Ville mythique surgie des confins du dĂ©sert et du fleuve, Tombouctou fut tour Ă tour carrefour caravanier, universitĂ© islamique, et capitale spirituelle du Sahel. De sa fondation touarĂšgue Ă sa renaissance post-djihadiste, voici lâhistoire dâun centre africain de savoir et de rĂ©sistance, symbole oubliĂ© dâun islam savant enracinĂ©.
Tombouctou, ou lâexception sahĂ©lienne entre dĂ©sert, foi et savoir Lâhistoire africaine, trop souvent racontĂ©e au prisme de ses silences ou de ses tragĂ©dies, recĂšle pourtant des foyers de civilisation majeurs, ignorĂ©s ou dĂ©formĂ©s par une historiographie europĂ©enne longtemps myope. Tombouctou , ville frontiĂšre entre la mer de sable saharienne et les terres fertiles du delta intĂ©rieur du Niger, incarne Ă elle seule lâune des plus hautes expressions de la civilisation sahĂ©lienne prĂ©coloniale . Ni capitale politique Ă proprement parler, ni simple carrefour commercial, elle fut durant des siĂšcles un centre spirituel, intellectuel et culturel majeur , irriguĂ© par les routes de lâor, de lâencre et de la foi.
Mais Tombouctou nâest pas nĂ©e dâun dĂ©cret impĂ©rial ou dâun caprice royal. Elle surgit, comme souvent en Afrique, du croisement de plusieurs dynamiques : implantation touarĂšgue , nĂ©goce caravanier , islamisation lente et localisĂ©e , puis absorption par les grands empires soudanais  (Mali puis SonghaĂŻ) avant dâentrer dans la gĂ©opolitique maghrĂ©bine avec lâirruption des armĂ©es marocaines. Chaque Ă©tape de son dĂ©veloppement rĂ©pond Ă une logique territoriale, Ă©conomique ou religieuse propre, dans laquelle lâAfrique a agi comme sujet de son histoire, et non comme dĂ©cor passif.
Tombouctou, câest donc lâhistoire dâune ville sans murailles mais entourĂ©e de lĂ©gendes , longtemps redoutĂ©e par les EuropĂ©ens, longtemps idĂ©alisĂ©e par les musulmans, souvent oubliĂ©e par les Africains. Il est temps dâen retracer lâhistoire, loin des mythes, mais au plus prĂšs des faits, dans une lecture rigoureuse, ancrĂ©e dans les rĂ©alitĂ©s sahĂ©liennes et dans lâesprit dâun continent qui, loin de lâoralitĂ© pure, a aussi produit des bibliothĂšques, des chartes, des penseurs et des empires .
GenĂšse dâun comptoir saharien (XIeâXIIIe siĂšcle) Comprendre Tombouctou impose dâabord une lecture du terrain. Loin dâĂȘtre une crĂ©ation ex nihilo ou le fruit dâun caprice impĂ©rial, la ville sâenracine dans une gĂ©ographie dâinterface , Ă la jonction de trois zones stratĂ©giques : le dĂ©sert, la savane, et le fleuve . Ce trĂ©pied Ă©cologique, unique en Afrique de lâOuest, a façonnĂ© depuis des siĂšcles les mobilitĂ©s humaines, les Ă©changes commerciaux et les implantations sĂ©dentaires.
Au cĆur de cette dynamique se trouve le delta intĂ©rieur du Niger , espace amphibie constituĂ© dâune vaste mosaĂŻque de bras morts, de zones marĂ©cageuses, de plaines alluviales et de dunes. Ce territoire nâest pas seulement fertile ; il est structurant . Il sert Ă la fois de bassin agricole , de rĂ©serve pastorale pour les Ă©leveurs peuls ou maurs, et surtout de couloir de navigation fluviale , connectant les confins du Sahara Ă ceux de la savane guinĂ©enne. Autrement dit, qui contrĂŽle le delta, contrĂŽle la clef logistique du Sahel .
Plus au nord, la progression des dunes marque le dĂ©but de lâocĂ©an de sable touarĂšgue . Mais loin de former une barriĂšre, le dĂ©sert agit ici comme un espace de circulation hautement structurĂ© , quadrillĂ© depuis des siĂšcles par les grandes caravanes transsahariennes. Les routes partent de Sijilmassa, GhadamĂšs ou Tindouf, traversent Taghaza (le sel), puis bifurquent vers Gao ou Tombouctou, avant de sâenfoncer au sud jusquâĂ DjennĂ© ou Koumbi Saleh. Tombouctou sâinsĂšre trĂšs tĂŽt comme halte majeure de cette diagonale commerciale , Ă lâarticulation du monde berbĂšre et du monde soudanais.
Câest cette double articulation (fluviale et dĂ©sertique) qui fait de la rĂ©gion un nĆud gĂ©o-Ă©conomique . Aucune autre ville ne rĂ©unit autant dâavantages comparĂ©s sur une carte sahĂ©lienne : possibilitĂ© dâaccueillir les caravaniers, dâalimenter les hommes et bĂȘtes en eau douce, de stocker le sel et lâor, de nĂ©gocier avec les sĂ©dentaires soninkĂ© ou songhaĂŻ. Ă lâĂ©poque oĂč lâĂtat est encore balbutiant et les frontiĂšres inexistantes, la gĂ©ographie dĂ©cide de lâhistoire  : Tombouctou est nĂ©e parce quâelle Ă©tait nĂ©cessaire.
Comme dans nombre de hauts lieux africains, la fondation de Tombouctou Ă©chappe Ă une datation rigide , se situant quelque part entre lâhistoire et la mĂ©moire collective. Ce flou nâest pas un obstacle Ă la vĂ©ritĂ© historique, mais un reflet dâun monde oĂč lâĂ©crit nâĂ©tait pas le seul garant de lĂ©gitimitĂ©. Ce sont les Touaregs (ou plus prĂ©cisĂ©ment, le clan Imakcharen , une branche des Kel Tamasheq) qui sont Ă lâorigine de cette implantation dans la seconde moitiĂ© du XIe siĂšcle.
Ces pasteurs nomades, maĂźtres des confins saharo-sahĂ©liens, ne fondent pas de villes, ils installent des campements . Or câest justement ce type dâĂ©tablissement quâils Ă©rigent Ă la lisiĂšre du fleuve, au point de jonction entre leur zone de transhumance et les routes caravanes en provenance du Nord. Initialement, Tombouctou nâest quâun poste saisonnier, une aire de repos pour hommes et bĂȘtes, avec des points dâeau gardĂ©s par des membres du clan .
La toponymie mĂȘme de la ville atteste de cet enracinement touarĂšgue. « Tin-Bouctou » , littĂ©ralement en tamasheq, signifie « le puits de Bouctou » . Bouctou, selon la tradition orale, serait une femme dâorigine touarĂšgue, sage et respectĂ©e, Ă qui les hommes confient la garde du camp. Ce personnage fĂ©minin, qui incarne Ă la fois lâautoritĂ© domestique, la transmission, et la sĂ©curitĂ© du groupe, illustre une conception touarĂšgue du pouvoir non guerrier mais matrilinĂ©aire . Ce dĂ©tail nâest pas anodin : il rappelle que la citĂ©, avant de devenir bastion islamique, fut dâabord une matrice sahĂ©lienne tenue par des mains fĂ©minines .
Ă mesure que les flux commerciaux sâintensifient, les Touaregs sĂ©dentarisent une partie de leur activitĂ© Ă cet endroit. Sans bĂątir une ville de pierre ou de banco (ce sera lâĆuvre des sĂ©dentaires mandĂ© et songhaĂŻ venus plus tard), ils permettent lâĂ©mergence dâun comptoir structurĂ© , oĂč se croisent les caravanes venues du Sahara et les marchands noirs du sud. Ce sont eux qui assurent la sĂ©curitĂ© des pistes, prĂ©lĂšvent des droits de passage, arbitrent les conflits entre clans et tribus. Ils ne sont pas bĂątisseurs, mais faiseurs dâĂ©quilibres .
Le destin de Tombouctou ne se joue pas dans lâarchitecture ni dans la conquĂȘte, mais dans la gĂ©ographie des flux commerciaux . Ce qui nâĂ©tait au dĂ©part quâun simple point dâeau gardĂ© par les Touaregs devient, au tournant du XIIe siĂšcle, une Ă©tape incontournable du commerce transsaharien , Ă la faveur dâune conjoncture gĂ©oĂ©conomique spĂ©cifique : la croissance des circuits marchands sahĂ©liens et lâintĂ©gration progressive de lâAfrique de lâOuest dans lâĂ©conomie islamique mondiale.
Ă lâĂ©poque, les grands empires soudanais (notamment le Ghana puis le Mali) organisent et sĂ©curisent les routes du sud, tandis que les citĂ©s caravaniĂšres nord-africaines (comme Sijilmassa , Tindouf , ou GhadamĂšs ) assurent le relais logistique depuis le Maghreb. Tombouctou, idĂ©alement situĂ©e Ă la bordure du dĂ©sert, au dĂ©bouchĂ© mĂ©ridional de ces pistes, devient le lieu de transfert et dâĂ©change entre deux mondes : le nomade et le sĂ©dentaire, le berbĂšre et le mandĂ©, le sel et lâor .
Les caravanes touarĂšgues, fortes parfois de plusieurs centaines de chameaux, sây arrĂȘtent pour ravitailler, Ă©changer, et redistribuer les marchandises. Le sel extrait des mines de Taghaza , vĂ©ritable or blanc du Sahara, y est troquĂ© contre lâor venu de Bambouk , enfoui dans les profondeurs du MandĂ©. Ă cela sâajoutent les esclaves capturĂ©s lors des razzias ou livrĂ©s par les chefferies du sud , vendus pour ĂȘtre convoyĂ©s vers les oasis, ou vers les citĂ©s de lâAtlas. Les cĂ©rĂ©ales , produites dans le delta intĂ©rieur (sorgho, mil, riz de dĂ©crue), constituent enfin une ressource stratĂ©gique pour nourrir les hommes des caravanes.
TrĂšs vite, un marchĂ© rĂ©gulier se met en place , structurĂ© autour dâacteurs commerciaux touarĂšgues, songhaĂŻ, peuls et mandĂ©s, mais aussi juifs maghrĂ©bins et arabes venus du nord. Ce nâest pas encore une ville au sens urbanistique, mais câest un nĆud dâinterdĂ©pendances , avec ses courtiers, ses greniers, ses campements marchands. La sĂ©dentarisation des Ă©changes prĂ©cĂšde celle des bĂątisseurs .
Ce commerce nâest pas libre : il est rĂ©gulĂ© par les Touaregs , qui imposent des droits de passage et des redevances, mais aussi par les marchands eux-mĂȘmes, selon des rĂšgles non Ă©crites mais solidement respectĂ©es, issues de la sanankuya (cousinage Ă plaisanterie) et des pactes dâhospitalitĂ© interethniques.
IntĂ©gration dans les grands empires ouest-africains (XIIIeâXVIe siĂšcle) La puissance marchande appelle la puissance politique. Ă mesure que Tombouctou sâimpose comme plaque tournante du commerce sahĂ©lo-saharien, elle attire lâattention de ceux qui, au sud, cherchent Ă sĂ©curiser et capter ces flux pour alimenter leur centralitĂ© impĂ©riale . Ce seront les empereurs du Mali, dont lâexpansion territoriale au tournant du XIVe siĂšcle intĂšgre Tombouctou dans une logique impĂ©riale et islamique Ă la fois stratĂ©gique et symbolique.
Lâannexion de la ville intervient sans bataille spectaculaire ni siĂšge en bonne et due forme. Contrairement Ă dâautres citĂ©s prises par la force, Tombouctou entre dans lâorbite malienne par un double processus : diplomatique et commercial . Lâhistoriographie sâaccorde Ă situer cette intĂ©gration Ă lâĂ©poque du rĂšgne de Mansa Musa (1312â1337) , figure charismatique et visionnaire, qui donne Ă lâempire du Mali une dimension islamique affirmĂ©e sur la scĂšne afro-maghrĂ©bine et moyen-orientale.
La logique est claire : pour un souverain musulman en quĂȘte de reconnaissance internationale, le contrĂŽle des carrefours commerciaux Ă haute valeur symbolique et Ă©conomique est essentiel . En annexant Tombouctou, Mansa Musa ne capture pas seulement une Ă©tape caravaniĂšre : il sâoffre un levier diplomatique auprĂšs des oulĂ©mas du monde islamique , ainsi quâun point dâancrage dans les circuits du commerce transsaharien. La ville devient un avant-poste impĂ©rial au nord , complĂ©mentaire de Gao sur le fleuve et de DjennĂ© plus au sud.
Ce changement de statut sâaccompagne dâune premiĂšre transformation urbaine. Ă partir du XIVe siĂšcle, les premiĂšres constructions en banco sont Ă©rigĂ©es , rompant avec lâesthĂ©tique nomade des origines. Il ne sâagit pas encore des grandes mosquĂ©es de lâĂąge dâor, mais bien de fondations discrĂštes : lieux de priĂšre, rĂ©sidences pour marchands et Ă©rudits , entrepĂŽts et centres de pesĂ©e. Lâinfluence architecturale vient du MandĂ©, mais aussi des constructeurs venus du Maghreb, attirĂ©s par la cour malienne. Le cas le plus cĂ©lĂšbre Ă©tant celui dâAbu Ishaq al-Sahili , poĂšte andalou devenu architecte de cour aprĂšs le pĂšlerinage de Mansa Musa Ă La Mecque.
Mais au-delĂ de la pierre, câest lâIslam savant qui sâenracine. Car le Mali, tout en demeurant un empire africain fondĂ© sur des structures claniques et lignagĂšres, se pense alors comme un pouvoir musulman lĂ©gitime , protecteur de la foi. Tombouctou devient dĂšs lors un relais du pouvoir religieux malien , un lieu de passage pour les juristes, les imams et les Ă©tudiants venus du cĆur de lâempire ou du Maghreb.
Ce processus nâefface pas la complexitĂ© sociale prĂ©existante : les Touaregs conservent une influence locale, les marchands restent autonomes, et les traditions africaines persistent . Mais un nouveau pouvoir sâinsinue : le pouvoir impĂ©rial, distant mais structurant , qui introduit lâimpĂŽt, la sĂ©curitĂ© armĂ©e, et la lĂ©gitimation par le droit musulman.
Dans lâhistoire africaine prĂ©coloniale, la diffusion de lâIslam ne suit pas une logique de conquĂȘte militaire mais une dynamique dâĂ©lite , oĂč le pĂšlerinage, la diplomatie et lâĂ©conomie dessinent les chemins de la foi. Ă ce titre, le pĂšlerinage de Mansa Musa Ă La Mecque en 1324 constitue un tournant dĂ©cisif : non seulement pour lâimage de lâempire du Mali sur la scĂšne islamique mondiale, mais aussi pour la structuration religieuse de ses villes, au premier rang desquelles Tombouctou .
La tradition rapporte (et les chroniques arabes confirment) que le souverain malien fit le voyage Ă la tĂȘte de plusieurs milliers dâhommes et de dizaines de tonnes dâor , distribuant des cadeaux fastueux aux notables du Caire et de La Mecque, provoquant mĂȘme une inflation monĂ©taire dans certaines rĂ©gions du Proche-Orient. Mais au-delĂ du spectaculaire, ce pĂšlerinage avait un but politique : inscrire le Mali dans lâumma , la communautĂ© des croyants , et ainsi lĂ©gitimer religieusement sa puissance impĂ©riale . Ce nâĂ©tait pas un acte de foi isolĂ©, mais un geste diplomatique calculĂ© .
Ă son retour, Mansa Musa nâest pas seul : il est accompagnĂ© dâĂ©rudits, dâarchitectes, de scribes et de jurisconsultes , parmi lesquels le plus cĂ©lĂšbre est Abu Ishaq al-Sahili , lettrĂ© andalou, poĂšte de formation, devenu bĂątisseur par pragmatisme. Ce dernier, installĂ© Ă la cour impĂ©riale, aurait initiĂ© lâadoption de certaines normes architecturales maghrĂ©bines dans la vallĂ©e du Niger, notamment Ă Gao, DjennĂ© et Tombouctou. MĂȘme si le rĂŽle dâal-Sahili a pu ĂȘtre idĂ©alisĂ© par les chroniqueurs arabes, sa prĂ©sence symbolise lâouverture intellectuelle du Mali vers lâIslam savant .
Tombouctou bĂ©nĂ©ficie directement de cette ouverture. Car ce que le pĂšlerinage a enclenchĂ© au sommet de lâĂtat, la ville du dĂ©sert va le traduire dans ses murs : installation de juristes formĂ©s Ă Fez ou Kairouan, dĂ©veloppement de mosquĂ©es-Ă©coles (la plus ancienne Ă©tant celle de Djingareyber), constitution dâun corps de clercs lettrĂ©s, enseignant le droit malĂ©kite, la thĂ©ologie asharite, la grammaire et la rhĂ©torique arabes .
Ces Ă©coles, qui sâappuient sur des fondations privĂ©es et des mĂ©cĂšnes marchands, ne relĂšvent pas dâun systĂšme centralisĂ© dâenseignement Ă©tatique , mais dâun tissu dĂ©centralisĂ© et organique, comme dans le reste du monde islamique. Câest ce qui permet leur rĂ©silience : chaque Ă©rudit attire ses Ă©lĂšves, chaque mosquĂ©e devient un pĂŽle intellectuel, chaque famille savante Ă©tablit son prestige par la transmission du savoir.
Loin dâĂȘtre une rupture, cette islamisation savante sâinscrit dans une continuitĂ© proprement africaine : les pratiques antĂ©rieures de griotisme, de mĂ©moire orale, de commentaire public des textes sacrĂ©s, trouvent une traduction islamisĂ©e, sans disparition brutale. LâIslam de Tombouctou, bien quâorthodoxe dans sa forme juridique, reste africain dans ses dynamiques sociales et pĂ©dagogiques .
Au milieu du XVe siĂšcle, lâhorizon impĂ©rial malien sâeffondre sous lâeffet de crises internes, de querelles dynastiques et dâun affaiblissement de ses relais provinciaux. Câest dans ce vide que sâĂ©lĂšve lâEmpire songhaĂŻ , fondĂ© depuis Gao, et dont lâexpansion rapide vers lâouest annonce une reconfiguration politique du Sahel central . Dans ce contexte, Tombouctou devient un enjeu stratĂ©gique majeur  : non seulement pour sa richesse commerciale, mais surtout pour son rayonnement religieux et intellectuel, devenu outil de lĂ©gitimation impĂ©riale.
La ville est dâabord prise militairement par Sonni Ali en 1468 , Ă la suite dâune campagne brutale qui vise Ă briser le pouvoir autonome des oulĂ©mas et Ă soumettre la ville au contrĂŽle songhaĂŻ. Selon les chroniqueurs, le souverain animiste, pragmatique et autoritaire, rĂ©prime les notables religieux qui rĂ©sistaient Ă sa mainmise , provoquant une premiĂšre rupture dans la gestion savante de la ville. Tombouctou, sous Sonni Ali, est conquise mais pas encore investie dans sa dimension intellectuelle : elle est captĂ©e, non encore intĂ©grĂ©e .
Il faut attendre son successeur, Askia Muhammad (1493â1528) , pour que commence une seconde phase, fondatrice, cette fois pacifiĂ©e et structurante. Musulman convaincu, pĂšlerin Ă La Mecque, rĂ©formateur religieux, lâAskia transforme la conquĂȘte militaire en intĂ©gration idĂ©ologique . Sous son rĂšgne, Tombouctou devient le cĆur de lâIslam soudanais , modĂšle dâun empire thĂ©ocratique organisĂ© autour de la sharĂźÊża malĂ©kite.
La rĂ©forme passe par une double politique : construction institutionnelle  et centralisation des oulĂ©mas . Câest Ă cette Ă©poque que prennent toute leur ampleur les trois grandes mosquĂ©es emblĂ©matiques de la ville :
SankorĂ© , plus quâun simple lieu de culte, devient une vĂ©ritable universitĂ© islamique, abritant jusquâĂ 25 000 Ă©tudiants et une bibliothĂšque de manuscrits dâune richesse exceptionnelle. Elle est soutenue par des mĂ©cĂšnes marchands et intĂ©grĂ©e aux rĂ©seaux savants du monde musulman.
Djingareyber , rĂ©novĂ©e et agrandie, se mue en mosquĂ©e royale, symbolisant lâautoritĂ© de lâempereur sur la foi.
Sidi Yahya , enfin, incarne la diversitĂ© spirituelle locale, abritant Ă la fois priĂšre, enseignement et mĂ©diation.SimultanĂ©ment, lâĂtat songhaĂŻ met en place une politique de codification juridique , confiant aux oulĂ©mas la gestion des affaires civiles, des litiges commerciaux, des successions et des mariages. Câest une forme de centralisation par le savoir : le pouvoir nâimpose pas la loi, il dĂ©lĂšgue son autoritĂ© au droit malĂ©kite , lequel devient outil dâhomogĂ©nĂ©isation dans un empire multiethnique. Les oulĂ©mas jouent ici un rĂŽle Ă©quivalent Ă celui des administrateurs royaux europĂ©ens, mais dans le langage du fiqh .
Loin dâune simple piĂ©tĂ© de façade, la politique dâAskia Muhammad tĂ©moigne dâune volontĂ© dâenraciner lâempire songhaĂŻ dans une lĂ©gitimitĂ© islamique mondiale . Des relations sont nouĂ©es avec le Caire, Tlemcen, Fez et La Mecque. Des savants viennent enseigner, des manuscrits circulent, des diplĂŽmes sont Ă©changĂ©s. Tombouctou devient le Fez noir du Sahel , citĂ© lettrĂ©e, sanctuaire dâorthodoxie, vitrine savante dâun empire africain pleinement intĂ©grĂ© Ă la communautĂ© musulmane.
ApogĂ©e intellectuel et rayonnement islamique (XVeâXVIe siĂšcle) Si Tombouctou sâest imposĂ©e comme capitale sahĂ©lienne du commerce, elle sâest surtout inscrite dans lâhistoire comme capitale de lâintelligence islamique africaine . Du XVe au XVIe siĂšcle, la ville connaĂźt une effervescence savante inĂ©dite en Afrique subsaharienne. Ce nâest pas seulement une ville de priĂšre, mais une mĂ©tropole de lâenseignement religieux, juridique et scientifique , rivalisant alors avec Fez, Le Caire ou Kairouan. Ă cette Ă©poque, la parole ne se transmet plus seulement Ă lâombre des tentes , mais dans des bibliothĂšques, des cours de droit, des traitĂ©s dâastronomie.
Le socle de cette efflorescence repose sur un triangle institutionnel  sans Ă©quivalent : SankorĂ©, Djingareyber, Sidi Yahya . Ces trois mosquĂ©es, Ă la fois lieux de culte, centres dâenseignement et bibliothĂšques, incarnent la convergence entre spiritualitĂ©, pĂ©dagogie et pouvoir savant .
SankorĂ© , dâabord. FondĂ©e dĂšs le XIVe siĂšcle mais dĂ©veloppĂ©e Ă son zĂ©nith sous Askia Muhammad, cette mosquĂ©e-universitĂ© devient le phare du savoir malĂ©kite au sud du Sahara . FinancĂ©e par de riches marchands, dotĂ©e de centaines de manuscrits importĂ©s ou rĂ©digĂ©s sur place, elle attire des Ă©tudiants de tout le monde soudanais. On y enseigne la grammaire arabe, la logique, le droit musulman (fiqh ), la rhĂ©torique, les mathĂ©matiques et lâastronomie . Certains maĂźtres, comme Ahmed Baba , jouissent dâun prestige tel quâils sont invitĂ©s dans les cours du Maroc ou du Caire.
Djingareyber , reconstruite en banco par Abu Ishaq al-Sahili au XIVe siĂšcle, devient la mosquĂ©e royale  par excellence, lieu oĂč se conjuguent la priĂšre publique, les sermons du vendredi et les grandes leçons. Elle incarne le lien entre lâislam et le pouvoir impĂ©rial , entre foi et autoritĂ© politique. Câest lĂ que les oulĂ©mas justifient la lĂ©gitimitĂ© des askia, que les dĂ©bats de jurisprudence sont arbitrĂ©s, que les fatwas circulent.
Sidi Yahya , plus tardive (fin du XVe siĂšcle), reprĂ©sente la diversitĂ© spirituelle et la tolĂ©rance interne Ă lâislam de Tombouctou . Moins directement connectĂ©e au pouvoir impĂ©rial, elle est un centre de dĂ©votion populaire et de transmission mystique, oĂč lâenseignement touche Ă la spiritualitĂ© soufie, aux sciences du cĆur autant quâĂ celles du fiqh.Ce triangle ne repose pas sur un modĂšle universitaire centralisĂ© Ă lâoccidentale. Il sâagit dâun rĂ©seau souple de maĂźtres et dâĂ©lĂšves , souvent regroupĂ©s par lignĂ©es savantes, cercles dâĂ©tude ou zawiya . La ville vit au rythme des dĂ©bats thĂ©ologiques, des rĂ©citations coraniques, des lectures publiques. On dĂ©bat du muâtazilisme, on commente Al-Ghazali, on interprĂšte Ibn Rushd. Le savoir circule, manuscrit Ă la main, mĂ©moire Ă lâappui.
Mais cette effervescence intellectuelle nâest pas autarcique. GrĂące aux rĂ©seaux marchands et aux pĂšlerinages, Tombouctou est connectĂ©e aux grandes villes du monde musulman : des manuscrits viennent du Hedjaz, du Caire, dâAl-Andalus ; des diplĂŽmes sont Ă©changĂ©s avec Fez ; des correspondances sont entretenues avec les savants de Tlemcen et de Tunis. Tombouctou est au centre dâune RĂ©publique des lettres islamique Ă lâĂ©chelle sahĂ©lo-mĂ©diterranĂ©enne.
Il faut insister : cette centralité ne relÚve ni du mythe ni de la nostalgie postcoloniale. Elle est documentée, archivée, conservée dans les milliers de manuscrits encore présents dans les bibliothÚques familiales de la ville , malgré les pillages et les incendies.
Si Tombouctou a brillĂ© par ses institutions, elle nâaurait jamais rayonnĂ© sans les hommes qui en ont portĂ© la pensĂ©e . Car lâAfrique, comme toute autre civilisation, ne se raconte pas seulement par ses empires ou ses Ă©changes commerciaux, mais par ses lignĂ©es intellectuelles , ses maĂźtres, ses commentateurs, ses penseurs. Ă Tombouctou, lâĂ©lite nâest pas celle du glaive, mais celle de lâencrier. Les lettrĂ©s sont les vĂ©ritables architectes de son renom , transmetteurs du savoir islamique, garants de lâorthodoxie et mĂ©diateurs sociaux.
Parmi ces figures, Ahmed Baba de Tombouctou (1556â1627)  occupe une place centrale. Juriste malĂ©kite, thĂ©ologien, grammairien et biographe, il incarne le sommet de la culture savante sahĂ©lienne , au croisement de lâAfrique noire et du monde arabo-islamique. NĂ© dans une des grandes familles lettrĂ©es de la ville, il reçoit une Ă©ducation complĂšte Ă SankorĂ©, compose trĂšs tĂŽt des ouvrages juridiques et historiques, et devient rĂ©fĂ©rence du fiqh soudanais . Sa production littĂ©raire compte plus de 40 ouvrages , dont des traitĂ©s de jurisprudence et des catalogues biographiques de savants africains.
Mais son destin bascule lors de la conquĂȘte marocaine de 1591 . Refusant de se soumettre aux envahisseurs chĂ©rifiens, Ahmed Baba est arrĂȘtĂ© et exilĂ© Ă Marrakech avec plusieurs notables. LĂ -bas, au lieu dâĂȘtre marginalisĂ©, il est reconnu pour son Ă©rudition et reçoit mĂȘme lâestime des oulĂ©mas maghrĂ©bins. Son exil, loin de lâanĂ©antir, fait de lui le symbole vivant dâun islam africain lettrĂ©, digne et rĂ©sistant . Il incarne, aux yeux du monde musulman, la fertilitĂ© intellectuelle du BilÄd as-SĆ«dÄn.
Mais Tombouctou ne se rĂ©sume pas Ă une seule figure. Elle vit par ses familles savantes , vĂ©ritables dynasties du savoir. Les plus illustres sont les Kati  et les Aqit . Les Kati, descendants supposĂ©s dâun andalou converti, sont Ă lâorigine de nombreuses Ćuvres juridiques et historiques, dont la cĂ©lĂšbre Chronique de Tombouctou . Les Aqit, pour leur part, forment une lignĂ©e de juges (qadis ) sur plusieurs gĂ©nĂ©rations, assurant la continuitĂ© du droit islamique en contexte africain , et offrant Ă la ville une stabilitĂ© juridique fondĂ©e sur la jurisprudence malĂ©kite.
Autour de ces lignĂ©es gravitent les scribes, les copistes, les maĂźtres anonymes , artisans du livre et de la mĂ©moire. Le manuscrit, dans la culture de Tombouctou, est un bien sacrĂ© , soigneusement copiĂ©, ornĂ© parfois de calligraphie ou de gloses marginales. Chaque ouvrage est une Ćuvre vivante, annotĂ©e, transmise, offerte ou vendue selon des circuits familiaux ou marchands. Le livre devient monnaie, hĂ©ritage, outil de prestige et acte de foi.
En cela, les lettrĂ©s de Tombouctou ont su construire une vĂ©ritable sociĂ©tĂ© du savoir , enracinĂ©e dans les traditions africaines tout en Ă©tant pleinement intĂ©grĂ©e dans les normes islamiques. Leur rĂŽle dĂ©passe lâenseignement : ils servent dâintermĂ©diaires entre le pouvoir et la population, de diplomates entre villes et caravanes, de gardiens dâun islam sahĂ©lien lucide, rigoriste mais enracinĂ©.
Dans lâaire sahĂ©lienne, oĂč le sable Ă©rode les murailles et oĂč la mĂ©moire se transmet par la parole, Tombouctou fait figure dâexception : la ville a fait de lâĂ©criture son bouclier, de lâencre son or, du manuscrit son Ă©tendard civilisationnel . Du XVe au XVIIe siĂšcle, ce nâest pas seulement un centre dâenseignement, câest un atelier scripturaire Ă lâĂ©chelle du continent , un carrefour du livre oĂč sâĂ©changent, se copient, se commentent des milliers de textes.
Loin des clichĂ©s qui associent lâAfrique Ă une prĂ©tendue oralitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, le cas de Tombouctou prouve lâexistence dâune culture lettrĂ©e proprement africaine , enracinĂ©e dans le droit musulman mais Ă©largie Ă tous les domaines du savoir classique islamique : exĂ©gĂšse, grammaire, mĂ©decine, astronomie, logique, soufisme, poĂ©sie, agriculture, et mĂȘme diplomatie. Cette profusion repose sur une triple dynamique : importation, copie locale et conservation privĂ©e .
Dâabord, lâimportation . DĂšs le XIVe siĂšcle, avec les premiers pĂšlerinages de souverains maliens et songhaĂŻ, les liens se resserrent entre le BilÄd as-SĆ«dÄn et les centres intellectuels du Maghreb, dâAndalousie et du Mashreq. Les marchands ramĂšnent avec eux des traitĂ©s religieux de Tlemcen, des grammaires de FĂšs, des ouvrages mĂ©dicaux du Caire, voire des ouvrages philosophiques venus dâal-Andalus. Ces livres deviennent des objets de prestige, mais aussi des matrices pĂ©dagogiques pour les Ă©coles locales , bases de lâenseignement et sources de reproduction.
Ensuite, la copie locale . Car les lettrĂ©s de Tombouctou ne se contentent pas de lire : ils copient, traduisent, commentent. Une vĂ©ritable industrie manuelle et savante sâinstalle, avec ses scribes professionnels, ses calligraphes, ses relieurs. Le papier est importĂ©, lâencre est fabriquĂ©e sur place, souvent Ă base de gomme et de suie, les plumes sont taillĂ©es avec soin. Chaque ouvrage copiĂ© devient un objet unique, marquĂ© par les styles rĂ©gionaux et enrichi de gloses en marge , oĂč sâexpriment la pensĂ©e locale. Il sâagit parfois de simples recueils juridiques, parfois de vastes compilations hagiographiques ou de listes gĂ©nĂ©alogiques prĂ©cises.
Enfin, la conservation . Ici rĂ©side peut-ĂȘtre la plus grande originalitĂ© de Tombouctou : les manuscrits sont conservĂ©s non pas dans une bibliothĂšque publique centralisĂ©e, mais dans des familles . Chaque lignĂ©e savante dĂ©tient ses ouvrages, les cache ou les expose selon les risques politiques. Ces bibliothĂšques domestiques, parfois secrĂštes, parfois ouvertes Ă des Ă©tudiants triĂ©s sur le volet, assurent la transmission du savoir sur plusieurs siĂšcles . Aujourdâhui encore, des centaines de familles Ă Tombouctou, DjennĂ© ou Gao possĂšdent de tels trĂ©sors, protĂ©gĂ©s contre les pillages, les incendies ou les conquĂȘtes Ă©trangĂšres.
Lâampleur du patrimoine est stupĂ©fiante : les estimations parlent de plus de 700 000 manuscrits dissĂ©minĂ©s dans la rĂ©gion , souvent intacts malgrĂ© les Ă©preuves du temps. On y trouve des traitĂ©s de droit islamique, des commentaires de la grammaire dâIbn Ajurrum, des correspondances entre savants, des relevĂ©s astronomiques, et mĂȘme des Ćuvres locales inĂ©dites. Câest lĂ un continent de papier, enfoui dans le dĂ©sert, mĂ©moire dâune Afrique lettrĂ©e, savante et souveraine .
DĂ©clin, conquĂȘtes et marginalisation (1591âXIXe siĂšcle) Ă la fin du XVIe siĂšcle, Tombouctou nâest plus seulement une ville : elle est devenue un symbole. Symbole de lâislam savant africain, de la prospĂ©ritĂ© commerciale transsaharienne, dâune puissance politique songhaĂŻ enracinĂ©e dans la tradition sahĂ©lienne. Câest prĂ©cisĂ©ment ce prestige, autant que les ressources en or de la rĂ©gion, qui attire lâattention dâun ambitieux sultan marocain : Ahmad al-Mansur , de la dynastie saĂądienne.
Le contexte gĂ©opolitique est dĂ©terminant. Le Maroc, fraĂźchement sorti de la victoire contre les Portugais Ă la bataille des Trois Rois (1578), cherche Ă asseoir sa lĂ©gitimitĂ© en tant que puissance musulmane rayonnante. Mais le trĂŽne saĂądien est fragile, contestĂ©, menacĂ© par des tensions internes. Ahmad al-Mansur, dans une tentative de dĂ©tourner lâinstabilitĂ© vers lâextĂ©rieur, projette une expĂ©dition militaire vers le cĆur du Soudan occidental . Objectif affichĂ© : le contrĂŽle des mines dâor du BourĂ© et de Bambouk. Objectif implicite : dĂ©monstration de force et assujettissement dâun islam noir jugĂ© autonome, voire trop indĂ©pendant.
LâexpĂ©dition est prĂ©parĂ©e avec soin. En 1590, un corps expĂ©ditionnaire de quelque 4 000 soldats marocains, encadrĂ©s par des officiers turcs et armĂ©s dâarquebuses , franchit le dĂ©sert Ă marche forcĂ©e. Cette armĂ©e, bien que numĂ©riquement rĂ©duite, possĂšde un avantage technologique dĂ©cisif sur les SonghaĂŻ  : la poudre Ă canon. Ă sa tĂȘte, le redouté pacha Judar , renĂ©gat espagnol islamisĂ©, gĂ©nĂ©ral Ă©nergique mais brutal.
En 1591, lâarmĂ©e marocaine atteint Gao et dĂ©truit lâarmĂ©e songhaĂŻ Ă la bataille de Tondibi . Le choc est rude : les cavaliers songhaĂŻ, malgrĂ© leur bravoure, ne rĂ©sistent pas Ă la supĂ©rioritĂ© de feu des arquebusiers. Tombouctou, sans vĂ©ritable dĂ©fense militaire, tombe peu aprĂšs sans combat . Mais câest dans lâaprĂšs-conquĂȘte que se joue le vĂ©ritable drame : la ville, fiertĂ© intellectuelle de lâAfrique de lâOuest, devient un territoire occupĂ© , soumise Ă un pouvoir militaire Ă©tranger, musulman certes, mais Ă©tranger dans ses formes, ses logiques, ses mĂ©thodes.
Les oulĂ©mas, garants du droit et de la mĂ©moire , sont particuliĂšrement visĂ©s. Le pouvoir saĂądien, mĂ©fiant Ă lâĂ©gard de leur prestige et de leur influence, ordonne lâarrestation, la dĂ©portation, voire lâexĂ©cution de nombreux savants . Le cas le plus emblĂ©matique est celui de Ahmed Baba de Tombouctou , principal intellectuel de son temps, arrĂȘtĂ©, humiliĂ©, puis dĂ©portĂ© Ă Marrakech. LĂ , malgrĂ© lâadmiration quâil suscite, il refuse de collaborer avec le pouvoir et devient le symbole dâun islam noir rĂ©sistant et digne face Ă lâingĂ©rence du nord .
Cette invasion marque la fin de lâautonomie politique de Tombouctou . Les Marocains y installent un gouvernorat militaire (le Pacha local), recrutent des troupes locales pour contrĂŽler la rĂ©gion (les Arma, mĂ©tis hispano-maghrĂ©bins), et imposent un impĂŽt lourd et arbitraire. Mais leur contrĂŽle reste superficiel, contestĂ© en permanence par les chefferies peules, les milices touarĂšgues, et les populations songhaĂŻ. Lâoccupation ne se transforme jamais en intĂ©gration .
Pire encore : le commerce transsaharien, pilier de la prospĂ©ritĂ© locale, est durablement perturbĂ© . Les caravanes se dĂ©tournent, les routes se dĂ©placent, les marchĂ©s maghrĂ©bins se tournent vers lâAtlantique. Tombouctou, dĂšs la fin du XVIIe siĂšcle, entre dans une longue phase de marginalisation politique et Ă©conomique , rĂ©duite Ă un rĂŽle symbolique et savant, dĂ©sormais pĂ©riphĂ©rique dans les grands flux du monde musulman.
Lâoccupation de Tombouctou par les Marocains aprĂšs 1591 ne donna lieu ni Ă une colonisation structurĂ©e, ni Ă une administration stable. Ce fut une occupation militaire sans projet politique . Une simple garnison Ă©trangĂšre perchĂ©e sur un socle sahĂ©lien qui lui resta fondamentalement hostile. Loin dâapporter lâordre, elle engendra une forme chronique dâinstabilitĂ© , nourrie Ă la fois par la faiblesse du commandement chĂ©rifien et la rĂ©silience des pouvoirs autochtones.
Le pouvoir effectif fut confiĂ© Ă un gouverneur nommĂ© pacha, installĂ© Ă Tombouctou et reprĂ©sentant le sultan saĂądien. Mais cet envoyĂ©, souvent dĂ©savouĂ© ou abandonnĂ© par Marrakech, dĂ©pendait de ses propres troupes (les Arma) pour maintenir un semblant dâautoritĂ© . Ces Arma, descendants dâanciens soldats marocains Ă©tablis localement et mĂȘlĂ©s Ă la population autochtone, formaient une caste militaire hybride, sans base populaire, tiraillĂ©e entre fidĂ©litĂ© au Maghreb et enracinement africain.
Or, trĂšs vite, lâautoritĂ© du pacha sâeffrita . Les circuits commerciaux furent dĂ©sorganisĂ©s. Le commerce transsaharien, en dĂ©clin, ne finançait plus les ambitions des gouverneurs. Les caravanes Ă©vitaient Tombouctou au profit dâaxes plus sĂ»rs. Lâabsence de ressources, de soutien mĂ©tropolitain et de lĂ©gitimitĂ© religieuse laissa place Ă une sĂ©rie de rĂ©voltes, de mutineries et de coups de force . Les pachas se succĂ©daient au rythme des intrigues ; leur autoritĂ© ne dĂ©passait parfois pas les murs de la ville.
Dans ce contexte de vide politique, les Touaregs Kel Essouk et Imghad , longtemps tenus Ă distance des centres du pouvoir, revinrent dans le jeu. Peuple du dĂ©sert, maĂźtres des itinĂ©raires caravaniers et redoutables cavaliers, ils reprirent sporadiquement le contrĂŽle des pĂ©riphĂ©ries de Tombouctou , puis de la ville elle-mĂȘme Ă certaines pĂ©riodes. Ce fut notamment le cas aux XVIIIe et XIXe siĂšcles, oĂč les Touaregs intervenaient Ă la fois comme protecteurs, racketteurs, et parfois mĂȘme seigneurs de la ville , imposant leur autoritĂ© sur les marchĂ©s, les routes et les mosquĂ©es.
Cette domination touarĂšgue nâĂ©tait pas unifiĂ©e : les Kel Essouk au nord, les Imghad plus proches des basses plaines, agissaient en chefs indĂ©pendants, fondant leur autoritĂ© sur le contrĂŽle des routes, le prĂ©lĂšvement de la zakĂąt et la menace permanente du sabre . Ils ne cherchaient pas Ă administrer la ville selon des schĂ©mas impĂ©riaux, mais Ă en tirer profit tout en maintenant lâautonomie des confĂ©dĂ©rations nomades .
Le rĂ©sultat de cette double domination, marocaine de façade et touarĂšgue de fait, fut un siĂšcle et demi de flottement politique, oĂč Tombouctou survĂ©cut, mais en marge , sans direction stable, sans programme politique, sans projet religieux central. Son Ă©lite savante maintint tant bien que mal la mĂ©moire dâun passĂ© glorieux, mais sans pouvoir central pour le relayer. Les oulĂ©mas devinrent des notables sans puissance, les manuscrits des archives en sommeil, les mosquĂ©es des citadelles de silence.
La marginalisation de Tombouctou ne fut pas le fruit dâune conquĂȘte ou dâun dĂ©sastre ponctuel. Elle fut plus insidieuse : un lent Ă©touffement par pĂ©riphĂ©risation , une Ă©rosion gĂ©opolitique progressive causĂ©e par la recomposition des axes Ă©conomiques rĂ©gionaux et globaux. En dâautres termes, Tombouctou ne fut pas dĂ©truite, elle fut dĂ©passĂ©e .
Au tournant du XVIIIe siĂšcle, le grand commerce transsaharien, pilier de sa prospĂ©ritĂ© depuis cinq siĂšcles, sâeffondre peu Ă peu . Trois facteurs majeurs concourent Ă ce reflux :
LâinsĂ©curitĂ© chronique des routes caravaniĂšres , dĂ©sormais soumises aux raids touaregs, aux prĂ©lĂšvements arbitraires des Arma ou aux blocages imposĂ©s par des chefferies concurrentes.
Le dĂ©clin structurel des grands marchĂ©s du nord saharien , en particulier de Sijilmassa et de Tindouf, eux-mĂȘmes affaiblis par les troubles internes au Maroc et la concurrence de circuits commerciaux atlantiques.
La montĂ©e en puissance de la façade atlantique , notamment autour de Saint-Louis, GorĂ©e ou Porto-Novo, qui capte dĂ©sormais lâessentiel du commerce dâor, dâesclaves et de textiles, en court-circuitant les routes du dĂ©sert.DĂšs lors, Tombouctou se trouve isolĂ©e au cĆur du continent , loin des nouvelles lignes de force du capitalisme marchand naissant. LâEurope entre en Afrique par la mer , non par le Sahara. Le sel de Taghaza nâest plus stratĂ©gique, lâor est extrait ailleurs, les caravanes se rarĂ©fient, les grandes familles marchandes se dispersent.
Ce basculement est accentuĂ© au XIXe siĂšcle par lâavancĂ©e coloniale française . Dâabord au SĂ©nĂ©gal, puis vers le Haut-Niger, lâadministration coloniale introduit de nouveaux circuits dâĂ©change, de nouvelles capitales Ă©conomiques (Saint-Louis, puis Bamako), de nouveaux modes de prĂ©lĂšvement fiscal et de production. Tombouctou devient un cul-de-sac administratif , un avant-poste symbolique, sans influence rĂ©elle sur les flux commerciaux.
LâĂ©conomie locale se replie alors sur des activitĂ©s de subsistance , ponctuĂ©es de foires locales mais sans dĂ©bouchĂ© international. LâĂ©lite savante, sans mĂ©cĂ©nat Ă©tatique ni flux de marchandises, se fossilise , maintenant un vernis dâĂ©rudition mais sans projection politique ou sociale. Les manuscrits sâempoussiĂšrent, les mosquĂ©es se fissurĂšrent, les oulĂ©mas se firent notaires plus que juristes.
La conquĂȘte française de 1893 par le colonel Bonnier ne suscite dâailleurs aucune rĂ©sistance notable. Tombouctou nâest plus un enjeu stratĂ©gique , mais un toponyme cĂ©lĂšbre, Ă annexer pour le prestige et pour asseoir la domination sur le Soudan français.
Colonisation française et redĂ©couverte (fin XIXeâdĂ©but XXe siĂšcle) LâentrĂ©e de Tombouctou dans lâorbite coloniale ne fut ni hĂ©roĂŻque ni nĂ©gociĂ©e. Elle fut le rĂ©sultat mĂ©canique de lâexpansion française depuis le SĂ©nĂ©gal vers le Haut-Niger , dans une logique dâencerclement stratĂ©gique et de « tĂąche dâhuile » militaire, au nom dâune domination prĂ©tendument civilisatrice. Pour les officiers de la TroisiĂšme RĂ©publique, prendre Tombouctou nâavait quâune valeur symbolique , mais dâautant plus essentielle que son nom mythique rĂ©sonnait jusque dans les salons parisiens comme celui dâune « ville mystĂ©rieuse du dĂ©sert « , inaccessible et lĂ©gendaire.
LâopĂ©ration fut menĂ©e en 1893 par le colonel EugĂšne Bonnier , Ă la tĂȘte dâune colonne de tirailleurs sĂ©nĂ©galais et de supplĂ©tifs locaux, depuis Mopti. Lâentreprise relevait autant de la dĂ©monstration de force que dâun acte de cartographie impĂ©riale : placer le drapeau français sur une citĂ© mĂ©diatiquement aurĂ©olĂ©e, mais gĂ©opolitiquement marginalisĂ©e . Mal prĂ©parĂ©e, la colonne fut pourtant interceptĂ©e et dĂ©cimĂ©e par des groupes armĂ©s touaregs Ă Takoubao, un Ă©pisode humiliant qui força lâĂ©tat-major Ă envoyer des renforts dâurgence.
Câest finalement le commandant Joffre (le futur marĂ©chal) qui rĂ©tablit la situation. En janvier 1894, les troupes françaises entrent dans Tombouctou, sans grande rĂ©sistance de la population , mais avec la ferme volontĂ© de briser toute contestation rĂ©gionale. Les Touaregs Kel Antessar, les Imghad et autres confĂ©dĂ©rations tentent des offensives sporadiques dans les mois suivants, mais leur tactique de harcĂšlement, bien que efficace dans le dĂ©sert, se heurte Ă la puissance de feu et Ă la logistique des colonnes françaises , dĂ©sormais Ă©quipĂ©es et coordonnĂ©es.
Lâoccupation prend alors un caractĂšre systĂ©matique : postes militaires, routes caravaniĂšres sĂ©curisĂ©es, contrĂŽle de la circulation, imposition fiscale . Tombouctou devient une garnison de lâEmpire colonial , dirigĂ©e non par des civils mais par une administration militaire relevant du « Soudan français », lâun des ensembles majeurs de lâAOF (Afrique-Occidentale française). Lâobjectif est double : faire taire les rĂ©sistances touarĂšgues et intĂ©grer la rĂ©gion dans un quadrillage administratif , en vue dâexploiter ses ressources humaines et symboliques.
Mais les Français se heurtent rapidement Ă une rĂ©alitĂ© dĂ©concertante : Tombouctou, mythifiĂ©e par les voyageurs europĂ©ens, nâa plus la centralitĂ© Ă©conomique et religieuse quâils imaginaient . Les manuscrits sont nombreux, mais la ville vit dans le souvenir de sa grandeur passĂ©e. Les mosquĂ©es sont vides ou dĂ©labrĂ©es, les oulĂ©mas discrets, les commerçants rares. La conquĂȘte est donc avant tout une rĂ©appropriation du mythe , un acte de prestige pour la RĂ©publique, plus quâun vĂ©ritable gain stratĂ©gique.
Cependant, dans leur volontĂ© de lĂ©gitimation, les autoritĂ©s coloniales entament un processus de « redĂ©couverte » du passĂ© de Tombouctou . Des Ă©rudits français commencent Ă inventorier les manuscrits, Ă interroger les familles savantes, Ă cartographier les anciens quartiers. LâAfrique Ă©rudite, jusque-lĂ ignorĂ©e ou niĂ©e, commence Ă intĂ©resser lâanthropologie impĂ©riale , non sans condescendance, mais avec une certaine curiositĂ© mĂ©thodique.
Avant mĂȘme dâĂȘtre conquise, Tombouctou fut imaginĂ©e . Ă bien des Ă©gards, sa place dans lâimaginaire europĂ©en prĂ©cĂ©da, et mĂȘme provoqua, sa colonisation. La « ville interdite », « lâEldorado noir », « lâAthĂšnes africaine » : autant de formules qui, dĂšs le XVIIIe siĂšcle, nourrissent les fantasmes orientalistes, les projections coloniales, et les missions dâexploration qui serviront bientĂŽt de prĂ©texte Ă lâintrusion militaire.
LâEurope du SiĂšcle des LumiĂšres, en quĂȘte de savoirs gĂ©ographiques et de nouveaux marchĂ©s, dĂ©couvre par les chroniques arabes et les rĂ©cits des commerçants maghrĂ©bins lâexistence dâune citĂ© mystĂ©rieuse au bord du Sahara , rĂ©putĂ©e pour sa richesse, ses manuscrits et ses mosquĂ©es. Tombouctou devient alors un Graal de la gĂ©ographie exotique , situĂ©e entre la rĂ©alitĂ© de lâAfrique musulmane et la fiction dorĂ©e de lâopulence tropicale.
Câest dans ce contexte que sâinscrit la figure de RenĂ© CailliĂ© , premier EuropĂ©en chrĂ©tien Ă atteindre la ville et Ă en revenir vivant. Parti dĂ©guisĂ© en pĂšlerin musulman, il entre dans la ville en 1828, seul, malade, mais dĂ©terminĂ© Ă dĂ©mystifier le mythe. Ce quâil dĂ©couvre (ou croit dĂ©couvrir) le déçoit : une ville poussiĂ©reuse, appauvrie, marquĂ©e par le dĂ©clin. Son rĂ©cit, publiĂ© Ă Paris sous le titre Voyage Ă Tombouctou et Ă JennĂ© , rompt brutalement avec les fantasmes de richesse. Pourtant, le mythe rĂ©siste Ă la rĂ©alitĂ© . Car ce nâest pas ce que CailliĂ© voit qui intĂ©resse les EuropĂ©ens, mais ce que son rĂ©cit leur permet dâimaginer : un passĂ© prestigieux, Ă rĂ©activer sous Ă©gide coloniale.
Un quart de siĂšcle plus tard, un autre explorateur, Heinrich Barth , Allemand envoyĂ© par les Britanniques, passe par Tombouctou en 1853. Ă la diffĂ©rence de CailliĂ©, il maĂźtrise lâarabe, Ă©change longuement avec les savants locaux, et reconnaĂźt la profondeur culturelle de la ville, malgrĂ© son affaiblissement politique . Son Travels and Discoveries in North and Central Africa  demeure une Ćuvre Ă©rudite, prĂ©cise, et respectueuse. Il y dĂ©crit une sociĂ©tĂ© savante, structurĂ©e autour des familles de juristes, et atteste lâexistence dâun savoir manuscrit authentiquement africain , rĂ©digĂ© en arabe par des auteurs noirs musulmans. Mais ces observations resteront largement ignorĂ©es par lâadministration coloniale naissante, qui prĂ©fĂšre la fiction du dĂ©sert vide Ă lâhistoire dâune Afrique intellectuelle.
Dans la tradition orientaliste française, Tombouctou devient alors une ville-miroir . On y projette tantĂŽt la grandeur disparue des civilisations africaines, tantĂŽt la dĂ©cadence des sociĂ©tĂ©s musulmanes. Pour les militaires, câest un poste reculĂ© Ă sĂ©curiser ; pour les Ă©crivains, un dĂ©cor de sable et de silence , propice aux rĂȘveries post-romantiques. Le mythe supplante la rĂ©alitĂ©.
Mais au cĆur de ce double regard (Ă©merveillement et condescendance) demeure une constante : lâincapacitĂ© Ă reconnaĂźtre Tombouctou comme un centre intellectuel africain autonome , forgĂ© par ses propres dynamiques, et non par les seuls Ă©chos du monde islamique. Cette lecture, plus politique quâhistorique, explique bien des malentendus de la pĂ©riode coloniale , oĂč le passĂ© fut inventoriĂ© sans ĂȘtre compris.
Le passage de Tombouctou sous domination française a marquĂ© une rupture radicale dans la gestion, la transmission et la signification de son patrimoine. Ce qui avait Ă©tĂ© un savoir vivant (transmis par les oulĂ©mas, interprĂ©tĂ© par les familles savantes, consultĂ© dans les dĂ©bats juridiques ou spirituels) devint, sous lâadministration coloniale, un objet dâĂ©tude, puis de vitrine.  En somme, le passage sâopĂ©ra de la bibliothĂšque savante Ă lâexposition ethnographique.
DĂšs le dĂ©but du XXe siĂšcle, les premiers administrateurs coloniaux furent frappĂ©s par lâabondance de manuscrits conservĂ©s dans les bibliothĂšques familiales de Tombouctou : textes de droit malĂ©kite, de grammaire arabe, de mĂ©decine traditionnelle, dâastronomie, mais aussi lettres privĂ©es, contrats, chroniques historiques. Leur conservation sâĂ©tait faite sans intervention dâĂtat ni institution formelle : la mĂ©moire savante Ă©tait le fait de lignages dâoulĂ©mas, comme les Aqit ou les Kati , qui assumaient la fonction de dĂ©positaires du savoir depuis plusieurs siĂšcles.
Les autoritĂ©s françaises, influencĂ©es par les mĂ©thodes orientalistes du Maghreb, dĂ©cident alors dâentamer un processus de collecte, de classification et de sauvegarde partiellement dirigĂ© par des chercheurs europĂ©ens . Ces initiatives, bien quâĂ©rudites dans leurs ambitions, avaient pour effet de dĂ©tacher le manuscrit de son contexte vivant , pour lâarchiver, le cartographier, et parfois lâextraire vers Dakar ou Paris.
Dans la foulĂ©e, le patrimoine architectural de la ville (mosquĂ©es en banco, maisons des savants, tombes vĂ©nĂ©rĂ©es) est lui aussi intĂ©grĂ© dans une logique musĂ©ale.  Lâadministration coloniale, dans une volontĂ© de justification civilisatrice, commence Ă inventorier les sites et Ă les « protĂ©ger », selon des normes patrimoniales importĂ©es dâEurope. La mosquĂ©e de Djingareyber , par exemple, devient un lieu emblĂ©matique, non pour sa fonction cultuelle, mais comme « monument historique » dâune grandeur passĂ©e Ă encadrer .
Cette musĂ©ification sâinscrit dans une logique plus large : celle dâun rĂ©cit colonial du patrimoine , oĂč les vestiges du passĂ© servent Ă illustrer la dĂ©cadence du prĂ©sent, et justifier la tutelle française. Tombouctou, ainsi, est transformĂ©e en musĂ©e Ă ciel ouvert dâun Ăąge dâor africain rĂ©volu , dont la RĂ©publique se ferait la gardienne Ă©clairĂ©e. Une inversion subtile mais lourde de sens : le colonisateur se pose en sauveur de ce quâil a dâabord marginalisĂ©.
Notons que cette « sauvegarde » restait souvent trĂšs partielle. Le banco nâĂ©tait pas restaurĂ© selon les savoirs locaux, les manuscrits Ă©taient classĂ©s sans rĂ©elle contextualisation, et les familles savantes Ă©taient exclues des dĂ©cisions de conservation. Le patrimoine devenait dossier administratif , non plus corpus vivant.
En dĂ©finitive, si lâon doit reconnaĂźtre aux autoritĂ©s coloniales dâavoir contribuĂ© Ă Ă©viter la perte physique de certains trĂ©sors, il faut aussi souligner la dĂ©possession symbolique quâelles ont instaurĂ©e . Les manuscrits nâĂ©taient plus les outils dâun savoir africain autonome, mais les objets dâun savoir occidental sur lâAfrique.
Câest dans cette tension (entre prĂ©servation et confiscation, entre curiositĂ© et contrĂŽle) que sâest jouĂ©e la destinĂ©e patrimoniale de Tombouctou au XXe siĂšcle. Une ville dont les pierres parlaient, mais que lâon a rĂ©duite au silence pour mieux la mettre sous vitrine.
Enjeux contemporains et mĂ©moire sahĂ©lienne Au cĆur de la crise malienne de 2012, Tombouctou est tombĂ©e aux mains dâAnsar Dine et dâAQMI , deux groupes djihadistes liĂ©s Ă al-QaĂŻda. Leurs troupes ont occupĂ© la ville dĂšs juinâŻ2012, instaurant une thĂ©ocratie radicale et proscrivant tout ce qui ne correspondait pas Ă leur vision puritaine de lâislam.
La destruction fut symbolique. Entre le 30âŻjuin et le 2âŻjuillet 2012, les djihadistes ont dĂ©moli neuf mausolĂ©es de saints soufis (certains inscrits au patrimoine mondial de lâUNESCO) ainsi que la porte sacrĂ©e de la mosquĂ©e Sidi Yahya , Ă coups de pioches et de barres de fer, affirmant leur rejet de toute forme de culte jugĂ©e idolĂątre.
Face Ă ces actes, la communautĂ© internationale a rĂ©agi avec force . Le gouvernement malien a immĂ©diatement fait inscrire la ville sur la Liste du patrimoine mondial en danger . LâUNESCO et le Conseil de sĂ©curitĂ© de lâONU ont condamnĂ© les destructions comme des crimes de guerre ; les premiers jugĂ©s comme tels par la Cour pĂ©nale internationale (CPI) . En 2016, Ahmad al-Faqi al-Mahdi , lâun des responsables de ces dĂ©vastations, a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă neuf ans de prison par la CPI pour ce motif.
Face Ă lâurgence et au danger, la sociĂ©tĂ© tombouctienne a rĂ©agi avec un courage discret et dĂ©terminĂ© . Des familles savantes (notamment la famille HaĂŻdara) ont organisĂ© lâĂ©vacuation clandestine de centaines de milliers de manuscrits , dissimulĂ©s dans des cachettes souterraines ou Ă©vacuĂ©s vers Bamako. Les sources estiment quâenviron 300âŻ000 Ă 350âŻ000 documents  furent sauvĂ©s, souvent au prix dâun pĂ©ril extrĂȘme.
En parallĂšle, plusieurs organisations internationales ont lancĂ© des programmes de prĂ©servation numĂ©rique : le Tombouctou Manuscripts Project , appuyĂ© par lâUniversitĂ© du Cap, et la Al-Furqan Islamic Heritage Foundation , qui ont cataloguĂ© et numĂ©risĂ© des milliers de manuscrits issus principalement des bibliothĂšques privĂ©es comme celle de la famille HaĂŻdara. Ces initiatives se combinent Ă des tentatives de restauration matĂ©rielle, notamment Ă la bibliothĂšque commĂ©morative Mamma-HaĂŻdara , qui contient environ 42âŻ000 manuscrits et fait figure de modĂšle rĂ©gional.
La reconquĂȘte du site patrimonial ne sâest pas faite uniquement Ă coups de restoration matĂ©rielle : elle a aussi Ă©tĂ© symbolique et civique . En 2015â2016, avec le soutien de lâUNESCO et de la MINUSMA, les 14 mausolĂ©es dĂ©truits furent reconstruits par des artisans locaux , selon les techniques traditionnelles, et rendus Ă la dĂ©votion collective lors dâune cĂ©rĂ©monie de sacralisation en fĂ©vrier 2016.
Plus quâun chantier archĂ©ologique, il sâest agi dâune rĂ©sistance culturelle  : rĂ©affirmer que Tombouctou est un symbole vivant dâun islam africain tolĂ©rant, lettrĂ© et enracinĂ© dans le savoir , face Ă ceux qui rĂȘvaient de lâenfermer dans un dogme uniforme. La ville est redevenue un phare intellectuel dans lâimagination malienne et africaine, renforçant sa souverainetĂ© mĂ©morielle et sa diplomatie culturelle  .
Tombouctou dâaujourdâhui est bien plus quâun vestige immobile : câest une ville reconstruite par ses habitants , dont le regain dâactivitĂ© intellectuelle et patrimoniale parle de la vitalitĂ© dâune mĂ©moire sahĂ©lienne retrouvĂ©e.
Tombouctou, mĂ©moire dâAfrique et enjeu de civilisation Tombouctou nâest pas une simple ville sahĂ©lienne. Elle incarne, Ă elle seule, la permanence dâune Afrique savante, musulmane, lettrĂ©e et souveraine. Des sables du delta intĂ©rieur du Niger aux bibliothĂšques souterraines de la mĂ©dina, elle est la dĂ©monstration que les sociĂ©tĂ©s ouest-africaines ont su bĂątir, sans le secours de lâEurope, des institutions religieuses, intellectuelles et commerciales dâune complexitĂ© remarquable.
Sa trajectoire historique, depuis sa fondation touarĂšgue au XIá” siĂšcle jusquâaux reconstructions de lâaprĂšs-djihadisme, rĂ©vĂšle une capacitĂ© dâadaptation et de rĂ©silience qui dĂ©ment toutes les lectures misĂ©rabilistes ou condescendantes du passĂ© africain. Tombouctou fut successivement carrefour transsaharien, centre spirituel de lâEmpire du Mali, universitĂ© islamique sous les SonghaĂŻ, objet de fantasmes coloniaux, puis enfin symbole dâune mĂ©moire africaine rĂ©appropriĂ©e.
Ville tour Ă tour convoitĂ©e, oubliĂ©e, dĂ©truite et restaurĂ©e, Tombouctou est aussi un champ de bataille mĂ©moriel : entre ceux qui veulent effacer lâhistoire africaine, et ceux qui entendent en faire un levier de souverainetĂ©. Câest lĂ tout lâenjeu contemporain de sa renaissance : faire de son patrimoine non un dĂ©cor folklorique pour touristes ou chercheurs Ă©trangers, mais une arme douce de rĂ©affirmation civilisationnelle dans un Sahel plus que jamais confrontĂ© Ă la guerre des rĂ©cits.
Aujourdâhui, la renaissance de Tombouctou ne dĂ©pend pas tant des ONG ou de lâUNESCO, que de la capacitĂ© des Africains Ă dĂ©fendre leur propre passĂ© , Ă en maĂźtriser les outils de transmission, et Ă en faire un ferment de puissance intellectuelle et politique. La ville des 333 saints nâa pas dit son dernier mot : elle demeure, encore et toujours, la conscience historique de lâAfrique de lâOuest.
Sources