devenu un emblème culturel et identitaire. De nombreux écrivains, journalistes, universitaires et artistes choisissent volontairement de l’employer, même dans des textes écrits en français. Ce geste n’est pas seulement linguistique : il exprime une volonté de centrer l’afrocréolité, de donner visibilité à la langue du peuple, et de décoloniser l’écrit.
Ainsi, certains chercheurs comme Iléus Papillon revendiquent systématiquement « Hayti », en hommage aux ancêtres révolutionnaires, tandis que des historiennes comme Bayyinah Bello adoptent « Ayiti », pour rappeler le lien aux Arawaks et à la profondeur autochtone. Dans la presse indépendante, on trouve également des rédactions qui utilisent « Ayiti » comme marque de positionnement culturel, pour se démarquer de la tradition française.
Dans la chanson, la poésie et le théâtre créole, « Ayiti » s’impose naturellement. Il ne s’agit pas d’un effet de style, mais d’une affirmation : le pays doit être nommé dans la langue de ses enfants.
Aujourd’hui, trois logiques s’affrontent ; ou plutôt coexistent :
L’argument patrimonial : pour les partisans de « Hayti », la fidélité aux pères fondateurs de 1804 est essentielle. Abandonner cette graphie serait, selon eux, une trahison symbolique de Dessalines et de l’Acte d’indépendance.
L’argument linguistique : pour les promoteurs de « Ayiti », l’essentiel est de refléter le créole tel qu’il se parle et s’écrit aujourd’hui. Le nom doit sonner vrai pour la majorité de la population, non pour les chancelleries.
L’argument normatif : pour l’administration et la diplomatie, « Haïti » reste indispensable. C’est l’orthographe reconnue internationalement en français, celle qui assure la lisibilité des traités et des relations officielles.
En réalité, peu de pays cumulent ainsi trois graphies concurrentes pour un seul nom. Cette pluralité est à la fois source de débats passionnés et richesse historique. Chaque orthographe porte une mémoire, un héritage, un choix de société.
Trois écritures, une même nation
Nommer un pays, ce n’est pas un simple exercice d’orthographe. C’est un acte de mémoire, de pouvoir et de projection. En trois graphies, l’histoire d’Haïti se dévoile comme une fresque. « Ayiti » raconte l’ancien temps, celui des Taïnos, des montagnes et de la terre originelle. « Hayti » incarne l’instant fondateur, le 1er janvier 1804, quand Dessalines et ses pairs ont choisi un nom qui rompait avec Saint-Domingue et affirmait une liberté conquise dans le sang. « Haïti », enfin, représente la normalisation moderne, l’inscription du pays dans l’ordre diplomatique et administratif du monde francophone.
Ces trois écritures ne s’excluent pas : elles se répondent, elles se complètent. Elles disent les couches successives d’une identité complexe (amérindienne, africaine, créole, européenne) qui font de l’île un carrefour de mémoires et de luttes. Là où certains voient une confusion, on peut lire une richesse : Haïti est l’un des rares États dont le nom vit simultanément dans plusieurs orthographes, chacune légitime dans son contexte.
En fin de compte, l’enjeu n’est peut-être pas de trancher entre Ayiti, Hayti ou Haïti, mais de comprendre ce que chacune de ces formes raconte : la profondeur des racines, la force du geste fondateur, la nécessité de la reconnaissance internationale. Trois noms pour une seule nation, trois écritures pour une même liberté.
Souvent méconnue, l’expansion bantoue fut le plus grand bouleversement démographique de l’Afrique précoloniale. Sur plusieurs millénaires, des communautés parties des grassfields (Nigeria-Cameroun) ont façonné le visage linguistique, génétique et culturel de l’Afrique subsaharienne. Une conquête silencieuse, sans empire ni chroniqueurs, mais dont les traces marquent encore l’histoire des peuples africains.
QUAND LA FÔRET SE MIT À PARLER BANTOU
« Il ne faut jamais confondre silence des sources et inexistence des faits. »
Cette maxime, qui sonne comme une gifle infligée à la paresse intellectuelle, résume parfaitement le défi posé par l’étude de l’expansion bantoue ; un phénomène aussi massif qu’ignoré, aussi décisif qu’invisible dans la mémoire collective africaine.
Car c’est bien là l’un des paradoxes de l’histoire continentale : le plus vaste mouvement migratoire de la préhistoire africaine, étalé sur plusieurs millénaires, ayant façonné la quasi-totalité de l’Afrique subsaharienne, s’est accompli sans tambours ni chroniqueurs, en silence, loin des regards des scribes et des conquérants. Pourtant, de l’Atlantique au lac Victoria, du Congo aux savanes du Limpopo, les traces sont là ; dans les langues, les gènes, la poterie, le lexique agricole, et jusqu’aux structures sociales encore visibles aujourd’hui.
L’expansion bantoue, initiée probablement autour de 3000 av. J.-C. dans les grassfields à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun, ne saurait être réduite à une simple migration. Il s’agit d’un réagencement civilisationnel de fond, qui a lentement mais sûrement redessiné la carte humaine de l’Afrique centrale, orientale et australe. D’où viennent ces Bantous ? Comment se sont-ils déplacés ? Par quelles voies ? Avec quelles technologies, quelles logiques démographiques, quels chocs culturels ? Ont-ils conquis ou absorbé ? Et surtout : pourquoi si peu d’attention a-t-on porté à ce phénomène fondamental ?
Pour répondre à ces interrogations, il convient de croiser les disciplines, comme on croise les sources : linguistique comparative, archéologie, paléogénétique, ethnologie, glottochronologie… Chaque science apporte une pièce au puzzle, chaque discipline corrige ou affine l’autre. C’est cette approche pluridisciplinaire que nous mobiliserons ici, en quête d’une relecture critique, exhaustive et contextualisée de cette épopée sans armée, sans ville, mais non sans conséquences.
UNE ORIGINE DANS LES GRASSFIELDS (NIGERIA-CAMEROUN)
Le phénomène bantou ne s’est pas laissé surprendre par les archéologues ; ce sont d’abord les linguistes qui en ont pressenti la profondeur. En 1859, le philologue Wilhelm Bleek forge le terme « Bantou », mot-valise issu du radical commun ba- (pluriel) et -ntu (être humain), présent dans une large constellation de langues parlées à travers l’Afrique subéquatoriale. Une intuition confirmée et formalisée par Carl Meinhof dès 1907, qui parvient à reconstruire les fondements d’une langue-mère hypothétique, le proto-bantou.
Ce regroupement linguistique n’est pas anecdotique : plus de 400 langues aujourd’hui disséminées sur un tiers du continent africain partagent une morphologie et un lexique suffisamment proches pour établir une origine commune. Ce faisceau de convergences linguistiques s’inscrit dans la famille nigéro-congolaise, plus précisément dans sa branche bénoué-congolaise, dont les langues bantoues forment le rameau méridional.
La glottochronologie, cette méthode de datation linguistique fondée sur la déperdition lexicale moyenne, situe l’émergence de cette proto-langue bantoue vers 3000 avant notre ère. C’est à cette époque qu’une population relativement homogène, implantée dans les hauteurs des grassfields (région montagneuse au carrefour du sud-est nigérian et de l’ouest camerounais), amorce un processus de différenciation dialectale ; préambule linguistique à un déplacement physique de grande ampleur.
Si les mots précèdent les pas, les pas laissent pourtant des traces. Les fouilles archéologiques dans les grassfields confirment un mouvement humain ancien, probablement lié à l’arrivée de populations venues du nord, chassées par un changement climatique majeur : la détérioration progressive du Sahel au IIIe millénaire av. J.-C.
Dans ces hautes terres boisées, on retrouve microlithes, poteries rudimentaires, et surtout les signes d’une agriculture précoce. Ces sociétés n’étaient ni chasseurs-cueilleurs, ni sédentaires au sens classique : elles pratiquaient une forme d’agriculture itinérante, combinant cultures vivrières et déplacements cycliques.
Ce mode de vie semi-nomade est souvent négligé dans les grilles de lecture européennes, trop souvent centrées sur les fixités urbaines comme critère de civilisation. Pourtant, dans les conditions écologiques du golfe de Guinée, la mobilité est adaptation, non régression.
L’un des moteurs silencieux de l’expansion bantoue, c’est la logique propre de l’agriculture tropicale. Ce n’est pas la guerre qui pousse les peuples à se déplacer, mais la pression démographique induite par l’augmentation de la productivité agricole. À chaque cycle, les sols se fatiguent, les rendements baissent, les familles grandissent ; alors on se déplace.
Ce mode de culture sur brûlis, appelé aussi agriculture itinérante, implique un renouvellement constant des terres cultivées. Le paysage se transforme, la forêt recule, et les groupes humains avancent, souvent par petits noyaux familiaux, sans rupture brutale mais avec constance.
À ce stade, il est crucial de souligner que la métallurgie du fer n’est pas encore maîtrisée par ces populations. Contrairement à une thèse désormais abandonnée, les premiers migrants bantous ne transportaient pas le secret du métal avec eux. Ce savoir ne s’ajoutera à leur arsenal qu’un millénaire plus tard, bien plus à l’est, dans la région des Grands Lacs.
LA PREMIÈRE VAGUE MIGRATOIRE (3000 – 1000 av. J.-C.)
L’expansion bantoue n’a pas l’allure d’une razzia ou d’un exode spectaculaire : elle s’apparente davantage à une sève souterraine qui irrigue progressivement le continent. Depuis les grassfields, deux axes majeurs émergent.
La première direction, vers le sud-ouest, suit les côtes atlantiques du Gabon, du Congo et de l’actuel Angola. Le long de ces rivages humides, les migrants bantous empruntent des corridors naturels (fleuves, estuaires, plateaux forestiers) propices à la dispersion lente mais régulière. La forêt équatoriale, à cette époque, amorce une phase de rétraction, facilitant son franchissement.
Simultanément, un second flux glisse vers l’est, en direction du bassin du Congo, puis atteint les hautes terres des Grands Lacs africains. Ces espaces offraient un double avantage : densité hydrique élevée et terres arables, idéales pour les cultures vivrières. À la faveur de cette poussée discrète, les Bantous jettent les bases d’un peuplement qui, mille ans plus tard, couvrira une immense zone du continent.
On aurait tort d’imaginer ces mouvements comme ceux d’un peuple cohérent, mené par une volonté hégémonique. La réalité est plus prosaïque : ce sont des micro-migrations successives, déclenchées par la saturation des sols et la croissance démographique.
Les chercheurs parlent ici d’un modèle en « taches d’huile » : de petits groupes se détachent du noyau d’origine, s’implantent sur des zones fertiles, puis de nouveaux sous-groupes en émergent pour coloniser les marges adjacentes. Ce mode de propagation épouse les lignes fluviales (véritables autoroutes naturelles) et suit un tempo lent, mais inexorable.
L’élément clé de cette conquête agricole silencieuse ? Une révolution botanique venue de loin : dès 3000 av. J.-C., les Bantous intègrent dans leur arsenal des plantes exogènes telles que la banane plantain, le taro ou l’igname aquatique, introduites en Afrique par des navigateurs austronésiens via Madagascar. Ces espèces, parfaitement adaptées aux climats tropicaux, permettent non seulement de pénétrer la forêt dense, mais aussi de soutenir une croissance démographique accélérée ; condition sine qua non d’une expansion durable.
Mais l’Afrique n’était pas vide. À mesure qu’ils avancent, les Bantous croisent la route de populations plus anciennes : les Pygmées d’Afrique centrale et les Khoïsans du sud. Ces groupes, chasseurs-cueilleurs pour l’essentiel, se caractérisent par des traditions orales, des pratiques religieuses animistes et, sur le plan génétique, par la présence d’un haplogroupe mitochondrial ancestral (L0), marqueur d’une lignée humaine parmi les plus anciennes au monde.
La rencontre ne fut pas un choc frontal, mais une lente osmose conflictuelle. Dans certaines régions, les peuples autochtones sont absorbés linguistiquement et culturellement ; dans d’autres, ils sont repoussés vers des zones moins hospitalières, notamment les régions arides du Kalahari. Les études génétiques menées dans des zones comme la province de Cabinda révèlent un phénomène troublant : l’absence totale de l’haplogroupe L0 dans les populations actuelles, remplacé par des lignées originaires d’Afrique de l’Ouest ; preuve d’un effacement génétique massif, particulièrement du côté maternel.
L’expansion bantoue n’a donc pas seulement modifié les cartes : elle a redessiné les génomes.
TECHNOLOGIE, LANGUE ET GÈNES
Longtemps, on a cru (par projection anachronique) que les premiers migrants bantous maîtrisaient le fer dès leur départ des grassfields. Or, cette hypothèse, aujourd’hui abandonnée, relevait davantage de l’idéologie diffusionniste que de la réalité archéologique. La métallurgie du fer n’accompagne pas les premiers déplacements : elle s’y greffe tardivement, dans un second temps.
C’est aux alentours de 1000 av. J.-C., dans la région des Grands Lacs d’Afrique de l’Est, que les Bantous découvrent, probablement au contact de populations locales ou voisines, les rudiments de cette technologie transformatrice. Le site d’Urewe, au Kenya, offre les premières attestations conjointes de céramique sophistiquée et de travail du fer, marquant un tournant technologique crucial.
Dès lors, l’expansion prend une nouvelle forme : les outils en fer permettent de mieux défricher les terres, d’élargir les zones cultivables, d’augmenter les surplus agricoles ; et donc d’accentuer la pression démographique qui pousse toujours plus loin les frontières de l’occupation humaine. Métal, poterie, et sémantique agricole deviennent indissociables.
La langue dit ce que la génétique confirme. À mesure que la recherche en génétique des populations progresse, le phénomène bantou cesse d’être une abstraction linguistique pour devenir un objet de science dure.
Les études génomiques menées au cours des deux dernières décennies révèlent une constante : les Bantous d’Afrique centrale, orientale et australe partagent une signature génétique commune, issue de populations ouest-africaines originaires des grassfields. Que ce soit à travers l’ADN nucléaire, l’ADN mitochondrial ou les marqueurs du chromosome Y, on observe une homogénéité génétique frappante, notamment du côté paternel, ce qui suggère une expansion fortement patrilinéaire.
Encore plus révélateur : l’effacement progressif, voire total, des haplogroupes féminins autochtones (tels que L0) dans les régions touchées par l’expansion. Cela trahit non pas une assimilation réciproque, mais une substitution génétique, souvent passée sous silence dans les lectures afrocentristes apologétiques. L’expansion bantoue, pour être pacifique dans sa forme, n’en fut pas moins radicale dans ses effets biologiques.
Il est tentant (et faux) d’associer la diffusion linguistique à une unité civilisationnelle. Le terme « bantou », rappelons-le, ne désigne qu’une famille de langues, et non un peuple, une culture ou une identité partagée. L’unité linguistique masque une diversité culturelle profonde, tant dans les pratiques religieuses que dans les structures sociales.
Et pourtant, la langue bantoue fonctionne comme un ciment migratoire. Son architecture (notamment le système de classes nominales, la relative invariabilité des racines verbales, et la prédominance de l’usage des auxiliaires pour le temps et le mode) permet une très grande souplesse d’adaptation, tout en conservant une logique structurale stable.
Ce paradoxe est au cœur de l’expansion : une langue qui s’étend sans État, un idiome qui unifie sans homogénéiser, une logique syntaxique stable dans un monde de pratiques mouvantes.
CONQUÊTES SILENCIEUSES ET EFFONDREMENTS DÉMOGRAPHIQUES (0 – 600 ap. J.-C.)
Au début de notre ère, l’expansion bantoue franchit un seuil géographique décisif : les pionniers atteignent l’Afrique australe. Vers 300 ap. J.-C., des communautés bantouphones apparaissent dans la région du KwaZulu-Natal, puis progressent vers le Limpopo, où elles s’installent dès 500 ap. J.-C. Le cœur historique du monde zoulou, plus tard militarisé par Chaka, s’enracine donc dans ce lent processus de colonisation agricole.
Mais il ne s’agit pas d’une expansion uniforme : elle épouse les contraintes écologiques. La savane ouverte, avec ses sols fertiles, se prête mieux à la culture et à l’élevage que la forêt équatoriale dense, qui avait ralenti la progression dans le bassin du Congo. Les Bantous savent s’adapter : en terrain ouvert, ils développent un agropastoralisme mixte ; en zone boisée, ils intensifient les cultures de racines et de bananiers plantains. Chaque écosystème impose ses règles ; chaque société en tire un mode de vie.
Et puis, brusquement, le silence. Entre 400 et 600 ap. J.-C., les marqueurs archéologiques se raréfient. Les sites se vident. Les habitats se contractent. C’est une éclipse démographique, mal documentée, mais désormais confirmée par des études paléoenvironnementales. Que s’est-il passé ?
Les hypothèses abondent, sans se contredire nécessairement. Certains chercheurs évoquent une épidémie prolongée, dont les effets auraient ravagé des populations insuffisamment immunisées. D’autres pointent des changements climatiques, notamment un reverdissement rapide qui aurait désorganisé les cycles agricoles en favorisant la prolifération de pathogènes ou de parasites agricoles.
Le fait est là : un recul brutal des implantations humaines, visible dans l’archéologie du bassin congolais. Le terme employé est parlant : désertification archéologique. Non pas absence de vie, mais retrait des signes visibles d’organisation humaine. Il ne s’agit pas d’une disparition, mais d’un repli ; temporaire.
Ce vide relatif est suivi, au cours des siècles suivants, d’un rebond démographique. Mais l’expansion reprend sous une forme nouvelle : plus structurée, plus hiérarchisée, moins linéaire. Des groupes auparavant dispersés se regroupent. Des formes élémentaires de pouvoir émergent.
C’est dans ce contexte post-effondrement que naissent les premières proto-chefferies bantoues. Ces entités, parfois éphémères, parfois consolidées, organisent l’accès aux terres, réglementent les cycles agricoles, structurent les rites communautaires. Le pouvoir se territorialise, il ne circule plus seulement avec les groupes. Ce sont les balbutiements de l’État segmentaire africain, fondé non sur un centre impérial, mais sur un maillage de chefferies souples, en réseau.
C’est aussi durant cette période que les premières formes de spécialisation socio-économique se mettent en place : distinction entre cultivateurs, forgerons, pasteurs, devins. Cette différenciation n’implique pas encore de hiérarchie verticale, mais elle prépare le terrain à une complexification politique future, notamment dans les régions des Grands Lacs et du Zambèze, où émergeront plus tard les royaumes du Monomotapa et du Buganda.
NAISSANCE DES ROYAUMES BANTOUSTÈRES
Au croisement du XIIIe et du XVIIe siècle, une nouvelle ère s’ouvre : celle des formations étatiques bantouphones. Loin de la figure erronée du « village africain figé », ces sociétés démontrent leur capacité d’organisation, d’accumulation et de projection du pouvoir. Le cas du Grand Zimbabwe, au cœur de l’actuel Zimbabwe, est emblématique.
Ici, les vestiges en pierre sèche (tours, enceintes, citadelles) témoignent d’une ingénierie sans mortier, mais non sans logique architecturale. Le royaume du Monomotapa, qui contrôle la région, structure son pouvoir autour de trois piliers : la maîtrise des routes commerciales, l’exploitation minière (or, cuivre) et une forme de symbolisme royal fortement ritualisé. Le roi n’est pas seulement chef politique, mais pivot cosmologique ; source de prospérité agricole, santé collective et stabilité sociale.
Contrairement à une lecture coloniale simpliste, ces royaumes ne sont ni dérivés de modèles extérieurs, ni figés dans le temps. Ils sont le produit interne d’une densification démographique, d’une complexification des rapports de production, et d’un contrôle croissant de l’espace. Le politique émerge lorsque le mouvement s’arrête.
Ce qui distingue ces sociétés tardives des phases antérieures, c’est une division plus fine des activités agricoles. Les bananeraies autour du lac Victoria, les cultures céréalières dans les savanes méridionales, et l’élevage pastoral dans les zones semi-arides, participent d’une coévolution entre milieu et société. Le territoire ne subit plus la société : il l’oriente.
Ces spécialisations laissent des traces durables, notamment dans le lexique des langues bantoues, où des termes liés au bétail, aux outils agricoles ou aux types de sols varient selon les zones géographiques. Le langage devient ici archive d’un savoir écologique adapté aux milieux traversés.
Cette agriculture diversifiée n’est pas qu’une réponse aux conditions naturelles : elle est le reflet de stratégies socio-économiques différenciées, où certaines chefferies se spécialisent dans l’élevage, d’autres dans le troc agricole, d’autres encore dans le travail du métal. Un monde segmenté, mais connecté.
À partir du XVe siècle, les Bantous ne sont plus seuls dans leur univers. Le commerce transocéanique (arabe d’abord, portugais ensuite) introduit des dynamiques exogènes qui bouleversent les équilibres internes. Sur la côte swahilie, les marchands omanais échangent ivoire, or et esclaves contre textiles, perles et armes.
Ces échanges ne sont pas à sens unique : ils s’intègrent à des réseaux commerciaux préexistants, déjà bien huilés. Mais ils y injectent de nouveaux rapports de force. Certaines chefferies, devenues relais commerciaux, s’enrichissent ; d’autres, contournées ou déstabilisées, s’effondrent. L’histoire intérieure se reconfigure à l’aune des pressions extérieures.
Et, avec les Européens, vient aussi une marchandisation de la violence : les armes à feu contre captifs, les prémices de la traite négrière. Cette époque est donc celle des ruptures internes et des réorganisations territoriales, où les royaumes bantous doivent s’adapter à une géopolitique naissante, aux confins de l’économie-monde en gestation.
DÉBATS ET CONTROVERSES AUTOUR DE L’EXPANSION BANTOUE
La première controverse (écologique avant d’être historique) tient à une question de temporalité : les Bantous ont-ils profité d’un recul naturel de la forêt équatoriale, ou bien leur agriculture sur brûlis a-t-elle, elle-même, favorisé cette déforestation ? La science reste partagée.
D’un côté, les données paléoenvironnementales suggèrent qu’une période de régression forestière, due à un assèchement climatique holocène, aurait facilité la traversée de la forêt par les premiers migrants. De l’autre, les indices botaniques liés à l’agriculture itinérante et à la céramique révèlent une empreinte anthropique sur l’environnement : les Bantous n’ont pas seulement traversé la forêt, ils l’ont reconfigurée à leur manière.
Il serait naïf d’opposer nature et culture : comme souvent en Afrique précoloniale, l’interaction est dialectique, et l’on doit admettre que l’expansion bantoue a été autant aidée par la forêt qu’elle a contribué à la transformer.
Deuxième débat, plus idéologique celui-là : l’expansion bantoue fut-elle un mouvement d’intégration douce ou une entreprise d’éradication silencieuse ? L’orthodoxie académique a longtemps penché pour la version pacifique : des migrants cultivés, pacifiques, qui cohabitent avec les autochtones. Cette lecture, rassurante, est aujourd’hui nuancée ; voire contredite.
Les analyses génétiques parlent d’un remplacement massif, notamment du côté maternel. Les haplogroupes autochtones ont disparu de nombreuses régions ; les langues originelles, elles aussi, ont été éradiquées ou marginalisées. L’archéologie révèle peu de traces de coexistence durable. Cela ne signifie pas qu’il y eut guerre ouverte, mais plutôt une substitution systémique, lente, efficace, irréversible.
Le modèle migratoire de l’expansion bantoue ne fut ni Gengis Khan, ni Gandhi. Il fut ce que l’histoire africaine a souvent produit : une conquête par la densité, une victoire par les nombres, non par la force armée.
Enfin, il convient de saper un malentendu persistant : le mot « Bantou » ne désigne ni une ethnie, ni une civilisation homogène, ni un ensemble culturel cohérent. C’est un terme linguistique, forgé au XIXe siècle par des philologues européens pour désigner une famille de langues issues d’une proto-langue commune.
Vouloir parler d’un « peuple bantou » équivaudrait à parler d’un « peuple indo-européen » en Europe ; une catégorie anachronique, inadéquate et trompeuse. Il n’y a pas de religion bantoue, pas de système politique commun, pas de cosmologie unifiée. Ce que les Bantous ont en partage, ce n’est pas une culture, mais un système grammatical, un usage du monde modulé par la syntaxe.
L’homogénéité linguistique est donc un leurre civilisationnel. Elle masque la diversité des mondes vécus, des régimes de pouvoir, des relations sociales. Si unité il y a, elle est structurelle, non idéologique. Une langue partagée ne fait pas un peuple.
UNE HISTOIRE SANS ARCHIVES, MAIS NON SANS EMPREINTES
L’expansion bantoue est une épopée sans héros, une migration sans manifeste, une conquête sans épées. Elle est massive, décisive, structurante ; et pourtant, elle s’est accomplie sans bruit ni fracas, sans monuments, sans chroniques. C’est peut-être là ce qui explique son effacement relatif dans les imaginaires historiques : ce fut un événement sans spectacle, mais non sans conséquences.
Ce que révèle cette migration plurimillénaire, c’est la puissance d’un phénomène sans centralisation, d’un mouvement porté par des logiques agricoles, linguistiques, écologiques, plutôt que par des conquérants ou des empires. Le modèle bantou échappe aux grilles classiques de l’histoire impériale : il n’est ni impérialiste, ni tributaire d’un pouvoir unique, ni réduit à une identité civilisationnelle univoque. Il est polycentrique, adaptable, fluide.
À la lumière des recherches linguistiques, archéologiques et génétiques, cette expansion apparaît aujourd’hui comme un réagencement anthropologique global, où des milliers de micro-décisions ont produit un bouleversement démographique d’une ampleur inégalée. Elle démontre qu’une société peut transformer un continent sans dominer, sans administrer, simplement en s’installant.
Il est temps de sortir l’Afrique des paradigmes européens : l’histoire des migrations africaines ne suit pas le modèle romain ou germanique, elle ne se calque ni sur les invasions barbares, ni sur la colonisation des Amériques. L’expansion bantoue, en ce sens, oblige les historiens à repenser leurs outils, à se défaire de leurs réflexes théoriques, à laisser parler les sols, les gènes, les mots ; et non les archives absentes.
Car en Afrique, le silence des sources n’est jamais l’absence d’histoire.
Le 22 septembre 1804, Jean-Jacques Dessalines proclame l’Empire d’Haïti. Quelques semaines plus tard, il se couronne Jacques Ier à Cap-Haïtien. Premier Empire noir des Amériques, l’expérience ne dure que deux ans : constitution de fer, campagne sanglante en 1805 et assassinat en 1806. Mais en deux ans, Dessalines a fixé l’horizon d’un État : transformer la liberté conquise en forteresse contre le retour du joug colonial.
Cap-Haïtien, l’aube impériale
Octobre 1804. Dans la chaleur dense du Cap-Haïtien, les anciens esclaves devenus soldats assistent à une cérémonie inédite dans les Amériques. Jean-Jacques Dessalines, héros de la guerre d’indépendance, se couronne lui-même empereur sous le nom de Jacques Ier. Drapé dans la pourpre, auréolé de la victoire contre l’armée napoléonienne, il proclame au monde l’existence d’un Empire noir souverain. L’écho est immense : pour la première fois, une nation issue d’une révolte d’esclaves revendique un ordre impérial, miroir et défi aux monarchies européennes.
Mais derrière les fastes, une réalité s’impose : Haïti, née dans le sang, doit survivre dans un monde hostile. Napoléon n’a pas renoncé, les États-Unis hésitent, l’Espagne contrôle encore l’Est de l’île, et la jeune nation est exsangue. Dessalines choisit alors l’Empire : une forme politique autoritaire, militaire, centralisée, qui doit protéger la liberté conquise. Deux ans plus tard, il est assassiné à Pont-Rouge, laissant derrière lui un État fracturé mais des fondations durables.
Comment comprendre ce Premier Empire d’Haïti ? Était-il un simple césarisme sanglant, ou une tentative pragmatique d’ériger une barrière contre la recolonisation et la dépendance économique ? Pour répondre, il faut revenir sur l’héritage révolutionnaire, les institutions de 1805, la campagne sanglante de Santo-Domingo, les choix économiques et la chute brutale de Jacques Ier.
L’indépendance du 1er janvier 1804 ne met pas fin à l’état de siège permanent. Le souvenir des massacres de 1802–1803, de Rochambeau et des menaces de reconquête française, hante l’île. Dessalines, gouverneur-général proclamé à Gonaïves, sait qu’une simple république fragile ne survivrait pas. Il lui faut une forme de pouvoir capable de mobiliser l’armée, de discipliner la population et d’imposer la peur aux ennemis.
Le choix tombe sur l’Empire. Contrairement aux monarchies européennes, la couronne n’est pas dynastique mais élective : l’empereur nomme son successeur. Cette formule vise à éviter les guerres de succession tout en gardant la main de fer d’un chef militaire. La devise « Liberté ou la mort » devient devise d’État, et les armoiries impériales intègrent canons, tambours et palmiers.
Ce n’est pas un hasard : l’Empire naît de la guerre et pour la guerre. Dans une île encore fumante des batailles, le sabre et la terre sont les seules sources de légitimité.
La Constitution du 20 mai 1805 fixe l’ossature de l’Empire. C’est un texte bref, militaire, sans lyrisme républicain.
Haïti est divisé en six divisions militaires, chacune commandée par un général directement subordonné à l’empereur. La hiérarchie civile disparaît au profit de la chaîne militaire. La souveraineté n’appartient pas au peuple abstrait, mais à l’empereur, « père de la nation ».
La couronne est déclarée élective et viagère : Jacques Ier désigne son successeur. Cette clause, inspirée à la fois de l’Empire romain et des royaumes africains, visait à verrouiller le pouvoir.
Mais c’est surtout sur la question raciale et foncière que la Constitution innove : aucun Blanc ne peut posséder de terre ni être maître sur Haïti. Les seuls tolérés sont les Allemands et Polonais qui avaient combattu aux côtés des insurgés. Cette disposition, née de l’expérience traumatique de l’esclavage, érige la couleur en ligne de défense politique. Haïti devient ainsi le premier État moderne à proclamer une égalité universelle… mais en excluant ceux qui incarnaient l’ancien ordre colonial.
Le texte fait du français la langue officielle et reconnaît le catholicisme comme religion dominante, mais sans clergé indépendant : l’État contrôle tout.
En somme, la Constitution de 1805 forge un État d’acier, pensé pour la survie, non pour la liberté politique.
Carte de l’Empire d’Haïti (1804-1806). De l’autre côté de la frontière se trouve la partie espagnole de l’île sous contrôle français (1795-1809).
En 1804, l’Empire d’Haïti n’occupe que l’ouest de l’île. À l’est, Santo-Domingo reste sous contrôle français, avant d’être repris par l’Espagne en 1809. Dessalines sait que cette frontière est une menace permanente.
Il lance alors une politique de fortifications. Les hauteurs sont truffées de forts et redoutes, les chemins de passage surveillés. Le Cap-Haïtien et Port-au-Prince deviennent des places armées. Dans la logique de Jacques Ier, chaque paysan doit être soldat potentiel, chaque champ une réserve pour l’armée.
La géopolitique impériale repose sur une certitude : Haïti ne survivra que si elle décourage toute tentative de reconquête par une militarisation totale.
Au début de 1805, Dessalines décide d’en finir avec la menace orientale. Il lance une offensive en deux colonnes. Au nord, Christophe prend Santiago et avance jusqu’à La Vega. Au sud, l’empereur marche sur Hinche, San Juan et Azua. Les troupes haïtiennes atteignent Santo-Domingo et assiègent la ville.
Mais une escadre française arrive en renfort. Le siège est levé. Commence alors une retraite sanglante. Les troupes haïtiennes incendient villes et villages, massacrent des habitants de Santiago, Moca, La Vega, Baní. La logique est claire : punir une population perçue comme hostile et décourager toute collusion avec les Français.
Ces événements marquent durablement la mémoire dominicaine et nourrissent l’hostilité séculaire entre les deux peuples. Pour Haïti, la campagne de 1805 est à la fois un avertissement envoyé aux puissances européennes et une démonstration de brutalité qui choque les contemporains.
Le 20 mai 1805, dans la foulée de cette campagne, Dessalines adopte un nouveau drapeau noir et rouge, symbole de deuil et de sang. Ce drapeau, repris plus tard par Christophe et Duvalier, devient l’emblème d’un pouvoir radicalement noir.
Indépendance ne signifie pas prospérité. L’île est dévastée, les infrastructures détruites, les marchés extérieurs fermés. L’économie de l’Empire repose sur trois piliers : la terre, le travail et l’armée.
Les terres des colons français sont confisquées. Une partie est distribuée aux officiers pour s’assurer leur fidélité. Le reste est exploité par un système de travail forcé. Chaque paysan est assigné à une plantation ; l’État impose quotas et discipline. Ce régime, plus dur encore que celui de Toussaint Louverture, provoque des résistances. Mais pour Dessalines, c’est une nécessité : sans production agricole, pas de recettes ; sans recettes, pas d’armée.
La logique est implacable : l’économie est subordonnée à la guerre. Le trésor impérial se construit sur le sucre, le café et l’exportation contrainte.
Dessalines met en scène son pouvoir. Il adopte les attributs impériaux : manteau, sceptre, cérémonial. Une noblesse militaire se constitue autour de lui. Les généraux deviennent comtes et ducs, les officiers reçoivent terres et titres.
Mais cette mise en scène a une fonction politique : incarner la souveraineté noire face à l’Europe. Le sacre de Jacques Ier, loin d’être une fantaisie personnelle, est un message envoyé au monde : les anciens esclaves ne se contenteront pas d’une république fragile, ils se posent en égaux des rois et empereurs.
Dans la société, cependant, les tensions demeurent. L’administration se fait en français, mais le peuple vit en créole. La distance entre élites militaires et paysans grandit. L’ordre impérial apparaît comme une confiscation de la liberté conquise.
À peine deux ans après son sacre, Dessalines est trahi par ses proches. Christophe au Nord, Pétion et Boyer à l’Ouest, tous craignent sa brutalité et sa volonté de centralisation.
Le 17 octobre 1806, à Pont-Rouge, près de Port-au-Prince, l’empereur tombe dans une embuscade. Criblé de balles, son corps est mutilé. L’homme qui avait défait Napoléon est assassiné par les siens.
La mort de Jacques Ier plonge l’île dans la division. Le Nord, sous Christophe, devient un royaume. Le Sud, sous Pétion, une république. Haïti se fracture durablement.
L’Empire de Dessalines n’a duré que deux ans. Mais il a laissé une empreinte durable.
Politiquement, il a donné à Haïti une structure d’État centralisé, militaire, capable de résister aux menaces extérieures. Économiquement, il a imposé une discipline de fer, qui garantissait l’exportation au prix de la liberté paysanne.
Symboliquement, il a fixé les codes de la souveraineté noire : le drapeau, la devise, l’exclusion des Blancs de la propriété foncière.
Enfin, il a créé un imaginaire : celui d’un peuple qui, pour survivre, accepte l’autorité d’un chef de guerre. Cet imaginaire resurgira avec Henri Christophe au Nord, avec Soulouque en 1849, avec Duvalier au XXe siècle.
Deux ans pour fixer un siècle
Le Premier Empire d’Haïti fut bref, brutal, contradictoire. Mais il fut nécessaire. Sans militarisation, Haïti aurait sans doute succombé. Sans exclusion des Blancs, la recolonisation aurait menacé. Sans discipline économique, l’armée se serait effondrée.
Dessalines, Jacques Ier, a incarné cette logique : la liberté arrachée devait se défendre à coups de sabre, au prix de la contrainte et de la terreur.
En deux ans, il a fixé des lignes de force qui traverseront tout le XIXe siècle haïtien : la centralisation militaire, la fracture Nord-Sud, l’ambivalence entre liberté et ordre.
L’Empire est tombé avec lui, mais Haïti, elle, est restée debout.
Proclamation de l’Empire – Acte du 22 septembre 1804 et couronnement à Cap-Haïtien début octobre 1804, rapportés dans les Gazettes contemporaines et dans l’édition de Thomas Madiou.
Madiou, Thomas – Histoire d’Haïti, Tome III, Port-au-Prince, 1847.
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