Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Une silhouette effacée dans le marbre impérial

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Mexico, au cœur de la capitale mexicaine. Les statues brillent sous le soleil de plomb. Cortés trône, l’épée levée, la cape au vent. Non loin, les façades baroques racontent, à coups de dorures et de pierres grises, l’épopée triomphale d’un empire qui a façonné deux mondes. Mais dans ce théâtre figé, une silhouette manque à l’appel.

Pas de buste, pas de plaque, pas même une ruelle à son nom.

Juan Garrido, homme noir, libre, chrétien, conquistador, pionnier du blé au Mexique, bâtisseur de chapelles et vétéran de toutes les campagnes (de la Floride à Michoacán) est aujourd’hui un fantôme dans la mémoire officielle. Il a servi trente ans sous bannière espagnole, semé le pain de l’Ancien Monde dans la terre du Nouveau, porté les armes aux côtés des plus grands, construit des sanctuaires pour les morts… et pourtant, l’Histoire l’a relégué au bas des marges.

Pourquoi ?

Pourquoi, dans cette Amérique ibérique si prompte à glorifier ses conquistadores, la mémoire de Garrido n’a-t-elle pas trouvé sa place ? Serait-ce la couleur de sa peau, incompatible avec la grandeur que l’on prête aux vainqueurs ? Ou le fait qu’il ait existé hors des cases ; ni esclave, ni colon classique, ni traître, ni héros bien commode ?

Dans une lettre poignante adressée au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro, vecino de esta ciudad, comparezco ante Vuestra Misericordia… »« Moi, Juan Garrido, noir, résident de cette ville, je me présente devant votre Miséricorde …. ».

En quelques lignes, il résume sa vie : trente ans de service sans récompense, sans terre, sans gloire. Juste un homme noir, dans un monde blanc, réclamant le droit d’exister dans les annales d’un empire qu’il a aidé à construire.

Un homme qui, bien avant Toussaint Louverture ou Martin Luther King, s’est battu pour son nom, pour sa mémoire, pour sa postérité.

L’article qui suit est une tentative de réparation. Une traversée dans les pas d’un pionnier noir de la colonisation ; non pas pour l’ériger en icône sans faille, mais pour comprendre ce qu’il révèle de l’Histoire : ses silences, ses peurs, ses refoulements. Car raconter Garrido, c’est interroger la fabrique même des récits nationaux.

Né au bord du monde (du Congo à Lisbonne)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Avant d’être Juan Garrido, il fut un garçon sans nom portugais, un enfant d’Afrique arraché au cœur palpitant du royaume du Kongo, quelque part entre les rives de l’actuelle Angola et la future mémoire effacée d’un continent colonisé. Le XVIe siècle venait à peine de commencer, et déjà, les routes maritimes balayaient l’Atlantique, transportant avec elles marchandises, croix chrétiennes… et captifs.

On ne sait presque rien de son enfance. Seulement ceci : il fut emmené jeune au Portugal, sans doute via São Tomé, cette île-tremplin de l’esclavage atlantique. Mais il n’était pas esclave. Libre, affranchi ou né libre ? Le flou est volontaire. L’Europe, qui construisait alors ses empires, savait brouiller les origines des Africains utiles à sa cause.

À Lisbonne, il fut baptisé, christianisé, rebaptisé “Juan” ; un prénom parmi tant d’autres offerts comme un ticket d’entrée dans la Chrétienté impériale. Son nom, “Garrido”, viendrait probablement de son maître, ou de l’homme qui l’emmena combattre. Il fut formé, militaire, utile, et donc accepté… à condition de rester dans les interstices de la société.

C’est dans cette Europe à peine sortie du Moyen Âge, encore imbibée de dogmes raciaux naissants, que Garrido forgea son destin. Il ne sera pas esclave. Il ne sera pas passif. Il sera conquérant.

Et c’est ainsi qu’en 1510, il embarqua. Pas enchaîné dans une cale. Mais debout sur le pont.

Destination : les Amériques.

Avec ses armes, sa foi, et l’audace de ceux que le monde ne veut pas voir, il traversa l’Atlantique.

Mais pouvait-il seulement imaginer qu’en débarquant à La Española, il inscrirait son nom (noir, espagnolisé, dissimulé) dans les premiers chapitres de la conquête du continent ?

Sur les routes du sang et de l’or (Cuba, Porto Rico, Floride)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans les récits officiels, les premiers conquistadors sont castillans, fiers et blancs. Pourtant, parmi les silhouettes anonymes qui débarquent sur les rivages caribéens au début du XVIe siècle, Juan Garrido est déjà là. Noircissant les registres, illuminant l’histoire d’une présence que les chroniqueurs préfèrent taire.

Il sert dans les campagnes de Diego Velázquez à Cuba, accompagne Juan Ponce de León dans ses expéditions à Porto Rico, à la Dominique, et jusqu’en Floride, cette terre humide et inhospitalière, baptisée à la gloire d’une fête chrétienne. Il est là, toujours, parmi les hommes de guerre, les porteurs de croix et de poudre.

Mais Garrido n’est pas un simple soldat. C’est un professionnel de la conquête, un homme aguerri par les jungles, les batailles, les fièvres, et les trahisons. Il incarne un paradoxe douloureux : un homme noir engagé dans les mécanismes mêmes de la colonisation, mais jamais dans ses bénéfices.

Car s’il porte les armes, il ne porte pas le pouvoir. Ni terres, ni encomiendas, ni promesses royales. Ce qui lui est accordé, c’est le droit de survivre, et parfois, le droit d’être utile. Cela suffit, pour un temps.

Les Indiens tombent sous les balles, les maladies, les traités déloyaux. Garrido observe. Il combat. Il s’adapte. À ce stade, il n’est pas encore une figure de l’histoire, mais une ombre active dans les marges du récit impérial.

Et bientôt, le destin l’appelle ailleurs. Là où l’histoire s’accélère, là où la mémoire s’écrira dans le sang : le Mexique.

Avec Cortés : le Noir parmi les conquistadors de Tenochtitlán

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Quand Hernán Cortés lève son armée vers le cœur de l’empire aztèque, Juan Garrido est du voyage. Pas en tant qu’esclave, ni comme simple serviteur ; mais comme soldat, compagnon de route, témoin du feu et du tumulte. Il marche aux côtés de ceux qui feront tomber une civilisation millénaire.

Dans les représentations classiques, les hommes de Cortés sont uniformes. Pourtant, ils sont métis dans tous les sens du terme : par leur origine, leur destin, leur morale. Des mulâtres, des noirs, des indigènes alliés ; les visages de la conquête sont multiples, et Garrido, avec sa peau sombre, trouble les frontières entre vainqueur et vaincu.

Il participe à la “Noche Triste, il traverse les marécages d’Otumba, il revient avec les siens en 1521 pour assiéger une Tenochtitlán à l’agonie. Dans les récits des chroniqueurs, son nom apparaît en filigrane. Il n’est jamais le héros, mais il est là, pierre vivante dans l’édifice du Nouveau Monde.

Et pourtant, il refuse l’invisibilité. Une fois la guerre achevée, Garrido revendique ses droits. Il fonde un foyer, cultive la terre à Coyoacán, et surtout : il se dresse contre l’oubli. Il bâtit de ses mains une chapelle commémorative pour les morts espagnols, au bord du lac, sur les ruines du tzompantli. Il honore les siens, mais nul monument ne l’honorera, lui.

Dans cette conquête écrite au sabre, Garrido laisse une empreinte plus subtile. Il ne tue pas pour la gloire. Il sème le blé ; littéralement. Le premier à planter cette céréale en terre mexicaine, il introduit un aliment-clé dans l’économie coloniale. La conquête passe aussi par les champs.

Mais dans les archives, Garrido reste une anomalie. Trop noir pour figurer sur les peintures. Trop libre pour être réduit à un esclave. Trop loyal à Cortés pour être récompensé par ses rivaux. Alors il prend la plume, lui aussi. Dans une lettre au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro […] durante treinta años he servido y sigo sirviendo a Vuestra Majestad. »« Je suis Juan Garrido, noir […] depuis trente ans, j’ai servi et je continue à servir Votre Majesté. « 

Une vie entière de conquêtes. Et toujours, rien à lui.

Une semence noire dans les terres du pouvoir : blé, famille et mémoire

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

On se souvient des conquistadors pour leurs sabres. Rares sont ceux dont l’arme fut… une graine. Juan Garrido, lui, entre dans l’histoire de l’Amérique non seulement comme soldat noir de la conquête, mais comme pionnier agricole : le premier à semer du blé dans le sol du Mexique.

Un geste anodin ? Non. Dans un empire où le maïs régnait, introduire le blé, c’était planter l’Europe. Une céréale chrétienne, symbole de communion, de pain quotidien, de civilisation au regard des colons. Et Garrido, l’Africain, fut l’instrument de cette mutation. À sa manière, il participa à l’implantation silencieuse de l’ordre colonial. Pas par le pillage, mais par la terre.

Il le fit à ses frais. Sans rétribution. Sans terre octroyée. Sans esclave au départ. C’est plus tard, avec sa femme (dont on ignore tout, sinon qu’elle était libre) qu’il eut trois enfants. Une famille noire, implantée dans les premières décennies de la Nouvelle Espagne. Une généalogie effacée des manuels, comme si la lignée noire dans le Mexique colonial ne pouvait être qu’esclavagisée ou inexistante.

Pour survivre, Garrido se fait portero du cabildo (gardien de la mairie), avant de tenter, sans grand succès, la ruée vers l’or à Zacatula, avec quelques esclaves acquis à crédit. Le mythe de l’Eldorado ne lui rapportera que fatigue et frustration.

Ce qui reste de lui, c’est une supplique, adressée à Charles Quint. Une lettre humble et digne, longue et poignante. Il y détaille ses services, ses campagnes, ses loyautés, sa peau noire et sa misère blanche. Une demande de pension, en échange de trente ans de vie au service d’un roi dont il ne porte ni la langue ni le sang.

« […] siempre con dicho Marqués, todo lo cual hice a mis expensas sin que me dieran salario ni repartimiento de indios ni ninguna otra cosa. » » […] toujours avec ledit marquis, le tout à mes frais sans qu’ils me donnent aucun salaire ni distribution d’indiens ni rien d’autre. « 

Rien. Même pas la reconnaissance. Ni terres, ni honneurs, ni statues.

Et pourtant, dans les sillons qu’il a ouverts, le blé a poussé. Des millions de pains ont été cuits, des générations ont mangé, se sont nourries d’un geste semé par un Africain libre. Le pain blanc de la colonie porte, sans le savoir, la mémoire d’un homme noir.

Pourquoi Juan Garrido dérange l’histoire officielle ?

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Juan Garrido est une dissonance dans la symphonie impériale. Il ne correspond à aucun archétype : ni esclave résigné, ni noble conquistador, ni indigène martyrisé. Il est noir, libre, soldat, cultivateur, croyant, et père de famille dans un empire qui ne savait pas faire place à cette complexité.

Il dérange l’Espagne d’alors, qui ne sait où le classer. Trop africain pour être héros, trop loyal pour être esclave, trop visible pour rester invisible. Il dérange l’Amérique latine d’aujourd’hui, qui peine à reconnaître l’ampleur de son héritage africain non-esclavagisé.

Dans les livres d’histoire, son nom est un astérisque. Une note de bas de page. Une rumeur érudite. Il ne figure pas dans les statues de Chapultepec. Aucun lycée ne porte son nom. Pas même à Coyoacán, où il fut le premier à cultiver le blé, ni à Tlacopan, où il bâtit une chapelle en mémoire des conquistadors morts.

Pourquoi ? Parce que son existence remet en question la fiction de la conquête. Si un Noir libre, instruit, catholique, a pu jouer un rôle central dans l’entreprise coloniale… alors les lignes sont floues. L’histoire n’est plus une confrontation entre Blancs conquérants, Indigènes conquis, et Noirs enchaînés. Elle devient un entrelacs de trajectoires, de tensions, de contradictions.

Garrido est la preuve gênante que l’Afrique était déjà actrice de l’histoire moderne, non pas seulement comme victime, mais comme partie prenante des grands bouleversements mondiaux. Un homme libre, mais pas émancipé. Un pionnier, mais pas célébré. Un survivant, mais pas canonisé.

Il n’entre dans aucune case. Il faut donc le rayer de la carte.

Ce que Juan Garrido dit à notre présent

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans le vacarme des conquistadors et l’écho assourdissant des figures coloniales glorifiées, la voix de Juan Garrido traverse les siècles comme un murmure obstiné :

« Yo, Juan Garrido, de color negro… »« Moi, Juan Garrido, Noir… »

Une déclaration d’existence. Une affirmation d’humanité. Une revendication d’histoire.

Il est ce que l’on pourrait appeler un ancêtre paradoxal. Ni héros officiel, ni esclave emblématique, mais une mémoire flottante, que l’on n’ose convoquer tant elle oblige à revisiter nos récits. Il force l’Amérique latine à se souvenir que son sol fut foulé par des hommes noirs libres dès les premiers temps. Il rappelle à l’Afrique qu’elle eut des enfants qui, sans être rois ni captifs, participèrent à la forge du Nouveau Monde. Il nous intime, à nous, afrodescendants d’Europe, d’Amérique ou des îles, de réclamer une histoire qui nous inclut dans toute sa complexité.

Car Garrido pose la question essentielle : que fait-on des trajectoires noires qui ne collent pas au récit dominant ? Celles qui ne sont ni tragiques, ni glorieuses, mais humaines ? Celles qui, comme la sienne, défient la binarité colonisateur/colonisé, dominant/dominé ?

En racontant son histoire, nous ne réhabilitons pas un pion du système colonial. Nous restaurons une mémoire inédite : celle d’un homme libre, noir, croyant, qui a choisi de servir une cause impériale ; et qui en retour n’a reçu ni terre, ni titre, ni tombe.

Son récit nous invite à repenser la notion d’agentivité noire, non pas à travers les lunettes occidentales de la réussite ou de la souffrance, mais à partir de choix complexes, de stratégies de survie, de réinventions identitaires.

Aujourd’hui encore, il n’existe aucun monument dédié à Juan Garrido. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Car lui rendre justice, ce n’est pas bâtir une statue, c’est réécrire les récits, ouvrir les archives, bousculer les certitudes. C’est inscrire son nom (et ceux de Beatriz de Palacios, Estevanico, Juan Valiente) dans la grande fresque panafricaine de la résistance, de la dignité, de la présence.

Juan Garrido n’est pas une exception. Il est un rappel. Celui que l’histoire noire ne commence pas avec l’esclavage.

Sources

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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