Un homme, une banderole, une vidéo amateur : le 3 mars 1991, Rodney King est passé à tabac par des policiers de Los Angeles. Filmée, cette scène a déclenché une onde de choc mondiale et provoqué des émeutes historiques. Pour Rodney King, symbole de la brutalité policière, la justice a trébuché ; mais l’Histoire, elle, s’est éveillée.
Rodney King face à la violence policière

Rodney Glen King voit le jour le 2 avril 1965 à Sacramento, en Californie. Il est le fils de Ronald et Odessa King, dans une famille afro-américaine marquée par la précarité et l’alcoolisme paternel. Son père, ouvrier dans l’industrie laitière, meurt à 42 ans, emporté par la cirrhose. Ce traumatisme laisse une empreinte durable sur Rodney, qui sombrera lui-même dans des addictions.
Élevé dans un environnement instable, King peine à s’insérer dans un système éducatif qui n’a rien prévu pour les jeunes Noirs défavorisés. Il enchaîne petits boulots, notamment comme manutentionnaire au Dodger Stadium, et connaît rapidement des démêlés avec la justice : vols mineurs, violences, conduite en état d’ébriété… En 1989, il est condamné à deux ans de prison pour un braquage à main armée dans une supérette. Libéré sur parole à la fin de l’année 1990, il tente de reconstruire sa vie.
Mais le 3 mars 1991, à Los Angeles, un simple excès de vitesse va le projeter, malgré lui, au cœur de l’histoire contemporaine des luttes contre la violence raciste aux États-Unis.
Ce soir-là, Rodney King circule sur l’autoroute I‑210 à Los Angeles, lorsqu’un radar de police le repère en excès de vitesse. Récemment libéré sur parole, il craint de retourner en prison et décide de fuir. La poursuite s’étire sur plusieurs kilomètres et implique plusieurs véhicules de police. Selon les autorités, il aurait aussi été soupçonné d’avoir commis un car-jacking, accusation jamais prouvée.
Finalement, King s’arrête près de Lake View Terrace. Visiblement en état d’ivresse, il descend du véhicule et semble confus. C’est à ce moment que les policiers, armés de matraques, l’encerclent. Ils le frappent violemment pendant plusieurs minutes, même lorsqu’il est à terre, incapable de se défendre.
Mais un homme observe la scène depuis son balcon : George Holliday, un résident du quartier. Il saisit son caméscope et filme ce qui deviendra l’un des documents les plus accablants de l’histoire contemporaine : 1 minute et 43 secondes montrant 33 coups de matraque et 7 coups de pied infligés à un homme sans arme, sans défense.
La vidéo, transmise à la chaîne locale KTLA, fait rapidement le tour du monde. Ce n’est pas seulement une bavure policière qu’elle révèle, mais une vérité longtemps niée : la violence institutionnelle, systémique, racialisée, aux États-Unis.
Le 15 avril 1992 s’ouvre le procès des quatre policiers impliqués dans le passage à tabac de Rodney King. Le lieu choisi (Simi Valley, banlieue conservatrice de Los Angeles, composée en grande majorité de résidents blancs) est déjà un indice. Le jury, composé de dix Blancs, un Latino et un Américain d’origine asiatique, ne compte aucun Afro-Américain.
Malgré une vidéo accablante, les avocats de la défense parviennent à recontextualiser les images, segmentées image par image pour atténuer leur violence. Le 29 avril 1992, le verdict tombe : trois policiers sont acquittés. Le quatrième, Laurence Powell, n’est pas reconnu coupable mais un non-lieu est prononcé. Aucun des agents n’est condamné.
La réaction est immédiate et explosive. En quelques heures, Los Angeles plonge dans le chaos. La colère, longtemps contenue, explose. Ce n’est plus seulement Rodney King qui est en jeu, mais des décennies de violences policières, de discriminations, de mépris judiciaire.
Du 29 avril au 4 mai 1992, les émeutes de L.A. font :
- 63 morts
- plus de 2 300 blessés
- plus de 12 000 arrestations
- près de 1 milliard de dollars de dégâts matériels
Les quartiers de South Central brûlent, les communautés racisées s’unissent dans un cri commun : Justice. Maintenant.
La vidéo tournée par George Holliday devient en quelques jours l’un des premiers contenus viraux de l’ère pré-internet. Diffusée sur les grandes chaînes américaines puis mondiales, elle est rediffusée en boucle, dans les JT, les talk-shows, les journaux. À une époque sans réseaux sociaux, cette séquence granuleuse en VHS réveille une conscience collective : ce que vivent les Afro-Américains, c’est une réalité brutale, souvent niée par les institutions.
Face à l’indignation planétaire et au traumatisme des émeutes, les autorités fédérales relancent le dossier.
En 1993, un procès fédéral est organisé pour violation des droits civiques de Rodney King. Deux des quatre policiers (Stacey Koon et Laurence Powell) sont reconnus coupables et condamnés à 30 mois de prison. C’est un verdict tardif, partiel, mais il marque une première victoire judiciaire symbolique.
En 1994, un procès civil oppose Rodney King à la ville de Los Angeles. Cette fois, le verdict est sans appel : la municipalité est condamnée à verser 3,8 millions de dollars de dommages à King, auxquels s’ajoutent 1,7 million pour couvrir les frais juridiques. Un geste de réparation qui, aux yeux de beaucoup, ne compensera jamais la blessure originelle : celle de l’humiliation publique et du mépris judiciaire.
Le 1er mai 1992, au troisième jour des émeutes de Los Angeles, Rodney King prend la parole devant les caméras, le visage marqué par les épreuves, la voix tremblante mais ferme. Il ne brandit pas la haine. Il ne réclame pas vengeance. Il prononce une phrase qui deviendra historique :
“Can we all get along?”
Cette question simple, dénuée de rhétorique, devient un appel universel à la paix, à la décence, à la fraternité. Dans un climat de feu et de sang, Rodney King, victime d’une injustice criante, se dresse en messager de réconciliation. Il choisit la dignité face à l’humiliation, la paix face à la rage.
Son message résonne bien au-delà de Los Angeles. Il s’ancre dans la mémoire collective des luttes antiracistes. Et près de 30 ans plus tard, lors des manifestations pour George Floyd, Breonna Taylor ou Tyre Nichols, cette phrase revient comme un refrain douloureux, une boussole morale : le cri d’un homme qui, malgré tout, croyait encore en l’humanité.
Rodney King n’était pas un militant. Mais par cette seule phrase, il est devenu l’un des symboles les plus puissants de la non-violence afro-américaine contemporaine.
Malgré l’indemnisation et la reconnaissance tardive, l’après 1992 fut une longue descente aux enfers pour Rodney King. Rongé par les traumatismes, il replonge dans l’alcool et les drogues, multipliant les séjours en cure de désintoxication sans parvenir à se libérer de ses démons.
Il est aussi mêlé à plusieurs affaires de violences domestiques, et fait face à des arrestations pour conduite en état d’ivresse, violation de probation, et possession de drogue. L’homme devenu symbole de l’Amérique fracturée se retrouve prisonnier de son propre mythe, incapable d’échapper à l’ombre de l’événement qui l’a rendu célèbre.
Le 17 juin 2012, au petit matin, sa compagne le découvre sans vie au fond de leur piscine, à Rialto, près de Los Angeles. Il avait 47 ans. L’autopsie révèle la présence de cocaïne, alcool, PCP et marijuana dans son organisme. Son cœur, affaibli, a probablement lâché après une chute dans l’eau.
Ironie funeste : il meurt un 17 juin, jour symbolique pour la lutte afro-américaine ; exactement 41 ans après l’arrestation de Nixon pour sa « guerre contre la drogue », et 19 ans jour pour jour après sa victoire partielle en justice. Rodney King, l’homme filmé à genoux sur l’asphalte, finit noyé dans l’oubli, sans avoir trouvé la paix qu’il appelait de ses vœux.
Rodney King n’était pas un militant, mais il est devenu l’une des premières grandes figures modernes de la lutte contre les violences policières. Malgré lui, il a initié une ère nouvelle : celle où les abus ne sont plus invisibles, où les caméras rendent des comptes, où les témoins deviennent des acteurs de justice. À ce titre, il est un pionnier du “copwatch”, bien avant les réseaux sociaux et les smartphones.
Son histoire a réveillé les consciences, inspiré des générations d’activistes, de journalistes, de familles endeuillées, de jeunes engagés dans la défense des droits civiques. Chaque vidéo virale capturant un abus policier (de Trayvon Martin à George Floyd, de Tamir Rice à Tyre Nichols) porte encore, en creux, l’empreinte de Rodney King à terre, matraqué, filmé.
Aujourd’hui encore, la question qu’il posait en 1992 n’a pas trouvé de réponse claire.
- Le poids de l’impunité judiciaire.
- La force des preuves visuelles.
- La persistance des fractures raciales.
- Le besoin de réformes systémiques, de vérité, de réconciliation.
Rodney King n’a pas seulement marqué une époque. Il a fondé un langage visuel de la résistance, une grammaire du combat pacifique, et un devoir de mémoire. Sa silhouette, vacillante mais digne, reste gravée dans l’histoire américaine comme un miroir tendu à la démocratie : celle où la vérité doit passer par l’image, et la justice par la lutte.
Sources
– Washington Post, “Who was Rodney King? His 1991 beating by L.A. police roiled America.”, 27 janvier 2023
– AP News, “Today in History: April 29, Los Angeles riots after Rodney King verdict”
– Encyclopedia Britannica, “Rodney King and the L.A. Riots”
– Biography.com, “Rodney King Biography”
– Wikipedia (EN), “Rodney King”
– LATimes Archives, “Rodney King: the man, the myth, the media”
– USC Today, “Rodney King and the politics of forgiveness”
– George Holliday Archives, entretien sur les images du 3 mars 1991
– Projet SCPR, “The Aftermath of Rodney King’s Beating”
– Yale Journal of Law & the Humanities, “Police Brutality and the Rodney King Case”
– Témoignages recueillis, 2012-2022, Los Angeles & Californie
– Observatoire des violences policières (L.A.), rapport spécial, 2020
Compilation, rédaction et contextualisation : SK (Nofi)