Le 9 février 1965, Malcolm X, figure emblématique du Black Power, est refoulé à la frontière française. Officiellement pour “risque de troubles à l’ordre public”. Officieusement, parce que sa voix noire, libre et panafricaine dérangeait. Retour sur un acte d’effacement orchestré dans l’ombre, à la croisée du racisme d’État, de la guerre froide et des luttes anticoloniales.
Un homme refoulé, une nation troublée
Le 9 février 1965, l’aéroport de Roissy n’a pas encore les allures d’un hub mondial. Mais ce jour-là, un homme s’apprête à atterrir qui, à lui seul, incarne une révolution. Il s’appelle Malcolm X.
Homme noir. Américain. Musulman. Ancien détenu devenu orateur de génie. Ex-militant de la Nation of Islam, désormais libre-penseur panafricain. Il vient à Paris pour y tenir une conférence sur l’émancipation noire, à l’invitation d’un collectif d’étudiants africains. Mais il ne franchira jamais les portes de la capitale.
Dès son arrivée, il est retenu par la police de l’air et des frontières, interrogé, puis refoulé sans explication claire. Motif officiel ? Aucun communiqué immédiat. Raison officieuse ? Il représente une menace potentielle pour “l’ordre public”. La réalité, plus complexe, est tapie dans les plis d’une France encore profondément marquée par les convulsions de sa propre histoire coloniale.
Ce jour-là, la République a peur. Peur d’un homme qui dérange les récits dominants, relie la cause des Noirs américains à celle des Africains et des Antillais, et fait vaciller le mythe d’une France aveugle à la race.
Elle ne craint pas une bombe. Elle craint une parole.
L’expulsion de Malcolm X n’est pas un simple fait divers diplomatique. C’est un acte politique, un signal clair envoyé à la diaspora noire : il n’y aura pas de convergence autorisée entre les luttes afro-américaines et les mouvements africains ou antillais.
Pas sur le sol français. Pas sous ce drapeau.
Douze jours plus tard, Malcolm X sera assassiné à Harlem. La France, elle, restera silencieuse. Aucun mot. Aucune reconnaissance. Et pourtant, ce geste d’interdiction dit tout : il révèle ce que la République redoute depuis toujours ; l’éveil des consciences noires, unies au-delà des frontières.
QUI ÉTAIT MALCOLM X EN 1965 ?
Au moment où la France l’empêche d’entrer sur son sol, Malcolm X n’est déjà plus l’homme que l’Amérique croit connaître. Il n’est plus le porte-parole intransigeant de la Nation of Islam, ni le militant que les médias caricaturent sous l’image d’un « raciste noir » anti-blanc. Il est en pleine métamorphose, politique, spirituelle, géopolitique.
L’année 1964 marque un tournant. Il rompt publiquement avec Elijah Muhammad et les dogmes de la Nation of Islam. Désormais, il se revendique comme musulman sunnite, mais surtout comme internationaliste noir. Son pèlerinage à La Mecque (hajj) l’a transformé : il y découvre un islam universel, une fraternité qui dépasse la couleur de peau. À son retour, il change de nom : El-Hajj Malik El-Shabazz. Mais il reste Malcolm X dans le combat.
Ce nouveau Malcolm voyage. Il refuse l’enfermement dans la question raciale américaine. Il comprend que l’oppression des Noirs aux États-Unis n’est pas un fait isolé, mais le reflet d’une structure impériale globale. Il sillonne l’Afrique : Ghana, Égypte, Nigéria, Algérie. Il rencontre Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Ahmed Ben Bella, des chefs d’État africains fraîchement indépendants, dont il partage les espoirs panafricains.
Son objectif : unir la diaspora noire (Afro-Américains, Africains, Caribéens) dans une même lutte contre le racisme, le colonialisme et l’exploitation capitaliste. À ses yeux, la solution ne viendra pas des seules lois civiles ou d’un changement de président américain. Elle viendra d’un réalignement mondial des peuples opprimés, d’un front commun afro-asiatique.
Il fonde alors l’Organization of Afro-American Unity (OAAU), calquée sur l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’est une arme politique non-violente, mais redoutablement stratégique. Elle vise à porter la question noire américaine devant l’ONU, en la connectant aux luttes anticoloniales.
C’est ce Malcolm-là que la France veut empêcher de parler. Pas le prédicateur provocant de Harlem. Non. Mais le Malcolm diplomate, stratège, panafricain, révolutionnaire global.
Il ne vient pas à Paris pour provoquer. Il vient pour tendre la main à l’Afrique francophone, pour renforcer les liens entre les étudiants africains de France, les militants antillais, et les Afro-descendants du monde entier. Il vient tisser une toile. Et cette toile, l’État français, encore empêtré dans ses blessures coloniales, ne veut pas qu’elle prenne forme sur son territoire.
POURQUOI VENAIT-IL À PARIS ?
Le voyage de Malcolm X à Paris, prévu pour le 9 février 1965, n’était pas un détour touristique. Il répondait à l’invitation officielle de l’Union des étudiants africains en France (UEAF), un groupe panafricain actif dans les milieux anticoloniaux, très implanté dans le Quartier Latin.
L’événement prévu : une conférence publique à la Salle de la Mutualité, haut lieu de la parole politique et militante à Paris. Thème annoncé : l’unité des peuples noirs face à l’impérialisme.
Ce rendez-vous n’avait rien d’anodin.
En cette année 1965, la France post-coloniale est encore en ébullition. L’indépendance politique de ses anciennes colonies africaines est toute récente (1960), mais la tutelle économique et militaire française demeure. Dans les foyers de travailleurs africains, dans les amphis des universités, dans les syndicats étudiants, la colère gronde. L’engagement contre les guerres coloniales en Algérie ou au Cameroun a laissé des traces. Et désormais, les regards se tournent vers les États-Unis et ses figures de lutte noire.
Inviter Malcolm X à Paris, c’est briser l’isolement intellectuel de la diaspora africaine francophone. C’est aussi établir un pont symbolique et politique entre les luttes afro-américaines et les combats postcoloniaux. Les Antillais, les Réunionnais, les Sénégalais, les Guinéens, les Camerounais… tous ceux qui vivent en France mais dont l’identité reste marquée par l’histoire impériale, voient en lui un phare, une voix qui parle enfin leur langue de colère.
Cette conférence devait aussi marquer un tournant stratégique dans l’unité noire mondiale. L’idée d’un Black Internationalism se concrétise. Malcolm X veut internationaliser la cause noire en Europe comme il l’a fait en Afrique et au Moyen-Orient. La France devait être l’une des premières étapes de cette stratégie globale, juste avant son retour prévu aux États-Unis.
Mais ce qui devait être un moment historique s’est transformé en silence étouffé.
Dès sa descente d’avion, Malcolm X est retenu par la police aux frontières, empêché de parler, et reconduit dans l’avion suivant pour Londres. La conférence est annulée. L’espoir d’un rapprochement symbolique entre la jeunesse africaine francophone et le leader noir américain est brutalement brisé.
Ce n’est pas seulement un homme qu’on empêche d’entrer : c’est une parole, un lien, une conscience noire mondiale qu’on refuse de laisser germer sur le sol français.
UNE INTERDICTION DÉJÀ PRÉPARÉE
Malcolm X n’a pas été refoulé par hasard. Son expulsion n’est pas le fruit d’un simple malentendu administratif. Elle fut planifiée, décidée, exécutée dans l’ombre, bien avant qu’il ne mette un pied sur le tarmac de Roissy.
Dès le début des années 60, les services français du renseignement intérieur (DST, RG) suivent de près les mouvements panafricains, les syndicats étudiants africains, les réseaux anticoloniaux. L’Union des étudiants africains en France (UEAF), organisatrice de la conférence, est connue pour ses positions critiques vis-à-vis de la Françafrique. Elle est donc surveillée. Et quand elle annonce l’invitation officielle de Malcolm X, l’alerte est immédiatement transmise aux plus hauts niveaux de l’État.
En parallèle, les agences américaines (FBI et CIA) ont depuis longtemps inscrit Malcolm X sur leur radar rouge. Sa rupture avec la Nation of Islam et sa volonté de porter la question raciale américaine devant l’ONU inquiètent Washington. Il n’est plus seulement un orateur communautaire, il devient un diplomate non-aligné, un facteur d’instabilité géopolitique dans un monde bipolaire en pleine guerre froide.
Les Américains alertent alors leurs homologues européens, notamment français et britanniques. Des documents déclassifiés du FBI et de la CIA montrent que Malcolm X faisait l’objet d’une surveillance transatlantique étroite, avec échanges d’informations sur ses déplacements, ses contacts et ses prises de parole.
Le ministère français de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Roger Frey, prend rapidement la décision : refus d’entrée pour “risque de trouble à l’ordre public”. Cette formule vague, usitée à l’époque pour les “militants dangereux”, permet de justifier une expulsion sans avoir à fournir de motif concret. Une note confidentielle est transmise aux services de la préfecture de police et à la PAF (Police de l’air et des frontières) à Roissy. Tout est prêt. Avant même qu’il ne monte dans l’avion.
L’aspect le plus troublant ? Malcolm X n’était pas prévenu. Son passeport américain est valide. Il a voyagé librement en Afrique, au Moyen-Orient, et même au Royaume-Uni. Il ne figure pas sur une liste officielle d’indésirables publics. La France a donc anticipé son arrivée pour mieux le faire taire.
C’est ce que révèle l’enquête historique menée notamment par Dominique Rousset, à partir d’archives déclassifiées. Elle montre une France soucieuse de ne pas froisser son allié américain, mais surtout anxieuse à l’idée de voir sa jeunesse noire – africaine, antillaise, française ; entrer en résonance avec le feu du Black Power.
Car derrière la façade républicaine, la crainte est immense : celle que le verbe de Malcolm fasse éclore une conscience noire, fière, organisée et radicale sur le territoire même de l’ancien empire colonial.
LE CHOC À L’AÉROPORT
Le 9 février 1965, Malcolm X atterrit à Roissy, seul, fatigué mais déterminé. Il pense pouvoir honorer une invitation officielle, parler devant une salle de jeunes africains, construire un pont entre les luttes. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la France a déjà décidé de le faire taire.
À peine franchi le contrôle des passeports, il est retenu par les agents de la Police de l’air et des frontières. On lui demande de patienter. Il ne comprend pas. Il présente ses papiers, explique sa venue. Il n’est ni clandestin, ni condamné. Il est un citoyen américain, voyageant librement avec un passeport valide.
Mais le couperet tombe sans procès. Il ne pourra pas entrer. L’ordre vient “de plus haut”. Les autorités ne lui donnent aucune justification claire. La conférence ? Annulée. Les étudiants ? Informés trop tard. Malcolm X, calmement, déclare à la presse sur place :
« Je suis plus choqué que surpris. L’oppression, même lorsqu’elle se cache derrière des lois, reste de l’oppression. »
Il est reconduit dans le premier avion vers Londres. En quelques heures, son passage sur le sol français est effacé. Pas de photo officielle. Pas d’accueil. Pas de débat. Juste le silence policier et le refus.
La presse française du lendemain traite l’affaire avec discrétion. Quelques brèves, des titres ambigus : « Le leader noir américain refoulé à Roissy », « Des troubles évités ? » Aucun grand journal ne questionne la légitimité de l’expulsion. Aucun éditorial ne s’interroge sur le sens politique du geste. La République a muselé, sans explication. Et le silence médiatique vient parachever la censure.
Côté militant, en revanche, la colère monte. L’Union des étudiants africains en France (UEAF) dénonce une mesure autoritaire, une “atteinte grave à la liberté d’expression et au droit d’asile politique”.
Dans les foyers d’étudiants africains, dans les cercles antillais, dans certaines sections du Parti communiste ou du PSU, on comprend que ce refus d’entrée est plus qu’une affaire diplomatique. C’est un signal.
Un signal adressé à tous ceux qui, sur le territoire français, veulent relier la question noire américaine aux mémoires coloniales de l’empire français. Un signal qui dit :
« Cette parole n’est pas la bienvenue ici. Pas sur nos terres. Pas dans nos universités. »
Mais comme souvent dans l’histoire des censures, ce refus produit l’effet inverse : il sacralise la voix interdite. Dans les semaines qui suivent, les tracts circulent. Les cassettes de discours de Malcolm X s’échangent sous le manteau. Et douze jours plus tard, lorsqu’il est assassiné à Harlem, la nouvelle fait l’effet d’une bombe auprès de cette jeunesse noire que la France voulait précisément empêcher d’écouter.
UN REFLET DU RACISME D’ÉTAT EN FRANCE ?
L’interdiction d’entrée faite à Malcolm X ne peut pas se comprendre sans plonger dans la psyché politique de la France des années 1960 : un pays officiellement “décolonisé”, mais profondément hanté par l’empire. Une République encore fragile, qui se veut “aveugle à la race”, mais qui ne tolère pas qu’on vienne en parler trop fort ; surtout pas quand on est Noir, et libre.
En refusant Malcolm X, la France ne s’attaque pas à un homme violent, mais à un homme dont la parole menace ses fondations idéologiques. Car Malcolm ne vient pas prêcher la haine. Il vient poser une question simple et dérangeante :
Comment une République peut-elle être universelle si elle nie l’expérience noire ?
En ce sens, son expulsion est le miroir brutal d’un racisme d’État, maquillé derrière des mots polis : “trouble à l’ordre public”, “mesure administrative préventive”, “raison diplomatique”. Aucun terme ne parle de race, mais tout l’acte est motivé par elle.
Ce racisme n’est pas seulement structurel : il est stratégique. Il s’exprime dans une série d’actes qui, mis bout à bout, dessinent une logique d’exclusion des voix noires politiques, critiques, autonomes.
Car dans les années 60 :
- Les militants FLN sont pourchassés à Paris, certains jetés dans la Seine pendant les manifestations.
- Les écrivains antillais qui dénoncent la départementalisation sont marginalisés.
- Les intellectuels africains sont surveillés, infiltrés, parfois expulsés.
- Les tirailleurs sénégalais vivent en foyers délabrés, sans reconnaissance, sans pension.
Dans ce contexte, la parole noire radicale est systématiquement disqualifiée. Trop subversive, trop communautaire, trop étrangère à l’universalisme républicain. Pourtant, c’est précisément cette parole que portait Malcolm X. Une parole ancrée dans l’histoire, connectée aux luttes du Sud global, et capable de réveiller les consciences de ceux que la République voudrait oublier.
Focus – L’universalisme en question :
La France s’est toujours voulue “indivisible” et “aveugle à la couleur”. Mais cette posture interdit de penser les réalités vécues des Noirs sur son territoire. La République ne voit pas les Noirs… jusqu’à ce qu’ils parlent trop fort.
En interdisant Malcolm X, la France ne protège pas seulement l’ordre public, elle protège son récit sur elle-même.Elle ne veut pas que l’on vienne dire que le racisme est systémique. Que la colonisation n’est pas finie. Que la couleur continue de produire des hiérarchies.
Et surtout, elle redoute que cette parole fasse écho. Car Malcolm X, ce jour-là, ne venait pas pour diviser. Il venait pour relier. Et c’est cela que l’État redoutait le plus : l’émergence d’une conscience noire collective, transnationale, critique, et debout.
SOURCES / BIBLIOGRAPHIE
- Manning Marable, Malcolm X: A Life of Reinvention (2011)
- Archives FBI (FOIA) et CIA sur Malcolm X