De Tout Simplement Noir à Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule les codes du cinéma français avec humour, vision et engagement. Derrière sa comédie spatiale inédite, se cache un message puissant sur l’unité africaine, la mémoire noire et l’imaginaire futuriste. Portrait d’un artiste qui ne veut pas seulement faire rire ; mais faire réfléchir.
Il marche seul sur un sol rocailleux, combinaison spatiale sur le dos, le regard tendu vers une planète inconnue. Dans Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi n’incarne pas seulement un astronaute improbable ; il incarne aussi une idée, un vertige, une nécessité : celle de projeter l’Afrique dans le futur, autrement que par la marge ou le fantasme. Après avoir secoué les écrans avec Tout Simplement Noir, le réalisateur, comédien et scénariste revient avec un objet filmique inclassable : une comédie de science-fiction panafricaine, tissée d’humour, de mémoire, de clins d’œil politiques et de fractures collectives.
À la croisée de l’absurde et de l’utopie, Zadi imagine une mission spatiale dirigée par l’Union africaine et la diaspora, embarquant un équipage haut en couleurs dans une odyssée censée sauver l’Afrique d’un effondrement terrestre. Mais l’ennemi n’est pas l’hostilité de l’espace : c’est la difficulté à faire corps, à dépasser les identités, à s’écouter.
« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie sauver l’Afrique », résume Zadi avec une ironie désarmante. Derrière la blague, une lucidité sans détour.
Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule à nouveau les genres, les cadres et les récits imposés. Il injecte dans le cinéma français une vision afro-centrée du futur, aussi poétique que politique, où la mémoire noire dialogue avec les étoiles. Ce portrait retrace son parcours, ses intentions, et les visages qui gravitent autour de son univers, de Fary à Lous and the Yakuza, en passant par les créateurs de l’esthétique unique du film.
Une voix libre dans le paysage audiovisuel français

Jean-Pascal Zadi n’a jamais vraiment attendu qu’on lui tende un micro. Il l’a fabriqué lui-même. Avant de remplir les salles obscures, il a rempli les rues, les plateaux télé, les réseaux, avec une arme simple mais tranchante : l’humour comme levier d’insubordination. Avec Tout Simplement Noir, sorti en 2020, il dynamitait les postures et les clichés sur l’identité noire en France, en jouant son propre rôle dans une quête absurde de mobilisation militante ; une parade comique sur fond de vrai malaise social. Ce premier long-métrage, salué autant pour sa forme que pour sa franchise, révélait un acteur-réalisateur capable de rire de lui-même tout en mettant le système face à ses contradictions.
Zadi est de ces artistes qui dérangent sans jamais chercher le clash. Ni provocateur de métier, ni militant figé, il avance à la frontière entre la farce et la lucidité. Son cinéma s’inscrit dans une tradition de satire politique où le rire devient un outil de déconstruction. Et si ses personnages sont souvent marginaux, ridicules, paumés, c’est qu’il s’y projette lui-même ; avec tendresse.
« Moi je veux parler à tout le monde, mais je parle d’abord aux miens », confiait-il dans une interview. Une formule qui résume bien l’ambivalence de sa démarche : faire du cinéma noir en France, sans en faire un ghetto ni un slogan. Raconter le monde depuis la marge, sans y rester enfermé.
Avec Le Grand Déplacement, Zadi change de décor, mais pas de cap : il garde cette mêlée de comédie, de conscience et d’introspection collective, en l’installant… dans l’espace.
Le Grand Déplacement : de la blague à l’odyssée politique

Tout a commencé par une phrase, entendue dans un documentaire sur les missions interstellaires :
« Le seul facteur qu’on ne peut pas maîtriser dans l’espace, c’est l’humain. »
Jean-Pascal Zadi n’a rien oublié de cette déclaration. Il y a vu le point de départ d’un film. Mieux : d’une fable. Et comme souvent chez lui, l’absurde est venu d’abord.
« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie pour sauver l’Afrique. »
La formule, drôle en apparence, cache une idée puissante : et si l’unité africaine, tant rêvée, se jouait non pas sur Terre… mais au cœur d’un vaisseau spatial ?
Dans Le Grand Déplacement, l’Union africaine et la diaspora lancent une mission pour explorer une planète lointaine, Nardal, censée devenir le refuge des Africains si la Terre devenait inhabitable. Mais ce qui menace la mission, ce n’est ni le vide sidéral, ni les astéroïdes. C’est la défiance, les incompréhensions, les micro-conflits hérités d’une Histoire trop fracturée. Ce huis clos cosmique devient alors le théâtre de nos paradoxes collectifs : panafricanisme de façade, divisions internes, méfiance entre les origines, conflits de représentation.
Zadi n’épargne personne, à commencer par lui-même. Il joue Pierre Blé, un Français d’origine ivoirienne, propulsé dans la mission sans conviction ni bagage militant.
« Il n’a rien demandé. Il est là parce qu’il est noir. »
Ce personnage, à la fois candide et maladroit, devient le révélateur de tous les tiraillements identitaires qui composent l’équipage : croyance, déracinement, spiritualité, écologie, transmission. L’espace devient un miroir grossissant de nos contradictions.
Car derrière les blagues, le film frappe fort. Il parle de la difficulté à coexister même quand le but est noble. Il pose la question qui hante tout projet d’union africaine :
Et si on échouait non pas à cause des ennemis extérieurs… mais à cause de nous-mêmes ?
Zadi livre ainsi un conte spatial afro-futuriste qui refuse l’utopie naïve. Son humour ne vient pas gommer les tensions ; il les expose, les cisèle, les pousse à l’extrême. Il transforme la science-fiction en satire, et le vaisseau en maquette de l’Afrique contemporaine : belle, fragile, complexe, tiraillée entre héritage et avenir.
Un casting comme déclaration d’intention

On ne choisit pas un équipage spatial par hasard. Jean-Pascal Zadi, lui, compose une équipe comme on écrit une fable : chaque personnage incarne un pan du monde noir. Un Algérien mystique (Reda Kateb), une ingénieure afro-féministe (Fadily Camara), une médecin burkinabè intuitive (Lous and the Yakuza), un métis en quête de repères (Fary), une commandante ultra-connectée (Déborah Lukumuena), une sage combative (Claudia Tagbo)… Chacun a ses fissures, ses obsessions, ses croyances. Mais tous sont liés par une chose : ils portent en eux des identités afro-descendantes fracturées mais interconnectées.
Zadi ne cast pas des rôles. Il bâtit une constellation diasporique. En réunissant des figures issues de l’humour, du rap, de la scène, du cinéma engagé, il brouille les frontières entre acteur, individu, héritage et message.
Fary, par exemple, incarne Frantz Dubois ; un nom clin d’œil évident à Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois. Un personnage métis, tiraillé entre des idéaux panafricains et un sentiment d’exclusion : « Vous voulez sauver l’Afrique, mais je n’y suis jamais allé. » Cette réplique résonne comme un uppercut générationnel. Le métissage n’y est ni valorisé ni effacé, mais interrogé.
À ses côtés, Lous and the Yakuza impressionne par sa présence. Elle incarne Wangari Tamai, une jeune médecin burkinabè, brillante, discrète et lucide. Silencieuse mais toujours à l’écoute, elle incarne l’intuition et l’éthique au cœur du chaos. Pour sa toute première apparition au cinéma, elle joue un rôle d’équilibre, de soin, de veille ; un contrepoint fascinant à l’agitation du groupe.
Et puis il y a Reda Kateb, en Abdel Souya, Algérien croyant et idéaliste, pris dans un dilemme spirituel en apesanteur :
« Si on ne voit plus la Mecque, est-ce qu’on continue à prier ? »
Le film ose poser des questions existentielles, sans jamais caricaturer. Zadi ne se moque pas des croyances : il se moque des incompréhensions qu’elles suscitent.
Ce casting, c’est une carte de la diaspora projetée dans l’espace. Une réponse cinématographique à l’éparpillement post-colonial. Une tentative d’assemblage, fragile et puissante, où chacun est à la fois acteur et miroir.
Tournage en Côte d’Ivoire : l’Afrique réelle, pas fantasmée

Dans les films occidentaux, l’Afrique est souvent floue. Réduite à une savane, une guerre ou un village poussiéreux. Pour Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi a voulu renverser le regard.
« Je ne voulais pas inventer un faux pays africain comme dans certaines comédies. Je voulais montrer une Afrique réelle, architecturée, moderne, inspirante », explique-t-il. Résultat : 85 % du film a été tourné en Côte d’Ivoire, principalement à Yamoussoukro, capitale politique du pays et joyau d’urbanisme post-indépendance.
C’est là, dans les bâtiments brutalistes de la Fondation Félix Houphouët-Boigny (d’immenses blocs de béton mêlant monumentalité et symbolisme) que le centre spatial fictif du film a pris forme.
Cette architecture, héritée des années 1970-80, n’a rien à envier à celle des fictions de science-fiction occidentale. Elle offre un décor futuriste sans CGI, sans fard, enraciné dans le réel africain.
Mais Zadi ne s’est pas arrêté au décor. Il a voulu injecter la culture dogon dans la chair même du film. Cette cosmogonie malienne, fascinante par sa complexité, irrigue l’esthétique visuelle du vaisseau.
Maamar Ech-Cheikh, chef décorateur, raconte :
« Jean-Pascal voulait que l’on retrouve de l’écriture dogon sur les murs du vaisseau. Pas juste des clins d’œil. De vrais symboles sculptés. »
Quant aux costumes, conçus par Maïra Ramedhan Levi, ils mélangent textures futuristes et références textiles panafricaines : teintes cuivrées, tissages inspirés du Faso Dan Fani, silhouettes asymétriques évoquant des armures rituelles. « On a cousu l’afro-futurisme dans chaque fibre des combinaisons », résume-t-elle. Un travail d’orfèvre qui ancre le récit dans un imaginaire noir décolonisé, loin des standards froids et technologiques de la SF classique.
Le tournage en Afrique n’était pas un décor. C’était un choix politique, esthétique, symbolique. Zadi l’assume comme tel.
« Mon père a fait de la figuration dans le film. Tourner ici, c’était comme faire un cadeau à ma famille, à mon histoire. »
Un réalisateur engagé, mais pas donneur de leçon

Jean-Pascal Zadi n’est ni prêcheur ni théoricien. Il ne cite pas Frantz Fanon à chaque phrase, mais glisse son nom dans le personnage de Frantz Dubois. Il ne brandit pas de slogans, mais fait dialoguer des archétypes de la diaspora autour d’un cockpit spatial. Son engagement passe par la forme, le ton, le casting, le regard. Pas par la morale.
C’est peut-être ce qui rend Le Grand Déplacement si particulier : il est profondément politique sans jamais être pesant. Le film parle d’unité africaine, de mémoire noire, d’identité diasporique, mais aussi de communication, d’égo, de foi, de langue, d’imperfection.
« On croit que nos grands projets échouent à cause de l’extérieur. Mais souvent, c’est juste parce qu’on ne sait pas se parler », confie Zadi. C’est là que réside l’intelligence du film : il ne cherche pas des coupables, il interroge les mécanismes.
Son humour (à la fois absurde, doux-amer et frontal) devient un outil de dévoilement. Il ne ridiculise pas les personnages. Il met en lumière leur complexité, leurs contradictions, leur humanité. Dans le vaisseau de Le Grand Déplacement, on débat, on s’écharpe, on doute… mais on tente, malgré tout, d’avancer ensemble. Et c’est peut-être ça, le vrai message.
« Le vrai Grand Déplacement, il est mental », dit Zadi. « Avant de vouloir quitter la Terre, il faudrait peut-être apprendre à habiter ensemble. »
C’est une punchline, mais aussi une philosophie.
Avec ce film, Zadi ne cherche pas à jouer les sauveurs, mais à ouvrir un espace de réflexion, d’imagination et de réconciliation. Un cinéma où le rire soulage, mais n’efface rien. Où la science-fiction devient prétexte à regarder nos réalités en face. Et où l’Afrique, pour une fois, n’est pas une victime du monde ; mais une actrice du futur.
Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi propulse le cinéma noir francophone dans une autre dimension. Pas seulement parce qu’il ose la science-fiction dans un décor panafricain, mais parce qu’il le fait sans renier ses obsessions : la mémoire, la transmission, l’humour comme arme douce, et le refus des cases.
Ce film n’est pas une leçon. C’est une invitation.
À nous déplacer. Mentalement, collectivement, culturellement.
À repenser ce que pourrait être une Afrique unie, en tension mais en mouvement.
À imaginer des futurs où les récits noirs ne sont plus des ajouts… mais des fondations.
Zadi ne cherche pas à donner des réponses. Il pose les bonnes questions ; celles qu’on évite souvent. Et il les pose depuis un vaisseau cuivré, chargé de croyances, de failles et d’espoir.
Un peu comme l’Afrique elle-même.