Milicien, colonel britannique, insurgé anticolonial, prisonnier politique… Jean Kina incarne l’un des parcours les plus atypiques et méconnus de la Révolution haïtienne. Retour sur l’itinéraire complexe d’un homme qui, entre Saint-Domingue, Londres et la Martinique, a défié les récits dominants de l’Histoire coloniale.
Jean Kina, entre collaboration, résistance et oubli

Martinique, 5 décembre 1800. À la tête d’une trentaine d’hommes armés, Jean Kina, ancien esclave devenu militaire, brandit une bannière frappée d’une inscription insolite : « La Loi Brittanique ». Le petit groupe, composé majoritairement de miliciens libres de couleur, marche silencieusement depuis Fort-Royal, s’arrêtant dans les plantations pour dénoncer les injustices subies par les Noirs et les affranchis. Aucun coup de feu, aucune effusion de sang. Juste la clameur d’une révolte muette, résolue, nourrie par l’espoir d’un droit plus juste, même si venu d’un empire colonial concurrent.
Cette scène, pourtant saisissante, n’apparaît dans aucun manuel scolaire. Son protagoniste, Jean Kina, reste une figure effacée de la mémoire historique, coincée entre les ombres plus lumineuses de Toussaint Louverture, Dessalines ou Christophe. Et pourtant, son parcours défie toutes les catégorisations : esclave devenu chef de guerre, contre-révolutionnaire puis insurgé anticolonial, agent double entre Français et Britanniques, Kina incarne la complexité des trajectoires afro-descendantes en pleine tourmente révolutionnaire.
Pourquoi cet homme, à la fois stratège de terrain et meneur politique, n’a-t-il pas trouvé sa place dans les récits dominants de la Révolution haïtienne ? Était-ce la nature ambiguë de ses alliances ? Ou le fait qu’il ait servi des intérêts opposés à ceux de l’indépendance haïtienne avant d’en partager les revendications profondes ?
Nofi propose de revisiter l’histoire de Jean Kina avec une grille de lecture décoloniale, en reconstituant les multiples couches de son engagement. Il ne s’agit pas de réhabiliter un héros, mais de redonner voix à un homme qui, dans un monde en feu, n’a jamais cessé de se battre debout.
Les débuts de Jean Kina : milicien noir au service des colons

À la veille de la Révolution haïtienne, Saint-Domingue est la colonie la plus lucrative de l’Empire français ; et aussi la plus explosive. Dans cette société à la hiérarchie raciale rigide, les tensions s’accumulent. Les Blancs dominent politiquement et économiquement, les libres de couleur réclament l’égalité des droits, et les esclaves, majoritaires, vivent dans une brutalité quotidienne.
C’est dans ce contexte inflammable que Jean Kina, encore esclave, entre en scène. Originaire de la région de la Grand’Anse, il est enrôlé par les planteurs blancs dans une milice d’esclaves armés, constituée pour réprimer les soulèvements des gens de couleur libres. L’ironie est amère : on mobilise les opprimés pour mater d’autres opprimés, dans un jeu de division et de manipulation typique du système colonial.
Kina n’est pas un cas isolé. Face aux révoltes de 1790-91, plusieurs milices noires sont créées pour protéger les propriétés blanches. Leur promesse implicite : des récompenses, parfois une émancipation, en échange de la fidélité. Mais dans cette équation, la loyauté n’est jamais absolue.
Pour Jean Kina, cette période marque le début d’une trajectoire stratégique : il comprend très tôt les règles du jeu colonial et s’y insère non pas par adhésion, mais par opportunisme de survie. En maniant les armes au service des maîtres, il acquiert une connaissance précieuse du terrain, des tactiques, des hommes. Il apprend aussi que dans un monde en guerre, celui qui sait manier la violence peut devenir indispensable ; donc négociable.
Loin de le figer dans la posture du « traître », cette phase révèle déjà une conscience pragmatique de la complexité politique : pour un esclave, toute action armée peut être à la fois collaboration et révolte en devenir.
De l’Empire britannique à la guerre irrégulière

Lorsque les troupes britanniques débarquent à Saint-Domingue en 1793, leur objectif est clair : profiter du chaos révolutionnaire pour affaiblir la France républicaine et récupérer une colonie aussi précieuse que stratégique. Pour cela, ils cherchent des alliés locaux, notamment parmi les planteurs royalistes et les esclaves révoltés. Dans ce jeu d’alliances mouvantes, Jean Kina se rallie aux Anglais, qui reconnaissent rapidement en lui un atout militaire majeur.
Il est nommé colonel dans l’armée britannique, un rang exceptionnel pour un homme noir (fût-il ancien esclave) dans une armée impériale. Cette nomination n’est pas philanthropique : elle témoigne du respect pragmatique que lui vouent ses supérieurs britanniques. Kina n’est pas seulement un homme armé, c’est un chef de terrain, un connaisseur des zones forestières, un meneur d’hommes redoutable.
Contrairement aux batailles en rangs serrés à l’européenne, Kina pratique la guerre de brousse, typique des zones montagneuses et inaccessibles de Saint-Domingue. Embuscades, harcèlement, connaissance du terrain : il applique des techniques de combat issues à la fois de son vécu dans la colonie et des logiques de résistance populaire.
Cette guerre irrégulière, que les Européens méprisent d’abord, devient un cauchemar stratégique pour leurs armées traditionnelles. Elle offre à Kina une forme de supériorité, de maîtrise tactique, et surtout une autonomie rare. Sur le terrain, il n’est plus l’ancien esclave enrôlé, mais un commandant écouté, respecté, efficace.
Mais à qui sert-il vraiment ? À l’empire britannique ? À lui-même ? À l’espoir d’un renversement d’ordres injustes ? En réalité, Jean Kina incarne cette génération d’acteurs politiques noirs qui naviguent dans les interstices de deux empires en guerre, non pour les servir, mais pour s’en servir, au gré des opportunités.
Entre deux empires : complots, alliances et double-jeu

À la suite de l’évacuation des troupes britanniques de Saint-Domingue, Jean Kina est invité à Londres. Ce passage dans la métropole impériale est plus qu’un simple exil : c’est une reconnaissance. À Whitehall, il rencontre des fonctionnaires du gouvernement, mais aussi des planteurs français émigrés, intéressés par ses réseaux et son influence dans les colonies.
Parmi les intrigues auxquelles il est mêlé figure un épisode digne d’un roman noir : un projet, soutenu par Pierre Victor Malouet, pour enlever les fils de Toussaint Louverture, alors scolarisés en France. L’idée est claire : utiliser les enfants comme leviers de chantage politique contre leur père, devenu figure dominante de Saint-Domingue. Kina, proche du terrain, aurait été l’homme parfait pour mener cette opération. Elle échouera, mais témoigne du double-jeu permanentauquel il est associé.
Après son passage à Londres, Jean Kina est envoyé à la Martinique, colonie française alors occupée par les Britanniques. Il y épouse Félicité-Adelaïde Quimard, une femme libre de couleur ; un détail qui souligne son intégration progressive dans les réseaux créoles affranchis, souvent moteurs des mouvements politiques locaux.
Mais la Martinique n’est pas un havre de paix. En décembre 1800, Jean Kina mène une insurrection pacifique contre les autorités locales, accusées de vouloir renforcer les lois restreignant les manumissions. À la tête d’une trentaine d’hommes, il traverse les campagnes, ralliant des soutiens et protestant au nom des libres de couleur et des esclaves. Son message ? La loi britannique comme protection contre les abus blancs. Il arbore même une bannière où est inscrit : « La Loi Brittanique » ; un symbole à la fois provocateur et stratégique.
Loin d’être une émeute, ce soulèvement est une démonstration politique, un appel au respect des droits fondamentaux. Son traitement par les autorités britanniques (ni répression, ni procès, mais un exil discret) montre à quel point Jean Kina est devenu un acteur diplomatique autant qu’un rebelle.
La répression douce et l’exil pénal

Le 6 décembre 1800, au matin, les forces britanniques et miliciennes de la Martinique, sous le commandement du colonel Frederick Maitland, encerclent les hommes de Jean Kina. Pourtant, au lieu de la répression violente que la logique coloniale rendrait attendue, Maitland fait un choix inattendu : il offre l’amnistie aux insurgés en échange de leur reddition.
Pourquoi cette clémence ? D’abord, Kina n’a pas versé de sang. Ensuite, Maitland, conscient de la légitimité des revendications des libres de couleur, redoute un embrasement généralisé si la révolte était matée dans le sang. Enfin, il connaît Kina ; ses talents, son influence, sa complexité. L’écraser, c’est potentiellement perdre un atout utile dans les futurs rapports de force coloniaux.
Kina accepte l’offre. Ses hommes déposent les armes. Pas de procès, pas d’exécution. Mais la confiance, elle, est rompue.
Plutôt que d’être jugé localement, Jean Kina est déporté à Londres, où il est incarcéré à Newgate Prison sous l’Aliens Act de 1793, une loi visant les étrangers considérés comme dangereux ou subversifs.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Avec la Paix d’Amiens (1802), qui suspend brièvement les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, Kina est libéré et retourne en France. Un espoir de liberté ? Non. Il est de nouveau emprisonné, cette fois dans un lieu hautement symbolique : le Fort de Joux, là même où est incarcéré Toussaint Louverture.
À ses côtés, son propre fils, Zamor, subit également l’enfermement. Le parallèle est frappant : deux figures noires majeures de l’insurrection caribéenne enfermées dans la même forteresse glacée du Jura. L’un est devenu héros national, l’autre reste un nom oublié.
Cette double incarcération marque le prix de l’ambiguïté politique : ni loyaliste, ni pleinement révolutionnaire, Kina est un homme que les empires préfèrent neutraliser plutôt que reconnaître.
Dernier acte : de la cellule à l’armée impériale

En août 1804, Jean Kina et son fils Zamor sont finalement libérés du Fort de Joux, quelques mois après la mort de Toussaint Louverture dans cette même prison. Aucun hommage, aucune reconnaissance officielle. Mais une offre : intégrer l’Armée d’Italie non comme soldats décorés, mais comme charpentiers, c’est-à-dire travailleurs manuels pour l’effort militaire napoléonien.
Cette affectation semble mineure, voire humiliante. Pourtant, elle illustre une réalité brutale : à l’heure où l’Empire français se recompose et où Haïti proclame son indépendance, les hommes comme Kina (ni totalement ralliés à l’idéologie impériale, ni assimilables aux figures héroïques de l’insurrection) sont utilisés puis relégués, souvent sans voix.
Les archives se taisent après cette dernière mention. On ne sait ni quand ni comment Jean Kina meurt. Aucune trace militaire ne documente son activité au sein de l’armée impériale. Son nom disparaît, avalé par l’Histoire.
Et pourtant, cet effacement est en soi révélateur. Il dit tout du sort réservé à ceux qui n’entrent pas dans les récits simplificateurs : les « bons » révolutionnaires d’un côté, les traîtres ou les colons de l’autre. Jean Kina n’est ni l’un ni l’autre. Il est un acteur mobile, stratégique, parfois contradictoire, mais profondément ancré dans son époque et ses luttes.
Il est aussi l’exemple d’un homme noir autonome, maniant la politique comme l’art militaire, dont la mémoire dérange les narrations linéaires. En cela, son oubli n’est pas une coïncidence : c’est un choix historique structuré par le racisme, l’impérialisme et la peur de la nuance.
Jean Kina, figure de la complexité post-esclavagiste

L’histoire de Jean Kina échappe aux cases. Elle dérange parce qu’elle oblige à sortir des mythes réconfortants : celui du révolutionnaire pur ou du traître servile, du héros noir inaltérable ou du suppôt de l’Empire. Elle révèle une vérité plus crue : dans le tumulte colonial, les trajectoires des Noirs insurgés sont souvent ambivalentes, stratégiques, parfois contradictoires ; mais toujours humaines.
Kina fut esclave, chef de milice, colonel britannique, conspirateur, insurgé, prisonnier, artisan. Il a négocié, résisté, cédé, tenté, reculé. Non par faiblesse, mais parce qu’il évoluait dans un monde de trahisons multiples, d’alliances instables, d’empires en guerre, de révolutions trahies. Et dans ce monde, il a tenu debout.
Réhabiliter Jean Kina, ce n’est pas simplement ajouter un nom à une fresque déjà trop longue. C’est redonner une voix à tous ces acteurs noirs de la révolution caribéenne dont les parcours ne cadraient pas avec les récits officiels. C’est affirmer que la complexité n’est pas une trahison de la cause, mais une richesse historique. C’est, surtout, rappeler que les luttes afro-descendantes ont produit bien plus que des héros glorifiés : elles ont produit des tacticiens, des penseurs, des hommes et femmes capables de naviguer au cœur des contradictions de leur temps.
En ces temps de réécriture mémorielle, Jean Kina mérite qu’on se souvienne de lui non pas malgré sa complexité, mais à cause d’elle.
Pour aller plus loin
- David Geggus, Haitian Revolutionary Studies, Indiana University Press, 2002.
- Nathan Dize, « The Persistence of Félicité Kina: Kinship, Gender, and Everyday Resistance », Nursing Clio, 26 juillet 2018.
- Laurent Dubois, Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution, Harvard University Press, 2004.
- Mimi Sheller, Citizenship from Below: Erotic Agency and Caribbean Freedom, Duke University Press, 2012.