Du XIXe au XXe siècle, l’Europe et l’Amérique ont organisé des expositions où des femmes, des hommes et des enfants non-européens étaient mis en cage, scrutés, humiliés dans des zoos humains. Retour sur cette pratique coloniale au croisement du racisme scientifique, de l’exploitation économique et de la propagande impérialiste.
Zoos humains ou quand l’Occident exhibait les corps noirs

En septembre 1906, les visiteurs du zoo du Bronx à New York se pressent devant une cage inhabituelle. À côté d’un chimpanzé et d’un orang-outan, un jeune homme est assis, silencieux, vêtu d’un pagne. Il s’appelle Ota Benga. Il vient du Congo, a 23 ans, et il est exposé comme une curiosité vivante, un « chainon manquant » entre l’homme et le singe. Le directeur du zoo justifie cette scène par des prétentions scientifiques, tandis que le public ricane, s’interroge ou s’indigne. L’humiliation est totale. La déshumanisation, assumée.
Cet épisode glaçant n’est pas un cas isolé. De Paris à Osaka, d’Anvers à Saint-Louis, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exhibés dans des « zoos humains », aussi appelés expositions ethnologiques. Le principe ? Faire défiler devant les yeux occidentaux des « sauvages » venus des colonies, présentés comme des spécimens primitifs, souvent enchaînés à des stéréotypes raciaux ou culturels. Des villages entiers furent reconstitués pour mettre en scène cette prétendue « altérité radicale ». Le public venait voir, juger, comparer. Et croire, au fond, en la supériorité de l’homme blanc.
Ces pratiques ont longtemps été niées, minimisées ou effacées des mémoires collectives. Pourtant, elles ont contribué à forger un imaginaire raciste profondément ancré dans les sociétés occidentales. En déconstruisant l’histoire des zoos humains, il ne s’agit pas seulement de dénoncer un passé honteux. Il s’agit aussi de comprendre comment le regard colonial s’est construit, comment il perdure parfois sous des formes insidieuses, et comment la mémoire afrodescendante peut – et doit – se réapproprier son histoire.
À travers une enquête rigoureuse et une approche décoloniale, Nofi explore les origines, les logiques, les mises en scène et les conséquences durables des zoos humains. Parce que se souvenir, c’est aussi résister.
Genèse des expositions humaines
Longtemps avant l’institutionnalisation des zoos humains à l’ère coloniale, l’Occident avait déjà pour habitude de capturer l’exotisme. Dans le Tenochtitlan précolombien, l’empereur Moctezuma rassemblait des êtres humains aux caractéristiques atypiques (albinos, bossus, nains) dans une ménagerie censée refléter l’ordre cosmique. En Europe, les puissants de la Renaissance se livraient à des exhibitions de personnes « étrangères », comme autant de trophées vivants symbolisant leur puissance sur le monde.
Ainsi, au XVIe siècle, le cardinal Hippolyte de Médicis entretenait un cortège d’individus venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, exposés aux visiteurs de son palais à Rome. Ces pratiques mêlaient fascination, exotisation et hiérarchisation implicite. Elles posaient déjà les bases d’un regard racialisant, dans lequel la différence devenait spectacle, et l’altérité, objet de pouvoir.
Avec l’entrée dans le XIXe siècle, la curiosité se transforme en propagande. Le développement des empires coloniaux coïncide avec l’essor de l’anthropologie raciale, qui prétend classer les humains comme on classerait des espèces animales. La pseudo-science vient légitimer l’entreprise coloniale : les colonisés sont « inférieurs », donc il est justifié (sinon noble) de les civiliser de force.
Les expositions universelles deviennent alors des vitrines idéologiques. Il ne s’agit plus seulement de montrer l’Autre : il faut prouver qu’il est inférieur, bestial, paresseux, « naturellement » subalterne. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure clé de Carl Hagenbeck, marchand d’animaux devenu entrepreneur du « spectacle ethnique ». En 1874, il organise en Allemagne l’une des premières exhibitions de peuples « exotiques » : les Samis, puis les Nubiens, les Inuits, les Somaliens. Son idée ? Recréer un décor pseudo-authentique, mêlant huttes, danses, animaux sauvages et objets artisanaux, pour offrir au public européen une « expérience immersive »… de l’altérité.
Loin d’être marginales, ces initiatives connaissent un succès colossal. Les foules se pressent par millions. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques deviennent des réserves humaines à ciel ouvert. Ces mises en scène ne sont pas neutres : elles renforcent l’idée que les colonisés sont restés figés dans une époque primitive, incapables de progrès sans la tutelle de l’Europe.
Ainsi, les zoos humains ne relèvent pas seulement du spectacle. Ils sont une arme culturelle au service de la domination. Une manière de dire : « Regardez-les. Ils ont besoin de nous. »
Une mise en scène orchestrée de la hiérarchie raciale

Les zoos humains ne se contentaient pas de montrer des êtres humains : ils les inséraient dans des décors scénarisés, soigneusement conçus pour valider l’imaginaire colonial. Des « villages nègres » aux « hameaux malgaches », tout était mis en œuvre pour donner l’illusion d’une immersion. Les huttes en terre battue, les danses « tribales », les rituels improvisés n’étaient pas des démonstrations authentiques : c’étaient des performances dictées par des organisateurs occidentaux, souvent à des milliers de kilomètres de la réalité culturelle des peuples exposés.
La fiction prenait le pas sur l’humain. À l’Exposition universelle de Paris en 1889, 400 personnes venues des colonies françaises furent exhibées comme attraction centrale. À Bruxelles, en 1897, un « village congolais » fut installé à côté du Palais des Colonies, décoré de palmiers, de tam-tams, et d’une rivière artificielle. Cette mise en scène visait un seul objectif : naturaliser l’idée que les Africains appartiennent à un univers sauvage, archaïque, et qu’ils doivent donc être civilisés.


Ces expositions n’étaient pas seulement des divertissements. Elles se voulaient pédagogiques ; et c’est là que le racisme se fait science. Dans ces « foires à l’humain », anthropologues, médecins, craniologues et zoologues se succédaient pour mesurer, photographier, classifier les corps. Les Noirs étaient comparés aux grands singes, les « pygmées » étaient étudiés comme des anomalies évolutives.
La scène est bien connue : à Paris, Saartjie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », fut exhibée nue sous prétexte scientifique, avant que son cadavre ne soit disséqué et exposé au Musée de l’Homme. Son corps, comme celui de tant d’autres femmes noires, fut réduit à un objet de fantasme racial et sexuel, entre fascination bestiale et condescendance exotique.


Les zoos humains n’étaient pas de simples bizarreries sociales : ils constituaient une industrie à part entière. Les organisateurs (forains, directeurs de zoo, administrateurs coloniaux) réalisaient d’immenses profits. À la Foire de Saint-Louis (1904), plus de 1 100 Philippins furent exposés, générant des recettes faramineuses et renforçant l’idéologie expansionniste américaine après la guerre hispano-philippine.
Le succès était tel que certains dirigeants en faisaient un levier de propagande. En Espagne, la reine régente Maria Cristina de Habsbourg installa un zoo humain permanent dans le parc du Retiro à Madrid. À Paris, la fréquentation du Jardin d’acclimatation doubla grâce aux expositions ethnographiques. Les corps racisés étaient devenus des produits de consommation culturelle, des marchandises à la fois pittoresques, rentables, et idéologiquement utiles.
L’Afrique, grande victime des zoos humains
Parmi tous les continents ciblés par les expositions ethniques, l’Afrique noire fut sans conteste la plus exploitée, la plus stigmatisée, et la plus caricaturée. Aux yeux de l’Occident impérial, elle incarnait l’archétype du « sauvage », à la fois fascinant et repoussant. Le succès colossal des « villages africains » en Europe repose sur cette représentation fantasmatique, façonnée à dessein.
À Bruxelles, en 1897, un village congolais fut aménagé à Tervuren avec plus de 250 personnes amenées depuis l’État indépendant du Congo, propriété privée du roi Léopold II. Censés représenter l’« authenticité africaine », ces hommes, femmes et enfants furent installés dans des cases sommaires, exposés au froid européen, contraints de mimer leur quotidien sous le regard des visiteurs. Au moins sept d’entre eux moururent pendant l’exposition. À Paris, en 1889, le « village nègre » attira près de 28 millions de visiteurs.
À Madrid, en 1887, l’Espagne exhiba dans le parc du Retiro des Igorots des Philippines comme preuves de la mission civilisatrice espagnole. L’Afrique, bien qu’infiniment diverse dans ses cultures, était réduite à un décor figé, une allégorie unique de l’archaïsme et de l’infériorité.
Au-delà des spectacles, les zoos humains façonnaient une iconographie toxique, qui allait imprégner durablement la culture occidentale. Cartes postales, affiches, brochures, objets souvenirs : le corps noir devenait image, symbole d’une humanité réduite à sa corporalité, à sa supposée animalité.
Les photographies prises lors de ces événements n’avaient rien d’innocent. Elles étaient soigneusement cadrées pour souligner la nudité, l’étrangeté des coiffures, la brutalité perçue des regards. L’objectif ? Créer une distance irréductible entre l’Européen et l’Africain, justifiant moralement la domination.
Ce regard racialisé allait influencer non seulement l’art et la littérature, mais aussi l’enseignement, la politique, et même la publicité. L’homme noir ne devenait pas seulement un « autre » : il devenait l’antithèse de la modernité occidentale.
Résistances, dénonciations et déconstruction
Si l’histoire officielle a longtemps effacé les souffrances des victimes des zoos humains, des voix se sont pourtant élevées très tôt. En 1906, alors qu’Ota Benga est exhibé au zoo du Bronx, une coalition de pasteurs noirs new-yorkais mène une campagne acharnée contre l’humiliation publique. Le révérend James H. Gordon dénonce un « affront à toute la race noire », affirmant :
« Nous sommes déjà assez opprimés pour ne pas être comparés à des singes dans une cage. »
Malgré l’indifférence des autorités, cette protestation est l’un des premiers actes de résistance publique contre la déshumanisation coloniale.
Au Japon, en 1903, lors de l’exposition d’Osaka, l’exposition d’Aïnous, de Koreans et de Formosans dans des pavillons « primitifs » provoque également l’indignation. Des intellectuels japonais et coréens, choqués par la mise en scène, dénoncent cette marchandisation raciste. La critique, si elle reste minoritaire à l’époque, s’organise au fil du temps.
En 1931, alors que la France triomphe avec sa gigantesque Exposition coloniale internationale de Paris, un petit événement dissident tente de rétablir l’équilibre : « La Vérité sur les colonies », organisée par le Parti communiste. Cette contre-exposition dénonce le travail forcé, les violences coloniales et l’exploitation humaine. Si elle n’attire qu’un faible public, elle marque un tournant dans la politisation du sujet.




Par ailleurs, certains artistes, ethnographes ou voyageurs plus lucides dénoncent dès la fin du XIXe siècle les logiques racistes des expositions. L’écrivain André Gide ou le journaliste Albert Londres, par exemple, publient des textes accablants sur la réalité de l’empire colonial français.
Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour qu’un réel travail de mémoire s’opère. Dans les années 1990 et 2000, des chercheurs comme Pascal Blanchard ou Nicolas Bancel remettent sur le devant de la scène l’histoire des zoos humains. Expositions itinérantes, documentaires, ouvrages, débats publics : peu à peu, l’oubli se fissure.
En 2011, l’exposition « Zoos humains : l’invention du sauvage », au musée du quai Branly, suscite un choc national. Pour beaucoup, c’est la première confrontation directe avec cette histoire volontairement occultée. Depuis, l’art, le théâtre et la recherche participent à une déconstruction active de ce passé, souvent avec une posture militante et décoloniale.
Héritages contemporains et relectures décoloniales
Si l’on croit parfois que les zoos humains appartiennent à un lointain passé, leur logique n’a pas totalement disparu. Certes, on ne met plus des personnes dans des cages aux côtés d’animaux. Mais l’idée selon laquelle certaines cultures sont « spectaculaires », « archaïques » ou simplement « autres » persiste dans nombre d’événements contemporains.



En 2005, le zoo d’Augsbourg, en Allemagne, organise une reconstitution d’un « village africain » avec de véritables artisans africains, des danses et des stands artisanaux… au milieu d’un zoo animalier. L’intention se voulait pédagogique, mais la symbolique était désastreuse. Même indignation en 2014, lorsque l’artiste sud-africain Brett Bailey présente sa performance Exhibit B à Londres et à Édimbourg, dénonçant les logiques des zoos humains à travers des mises en scène glaçantes de corps noirs statiques. Les représentations furent perturbées, voire annulées, face aux protestations de militants afrodescendants dénonçant une réactivation du traumatisme.
En parallèle, certains programmes de téléréalité, reportages touristiques ou publicités continuent d’instrumentaliser l’« exotisme » des populations non-occidentales, parfois dans une ambiance quasi-ethnographique, sans remise en question.
Face à ces relents de racisme visuel, de nombreux artistes, militants et intellectuels issus des diasporas africaines s’engagent pour retourner le regard. Films, performances, photographies, écriture : l’afrocentrisme s’impose comme une nécessité critique. Des œuvres comme The Couple in the Cage de Coco Fusco, ou Sauvages. Au cœur des zoos humains (documentaire de Pascal Blanchard), permettent de réinterroger cette histoire à travers les yeux de ceux qu’on a longtemps privés de regard.
La restitution des corps et des objets spoliés s’inscrit aussi dans cette dynamique. En 2002, après de nombreuses mobilisations, le corps momifié de l’homme connu comme le « Nègre de Banyoles » est rapatrié au Botswana, près de 170 ans après avoir été empaillé et exposé en Espagne.
L’une des grandes batailles reste celle de la transmission. Encore aujourd’hui, peu de manuels scolaires abordent sérieusement le sujet des zoos humains. Or, il s’agit d’un chapitre fondamental pour comprendre les fondements du racisme contemporain. Enseigner ces expositions, c’est dévoiler comment les hiérarchies raciales ont été fabriquées, diffusées, légitimées par des institutions politiques, scientifiques, culturelles.
Face à l’oubli organisé, les initiatives mémorielles se multiplient : expositions itinérantes, colloques, séminaires universitaires, projets pédagogiques… Souvent portés par des collectifs afrodescendants, ces efforts œuvrent à une réappropriation radicale de l’histoire.
Ce que les zoos humains disent de nous
Les zoos humains ne sont pas une anomalie de l’histoire : ils sont un révélateur. Ils dévoilent crûment ce que l’idéologie coloniale avait de plus insidieux ; sa capacité à déshumaniser au nom de la science, à divertir au nom de la civilisation, à dominer en prétendant éduquer. Ils témoignent d’un temps où l’homme noir, l’homme colonisé, l’homme « autre » n’était plus perçu comme sujet, mais comme objet à contempler, classer, consommer.
Ces expositions ne furent pas des actes isolés ou marginaux, mais une composante centrale de la machine impériale, où se sont croisés les intérêts économiques, les fantasmes racistes, et les ambitions politiques. Les corps exposés, qu’ils soient africains, asiatiques, polynésiens ou autochtones, nous rappellent une vérité douloureuse : l’humanité n’a pas toujours été attribuée à tous.
Mais il serait trop facile de reléguer ces pratiques au passé. L’héritage des zoos humains continue de hanter notre présent. Il se manifeste dans les stéréotypes culturels, dans les récits biaisés, dans l’inégalité des regards, dans les silences éducatifs. Et c’est précisément pourquoi en parler n’est pas un luxe, mais une urgence.
Revisiter cette histoire, c’est affronter un miroir dérangeant ; celui d’une civilisation qui, au nom de sa supériorité, a oublié sa propre humanité. C’est aussi une opportunité de rendre justice aux invisibles, de restituer la parole à ceux qu’on a réduits au silence, et de construire, pierre après pierre, une mémoire décolonisée.
L’enjeu n’est pas de culpabiliser, mais de réparer. Et pour réparer, il faut d’abord reconnaître. Se souvenir des zoos humains, c’est refuser de tolérer, sous une autre forme, leur résurgence. C’est affirmer haut et fort : plus jamais ça.
Pour aller plus loin
- Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, Zoos humains : De la Vénus hottentote aux reality shows, La Découverte, 2002.
- Sadiah Qureshi, Peoples on Parade: Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain, University of Chicago Press, 2011.
- Dominika Czarnecka, « Black Female Bodies and the « White » View », East Central Europe, vol. 47, 2020.
- Nigel Rothfels, Savages and Beasts: The Birth of the Modern Zoo, Johns Hopkins University Press, 2002.
- Alexander Geppert, Fleeting Cities. Imperial Expositions in Fin-de-Siècle Europe, Palgrave Macmillan, 2010.
- Exposition « Zoos humains. L’invention du sauvage« , Musée du quai Branly, Paris, 2011.