L’histoire coloniale n’est pas qu’une succession de dominations européennes. Les peuples noirs ont répondu par des révoltes et des représailles mémorables. De la mutinerie du Marlborough à la révolte malgache de 1947, en passant par Morant Bay et l’indépendance d’Haïti, retour sur 5 épisodes où les opprimés ont inversé le cours de l’histoire.
Un navire tangue au milieu de l’Atlantique. La mer est lourde, l’air saturé de sel et de peur. Dans les cales obscures, des chaînes claquent contre le bois humide, rythmant la respiration difficile de centaines de captifs. Tout semble écrit d’avance : traversée, marché, plantation, mort. Mais soudain, dans l’étouffement, une étincelle surgit. Une main qui se tend, une voix qui murmure, un plan qui s’esquisse. Là, sous les planches du navire négrier, naît l’idée d’un renversement.
L’histoire coloniale a trop souvent été racontée comme un récit à sens unique : celui de l’Europe imposant sa loi par les armes, la traite et la colonisation réduisant l’Afrique et ses descendants à l’impuissance. Pourtant, il existe une autre mémoire, tissée d’actes de refus, de vengeance et de représailles. Elle dit que les Noirs n’ont jamais été des victimes passives : ils ont frappé, parfois avec une violence égale à celle qu’ils subissaient, rappelant aux empires que l’oppression a toujours un prix.
C’est cette face occultée de l’histoire que nous revisitons ici : 5 épisodes où la rétribution noire s’est exprimée dans le sang, les flammes et la mémoire. De la cale d’un navire négrier à l’insurrection d’Haïti, des révoltes de Jamaïque aux soulèvements de Madagascar, chaque acte raconte la même vérité : face à l’oppression européenne, les peuples noirs ont répondu, non par des prières seulement, mais aussi par des représailles implacables.
I. Le massacre du navire Marlborough (1752, Atlantique)
Au XVIIIᵉ siècle, l’Atlantique n’est pas seulement une mer de commerce, mais un cimetière en devenir. Sur les routes triangulaires, des centaines de navires comme le Marlborough transportent leur cargaison humaine : des hommes, des femmes, des enfants arrachés à l’Afrique de l’Ouest, entassés à fond de cale, réduits à l’état de marchandise. Les registres parlent de “têtes de nègres” ou de “pièces d’Inde”, mais derrière ces chiffres se cachent des vies, des regards, des rancunes.
En 1752, alors que le Marlborough fend l’océan, un complot se trame sous le bois humide des ponts inférieurs. Les captifs, malgré la faim, la soif et les fers, conservent une arme invincible : la volonté de ne pas mourir esclaves. Un soir, dans le vacarme des vagues et des chaînes, la mutinerie éclate. Les prisonniers se libèrent, attaquent l’équipage, et transforment la cale en champ de bataille.
Les marins britanniques sont surpris par la fureur de ceux qu’ils croyaient brisés. Sabres saisis, armes retournées contre leurs maîtres, le sang coule sur les planches. Les cris se mêlent au bruit des lames et des corps jetés par-dessus bord. Le navire négrier devient l’instrument d’une justice brutale : rendre la mort aux bourreaux, faire du Marlborough non plus un vaisseau de commerce, mais un cercueil flottant pour ses oppresseurs.
L’épisode choque profondément les armateurs et négociants européens. La possibilité d’une révolte, toujours redoutée, se matérialise avec violence. Dans les ports de Bristol ou de Liverpool, les propriétaires de navires exigent plus de discipline : renforts militaires à bord, fers plus lourds, surveillance accrue. Mais la peur ne s’efface pas. Chaque traversée devient hantée par l’idée que les cales pourraient, à tout moment, se transformer en champ de vengeance.
Le massacre du Marlborough n’est pas isolé : il s’inscrit dans une série de mutineries qui jalonnent la traite atlantique, preuves irréfutables que les captifs refusaient leur destin imposé. Si les archives coloniales en minimisent souvent l’ampleur, la mémoire orale africaine et caribéenne conserve le souvenir d’hommes et de femmes qui choisirent le feu et le sang plutôt que la soumission.
II. La révolte malgache (1947, Madagascar)
En 1947, Madagascar n’est pas une île libre mais une colonie sous le joug français. Depuis plus d’un demi-siècle, les terres les plus fertiles ont été confisquées pour l’agriculture coloniale, les populations soumises à l’impôt de capitation, et la culture malgache reléguée au rang de folklore exotique. À cela s’ajoute la frustration des anciens combattants malgaches revenus de la Seconde Guerre mondiale : ils ont versé leur sang pour libérer la France, mais sur leur propre sol, on leur refuse jusqu’au droit de disposer d’eux-mêmes.
Dans la nuit du 29 mars 1947, l’étincelle jaillit. Dans l’est de l’île, puis sur les Hautes Terres, des groupes de militants et de paysans armés de sagaies, de machettes, de quelques fusils, lancent l’insurrection. Des colons sont attaqués, des garnisons prises d’assaut, des villages européens incendiés. Pour beaucoup, c’est une revanche brutale : la rétribution directe contre un système colonial vécu comme une humiliation permanente.
Les premiers succès, spectaculaires, plongent les autorités françaises dans la panique. Mais très vite, la répression s’abat avec une férocité inouïe. L’armée coloniale déploie troupes, blindés et aviation. Les villages suspects sont brûlés, des prisonniers exécutés sommairement, des populations entières soumises à la torture. Les bombardements aveugles visent à briser toute velléité de résistance. Le bilan est terrible : entre 80 000 et 100 000 Malgaches tués selon les estimations, soit près de 10 % de la population de l’époque.
Pour Paris, il s’agit de rappeler que l’ordre colonial ne souffre aucune contestation. Mais pour Madagascar, le souvenir de 1947 devient fondateur. L’insurrection, même écrasée dans le sang, entre dans la mémoire collective comme le premier grand cri moderne de révolte contre la domination française. Les récits populaires gardent l’image des villages qui se soulèvent, des jeunes qui choisissent la mort plutôt que l’humiliation.
En 1960, quand Madagascar accède à l’indépendance, la révolte de 1947 est célébrée comme le prélude sanglant de la liberté retrouvée. Aujourd’hui encore, chaque 29 mars, la mémoire de ces combattants hante et inspire : leur rétribution, tragique mais héroïque, continue de rappeler que l’oppression coloniale n’a jamais été acceptée en silence.
III. L’insurrection de Morant Bay (1865, Jamaïque)
Vingt-sept ans après l’abolition officielle de l’esclavage dans l’Empire britannique, la Jamaïque reste marquée par une fracture raciale abyssale. Les grands planteurs blancs continuent de posséder les meilleures terres, tandis que les anciens esclaves et leurs descendants survivent dans une misère extrême. Les impôts, les restrictions foncières et un système judiciaire ouvertement discriminatoire maintiennent la population noire dans une condition proche de l’asservissement.
Dans ce climat d’injustice, une figure émerge : Paul Bogle, diacre baptiste de Stony Gut, respecté pour son charisme et sa droiture morale. Le 11 octobre 1865, il mène plusieurs centaines de partisans vers la petite ville de Morant Bay, dans la paroisse de St. Thomas. Leur destination : le tribunal, symbole d’une justice coloniale qui condamne les pauvres pour de simples impôts impayés, tout en protégeant les élites blanches.
Lorsque les manifestants affrontent la milice, la tension bascule. Des coups de feu éclatent, plusieurs manifestants tombent. En réponse, la foule envahit le tribunal, met le feu au bâtiment et attaque les représentants coloniaux. Une dizaine d’Européens et de loyalistes y trouvent la mort. Ce n’est pas un déchaînement aveugle, mais une rétribution ciblée : faire payer à un système oppressif son mépris séculaire.
La réaction de l’Empire britannique est implacable. Le gouverneur Edward Eyre ordonne une répression massive. L’armée et la milice parcourent la paroisse, exécutant sommairement des centaines de Noirs, incendiant des maisons, infligeant flagellations et emprisonnements arbitraires. Plus de 400 personnes sont tuées, des centaines d’autres déportées ou condamnées aux travaux forcés. Paul Bogle, arrêté et pendu, devient martyr.
Mais la mémoire de Morant Bay dépasse la brutalité de sa répression. L’insurrection révèle au monde que l’abolition, sans justice sociale ni égalité raciale, n’est qu’une illusion. Elle inscrit Paul Bogle parmi les héros de la résistance noire et inspire, des décennies plus tard, le nationalisme jamaïcain et les mouvements d’émancipation caribéens. Aujourd’hui, son effigie figure sur la monnaie jamaïcaine, rappelant que le combat pour la dignité commença aussi dans les flammes d’un tribunal colonial.
IV. Le massacre du navire Perfect (1773, Gambie)
En 1773, sur les rives du fleuve Gambie, un navire britannique baptisé Perfect lève l’ancre, sa cale remplie de captifs destinés aux plantations du Nouveau Monde. Comme tant d’autres vaisseaux négriers, il représente l’arrogance d’un empire persuadé de sa toute-puissance : la mer comme autoroute de la traite, les cales comme tombeaux flottants. Mais cette fois, le voyage ne suivra pas le script prévu.
À peine engagé dans la traversée, un soulèvement éclate. Les captifs, réduits au silence et à la souffrance, trouvent dans leur nombre et leur désespoir une arme plus forte que les chaînes. La mutinerie est rapide, violente, implacable : les esclaves s’emparent de ce qu’ils peuvent, des outils, des morceaux de fer, retournant contre leurs geôliers la brutalité qu’ils subissaient. L’équipage est débordé, décimé. Les marins qui ne tombent pas sous les coups sont jetés par-dessus bord, avalés par l’océan qu’ils croyaient dominer.
Dans la cale devenue champ de bataille, la rétribution s’exprime avec une intensité totale : l’inversion brutale des rôles. Ceux qui, quelques heures plus tôt, distribuaient la mort et l’humiliation deviennent à leur tour les victimes. Le Perfect, symbole du commerce triangulaire, se transforme en navire de vengeance.
Pourtant, l’histoire du Perfect reste fragmentaire. Les archives coloniales, embarrassées par ce type d’événement, se contentent de mentions laconiques, noyées dans des registres où l’on préfère parler de “perte de cargaison” plutôt que de révolte victorieuse. La mémoire africaine et diasporique, elle, retient ce moment comme une preuve de courage et de dignité.
Ce massacre, comme celui du Marlborough vingt ans plus tôt, rappelle que les cales de l’Atlantique n’étaient pas uniquement des lieux de souffrance, mais aussi des foyers de résistance. Chaque mutinerie, qu’elle soit couronnée de succès ou brisée par la répression, semait une peur sourde chez les armateurs européens : l’idée que leurs navires, instruments de fortune, pouvaient à tout moment devenir leurs tombeaux.
V. Le massacre de 1804 en Haïti
Le 1er janvier 1804, à Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti. Après plus d’une décennie de guerre contre les colons, les armées de Napoléon et les puissances esclavagistes, l’ancienne Saint-Domingue devient la première république noire de l’histoire moderne. Mais cette victoire ne clôt pas le cycle de la violence : elle ouvre au contraire la voie à l’acte de rétribution le plus radical de la période coloniale.
Au cours des mois qui suivent, Dessalines ordonne l’exécution systématique des colons français restés sur l’île, hommes, femmes et parfois enfants. Les massacres se déroulent par vagues, région après région, encadrés par des soldats haïtiens convaincus que l’indépendance ne sera jamais garantie tant que les anciens maîtres fouleront le sol libéré. Dans les plaines et les villes, les plantations et les rues, la revanche se déchaîne : les bourreaux d’hier deviennent les victimes d’aujourd’hui.
Cette rétribution, d’une brutalité extrême, répond à des siècles d’esclavage, de tortures, de viols et de massacres perpétrés par le système colonial. Pour Dessalines, il s’agit moins d’une vengeance personnelle que d’une stratégie politique : anéantir à la racine toute possibilité de reconquête française et sceller l’irréversibilité de l’indépendance. Dans ses propres mots :
“Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes.”
La nouvelle choque l’Europe. La presse française parle de “barbarie”, les chancelleries européennes dénoncent une cruauté insoutenable. Mais ces mêmes nations taisent les millions de morts du commerce triangulaire et des plantations. L’isolement diplomatique d’Haïti s’installe aussitôt : l’île, entourée d’ennemis, devient paria dans l’ordre international.
Pour les Haïtiens cependant, l’année 1804 demeure le moment fondateur d’une souveraineté noire inédite. L’acte de Dessalines, aussi controversé soit-il, affirme une vérité brutale : l’indépendance se paie de sang, et la liberté conquise par des esclaves ne saurait tolérer le retour de leurs maîtres. L’histoire retiendra cet épisode comme une cassure, une rétribution ultime inscrite à la pointe des baïonnettes, qui fit d’Haïti le symbole redouté et admiré des opprimés du monde entier.
Briser le silence de l’histoire
Ces 5 épisodes rappellent une vérité trop souvent effacée des récits officiels : l’histoire coloniale ne fut jamais un monologue dicté par l’Europe, mais un dialogue sanglant, où les opprimés prenaient aussi l’initiative. Dans les cales de l’Atlantique, sur les plaines de Jamaïque, dans les villages malgaches ou les rues d’Haïti, les peuples noirs ont rendu coup pour coup, parfois avec une fureur égale à celle qu’ils subissaient.
Qualifier ces événements de “massacres” sans les replacer dans la longue chaîne des violences systémiques (l’esclavage, la colonisation, le racisme institutionnel) revient à tronquer l’histoire. Chaque acte de rétribution fut d’abord une réponse à des siècles de brutalité. Ce sont les humiliations, les tortures et les spoliations accumulées qui forgèrent ces éclats de vengeance, non une cruauté gratuite.
Reste la question de la mémoire. Dans les manuels scolaires, ces révoltes sont souvent réduites à quelques lignes, quand elles ne sont pas totalement occultées. Dans la tradition orale africaine et diasporique, au contraire, elles vivent encore comme des flammes de dignité. Aujourd’hui, le défi est de les réhabiliter pleinement : non pour les glorifier aveuglément, mais pour comprendre que l’histoire des Noirs face à l’Europe ne fut jamais qu’une suite de soumissions, mais aussi un enchaînement de résistances, de représailles et de conquêtes de liberté.
Notes et références
- C.L.R. James, The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, Vintage, 1963.
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- Michael Craton, Testing the Chains: Resistance to Slavery in the British West Indies, Cornell University Press, 1982.
- Eugene Genovese, From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World, LSU Press, 1979.
- Richard Price (éd.), Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas, Johns Hopkins University Press, 1996.
- Jacques Tronchon, L’Insurrection malgache de 1947, Karthala, 1986.
- Carolyn Fick, The Making of Haiti: The Saint Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, 1990.
- David Geggus, Haitian Revolutionary Studies, Indiana University Press, 2002.
- Verene Shepherd, Livestock, Sugar and Slavery: Contested Terrain in Colonial Jamaica, Ian Randle Publishers, 2009.
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- Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM), fonds sur Madagascar et Haïti (rapports coloniaux, 1750–1950).
- Runoko Rashidi, African Star over Asia: The Black Presence in the East, Books of Africa, 2012.
- Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Bogle-L’Ouverture Publications, 1972.