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Frantz Fanon ; la plume, le feu et la révolution

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Psychiatre, philosophe et révolutionnaire, Frantz Fanon a marqué l’histoire par sa critique implacable du colonialisme et son engagement dans la lutte pour la liberté. De la Martinique à l’Algérie, son parcours fulgurant a influencé les mouvements de libération du monde entier. Entre pensée politique et révolution, il demeure une figure incontournable des luttes postcoloniales.

Dans l’histoire des penseurs engagés, rares sont ceux dont la voix a traversé le temps avec autant de force et de pertinence que celle de Frantz Fanon. Psychiatre, philosophe, révolutionnaire, il fut l’une des consciences les plus affûtées du XXe siècle, dénonçant avec une acuité chirurgicale les rouages du colonialisme et ses effets déshumanisants. Son œuvre, à la croisee de la pensée politique, de la psychologie et de la révolution, a jeté les bases des études postcoloniales et inspiré les luttes d’autodétermination à travers le monde.

Découvrir Frantz Fanon, c’est explorer la trajectoire d’un homme qui a fait de son intelligence et de son engagement un rempart contre l’injustice, une voix inextinguible pour les « damnés de la terre« .

Les racines d’une conscience engagée

Né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France, en Martinique, Fanon grandit dans une famille afro-caribéenne au sein d’une société marquée par la hiérarchisation raciale et l’héritage esclavagiste. Son parcours scolaire le mène au lycée Victor-Schœlcher, où il est formé par Aimé Césaire, poète et figure emblématique de la négritude. Cette rencontre est déterminante : Césaire lui inculque un sens aigu de la condition noire et de la révolte contre les oppressions.

En 1943, à 18 ans, Fanon s’engage dans l’armée française pour combattre le nazisme. Il déchante vite : il est confronté à la ségrégation raciale au sein des forces alliées et à la discrimination à son retour en Martinique. Cet épisode le marquera durablement et l’amènera à remettre en question les structures de domination qui pénètrent tous les aspects de la société.

Frantz Fanon ; la plume, le feu et la révolution

Après la guerre, il s’installe en France pour poursuivre des études de médecine et de psychiatrie à Lyon. En parallèle, il suit des cours de philosophie et d’anthropologie. Il publie en 1952 Peau noire, masques blancs, un essai foudroyant qui analyse le racisme et l’aliénation du Noir dans les sociétés coloniales et postcoloniales. Il y décortique les mécanismes psychologiques de l’oppression et pose les bases de sa pensée : la colonisation n’est pas qu’une entreprise militaire ou économique, elle est avant tout une machine de dépersonnalisation.

L’Algérie, le laboratoire de la décolonisation

Frantz Fanon ; la plume, le feu et la révolution

En 1953, Fanon est nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. Il est frappé par la brutalité du système colonial français et par les séquelles psychologiques qu’il inflige à la population indigène. Il révolutionne les méthodes de soins en adaptant la psychiatrie aux réalités culturelles locales. Mais très vite, il comprend que soigner sous le joug colonial revient à tenter de guérir un patient tout en l’exposant à la maladie.

En 1956, il remet une lettre de démission fulgurante au gouverneur français, dénonçant l’impossibilité d’exercer une médecine humaniste dans un système qui nie l’humanité de ses patients. Il rejoint alors le Front de Libération Nationale (FLN) algérien et devient l’un de ses théoriciens les plus influents. Exilé à Tunis, il travaille comme journaliste pour El Moudjahid et parcourt l’Afrique pour tisser des alliances anti-impérialistes.

Frantz Fanon ; la plume, le feu et la révolution

Son engagement total culmine dans son livre Les Damnés de la Terre (1961), un manifeste décolonial radical. Préfacé par Jean-Paul Sartre, il exalte la nécessité de la violence comme moyen d’affranchissement. Il y dépeint la colonisation comme une névrose collective, où le colonisé ne peut retrouver son humanité qu’en renversant son oppresseur.

Une pensée qui traverse le temps

Frantz Fanon ; la plume, le feu et la révolution

Fanon meurt d’une leucémie à l’âge de 36 ans, en décembre 1961. Son corps est inhumé en Algérie, la terre pour laquelle il a tout sacrifié. Mais son idée, elle, survit et continue d’influencer des mouvements de libération, des Black Panthers aux activistes sud-africains, en passant par les intellectuels d’Amérique latine et du monde arabe.

Aujourd’hui, à l’heure où les conséquences du colonialisme se font encore sentir dans les rapports de pouvoir et les luttes identitaires, la pensée fanonienne reste un outil d’analyse essentiel. Ses idées sur la violence, l’aliénation et la nécessité d’une transformation radicale des sociétés postcoloniales continuent de nourrir le débat.

Lire Fanon, c’est plonger dans un cri de colère et d’espoir, une invitation à ne jamais céder face à l’injustice. C’est comprendre que les « damnés de la terre » ont toujours eu une voix, et que cette voix résonne encore aujourd’hui.

FANON Bande Annonce (2025) Frantz Fanon, Biopic © 2025 – Eurozoom

Monsieur Nov : la neo-soul française change d’échelle

Le 19 décembre 2025, Monsieur Nov investit l’Accor Arena. Une date charnière pour un artiste neo-soul français dont la carrière s’est construite dans la durée et l’indépendance.

Accor Arena, Paris – 19 décembre 2025

Monsieur Nov : la neo-soul française change d’échelle

Il y a des carrières qui se construisent dans le bruit. D’autres dans la durée. Celle de Monsieur Nov appartient résolument à la seconde catégorie.

Le 19 décembre 2025, l’artiste est annoncé à l’Accor Arena. Une salle emblématique, rarement associée à la neo-soul francophone. Et c’est précisément ce qui rend l’événement notable : Nov ne vient pas conquérir un nouveau territoire par rupture, mais par continuité.

Né à Aubervilliers le 19 septembre 1986, Monsieur Nov s’impose dès la fin des années 2000 comme un auteur-compositeur à part dans le paysage R&B français. À une époque dominée par l’efficacité immédiate et les formats courts, il choisit l’écriture longue, l’émotion tenue, la construction patiente d’un univers cohérent.

Monsieur Nov : la neo-soul française change d’échelle

Ses premières années se jouent dans les salles intermédiaires parisiennes (Élysée Montmartre, Cabaret Sauvage, Bataclan, Trabendo, La Cigale) où il développe un rapport singulier au public : frontal, intime, presque confidentiel malgré la foule.

Chez Nov, les projets s’enchaînent sans jamais se contredire. De Groove Therapy à Cullinan, des différentes itérations d’Evo à Love Therapy (2023), puis l’album Nov annoncé pour 2025, l’artiste documente les relations, la vulnérabilité masculine, la fatigue émotionnelle et la reconstruction, sans posture ni surjeu.

Son écriture, souvent introspective, s’accompagne d’une évolution sonore assumée, intégrant progressivement des textures trap et R&B contemporain, tout en conservant une colonne vertébrale neo-soul. Les collaborations avec Tayc, Josman, Joé Dwèt Filé, Franglish, Leto ou Wejdene témoignent d’un positionnement central, mais jamais opportuniste, dans l’écosystème musical français.

L’annonce de l’Accor Arena ne relève pas d’un simple changement d’échelle commerciale. Elle pose une question artistique : comment une musique fondée sur l’intime, le détail et la retenue peut-elle investir un espace de 20 000 places ?

Chez Nov, la réponse ne passe ni par la surenchère scénique ni par la dénaturation du propos. Elle repose sur la force du répertoire, la reconnaissance d’un public fidèle, et la capacité de ses chansons à fonctionner comme des confessions collectives.

Dans une industrie souvent pressée, Monsieur Nov fait figure d’exception. Sa présence à l’Accor Arena acte une reconnaissance construite sur plus de quinze ans de carrière, sans viralité forcée, sans virage imposé.

Ce concert ne se présente pas comme un sommet définitif, mais comme un jalon. Celui d’un artiste qui a pris le temps d’installer une voix singulière dans la musique française contemporaine.

Monsieur Nov : la neo-soul française change d’échelle

Monsieur Nov – Accor Arena, Paris – 19 décembre 2025.

Un rendez-vous qui dit autant l’évolution d’un artiste que celle de son public.

Cyrille Bissette, l’oublié de l’abolition

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Marqué au fer, exilé, puis devenu l’un des penseurs politiques les plus lucides de son siècle, Cyrille Bissette fut un acteur majeur de la lutte contre l’esclavage dans l’empire français. Pourtant, son nom demeure largement effacé des récits officiels au profit d’une mémoire simplifiée de l’abolition. Retracer son parcours, c’est comprendre la complexité des sociétés antillaises, la violence du système colonial et la puissance intellectuelle d’un homme qui, bien avant 1848, avait déjà pensé la liberté.

Réhabiliter un nom effacé de l’histoire impériale et républicaine

L’histoire retient rarement tous ses protagonistes. Certains noms s’imposent, sculptés par les récits officiels, tandis que d’autres s’effacent progressivement, victimes d’un oubli façonné par la politique, les rivalités et la mémoire sélective. Cyrille Bissette, né en 1795 en Martinique, appartient à cette seconde catégorie. Pourtant, l’homme fut l’un des acteurs majeurs de la lutte contre l’esclavage dans l’espace français, fondateur de journaux, théoricien d’une politique coloniale nouvelle, militant infatigable et, un temps, député.

Son parcours est une véritable traversée du XIXᵉ siècle colonial : un itinéraire marqué par la violence d’un système esclavagiste défensif, les divisions internes des sociétés antillaises, la fabrication d’ennemis politiques et l’instrumentalisation de la mémoire. Comprendre Bissette, c’est donc interroger non seulement la structure du pouvoir colonial mais également les fractures sociales de la Martinique et de la Guadeloupe, les stratégies abolitionnistes européennes, et les dynamiques complexes de l’après-1848.

Le paradoxe Bissette

Cyrille Bissette naît dans une famille libre de couleur, au moment même où les Antilles françaises sortent de la tourmente révolutionnaire. Le statut de « mulâtre libre » ou de « libre de couleur » est alors profondément ambigu. Il confère certains privilèges par rapport aux personnes réduites en esclavage, mais reste marqué par un ensemble de discriminations légales, sociales et raciales. Les libres de couleur accèdent rarement à l’éducation, encore plus rarement à des positions de pouvoir, et demeurent surveillés par les autorités coloniales.

La famille Bissette appartient pourtant à une catégorie enviée : celle d’une élite de couleur relativement aisée, qui gravite dans l’orbite des familles blanches influentes de la colonie. Le jeune Cyrille grandit ainsi dans une société stratifiée, où l’économie de plantation façonne l’ordre social, et où les hiérarchies raciales s’imposent comme un dogme immuable.

Vers 1818, il devient négociant à Fort-Royal. Cette activité l’introduit au cœur du système économique colonial, l’expose à ses injustices, mais lui donne aussi une compréhension fine de son fonctionnement interne : réseaux commerciaux, influence des planteurs, dépendance totale à l’esclavage. Comme beaucoup de libres de couleur aisés à cette époque, il navigue entre collaboration économique et frustration politique.

Le moment fondateur de l’engagement de Bissette survient en 1823, lorsqu’une brochure circulant clandestinement dans l’île, critiquant le statut des libres de couleur et dénonçant l’ordre esclavagiste, est attribuée à lui et à quelques autres hommes. Ce texte, qui plaide pour l’égalité civile, la fin des châtiments corporels infligés aux affranchis, et la mise en place d’une instruction pour tous, constitue un acte de défi politique rare dans le contexte répressif des colonies.

La réaction des autorités est immédiate. Perquisitions, arrestations, puis un procès conçu pour l’exemple. Bissette est condamné à une peine d’une violence exceptionnelle : la marque au fer rouge portant l’inscription « GAL », signe infamant réservé aux criminels les plus sévèrement punis. La scène publique de la marque est pensée comme un rituel de domination : elle rappelle aux libres de couleur leur place dans l’ordre colonial et les dangers de toute revendication politique.

Bien que sa première condamnation soit cassée en appel à Paris, la colonie organise son expulsion. Pour Bissette, cette violence n’est pas qu’une humiliation : elle est une fracture. Elle marque la naissance d’un militant déterminé, convaincu que l’émancipation ne peut venir que d’une mobilisation intellectuelle et politique radicalement nouvelle.

À Paris, Bissette découvre un tout autre paysage politique. Loin de l’autoritarisme colonial, il trouve un espace où la presse, les salons, les loges maçonniques et les cercles parlementaires permettent de diffuser des idées et de défendre des positions. Il se familiarise avec les réseaux abolitionnistes européens, mais s’en distingue très vite par une pensée originale, profondément ancrée dans la réalité antillaise.

Cyrille Bissette, l’oublié de l’abolition
Cyrille Bissette, Revue des colonies, Une de juillet 1836.

C’est dans ce contexte qu’il fonde La Revue des colonies, journal qu’il animera pendant plus d’une décennie. Véritable laboratoire politique, la revue analyse les lois, dénonce les injustices, examine la situation des affranchis et critique frontalement l’idéologie esclavagiste. Contrairement aux abolitionnistes métropolitains qui appréhendent souvent l’empire de manière abstraite, Bissette porte une vision construite à partir de l’expérience coloniale : il connaît « de l’intérieur » les mécanismes de la violence sociale, les relations raciales, et les résistances quotidiennes.

Ses articles intègrent également des propositions concrètes : transition encadrée, préparation des affranchis à la citoyenneté, réforme de l’économie de plantation, dialogue politique entre les groupes sociaux. Cette dimension pragmatique, nourrie par sa connaissance précise de la société antillaise, fait de lui un analyste unique de la période.

Cyrille Bissette, l’oublié de l’abolition
L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en  ou L’Émancipation des Noirs ou Proclamation de la liberté des Noirs aux colonies ou Proclamation de la libération des Noirs aux Antilles est un tableau du peintre français François-Auguste Biard réalisé en 1848.

L’abolition de l’esclavage en 1848 bouleverse l’ordre colonial. Pour Bissette, qui a passé vingt ans à dénoncer l’oppression et à proposer des solutions, c’est une victoire idéologique. Lorsqu’il retourne en Martinique, il est accueilli par une population nouvellement affranchie qui voit en lui l’un des artisans de sa liberté.

Il entreprend alors un travail politique de grande ampleur. Reconnaissant que l’île sort d’un système fondé sur la violence et la ségrégation, il appelle à « l’oubli du passé » et à la reconstruction d’un tissu social commun. Cette idée, fondamentalement moderne, s’oppose à la logique revancharde que certains redoutent. Bissette ne souhaite pas l’effondrement brutal de la société coloniale, mais sa transformation progressive, par l’intégration politique, économique et culturelle des anciens esclaves.

En 1849, il est élu député. Son élection représente un symbole puissant : un ancien libre de couleur, marqué au fer, condamné par le système esclavagiste, devient l’un des représentants de la nouvelle citoyenneté.

Mais la victoire est de courte durée. Les rivalités politiques, la méfiance d’une partie des libres de couleur, les tensions avec certains abolitionnistes métropolitains, et les manœuvres orchestrées par ses adversaires contribuent à fragiliser sa position. Un sentiment de trahison naît chez quelques groupes de la population de couleur lorsqu’il s’allie, pour stabiliser le paysage politique, à des figures blanches issues de l’ancienne élite coloniale. Cette stratégie pragmatique est perçue par certains comme une compromission.


Victor Schœlcher photographié par Étienne Carjat.

L’une des dimensions les plus complexes de l’histoire de Cyrille Bissette est sa rivalité avec Victor Schœlcher.

Les deux hommes ne partagent ni la même vision de la société post-esclavagiste, ni la même conception du rôle de l’État. L’un, issu de la société coloniale et profondément ancré dans les réalités antillaises, pense en termes d’équilibres internes. L’autre, abolitionniste européen, inscrit l’émancipation dans un récit universaliste centré sur l’intervention de la République.

Après 1848, une partie de la presse et de la classe politique française choisit de construire une mémoire de l’abolition centrée sur une figure unique. Dans ce processus, Bissette devient « l’homme à effacer ». Son œuvre est peu relayée, ses écrits sont marginalisés, ses conflits politiques sont montés en épingle, sa stature est volontairement diminuée. En face, un récit héroïque se bâtit autour d’un seul nom, facilitant la construction d’une mémoire nationale cohérente mais historiquement réductrice.

Cette marginalisation explique en partie pourquoi, aujourd’hui encore, Bissette demeure moins connu que d’autres abolitionnistes, malgré son rôle substantiel.

Après le coup d’État de 1851, Bissette se retire progressivement de la vie politique. Le climat n’est plus favorable aux voix dissidentes et la Deuxième République, en se repliant vers un autoritarisme croissant, laisse peu de place aux militants anticoloniaux.

Portrait de l’homme politique martiniquais Cyrille Charles Auguste Bissette (1795-1858), grand partisan de l’abolition de l’esclavage en France. Gravure du 19eme siecle. Chartres, musee des Beaux Arts

Il continue néanmoins d’écrire, de publier, d’observer. Mais son influence décroît, les réseaux se rétractent, et la génération qui suit retient surtout la version schématisée de l’abolition diffusée par la République.

La Martinique elle-même conserve une mémoire ambivalente de Bissette : certaines institutions l’honorent, mais d’autres préfèrent oublier ses prises de position, ses alliances ou ses divergences avec les élites locales. Son héritage demeure fragmenté, parfois contesté, souvent incompris.

L’histoire retient volontiers les figures simples, univoques, faciles à célébrer. Bissette est tout l’inverse. Il incarne la nuance, la complexité, l’ambiguïté politique, les compromis stratégiques.

Il n’est ni un révolutionnaire radical ni un conservateur ; ni un assimilationniste aveugle ni un séparatiste intransigeant. Sa pensée échappe aux catégories dans lesquelles, souvent, on enferme les acteurs afro-diasporiques du XIXᵉ siècle.

Surtout, il dérange parce qu’il rappelle que l’abolition fut un travail collectif : celui d’hommes et de femmes noirs, libres ou réduits en esclavage, de militants, de journalistes, d’insurgés, de penseurs politiques. L’idée d’une abolition « donnée » par un seul individu ne résiste pas à l’analyse historique.
Bissette rend cette évidence impossible à ignorer.

Aujourd’hui, l’apport de Bissette résonne avec force dans les débats sur la mémoire, la justice sociale, l’identité antillaise et la politique postcoloniale.

Il préfigure plusieurs dimensions essentielles du combat afro-diasporique moderne :

  • L’importance de la presse et de la production intellectuelle dans la lutte politique.
  • La revendication de droits civiques universels, dépassant la question raciale sans l’ignorer.
  • La nécessité de penser l’après, c’est-à-dire la construction d’une société nouvelle après la chute d’un système oppressif.
  • L’articulation entre mémoire et action, où comprendre le passé devient un outil d’émancipation.

Au moment où de nombreux États réévaluent leurs récits historiques, Cyrille Bissette apparaît comme une figure essentielle : un homme qui n’a pas attendu la légalité républicaine pour exiger la justice.

Cyrille Bissette incarne une forme de courage politique rare. Son parcours témoigne de la violence du système esclavagiste, mais aussi de la détermination de ceux qui, de l’intérieur même des colonies, ont imaginé un futur sans chaînes.

Réhabiliter son nom ne relève pas d’un acte militant : c’est une exigence de vérité historique. Car l’histoire de l’abolition ne peut être comprise sans ses voix multiples, ses contradictions, ses tensions, et sans la contribution majeure d’hommes comme lui.

Pour NOFI.media, raconter Cyrille Bissette, c’est affirmer que les mondes afro-diasporiques possèdent leurs propres penseurs, leurs propres stratèges, leurs propres architectes de liberté. C’est rappeler que l’émancipation ne fut jamais un cadeau : elle fut conquise, pensée, écrite, disputée ; parfois au prix du fer rouge.

Notes & références

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

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Depuis trois décennies, Admiral T est l’un des artistes les plus influents de la Caraïbe francophone. Né dans la pauvreté, forgé par l’exigence des sound systems et porté par une conscience politique rare, il est devenu non seulement l’un des pionniers du dancehall créole moderne, mais aussi un témoin essentiel de l’histoire sociale et culturelle guadeloupéenne. Sa trajectoire, éclairée par les archives biographiques disponibles, raconte bien plus que la réussite d’un artiste : elle révèle la mutation d’une société, ses fractures, ses luttes, ses espérances et la manière dont la musique a parfois servi de vecteur identitaire pour un peuple en quête de reconnaissance.

Admiral T : histoire, identité et puissance d’une icône du reggae-dancehall créole

Il y a des artistes qui naissent dans l’histoire. D’autres qui la traversent. Et d’autres encore qui la révèlent. Admiral T appartient à cette dernière catégorie : celle des voix qui, venues du fond d’un quartier populaire, finissent par incarner la tension permanente entre héritage, modernité et affirmation identitaire.

Né en 1981 aux Abymes en Guadeloupe, dans le quartier de Boissard, il grandit dans un environnement où les habitations n’ont pas toujours l’eau courante. Ce contexte n’est pas anecdotique : il dit l’enracinement d’Admiral T dans une Guadeloupe encore marquée par les inégalités, la ségrégation silencieuse des territoires urbains et les conséquences sociales de l’après-départementalisation. Les années 1980 et 1990 sont celles où l’archipel cherche à concilier héritages coloniaux et construction culturelle autonome ; à Boissard, cette tension se vit dans le quotidien le plus brut.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

C’est dans cet environnement qu’un adolescent apparemment anodin découvre la puissance des sound systems grâce à son frère DJ Jay’wee, membre du groupe Arawak Sound System. Là, à douze ans, il devient sélecta et MC, embrassant une culture née en Jamaïque mais rapidement créolisée par les Antilles. C’est le premier moment historique de son parcours : l’intégration d’une esthétique musicale caribéenne globale dans un cadre social guadeloupéen très localisé, où la musique devient à la fois exutoire, revendication et célébration.

Lorsque, en 1997, il rejoint Karukera Sound System, sa trajectoire bascule. L’alliance avec Don Miguel (producteur martiniquais) est révélatrice du contexte artistique de l’époque : les producteurs guadeloupéens privilégient le zouk, laissant de côté le dancehall émergent. Cette migration naturelle vers la production martiniquaise traduit l’apparition d’un marché musical caribéen en recomposition, où les esthétiques urbaines cherchent leur place dans un espace dominé par le canon Kassav’.

Son premier titre enregistré, Rapide (1998), pose les bases : rapidité d’exécution, énergie scénique, articulation précise du créole, conscience sociale. Les morceaux suivants (My SoundPas comme les autresRendez-vous) confirment sa montée en puissance. Le tournant survient en 2001 avec Gwada Style, un featuring avec Manu Key et Tiwony qui le révèle en métropole. Là encore, le moment est historique : les diasporas antillaises de métropole jouent un rôle déterminant dans la circulation des artistes de l’archipel, créant des ponts esthétiques et sociaux entre Paris, la Guadeloupe et la Martinique.

Lorsque paraît Gwadada en 2002, Admiral T n’est plus seulement un artiste prometteur : il devient porte-voix d’un malaise social. Gwadada décrit la vie quotidienne en Guadeloupe, ses tensions, ses difficultés, mais surtout sa vitalité. Le titre est remixé par le groupe de gwo ka Akiyo, symbole d’un ancrage profond dans les traditions guadeloupéennes et d’une revalorisation de la culture populaire.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

En 2003, Mozaïk Kréyòl marque un moment charnière dans l’histoire de la musique caribéenne contemporaine. L’album, publié sur Don’s Music, associe les rythmes du reggae-dancehall et l’imaginaire créole, produisant une identité sonore proprement antillaise. Il contient Rèv An Mwen, une ballade engagée qu’il interprète sur le plateau de Michel Drucker en 2004, invité par Lilian Thuram. Ce passage sur une grande chaîne métropolitaine témoigne d’un changement de statut : l’artiste, issu d’un quartier précaire, s’impose dans l’espace médiatique national.

Mozaïk Kréyòl est réédité chez Universal Music AZ, renforçant la visibilité de l’artiste. Le succès est immédiat : disque d’argent, récompenses SACEM, concerts événements. Ce moment montre comment un artiste caribéen parvient, sans diluer son identité créole, à s’imposer dans une industrie habituée aux formats francophones standardisés. Il faut comprendre ici que cette percée est un acte politique autant qu’artistique : elle impose la légitimité du créole comme langue de production musicale majeure.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

Son deuxième album, Toucher l’horizon (2006), confirme la maturité de son style. La présence de Kassav’, Diam’s, Rohff et TOK montre l’ouverture de la scène antillaise à des collaborations transnationales. L’Olympia, rempli en 2006, consacre son statut. Les profits du concert sont partiellement reversés à une association de soutien aux enfants autistes, rappelant l’ancrage social constant de l’artiste.

La période 2006–2009 révèle un autre aspect fondamental : l’engagement public. En 2009, lors de la grève générale en Guadeloupe, Admiral T prend la parole devant la municipalité pour soutenir la mobilisation tout en appelant au calme après la mort d’un syndicaliste. L’écriture du titre Pété Chènn La confirme que chez lui, musique et conscience politique ne sont jamais dissociées. Cet engagement rappelle le rôle historique des chanteurs caribéens en tant que médiateurs sociaux, héritiers d’une tradition où la musique sert à dénoncer les injustices tout en consolidant les solidarités populaires.

Les années suivantes confirment l’ampleur de son influence. Les albums Instinct Admiral (2010) et Face B (2012) ajoutent de nouveaux thèmes : violence urbaine, responsabilité collective, foi, espoir. Gangsta, extrait de Face B, dénonce explicitement la montée de la violence armée chez les jeunes en Guadeloupe.

Cette posture rappelle l’évolution de nombreux artistes jamaïcains des années 1990 : d’une esthétique centrée sur la performance vocale, ils glissent vers une parole normative, cherchant à corriger les dérives sociales. Admiral T s’inscrit dans cette tradition caribéenne de musiciens-éducateurs.

Avec #iamcc (2014), l’artiste opère une inflexion majeure : l’album s’ancre davantage dans les musiques traditionnelles guadeloupéennes, notamment le gwo ka, et rend hommage au chanteur Chaben avec une reprise de Zombi maré mwen. Cette évolution traduit un retour aux sources, presque une archéologie musicale, montrant que l’artiste cherche désormais à réconcilier la modernité du dancehall et la profondeur historique de la culture créole.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

L’album Totem (2017), dévoilé à l’AccorHotels Arena, consacre sa stature internationale. La symbolique du totem n’est pas anodine : elle renvoie à la dimension spirituelle, presque sacrée, de sa musique, et à son rôle de figure identitaire pour la nouvelle génération caribéenne.

En 2019, les albums Mozaïka et Caribbean Monster confirment son éclectisme. L’un est éducatif, destiné aux enfants, en lien avec des usages scolaires ; l’autre, résolument urbain, multiplie les collaborations avec Princess Lover, Saïk, Sizzla ou Demarco. Cette dualité illustre l’évolution d’un artiste qui navigue entre transmission culturelle et innovation musicale.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

En 2021, il sort 40 degrés. Les détails de l’album ne sont pas renseignés dans le document fourni, mais le simple fait qu’il poursuive à 40 ans une carrière commencée à 12 souligne la longévité exceptionnelle d’un artiste issu d’un milieu où la réussite musicale reste rare.

Un autre aspect fondamental de sa trajectoire est son lien constant avec le cinéma et les engagements sociaux. Son rôle dans Nèg Maron (2005), film de Jean-Claude Barny, montre qu’il est perçu comme un représentant crédible de la réalité sociale guadeloupéenne. Le film, qui dépeint sans fard les tensions sociales de l’archipel, fait écho à la musique d’Admiral T, elle-même nourrie par cette observation du réel.

Sa vie personnelle éclaire aussi la sociologie de son parcours. Marié depuis 2005, père de trois enfants, il forme avec son épouse Jessica un noyau familial et professionnel solide : elle est sa manager et dirige sa marque de vêtements WOK LINE. Cette articulation entre vie familiale et carrière illustre un modèle entrepreneurial caribéen, où la famille élargie joue un rôle central dans la structuration des activités économiques.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

Son nom de scène, issu du vocabulaire militaire et de son prénom Christy, renvoie à deux symboliques essentielles : l’autorité (admiral) et le divin (allusion phonétique à « Almighty »), reflet d’un positionnement entre force et spiritualité.

Les influences qu’il revendique (Bob Marley, Peter Tosh, Buju Banton, Bounty Killer, Beenie Man, Papa San, Lieutenant Stitchie) montrent sa filiation avec la tradition jamaïcaine, mais aussi son ancrage dans le gwo ka, la biguine, le hip-hop, la salsa et la musique africaine. Ce syncrétisme sonore illustre l’histoire longue de la Caraïbe : un espace de créolisation permanente.

Enfin, sa reconnaissance institutionnelle (Prix SACEM, Césaire de la Musique, Hit Lokal Awards) montre que l’industrie culturelle elle-même a fini par reconnaître la densité d’un artiste issu du dancehall underground.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

Il faut toutefois signaler (conformément au document fourni) que sa carrière n’a pas été sans controverses. Des paroles homophobes dans un titre de 2002 lui valent une polémique et une médiation infructueuse, avant qu’il ne présente des excuses publiques en 2006 dans un discours prônant l’amour et le respect. Cet épisode témoigne des tensions internes au dancehall (entre tradition d’expression brutale et responsabilités publiques) mais aussi de l’évolution des normes sociales au sein des sociétés caribéennes contemporaines.

L’artiste est également impliqué en 2014 dans une affaire judiciaire pour violences aggravées, qu’il conteste, se disant victime de violences policières. L’épisode met en lumière une réalité sociale trop ignorée : les relations complexes entre jeunes hommes noirs des Outre-mer et institutions policières françaises.

Ces controverses, loin de définir sa carrière, éclairent cependant le contexte social dans lequel elle se déploie : un espace où la visibilité médiatique implique une exposition accrue aux tensions politiques, culturelles et identitaires.

Admiral T, trente ans de musique pour une identité créole affirmée

L’histoire d’Admiral T n’est pas celle d’un simple parcours artistique. C’est une traversée, au sens historique du terme : passage d’une génération, d’un espace social, d’une culture en transformation.

Issu d’un quartier précaire, il devient l’un des plus grands artistes caribéens de sa génération. Marqué par les sound systems, il traverse la scène antillaise, conquiert la métropole, puis l’espace international. Artiste complet (chanteur, acteur, producteur) il incarne une créolité moderne, puissante, exigeante.

Ses albums racontent la Guadeloupe, ses douleurs, ses contradictions, mais aussi sa beauté et sa dignité. Sa carrière, faite d’engagements publics, de prises de position, de succès internationaux et de tensions médiatiques, reflète l’histoire contemporaine des Antilles françaises : une histoire de luttes pour la reconnaissance, de créativité incessante, d’affirmation culturelle et d’audace identitaire.

Admiral T ne se contente pas de représenter une société : il en porte les voix, les défis, la mémoire et les espoirs. Et c’est sans doute cela qui en fait, au-delà des modes, l’un des artistes majeurs de l’espace caribéen francophone.

Thiaroye 1944 : anatomie d’un massacre colonial

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Le 1ᵉʳ décembre 1944, au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, des tirailleurs africains rapatriés de France sont abattus par l’armée coloniale française. Ils réclamaient le paiement de leurs soldes et indemnités, accumulées pendant leur captivité dans les Frontstalags allemands. L’évènement, occulté pendant des décennies, constitue l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire coloniale française. Restitué à partir d’archives fragmentaires, souvent falsifiées ou absentes, et d’un patient travail historiographique, le massacre de Thiaroye révèle les logiques profondes du système colonial : inégalités structurelles, mépris racial, impunité administrative et silence d’État.

L’histoire coloniale laisse, dans les plis de ses silences, des drames que l’on ne peut comprendre qu’en reconstituant patiemment les chaînes d’humiliations, de négligences et de violences qui les ont rendus possibles. Le massacre de Thiaroye appartient à cette catégorie d’évènements où les faits, pour avoir été dérobés à la connaissance publique, n’en demeurent pas moins décisifs pour appréhender les réalités politiques d’un empire en déclin.

Il ne s’agit pas seulement de la mort de plusieurs dizaines (ou centaines) de soldats africains le 1ᵉʳ décembre 1944. Il s’agit de la mise à nu d’un système colonial incapable de reconnaître l’égalité de ceux qui venaient de combattre et de souffrir pour la France, ni de leur rendre justice lorsqu’ils réclamaient ce qui leur était dû.

À Thiaroye, l’histoire n’est pas un simple conflit disciplinaire ayant dégénéré. Elle est l’expression concentrée de rapports de force structurels, nourris par des décennies de hiérarchies raciales, d’inégalités politiques et d’intérêts administratifs. Les tirailleurs, qui avaient survécu à la captivité en Allemagne, se virent refuser, une fois rentrés en Afrique, ce que la loi elle-même leur garantissait : leurs soldes, primes, pécule, livret d’épargne, rappels d’indemnités de captivité. Le déni de droit fut le moteur initial de la contestation. La répression fut son aboutissement.

Thiaroye 1944 : comprendre le massacre des tirailleurs sénégalais et la vérité historique occultée

Thiaroye 1944 : anatomie d’un massacre colonial

Pour comprendre Thiaroye, il convient d’abord de rappeler ce que fut la trajectoire des tirailleurs sénégalais durant la Seconde Guerre mondiale. Acheminés en Europe dès la drôle de guerre, ils participent activement à la campagne de France. Beaucoup sont faits prisonniers en 1940.

Dans les Frontstalags allemands, les conditions de vie sont particulièrement dures : sous-alimentation, manque d’eau, travaux forcés, mortalité élevée. Les documents consultés montrent que les tirailleurs ont reçu, pour certains, une indemnité de travail de 8 francs par jour, déposée sur des livrets d’épargne gérés par les camps. Mais ces soldes ne leur seront jamais intégralement restituées.

À partir de 1943, selon le rapport analysé dans les archives françaises, le régime de Vichy envoie des officiers français encadrer les camps pour le compte de l’occupant. Beaucoup de tirailleurs vivent cette situation comme une double trahison : la France, qu’ils ont défendue, les abandonne à un traitement discriminatoire. Lorsqu’ils parviennent à s’évader ou sont libérés par les troupes alliées en 1944, les premiers sentiments sont la fatigue, le soulagement, mais aussi la volonté de rentrer au pays et de retrouver les leurs.

Les documents de 1944 montrent que près de 30 000 prisonniers coloniaux sont libérés, dont environ 15 000 Africains de l’AOF. Les premiers rapatriements s’organisent depuis la Normandie et la Bretagne. Des groupes entiers sont rassemblés dans les centres de transit de La Flèche, Versailles, Rennes et Morlaix.

C’est dans ces centres que naissent les premiers conflits liés aux soldes non versées : certains tirailleurs reçoivent des avances, d’autres presque rien. Les archives notent des incohérences flagrantes : pour un même centre, les documents se contredisent sur les sommes distribuées, preuve d’une gestion opaque.

À Morlaix, en octobre 1944, 315 tirailleurs refusent d’embarquer tant que leurs droits ne sont pas réglés. La gendarmerie les déloge violemment, ce qui provoque l’indignation de la population française locale. Ce premier épisode préfigure Thiaroye : la revendication est déjà celle d’un droit légitime, la réponse déjà celle d’une force coercitive.

Les tirailleurs embarquent finalement sur le Circassia, navire britannique qui les mène à Casablanca avant Dakar. Le 21 novembre 1944, ils débarquent à Dakar. Malgré une cérémonie officielle d’accueil, les tensions sont perceptibles : selon les documents et témoignages recueillis, certains tirailleurs manifestent déjà leur exaspération face à l’absence de paiements.

Au camp de Thiaroye, situé à une quinzaine de kilomètres de Dakar, les tirailleurs attendent le règlement de leurs droits. Les revendications portent sur les éléments suivants, tels que mentionnés dans les circulaires militaires de 1944 : solde de captivité, indemnité de combat, prime de maintien sous les drapeaux, solde du livret d’épargne, prime de démobilisation, indemnité de congé, solde de traversée. Rien n’indique que le commandement entend les payer immédiatement.

Les généraux Dagnan et de Boisboissel, responsables de la démobilisation à Dakar, informés des protestations, adoptent une posture intransigeante. Les archives révèlent que l’un des généraux considère les tirailleurs comme « en état de rébellion », avant même l’incident du 1ᵉʳ décembre. Le conflit n’est donc pas analysé comme un litige administratif mais comme une menace disciplinaire à neutraliser.

Les jours précédant le massacre sont marqués par deux évolutions essentielles.

La première est administrative : une circulaire (datée du 16 novembre) modifie brusquement les modalités de paiement des soldes, au détriment des tirailleurs déjà embarqués. Elle stipule que la totalité des arriérés doit être réglée avant départ de métropole ; ce qui exclut les tirailleurs déjà en route ou déjà arrivés en Afrique. Une nouvelle injustice s’ajoute à l’injustice initiale.

La seconde est opérationnelle : le général Dagnan prépare une « force de répression », selon les termes de plusieurs rapports militaires de l’époque. Cette force comprend deux bataillons d’infanterie, des gendarmes, des automitrailleuses, un char léger M3, et plusieurs compagnies de tirailleurs restés fidèles au commandement.

Ce déploiement massif, disproportionné au regard des revendications salariales, montre la nature du regard porté sur les tirailleurs : non pas des soldats démobilisés réclamant un dû, mais des « indigènes » dont il faudrait prévenir la révolte, selon une vision militarisée et racialement hiérarchisée.

Selon plusieurs témoignages postérieurs, des fosses sont creusées la veille du massacre. Aucun document officiel ne le confirme, mais cette information apparaît dans des recueils oraux cités dans les travaux académiques contemporains.

Au matin du 1ᵉʳ décembre, les tirailleurs sont ordonnés de se rassembler sur l’esplanade du camp. Les rapports militaires divergent sur l’heure exacte et sur l’origine du premier tir. Certains évoquent un tirailleur « menaçant » ; d’autres une salve en l’air tirée par les forces de maintien de l’ordre.

En revanche, tous les rapports militaires convergent sur un point : après quelques échanges verbaux, le général Dagnan donne l’ordre de tirer.

Des automitrailleuses ouvrent le feu sur la foule. La fusillade dure quelques secondes. Selon les documents militaires présents dans les archives, plus de 500 cartouches sont tirées.

Les tirailleurs sont désarmés ou porteurs de seules armes blanches. Aucun élément matériel ne prouve qu’ils aient tiré. Certains s’enfuient vers le village voisin, où l’un d’eux est abattu. Des rafles sont organisées dans la journée pour retrouver ceux qui ont fui.

Le nombre de morts demeure l’un des points les plus controversés. Le bilan officiel oscille entre 24 et 70 morts. Les estimations historiques établies à partir des incohérences administratives et des « disparus » suggèrent qu’il pourrait y avoir eu entre 300 et 400 victimes. Cette fourchette est jugée plausible par plusieurs chercheurs, compte tenu de la nature de l’armement utilisé et des occultations documentaires ultérieures.

Dans les jours qui suivent, 48 tirailleurs sont arrêtés. Ils sont jugés en mars 1945 par un tribunal militaire composé d’officiers ayant participé à la répression. Les accusations portent sur la « rébellion », le « refus d’obéissance » et « l’outrage à supérieur ».

Les conditions du procès violent les principes fondamentaux de justice : absence d’interprètes pour certaines langues, absence des pièces à conviction, témoignages contradictoires, défense assurée par des officiers eux-mêmes impliqués dans la répression. La plupart des tirailleurs sont condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison, assorties d’interdictions de séjour et de dégradation militaire.

Les condamnés sont envoyés à Gorée, en Mauritanie ou à Thiès. Plusieurs meurent en détention.

Ce procès scelle la version officielle : les tirailleurs sont coupables, la répression légitime.

Pendant des décennies, le massacre est occulté en France. La censure de 1944 fonctionne encore, et aucun journal métropolitain n’en parle. En Afrique, la mémoire circule oralement, notamment dans les communautés de tirailleurs.

À partir des années 1970, les premiers travaux universitaires apparaissent. Dans les années 1990, l’historiographie s’accélère, portée par les chercheurs sénégalais et français. L’ouverture partielle des archives, les recherches menées à Dakar, en France et au Royaume-Uni, et les découvertes de falsifications documentaires permettent d’établir la réalité d’un massacre prémédité, masqué et justifié par un appareil administratif soucieux d’éviter toute remise en cause de l’ordre colonial.

En 2012, la reconnaissance officielle française évoque 35 morts. En 2014, elle évoque « au moins 70 ». Les historiens rappellent que ces chiffres minimisent probablement l’ampleur réelle du drame.

Le massacre de Thiaroye ne peut être réduit à une bavure. Il combine plusieurs dimensions typiques du système colonial tardif.

D’abord, une dimension raciale. Les tirailleurs sont traités comme des soldats subalternes, soumis à une hiérarchie raciale qui, en métropole, a déjà montré ses limites. Leur participation à la Résistance, pour certains, ne leur accorde aucun statut particulier dans l’armée coloniale.

Ensuite, une dimension administrative. Les documents montrent que les circulaires, ordres et rapports avaient pour effet de priver les tirailleurs de leurs droits financiers. La répression visait aussi à éviter un précédent : céder aux revendications africaines aurait ouvert la voie à d’autres contestations.

Enfin, une dimension mémorielle. L’occultation systématique, les archives falsifiées, les rapports incohérents et le silence des responsables montrent une volonté de masquer un crime d’État.

Comprendre Thiaroye, c’est donc comprendre la mécanique profonde d’un système en crise, qui, face aux revendications légitimes de ses soldats africains, ne trouva d’autre réponse que la force.

Le massacre de Thiaroye est un moment de fracture. Il révèle que, malgré les discours sur la « grande famille impériale », la France coloniale ne considérait pas ses soldats africains comme des citoyens égaux en droits. Ces hommes, qui avaient marché, combattu, souffert et survécu à la captivité, ont été tués pour avoir réclamé exercice de la loi. Leur histoire éclaire non seulement la fin de l’empire colonial, mais aussi la lutte continue des peuples africains pour la justice et la reconnaissance.

Rendre visible Thiaroye, c’est rétablir l’histoire. Et c’est rappeler que derrière les archives manquantes, les chiffres contestés et les silences institutionnels, demeurent des vies fauchées, des familles endeuillées et une mémoire qui continue de réclamer vérité.

Notes et références

Angelo Soliman, l’Africain qui a marqué l’Europe des Lumières

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l naît prince au Bornu, devient esclave à Marseille, sauve la vie d’un gouverneur, enseigne à un futur prince du Liechtenstein et réforme la franc-maçonnerie viennoise. Erudit polyglotte, invité des cours européennes, Angelo Soliman incarne tout ce que l’Europe des Lumières prétend célébrer. Sa fin, pourtant, révèle une violence qui contredit l’idéal humaniste : après sa mort, son corps fut transformé en objet de musée. Voici l’histoire vraie d’un homme africain au destin extraordinaire, que l’Europe a voulu honorer… puis déshumaniser.

Angelo Soliman, l’Africain qui a éclairé l’Europe ; puis que l’Europe a empaillé

Histoire d’une ascension exceptionnelle, d’une vie confisquée et d’une mémoire reconstruite

Angelo Soliman, l’Africain qui a marqué l’Europe des Lumières
Portrait d’Angelo Soliman tenant un hautbois, par un peintre allemand contemporain inconnu.

L’Europe des Lumières aimait se présenter comme le continent de la raison, de la science et de la tolérance. Pourtant, c’est aussi en plein cœur de ce siècle qui prétendait éclairer le monde qu’a vécu l’un des destins les plus révélateurs des contradictions européennes. L’homme s’appelait d’abord Mmadi Make. Il naquit au Bornu, un royaume sahélien puissant et connecté, situé aux confins des actuels Nigeria et Tchad. Issu d’une famille princière, il grandit dans un environnement d’élites locales, entre guerriers, administrateurs et lettrés. Son monde se trouvait aux portes du Sahara, dans une Afrique qui dialoguait depuis des siècles avec les routes caravanières et les réseaux politiques du Sahel.

Son enfance bascula lorsqu’il fut capturé et vendu aux marchands opérant pour les marchés méditerranéens. Transporté à Marseille, puis emmené en Sicile, le jeune garçon devint la propriété d’une famille aristocratique. C’est dans cette maison, loin de tout ce qu’il avait connu, qu’il reçut une éducation rigoureuse. On lui enseigna la religion, les langues, les usages de cour, et l’on découvrit chez lui une intelligence remarquable. Les témoignages conservés notent son aisance à apprendre, sa mémoire exceptionnelle et sa curiosité insatiable. L’enfant arraché à l’Afrique devenait peu à peu Angelo, un nom qui lui sera donné bien avant qu’il n’entre dans l’histoire européenne.

Un tournant majeur survint en 1734, lorsqu’il fut offert au prince Georg Christian von Lobkowitz, gouverneur militaire de Sicile. Angelo partit à ses côtés en campagne, et c’est sur les terrains d’opérations qu’il accomplit l’acte fondateur de sa légende : il sauva la vie du prince. Cet épisode, confirmé par les documents du XVIIIᵉ siècle, transforma complètement son statut. Aux yeux de Lobkowitz, Angelo cessa d’être un simple domestique. Il devint un compagnon, un homme qu’on respecte, un homme que l’on consulte. Cette nouvelle position lui ouvrit les portes de la haute noblesse habsbourgeoise.

À la mort du prince, Angelo fut intégré à la maison Liechtenstein, l’une des plus puissantes familles de l’Empire. Auprès du prince Joseph Wenzel I, il devint bien plus qu’un serviteur. Il participa aux affaires diplomatiques, aux cérémonies, à la vie mondaine de la cour. La confiance qu’on lui accordait se manifesta de manière spectaculaire lorsqu’on lui confia l’éducation du jeune Aloys I, futur prince de Liechtenstein. Devenir précepteur princier, au XVIIIᵉ siècle, relevait d’un statut exceptionnel. Seuls les hommes les plus cultivés, les plus dignes, pouvaient occuper cette fonction. Angelo Soliman, Africain capturé enfant, y parvint.

L’un des actes les plus audacieux de sa vie survint en 1768 lorsqu’il épousa Magdalena Christiani, issue de la noblesse et sœur du général Kellermann. Dans une Europe où les hiérarchies raciales commençaient à se figer, ce mariage représentait une transgression immense. Il symbolisait le respect dont jouissait Soliman, mais aussi une certaine fluidité sociale qui, malgré les préjugés, restait possible avant la montée du racisme pseudo-scientifique du XIXᵉ siècle.

Angelo Soliman, l’Africain qui a marqué l’Europe des Lumières
Angelo Soliman vers 1750 ; gravure du XVIIIe siècle, réalisée par Gottfried Haid d’après Johann Nepomuk Steiner. Gravure au burin.

À Vienne, Angelo devint une figure familière de la haute société. Son érudition impressionnait les aristocrates. Le document dont tu m’as fourni la copie indique qu’il maîtrisait sept langues : le kanouri de son enfance, mais aussi le latin, l’anglais, le français, l’allemand, l’italien et le tchèque. Cette polyvalence linguistique le plaçait au niveau des intellectuels les plus respectés de l’époque. Il fut invité à des événements impériaux, notamment au mariage de Joseph II avec Isabella de Parme. Parmi ses fréquentations, on retrouve l’empereur lui-même, le comte von Lacy et le prince Gian Gastone de’ Medici. Aucun autre Africain du XVIIIᵉ siècle n’est connu pour avoir atteint un degré d’intégration comparable au cœur de l’aristocratie viennoise.

Cette position sociale de premier plan fut encore renforcée par son rôle dans la franc-maçonnerie. Il rejoignit la loge Zur Wahren Eintracht, l’une des plus prestigieuses d’Europe centrale, fréquentée par Mozart, Haydn, Kazinczy et de nombreux intellectuels. Les archives maçonniques attestent de ses interactions avec Mozart. Mais surtout, Soliman y laissa une marque durable. Les documents cités expliquent qu’il réforma les rituels, leur donnant une dimension savante nouvelle. Il s’éleva jusqu’au rang de Grand Maître, une dignité considérée comme exceptionnelle pour un homme d’origine africaine à cette époque. Certains auteurs lui attribuent même le titre de « Father of Pure Masonic Thought », signe que sa contribution n’était pas seulement administrative, mais intellectuelle et doctrinale.

Pourtant, malgré cette admiration, l’Europe le perçut toujours à travers un prisme exotisant. Les chercheurs Wigger et Klein ont montré que Soliman fut analysé sous quatre « figures » successives : celle du « royal Moor », qui représente l’Africain au service d’un noble ; celle du « noble Moor », le courtisan cultivé ; celle du « physiognomic Moor », l’homme étudié par les proto-anthropologues qui prétendaient classer les races humaines ; enfin celle du « mummified Moor », l’objet de musée. Ces quatre figures racontent les regards successifs que l’Europe porta sur lui, oscillant entre fascination et déshumanisation.

Sa mort révèle la violence de ces perceptions. En 1796, Soliman fut frappé d’un AVC et mourut à Vienne. Sa famille réclama une sépulture chrétienne. L’Église la refusa. Les autorités impériales prirent alors une décision qui résume l’hypocrisie du siècle des Lumières : elles confisquèrent le corps d’Angelo Soliman. Son cadavre fut dépecé. Sa peau fut tannée. On le momifia pour en faire une figure ethnographique. Puis on reconstitua son corps autour d’une mannequination, que l’on exposa au Musée impérial comme un « sauvage africain » affublé de plumes d’autruche et de perles fantaisistes. L’homme qui parlait sept langues, le précepteur d’un prince, le franc-maçon respecté, fut transformé en décor exotique destiné à satisfaire la curiosité racialisée du public viennois.

Angelo Soliman, l’Africain qui a marqué l’Europe des Lumières
Un moulage en plâtre de la tête de Soliman.

La souffrance ne s’arrêta pas là. Sa fille Joséphine demanda le retour du corps de son père. Elle essuya un refus catégorique. Pour les autorités, Soliman n’était plus un humain : il était devenu un spécimen. Sa dépouille resta exposée des décennies durant, jusqu’à l’incendie du musée en 1848, qui détruisit cette reconstitution macabre. De lui, il ne resta qu’un moulage en plâtre du visage, conservé au musée de Baden. Ce masque, réalisé avant la momification, demeure aujourd’hui l’unique trace fiable de son apparence.

Et pourtant, sa mémoire perdura. Son petit-fils, Eduard von Feuchtersleben, devint écrivain et participa à la vie culturelle autrichienne du XIXᵉ siècle. Au XXᵉ et XXIᵉ siècles, Angelo Soliman inspira des œuvres majeures. On le retrouve dans l’opéra Blackamoor Angel (2010), dans le film Angelo de Markus Schleinzer (2018), dans le roman Der ausgestopfte Barbar (2014), ainsi que dans le livre Flights de l’autrice Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature. Son histoire est devenue un symbole : celui de la présence africaine ancienne en Europe, mais aussi celui de la déshumanisation opérée par les pseudo-sciences raciales.

La vie d’Angelo Soliman bouscule les récits convenus. Loin d’être une anecdote exotique, elle raconte trois vérités essentielles. L’Afrique a produit des individus dont la compétence, l’intelligence et le talent leur ont permis de s’imposer au cœur des élites européennes, même lorsque les structures sociales ne semblaient pas pouvoir l’admettre. L’Europe des Lumières, malgré sa rhétorique universaliste, n’a jamais été à l’abri d’un racisme systémique, capable d’admirer un homme de son vivant pour mieux nier son humanité après sa mort. Enfin, les mémoires peuvent être confisquées, déformées, manipulées, mais elles reviennent (souvent plus fortes) lorsque les archives sont relues et les histoires restituées.

Raconter Angelo Soliman aujourd’hui, ce n’est pas seulement restaurer la dignité d’un homme que l’Europe a voulu effacer. C’est replacer l’Afrique au cœur de l’histoire européenne, là où elle a toujours été, mais d’où on a souvent tenté de l’exclure. C’est reconnaître que le monde noir ne fut jamais en marge, et que les trajectoires individuelles peuvent briser les frontières raciales que les sociétés croient éternelles. C’est rappeler que l’humanité d’un homme ne tient ni à sa couleur ni à son origine, mais à ce qu’il accomplit.

Soliman fut un prince capturé, un enfant déraciné, un courtisan, un maître, un intellectuel, un mari, un père. Il fut aussi une victime de la violence raciale européenne. Mais son histoire, aujourd’hui, ne peut plus être confisquée. Elle sert d’avertissement, de miroir et d’inspiration. Elle nous oblige à regarder en face ce que les Lumières ont fait à l’un des leurs. Elle nous invite à reconstruire une mémoire partagée, fidèle, digne.

Soliman n’a pas seulement traversé l’Europe : il l’a éclairée. Et aujourd’hui, en racontant son histoire, c’est nous qui, peut-être, éclairons l’Europe.

Notes et références

DEAD PREZ — 25 ans d’insurrection musicale

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Depuis leur apparition sur la scène new-yorkaise à la fin des années 1990, Dead Prez s’est imposé comme l’un des duos les plus intransigeants du hip-hop américain. Leur œuvre, profondément politique, s’inscrit dans l’héritage des mouvements révolutionnaires noirs des années 1960 et 1970. Vingt-cinq ans après la sortie de Let’s Get Free, leur retour sur scène (notamment à Paris) constitue un événement rare. Nofi propose une plongée exhaustive dans leur histoire, leur pensée et leur influence durable sur la culture hip-hop mondiale.

Comment un duo new-yorkais a façonné l’histoire du hip-hop conscient

L’histoire de Dead Prez commence loin des grands centres du hip-hop américain. Ni dans le Bronx, ni à Compton, ni à Atlanta. Elle prend racine en Floride, à Tallahassee, sur le campus de la Florida A&M University (FAMU). C’est là, en 1993, que M-1 et stic.man se rencontrent, unis par une double passion : la musique et une conscience politique déjà affirmée.

Leur amitié naît dans un environnement universitaire historiquement lié à la formation des élites afro-américaines. Les universités historiquement noires (HBCU) ont souvent été le terreau de mouvements intellectuels contestataires. FAMU n’échappe pas à cette règle : c’est un lieu où se croisent débats militants, organisations étudiantes et héritages politiques variés.

Ce contexte est décisif. M-1 et stic.man ne se contentent pas de créer un duo musical : ils forment un binôme idéologique. Leurs lectures, leurs discussions et leurs expériences respectives vont structurer la colonne vertébrale de leur futur projet artistique.

Durant cette période, M-1 s’engage trois ans dans l’International People’s Democratic Uhuru Movement, un mouvement centré sur les luttes afro-descendantes.
Stic.man, resté en Floride, poursuit la construction de sa pensée politique, notamment autour des questions de santé, d’autonomie et de discipline personnelle.

La période fondatrice est donc idéologique avant d’être musicale. Dead Prez n’est pas un projet artistique né d’un studio : c’est l’expression culturelle d’une formation politique. Lorsque les deux amis rejoignent New York à la fin des années 1990, ce bagage militant est déjà solidement constitué ; un cas rare dans l’histoire du rap américain.

En 1996, le duo arrive dans un New York traversé par de profondes contradictions : explosion du rap commercial, tensions sociales post-ère Giuliani, montée d’un hip-hop sophistiqué mais de plus en plus dépolitisé. C’est dans ce paysage que Dead Prez se distingue.

Repérés par Lord Jamar du groupe Brand Nubian, ils signent chez Loud Records, un label qui héberge déjà des artistes engagés comme Mobb Deep, Big Pun ou Wu-Tang Clan. Loud n’est pourtant pas un bastion militant. Cette signature est donc paradoxale : un duo anti-corporatiste entre dans une maison de disques qui incarne (comme toutes les autres) la logique de l’industrie.

Ce paradoxe deviendra l’un des marqueurs de Dead Prez : critiquer l’industrie depuis l’intérieur pour toucher le plus grand nombre. Avec une stratégie simple : utiliser la visibilité offerte par Loud ; refuser toute dilution idéologique ; imposer une esthétique militante radicale. Ils y parviennent dès leur premier projet.

2000 : Let’s Get Free, l’album manifeste

Sorti en 2000, Let’s Get Free est une rupture dans l’histoire du hip-hop. Là où d’autres abordent la politique par touches, Dead Prez en fait la matière première de l’album. L’œuvre repose sur quatre piliers : Le duo aborde l’éducation, l’auto-défense, la justice sociale, le racisme institutionnel, la santé, l’alimentation, et l’autonomie financière. Rien n’est édulcoré.

L’album intègre des interventions de l’activiste Omali Yeshitela, donnant une dimension de séminaire politique à l’œuvre. Dans « Hip-Hop », Dead Prez dénonce l’emprise des majors et la transformation du rap en produit consumériste.

Le succès du titre est pourtant immense : il devient la musique d’entrée de Dave Chappelle dans son émission sur Comedy Central. Ce paradoxe dit tout : Dead Prez critique l’industrie dans un morceau… que l’industrie va massivement diffuser.

Le morceau « Animal in Man » est une relecture de Animal Farm de George Orwell ; un exercice littéraire rare dans le rap mainstream. La critique salue l’album comme un classique du hip-hop conscient. Il n’atteint pas des chiffres de ventes comparables à ceux d’Eminem ou DMX, mais devient une référence pour les amateurs de rap militant.

La force de Let’s Get Free réside dans sa cohérence : il ne contient aucun morceau « commercial ». Il s’impose comme l’un des rares albums où la forme musicale est entièrement au service d’un programme politique.

2000–2006 : une influence qui dépasse la musique

Après Let’s Get Free, Dead Prez multiplie apparitions et collaborations.

– 1997 : « The Game of Life (Score) » pour Soul in the Hole
– 1998 : « D.O.P.E. » pour Slam
– 2003 : « Hell Yeah » dans 2 Fast 2 Furious

Ces participations permettent au duo de toucher des publics variés, sans altérer leur ligne directrice.

Deux groupes militants réunis pour un appel commun : « Get Up ».
Cette collaboration conforte Dead Prez dans la constellation du rap contestataire.

Dead Prez reprend « Shuffering and Shmiling » avec Talib Kweli, Bilal et Jorge Ben.
Un moment clé dans leur inscription dans la diaspora culturelle noire mondiale.

Entre 2002 et 2010, Dead Prez publie une série de mixtapes indépendantes qui deviennent des objets cultes. Elles synthétisent leur critique de l’industrie et développent des thématiques sociales quotidiennes.

Diffusé sur Starz InBlack, il propose une analyse de l’éducation, de l’entrepreneuriat et du militantisme noir. Il inclut Fred Hampton Jr., Davey D, Kamel Bell. Starz explique son choix par cette phrase :

« We recognized in dead prez a message that deserves to be heard. »

Ce documentaire devient un tournant dans la reconnaissance intellectuelle du duo.

Dead Prez a toujours envisagé le hip-hop comme : un outil d’éducation, un vecteur d’organisation et un espace de narration pour les communautés afro-descendantes.

Dans une époque dominée par le divertissement, Dead Prez réintroduit rigueur, discours et réflexion. L’œuvre du duo circule en Afrique, en Amérique latine et en Europe. La France occupe une place importante dans cette réception grâce à son histoire du rap engagé.

Le duo utilise l’hexagramme n°7 du I Ching (« L’Armée »). Un symbole d’ordre, de discipline et d’organisation collective.

Un retour chargé d’histoire

Le concert du 30 novembre 2025 au Cabaret Sauvage (Paris) arrive à un moment symbolique : les 25 ans de Let’s Get Free.

Pourquoi Paris ?
Parce que la capitale est depuis longtemps un carrefour des cultures noires diasporiques.
Parce que la scène française (d’Assassin à La Rumeur) a toujours entretenu un dialogue avec le rap politique américain. Le Cabaret Sauvage, lieu emblématique de la culture nomade et alternative, offre un cadre parfaitement cohérent avec l’esthétique Dead Prez : un espace né en marge, devenu central.

L’écho durable d’une révolte musicale

Dead Prez a fait plus que produire des albums : ils ont créé un corpus politique.
Chaque morceau, chaque intervention, chaque collaboration témoigne d’une volonté de rendre au hip-hop sa fonction première : être une voix pour ceux qu’on n’entend pas.

Leur retour en 2025 ne relève pas de la nostalgie : c’est la réactivation d’un discours dont l’actualité est, malheureusement, toujours brûlante.

En retraçant leur histoire, on ne raconte pas seulement la trajectoire d’un duo. On raconte l’évolution de tout un pan du hip-hop : celui qui refuse de se contenter de divertir, et qui choisit d’éduquer, d’organiser, de libérer.

Défrisage : risques, études récentes et vérité scientifique

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Le défrisage restructure chimiquement la kératine des cheveux afro. Brûlures, casse, fragilisation : les risques immédiats sont établis. Les études récentes observent aussi des associations statistiques avec les fibromes et un possible risque accru de cancer de l’utérus, sans prouver de lien causal. Voici ce que la science confirme ; et ce qu’elle ne peut pas encore dire.

Entre héritage culturel, choix personnels et alertes scientifiques, enquête sur une pratique profondément ancrée dans l’intimité des femmes noires.

Un geste (trop) familier

Il existe peu de gestes aussi communs et pourtant aussi chargés d’émotion dans le vécu de nombreuses femmes noires que celui du défrisage. Pour certaines, il évoque les après-midis de week-end où la cuisine se transformait en salon de coiffure improvisé. Pour d’autres, ce sont les rendez-vous réguliers chez une coiffeuse du quartier, dont les mains expertes transformaient une texture crépue en mèches lisses en quelques dizaines de minutes.

L’odeur piquante du produit, la chaleur qui montait doucement sur le cuir chevelu, l’attente attentive devant le miroir, l’instant où la texture changeait entre les doigts : autant de sensations gravées dans la mémoire. À une époque où peu de produits respectaient la santé du cheveu afro, le défrisage représentait pour beaucoup une solution pratique, presque incontournable, pour discipliner une matière jugée “difficile”, “rebelle”, “non professionnelle”.

Pendant des décennies, ce geste a été présenté comme une évidence. Il accompagnait les étapes importantes de la vie : la rentrée scolaire, les entretiens d’embauche, les événements familiaux, les cérémonies. L’idée selon laquelle des cheveux lisses étaient synonymes de sérieux, de propreté ou même de beauté a profondément marqué plusieurs générations. Le défrisage est alors devenu un acte souvent nécessaire pour se glisser dans des environnements où les textures naturelles étaient incomprises, infantilisées ou mal perçues.

Mais derrière cette pratique normalisée, presque silencieuse, une question essentielle est longtemps restée en suspens : que fait réellement ce geste au cheveu, et potentiellement au corps ? Ce qui relevait autrefois de conversations privées entre amies ou entre mères et filles se retrouve aujourd’hui au cœur de nombreuses discussions publiques, à la lumière de nouvelles données scientifiques.

Modifier la kératine : ce que fait vraiment un défrisant

Contrairement à l’idée selon laquelle le défrisage serait une simple technique de coiffure, il s’agit en réalité d’une transformation chimique profonde. L’action du produit ne se limite pas à lisser la surface du cheveu : il modifie la structure interne de la kératine, la protéine qui compose la fibre capillaire et en détermine la forme.

Deux grandes catégories de produits existent. La première regroupe les défrisants alcalins, qui reposent sur des agents très basiques. Leur mécanisme est désormais bien décrit : la cuticule du cheveu s’ouvre, les agents pénètrent au cœur de la fibre et rompent des liaisons fondamentales appelées “cystine”. Ces liaisons sont responsables de la courbure naturelle du cheveu ; lorsqu’elles sont affaiblies ou brisées, la fibre s’allonge et perd sa forme originelle.

La seconde famille, les défrisants thiolés, agit en deux étapes : rupture des liaisons internes grâce à un agent réducteur, puis fixation d’une nouvelle forme par oxydation. Le principe est similaire aux permanentes, mais avec des produits plus denses permettant de guider précisément la fibre au moment de la restructuration.

Dans les deux cas, la transformation est irréversible pour les longueurs traitées. Une fois la kératine modifiée, le cheveu ne redevient jamais crépu. La repousse, seule, retrouve sa texture d’origine. C’est cette modification chimique profonde qui explique l’efficacité du défrisage… mais aussi les risques qui l’accompagnent.

Risques capillaires : ce que la recherche établit clairement

Les effets immédiats du défrisage sur le cheveu et le cuir chevelu sont aujourd’hui bien connus. Les brûlures constituent l’un des risques les plus fréquents. Elles surviennent lorsqu’un produit appliqué trop longtemps ou en quantité excessive entre en contact direct avec la peau. Certains produits, très basiques, peuvent provoquer des sensations de picotement, de tiraillement et, dans les cas les plus sévères, des lésions cutanées.

Les irritations du cuir chevelu sont également courantes. Elles peuvent se manifester sous forme de rougeurs, de sensibilités persistantes, de démangeaisons, ou même de petites plaies. Une peau déjà fragilisée, ou un cuir chevelu irrité par d’autres pratiques capillaires, augmente le risque de réactions indésirables.

Mais au-delà de ces effets immédiats, c’est l’impact sur la fibre capillaire qui inquiète le plus. Le défrisage affaiblit les liaisons internes du cheveu, ce qui entraîne une fragilisation progressive de la fibre. Au fil des applications, le cheveu devient plus fin, moins résistant, plus cassant. Les gestes quotidiens (brossage, coiffage, frottements) peuvent alors provoquer une casse importante, parfois visible dès les premiers centimètres des longueurs.

Dans certains cas, des chutes localisées apparaissent, notamment lorsqu’une brûlure du cuir chevelu laisse une zone dépourvue de follicules actifs. Lorsque les applications se chevauchent, lorsque des produits trop puissants sont utilisés ou lorsque le temps de pose dépasse les recommandations, ces effets peuvent s’aggraver. Une étude transversale menée auprès de plusieurs dizaines d’utilisatrices rapporte notamment des affinement de fibres, des chutes significatives, des pellicules récurrentes et une perte d’élasticité de la fibre.

Ces constats, récurrents dans les témoignages autant que dans les observations cliniques, établissent une réalité : le défrisage fragilise la fibre capillaire de manière prévisible, proportionnelle à la fréquence des applications et aux conditions d’utilisation.

Fibromes : des associations statistiques, pas des causalités

Deux grandes études épidémiologiques menées à plusieurs années d’intervalle ont observé une association statistique entre l’usage de produits de défrisage et le risque de développer des fibromes utérins. La première, publiée en 2012, a mis en évidence un risque plus élevé de fibromes chez les femmes ayant déclaré utiliser régulièrement des défrisants. La seconde, parue en 2025, a élargi cette analyse à l’adolescence, période de vulnérabilité hormonale, et a identifié un risque accru chez celles ayant été exposées tôt.

Dans les deux cas, les résultats ont retenu l’attention des chercheurs comme du grand public. Un lien statistique régulier, surtout lorsqu’il est observé dans plusieurs études, appelle à vigilance. Toutefois, ces travaux comportent plusieurs limites méthodologiques : utilisation de données autodéclarées, absence de mesure précise des produits, variabilité des formulations selon les marques, influence potentielle d’autres facteurs environnementaux.

Il en résulte une conclusion précise : les études ne démontrent pas que les défrisants provoquent des fibromes, mais elles montrent que les deux phénomènes apparaissent plus souvent ensemble que prévu. C’est un signal, pas une preuve. Un élément qui appelle à davantage de recherches, mais qui ne doit pas être surinterprété.

Cancer de l’utérus : l’étude NIH qui interpelle

En 2022, une étude menée par un important institut de santé américain, le National Institutes of Health (NIH) a révélé un résultat notable : les femmes utilisant régulièrement des produits de lissage chimique présentaient un risque plus élevé de cancer de l’utérus que celles qui n’en utilisaient pas. Ce constat a suscité un intérêt immédiat, notamment parce que l’analyse montrait une tendance proportionnelle : plus l’usage était fréquent, plus le risque observé augmentait.

Là encore, cette étude ne permet pas de tirer de conclusion causale. Les mécanismes biologiques qui pourraient expliquer ce lien ne sont pas établis, les formulations exactes des produits utilisés ne sont pas connues, et les données reposent en grande partie sur des déclarations personnelles.

Les auteurs insistent donc sur la prudence : il s’agit d’un signal d’alerte, non d’un verdict.
Cette distinction est cruciale pour éviter d’alimenter des peurs injustifiées tout en reconnaissant l’importance de poursuivre les recherches.

Entre liberté et information… Un choix personnel

Le défrisage n’est pas un geste anodin. Mais il n’est pas non plus une faute, un tabou ou une marque d’ignorance. C’est un choix, souvent façonné par l’histoire, par l’environnement social, par les normes esthétiques persistantes et par les préférences personnelles.

L’essentiel, aujourd’hui, est que ce choix puisse être fait en connaissance de cause. Les données scientifiques n’imposent rien : elles éclairent. Elles permettent de comprendre les risques capillaires immédiats, d’intégrer les signaux statistiques observés dans les recherches épidémiologiques et de prendre du recul face aux pratiques anciennes.

Pour certaines, cela passera par l’abandon du défrisage. Pour d’autres, par une utilisation plus espacée ou mieux encadrée. Pour d’autres encore, par un maintien assumé de cette pratique, parce qu’elle répond à leur réalité, leur style ou leurs besoins.

Ce qui compte, désormais, c’est que l’information soit transparente, accessible, honnête ; libérée du silence qui a longtemps entouré ce geste. Les cheveux sont une part intime et politique de l’identité. Ils racontent l’histoire, les combats, les désirs. Quelle que soit la décision de chacune, elle mérite d’être basée sur des faits, et non sur des injonctions ou des non-dits.

Notes et références

La Conférence de Berlin (1884- 1885) ou l’acte fondateur du monde colonial moderne

Comment quatorze puissances redessinèrent un continent et préparèrent un siècle de fractures

Entre novembre 1884 et février 1885, la Conférence de Berlin réunit quatorze puissances européennes pour définir les règles de la conquête africaine. Aucun souverain du continent n’y est convié. Derrière les formules diplomatiques, cet accord international entérine l’occupation militaire, l’ouverture forcée des fleuves et la mise en place d’un ordre colonial destiné à servir les intérêts économiques et stratégiques de l’Europe. Ce moment, souvent résumé comme un simple « partage », constitue en réalité l’un des tournants majeurs de l’histoire africaine moderne, dont les frontières, les crises et les héritages politiques portent encore aujourd’hui la marque.

La Conférence de Berlin, un partage qui n’en était pas un

La Conférence de Berlin (1884- 1885) ou l'acte fondateur du monde colonial moderne
Caricature parue dans l’hebdomadaire français L’Illustration en 1885. Debout le chancelier allemand Bismarck partage le « gâteau » Afrique entre les différentes puissances européennes dont les représentants sont assis à la table des négociations

Lorsque s’ouvre la Conférence de Berlin en novembre 1884, le continent européen vit une période de tensions inaccoutumées. Les nations industrielles, lancées dans une accélération économique sans précédent, cherchent à sécuriser des approvisionnements en matières premières, à ouvrir de nouveaux débouchés commerciaux et à affermir leur puissance géopolitique. L’Afrique, jusque-là seulement effleurée par les comptoirs côtiers et par quelques expéditions d’explorateurs, devient soudain un enjeu central, moins pour ce qu’elle représente en elle-même que pour ce qu’elle peut offrir dans le jeu concurrentiel des empires.

L’invitation venue de Berlin répond d’abord à une nécessité diplomatique. Depuis plusieurs années, les puissances européennes s’observent, s’affrontent par procuration et explorent les côtes africaines dans un climat où l’expansion commerciale se mêle à des rivalités stratégiques. Le Royaume-Uni s’inquiète des avancées françaises sur les rives du Congo, la France redoute la montée en puissance d’une Allemagne fraîchement unifiée et déjà agressive en Afrique de l’Est, tandis que le Portugal tente de faire reconnaître ses prétentions anciennes à relier l’Angola au Mozambique.

L’équilibre européen apparaît fragile. Toute conquête coloniale risque de se transformer en conflit ouvert sur le continent même. Le chancelier Otto von Bismarck, qui n’a pourtant jamais été un partisan convaincu de la colonisation, comprend qu’il doit encadrer ces ambitions contradictoires pour éviter une guerre de grande ampleur. Dès lors, Berlin devient le théâtre d’un réarrangement diplomatique où chaque acteur poursuit ses propres intérêts, sans que jamais ne soit envisagée la participation d’un représentant africain.

Ce silence imposé aux souverainetés africaines est l’un des traits les plus saisissants de cette conférence. Autour de la table se trouvent quatorze délégations venues d’Europe et des États-Unis. On y discute de fleuves dont aucun des diplomates n’a arpenté les rives, de royaumes qu’ils ne connaissent que par les récits d’explorateurs, de frontières qu’ils s’apprêtent à tracer à huis clos, sans tenir compte ni des cultures, ni des langues, ni des structures politiques autochtones. L’Afrique est présente comme objet, jamais comme sujet. Cette absence volontaire jette une lumière crue sur ce qui est en train de se jouer : non pas un accord multilatéral de coexistence pacifique, mais l’élaboration méthodique d’un ordre colonial mondial.

Pierre-Paul-François-Camille Savorgnan de Brazza, explorateur français et fondateur de Brazzaville, 1905

À cette époque, l’activité frénétique du roi Léopold II contribue largement à l’instabilité. Désireux d’obtenir un territoire africain qu’il pourrait administrer directement, il mobilise des sociétés à façade humanitaire (l’Association Internationale Africaine puis l’Association Internationale du Congo) pour légitimer ses ambitions personnelles. Henry Morton Stanley, revenu de longues explorations le long du fleuve Congo, signe à la chaîne des traités dont la valeur juridique reste discutable mais qui servent de base à des revendications territoriales. De l’autre côté du fleuve, Pierre Savorgnan de Brazza étend les intérêts français. La région du Congo devient rapidement un champ de concurrence où les grandes puissances risquent de se heurter directement. Berlin est convoqué pour éviter ce risque.

Lorsque les travaux commencent, Bismarck joue le rôle du médiateur prudent. Il ordonne les séances, fixe le rythme des discussions et définit un ensemble de règles censées prévenir les conflits futurs. L’enjeu prioritaire porte sur la navigation des fleuves Congo et Niger, considérés comme des artères stratégiques permettant l’accès à l’intérieur du continent. Les Britanniques souhaitent garantir la liberté de circulation pour éviter que la France ou la Belgique n’en prennent le contrôle exclusif. Les Français, eux, tiennent à sécuriser les zones d’influence acquises grâce aux expéditions de Brazza. Les Portugais, forts de leurs prétentions historiques, souhaitent que leurs frontières coloniales soient reconnues. Chacun avance ses positions dans une atmosphère qui combine diplomatie classique et arrière-pensées impériales.

La « KongoKonferenz » à Berlin en 1884, d’après une illustration de A. V. Rößler publiée dans « Über Land und Meer : Allgemeine Illustrierte Zeitung », vol. 14, novembre 1884.

De ces débats naît l’un des éléments les plus décisifs de l’Acte général : le principe d’occupation effective. Jusqu’alors, la simple découverte ou la signature d’un traité suffisait, dans l’esprit européen, à revendiquer un territoire. Désormais, un État ne peut s’en déclarer maître que s’il y établit une administration réelle, composée de postes, de garnisons et de structures stables. En d’autres termes, il faut occuper pour posséder. Cette règle, mise en place au nom de la « clarté juridique », porte en elle l’accélération de l’impérialisme.

Dès la clôture de la conférence, les puissances se précipitent pour matérialiser leur présence, ce qui provoque une ruée brutale sur l’ensemble du continent. L’Afrique, qui ne connaissait jusque-là que des influences périphériques, devient en quelques années un espace saturé de postes militaires, de missions religieuses, de compagnies concessionnaires et de prétentions administratives.

Un autre élément de l’Acte général retient l’attention : l’internationalisation du bassin du Congo. Officiellement, cette clause vise à garantir la liberté du commerce et la neutralité de la région. En réalité, elle permet à Léopold II d’obtenir la reconnaissance de l’Association Internationale du Congo comme puissance souveraine. Ainsi naît l’État Indépendant du Congo, territoire immense dirigé non par un pays mais par un monarque et administré selon des pratiques qui deviendront tristement célèbres. Le Congo offre alors un exemple extrême de la logique que Berlin vient de légitimer : l’exploitation économique intégrale d’un espace au profit d’intérêts extérieurs.

Possessions européennes en Afrique en 1914 : Allemagne (violet), Belgique (jaune), Espagne (orange), France (bleu), Italie (vert clair) Portugal (vert), Royaume-Uni (rouge), Indépendant (gris).

Dans les décennies qui suivent, la situation évolue avec une rapidité stupéfiante. En 1870, les Européens ne contrôlent qu’une fraction du continent. En 1902, plus de quatre-vingt-dix pour cent de l’Afrique est sous domination européenne. Les grandes puissances avancent leurs frontières au gré des expéditions, des conflits locaux et des arbitrages diplomatiques. De nombreux États africains (royaumes sahéliens, califats, chefferies swahilies, empires d’Afrique australe ou centrale) sont conquis, annexés ou démantelés en un laps de temps très court. Les frontières qui se dessinent alors, souvent tracées à la règle sur des cartes, deviennent celles que les États africains héritent lors des indépendances.

Ces lignes droites, dessinées sans connaissance des peuples concernés, forment l’un des legs les plus durables de Berlin. Elles ne tiennent aucun compte des structures politiques anciennes, ni des langues, ni des routes commerciales locales. Elles fragmentent certaines populations, en regroupent d’autres qui n’ont jamais partagé d’espace politique commun. La géographie contemporaine de l’Afrique, avec ses États multiethniques et ses tensions frontalières, porte encore les marques visibles de ces décisions prises à Berlin.

Au plan économique, la Conférence de Berlin inaugure un modèle colonial centré sur l’extraction. Chaque puissance instaure un système administratif destiné à organiser le prélèvement de ressources destinées aux métropoles. Les compagnies privées jouent un rôle essentiel, dotées de pouvoirs quasi étatiques dans certaines régions. Dans les colonies françaises comme britanniques, les taxes de capitation, le travail forcé et la modification des systèmes agraires bouleversent les économies locales. Les sociétés africaines, insérées malgré elles dans un marché mondial régi par les besoins industriels de l’Europe, se retrouvent réorientées vers des productions d’exportation qui ne leur profitent que rarement.

La question des résistances est tout aussi centrale. Loin d’être un continent passif, l’Afrique connaît une série de réactions violentes ou organisées contre l’avancée coloniale. Les résistances zouloues, les soulèvements d’Afrique de l’Est, les révoltes sahéliennes, les guerres d’Éthiopie et les insurrections en Afrique centrale jalonnent la période. La réponse européenne est souvent brutale, comme en Namibie lors des guerres contre les Herero et les Nama, ou dans les campagnes françaises d’Afrique de l’Ouest. Ces conflits locaux, que l’on pourrait croire marginaux à l’échelle impériale, constituent pourtant l’une des conséquences directes des principes adoptés en 1885 : occuper un territoire entraîne mécaniquement l’affrontement avec ses habitants.

Carte des États d’Afrique.

L’héritage de Berlin ne se limite pas aux frontières ou aux structures administratives. Il marque durablement les mémoires, les identités nationales et les récits historiques du continent africain. La conférence cristallise l’instant où l’Afrique est intégrée de force dans une logique géopolitique mondiale définie ailleurs. Elle structure les discours coloniaux, les résistances intellectuelles, les révolutions politiques et les mouvements anticoloniaux du XXᵉ siècle. Elle éclaire aussi des fractures contemporaines : conflits frontaliers, tensions ethniques, États fragilisés par des économies extractives, déséquilibres hérités de systèmes imposés de l’extérieur.

Comprendre la Conférence de Berlin, c’est comprendre bien plus qu’un moment diplomatique. C’est saisir un basculement décisif du XIXᵉ siècle, lorsque l’Europe, animée par ses rivalités internes et ses besoins économiques, redessine un continent entier en fonction de ses intérêts propres. L’Afrique entre alors dans une ère où ses trajectoires politiques, économiques et sociales se trouvent profondément modifiées. Ce basculement, opéré en quelques mois dans les salons diplomatiques de Berlin, continue de projeter ses effets jusque dans les réalités les plus contemporaines. En ce sens, Berlin n’est pas une simple date dans les manuels d’histoire ; c’est un événement fondateur, une matrice, un prisme indispensable pour comprendre l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui.

Notes et références

Ruby Bridges, symbole de résistance dans l’Amérique ségréguée

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Le 14 novembre 1960, Ruby Bridges, six ans, devient la première enfant afro-américaine à intégrer l’école William Frantz à La Nouvelle-Orléans. Escortée par des agents fédéraux, confrontée à des foules hostiles, isolée en classe avec une seule enseignante, elle incarne l’un des épisodes les plus marquants de la déségrégation scolaire. Son courage silencieux a marqué son époque et continue de résonner dans la mémoire américaine.

Hommage à une pionnière du mouvement des droits civiques

Ruby Bridges, symbole de résistance dans l’Amérique ségréguée

L’histoire américaine regorge d’images fortes, mais peu ont marqué l’imaginaire collectif autant que celle d’une fillette noire de six ans, marchant vers une école blanche sous escorte fédérale. Ce 14 novembre 1960, à la Nouvelle-Orléans, Ruby Nell Bridges devient la première enfant afro-américaine à intégrer l’école William Frantz Elementary, en pleine crise de la déségrégation.

Ce geste, à l’échelle d’une enfant, modifia pourtant l’architecture morale d’un pays encore réticent à appliquer Brown v. Board of Education (1954). À travers elle, c’est toute une société qui fut contrainte d’affronter ses contradictions.

Née en 1954, quelques mois après la décision Brown v. Board, Ruby Bridges appartient à une génération d’enfants destinés à incarner l’application concrète d’une jurisprudence que les États du Sud tentèrent d’entraver pendant des années.

En Louisiane, les autorités locales freinèrent l’intégration scolaire par divers mécanismes : examens sélectifs, manœuvres administratives, absence d’application réelle de la loi fédérale.

En 1960, six enfants noirs réussissent le test exigé pour intégrer deux écoles blanches. Ruby Bridges est la seule à être affectée à William Frantz Elementary.

Les faits sont établis et documentés :

  • Ruby, escortée par quatre U.S. Marshals, avance vers l’école sous les insultes, les projectiles et les menaces de mort de manifestants blancs.
  • À l’intérieur, le boycott est total : toutes les enseignantes sauf une refusent d’enseigner.
  • Barbara Henry, venue du Massachusetts, sera la seule à accepter de lui faire classe ; seule, pendant un an entier.

Cette solitude scolaire n’est pas un symbole littéraire : c’est une réalité historique. Ruby passe la première journée enfermée dans le bureau de la directrice, la situation étant trop chaotique pour tenter un cours.

Dès le lendemain, un ministre méthodiste, Lloyd Foreman, franchit la foule pour amener sa fille à l’école, brisant le boycott. Ce geste enclenche progressivement une normalisation, bien que Ruby reste pour l’essentiel l’unique élève de sa classe jusqu’à l’année suivante.

Les archives confirment que la fillette fait face à une hostilité ininterrompue :

  • une femme menaçait chaque matin de l’empoisonner ;
  • une autre lui montrait une poupée noire dans un cercueil ;
  • les marshals lui interdisent de manger autre chose que la nourriture préparée chez elle ;
  • la récréation lui est interdite pour des raisons de sécurité.

Pour soutenir l’enfant, le psychiatre Robert Coles se rend chaque semaine dans la maison familiale. Ses notes décriront une fillette dont la résilience étonna même les observateurs les plus aguerris.

Mais les conséquences sociales sont lourdes :

  • le père de Ruby perd son emploi ;
  • l’épicerie familiale refuse désormais de servir la famille ;
  • les grands-parents, métayers dans le Mississippi, sont expulsés de leurs terres en représailles.

Ces détails, souvent ignorés, montrent que l’intégration scolaire n’a pas seulement modifié le quotidien d’une enfant : elle a coûté à une famille entière sa sécurité économique et sa tranquillité.

Ruby Bridges est restée en Louisiane, a poursuivi une scolarité déségrégée et a travaillé comme agente de voyage avant de se consacrer à l’éducation par le biais de la Ruby Bridges Foundation, fondée en 1999. Sa mission : promouvoir la tolérance, l’empathie et l’éducation comme levier contre le racisme.

Elle résume sa vision ainsi : 

« Le racisme est une maladie d’adultes, et nous devons cesser d’utiliser nos enfants pour la transmettre. »

Son parcours a reçu de nombreuses reconnaissances officielles :

  • le Presidential Citizens Medal remis par Bill Clinton (2001) ;
  • le titre de Deputy U.S. Marshal honoraire (2000) ;
  • le John Steinbeck Award (2016) ;
  • son intrusion au National Women’s Hall of Fame (2024), aux côtés de Serena Williams.
    Son histoire inspire également des œuvres, dont le film Ruby Bridges (1998) et le célèbre tableau The Problem We All Live With, peint par Norman Rockwell en 1964.

En 2011, devant cette œuvre accrochée près du bureau ovale, Barack Obama lui dira :

« Sans des enfants comme toi, je ne serais peut-être pas ici aujourd’hui. »

L’hommage que mérite Ruby Bridges n’est pas celui d’une icône figée, mais celui d’une enfant qui a tenu tête à un système plus vaste qu’elle. Son acte n’a pas été un acte de militantisme : c’était un trajet vers l’école. Pourtant, ce geste ordinaire a fissuré un système qui se voulait immuable.

Ruby Bridges, symbole de résistance dans l’Amérique ségréguée

Son courage n’était pas spectaculaire ; il était silencieux. Son avancée n’était pas une marche militante ; c’était une marche protégée par des marshals. Son combat n’était pas public ; il s’est joué dans une salle de classe vide, avec une seule enseignante.

C’est précisément cette modestie des faits, confrontée à l’ampleur de leurs conséquences, qui donne à Ruby Bridges une place singulière dans l’histoire américaine.

Elle n’a pas changé le pays en parlant. Elle l’a changé en marchant.

Notes et références

7 citations de Gandhi qui révèlent son mépris envers les Africains noirs

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Les années sud-africaines de Mohandas K. Gandhi révèlent une facette largement méconnue de son parcours : une vision hiérarchisée des races et un discours ouvertement dépréciatif envers les Africains noirs. À partir de citations authentifiées issues de ses écrits, pétitions et correspondances entre 1893 et 1914, Nofi revient sur une part sombre de sa trajectoire, bien souvent occultée dans la mémoire populaire.

Les déclarations authentifiées qui alimentent le débat sur son rapport aux Africains noirs

7 citations de Gandhi qui révèlent son mépris envers les Africains noirs
L’avocat, activiste et homme d’État indien Mohandas Karamchand Gandhi (1869 – 1948) se remet après avoir été sévèrement battu le 10 février alors qu’il se rendait à un bureau d’enregistrement, en Afrique du Sud, le 18 février 1908. Son agresseur, Mir Al’am, était un ancien client d’origine pathane qui considérait l’enregistrement volontaire de Gandhi en vertu de la loi sud-africaine sur l’enregistrement des Asiatiques comme une trahison. (Photo par Dinodia Photos/Getty Images) Pathan était un client de Gandhi qui demandait son enregistrement.

La figure de Mohandas Karamchand Gandhi occupe une place centrale dans l’histoire politique mondiale. Symbole de la résistance non violente contre l’Empire britannique, il n’en demeure pas moins un personnage dont les années sud-africaines (1893–1914) révèlent une vision raciale nettement hiérarchisée. L’étude directe de ses écrits (correspondances, pétitions, articles du Indian Opinion) montre qu’il évolua, dans cette période, au sein d’une logique de distinction entre Indiens et Africains.

Voici les citations authentifiées qui nourrissent encore aujourd’hui la controverse autour de son rapport aux communautés noires d’Afrique australe.

« The Indian is being dragged down to the position of a raw Kaffir. »

Source : Collected Works of Mahatma Gandhi, cité par le Washington Post (2015).

Gandhi déplore ici que les Indiens soient classés dans la même catégorie administrative que les Africains. Le terme « raw Kaffir » (insulte racialement chargée) témoigne d’une hiérarchie raciale implicite.

« It is one thing to register Kaffirs, but it is another to compel Indians to carry passes like them. »

Source : Collected Works, cité par le Washington Post (2015).

Gandhi critique l’obligation du passbook imposé aux Indiens, tout en affirmant que les Africains peuvent, eux, être soumis à ce traitement. La distinction entre les deux groupes est revendiquée.

« We believe as much in the purity of races as we think they do. We believe also that the white race in South Africa should be the predominating race. »

Source : Gandhi, Indian Opinion, cité et analysé dans Al Jazeera (2021).

Un positionnement souvent ignoré : Gandhi reconnaît et valide alors la prétendue « prééminence » blanche dans l’ordre colonial sud-africain.

« Kaffirs are as a rule uncivilised ; the convicts even more so. They are troublesome, very dirty, and live almost like animals. »

Source : Collected Works, cité par le Washington Post (2015).

Cette phrase, l’une des plus explicites, intervient alors que Gandhi est emprisonné en 1908. Il y décrit les prisonniers africains en reprenant les stéréotypes coloniaux les plus classiques.

« I feel most strongly about the mixing of the Kaffirs with the Indians. »

Source : Collected Works, cité par le Washington Post (2015).

Dans un contexte de demande séparée de quartiers résidentiels, Gandhi exprime clairement son refus de cohabitation, considérant ce voisinage comme une « entrave » à la dignité indienne.

« The white man’s civilisation is suited for the white man. »

Source : Gandhi, cité dans l’analyse d’Al Jazeera (2021).

Cette idée témoigne de sa perception d’une différence fondamentale entre civilisations, dans la droite ligne des hiérarchies morales héritées de l’idéologie coloniale.

« The Indian belongs to an ancient civilisation. The Kaffir has none. »

Source : citation rapportée et analysée dans Al Jazeera (2021).

Gandhi oppose une Inde supposée « civilisée » à des Africains qualifiés d’“acivilisés”. Cette grille de lecture reprend les schémas évolutifs du XIXᵉ siècle.

Un contexte qui n’efface pas la dimension raciale

7 citations de Gandhi qui révèlent son mépris envers les Africains noirs
Mohandas Gandhi (center) sits with co-workers at his Johannesburg law office in 1902.

Les défenseurs de Gandhi invoquent souvent des facteurs de contexte :

  • jeunesse intellectuelle ;
  • influence du milieu colonial ;
  • évolution progressive de sa pensée après 1915.

Cependant, les documents écrits ne laissent aucun doute sur ce point : entre 1893 et 1914, Gandhi conçoit les Indiens comme un groupe intermédiaire entre Européens et Africains, revendiquant une forme de supériorité culturelle.

Réduire Gandhi à un raciste serait ignorer son rôle majeur dans l’histoire de l’anticolonialisme. Le présenter comme un saint en dehors de tout contexte historique serait tout aussi erroné. Ses écrits sud-africains montrent un homme pris dans les tensions raciales de l’époque, mais qui en adopte également les présupposés.

Étudier ces citations, les documenter et les confronter à la mythologie contemporaine, c’est rappeler que les figures historiques (même les plus célébrées) doivent être appréhendées dans toute leur complexité, sans effacement ni anachronisme.

Notes et références

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

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Quarante ans après leurs débuts à Philadelphie, Boyz II Men demeurent l’un des groupes vocaux les plus influents de l’histoire du R&B. Entre records historiques, ballades intemporelles et impact culturel durable, leur parcours continue d’inspirer plusieurs générations. À l’approche de leur concert exceptionnel du 5 décembre 2025 à Paris, retour sur une légende vivante de la musique afro-américaine.

Retour sur un monument du R&B avant leur concert à Paris

L’histoire de Boyz II Men commence dans les couloirs du Philadelphia High School for the Creative and Performing Arts (CAPA), où Nathan Morris et Marc Nelson fondent un premier groupe, rejoints ensuite par Wanyá Morris et Shawn Stockman. Leur objectif : perfectionner l’art de l’harmonie vocale, dans la tradition afro-américaine des ensembles a cappella.

Leur rencontre déterminante survient en 1989 lorsqu’ils croisent Michael Bivins (New Edition). Impressionné, il devient leur mentor et lance la carrière du groupe, désormais rebaptisé Boyz II Men, en hommage direct à New Edition.

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

En 1991, leur premier album chez MotownCooleyhighharmony, impose un style unique : une fusion entre new jack swing, soul classique et “hip-hop doo-wop”. L’album dépasse les9 millions de ventes et leur vaut un Grammy Award pour la meilleure performance R&B par un duo ou groupe avec voix.

La popularité du groupe explose en 1992 avec End of the Road, bande originale du film Boomerang, produite par Babyface. Le titre devient un phénomène mondial :

  • 13 semaines n°1 au Billboard Hot 100, un record historique à l’époque;
  • reconnaissance immédiate comme géants du R&B contemporain.
Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

Mais Boyz II Men ne s’arrêtent pas là. Leur second album, II (1994), s’impose comme l’un des plus grands succès de l’histoire du R&B : plus de 12 millions d’exemplaires vendus rien qu’aux États-Unis.

Ils enchaînent alors plusieurs exploits :

  • I’ll Make Love to You reste 14 semaines n°1, battant leur propre record ;
  • On Bended Knee leur succède directement, faisant de Boyz II Men le deuxième groupe après les Beatles à se remplacer eux-mêmes au sommet du Billboard Hot 100.

À ce stade, ils deviennent la référence mondiale en matière de ballades R&B.

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

En 1997, l’album Evolution rencontre un accueil plus mitigé, malgré plusieurs millions de ventes. Des tensions internes et des problèmes de santé fragilisent alors le groupe : Wanyá Morris est touché par un polype vocal, et Michael McCary fait face aux complications d’une sclérose en plaques, limitant ses performances sur scène.

En 2003, McCary quitte définitivement la formation, qui devient un trio. Malgré la fin du quatuor originel, Nathan, Shawn et Wanyá choisissent de poursuivre l’aventure.

Les années 2000 et 2010 voient Boyz II Men se réinventer loin du système des grands labels. Ils lancent leur label MSM Music Group, multiplient les albums de reprises (Throwback Vol. 1, Motown: A Journey Through Hitsville USA) et conquièrent de nouveaux publics.

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

L’album Motown: A Journey Through Hitsville USA leur vaut deux nominations aux Grammy Awards en 2009, confirmant leur statut d’interprètes majeurs du patrimoine soul.

En 2017, ils publient Under the Streetlight, exploration des harmonies des années 1950, fidèle à leur amour de la tradition vocale.

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

Au fil des années, Boyz II Men multiplient les projets et les apparitions culturelles :

  • performance dans Grease Live! (2016) en “Teen Angels”
  • apparition dans How I Met Your Mother
  • campagne publicitaire GEICO devenue virale (2017)
  • résidence au Mirage à Las Vegas
  • tournées mondiales, notamment en Asie (2019)

En 2012, ils reçoivent une étoile sur le Hollywood Walk of Fame. Cinq ans plus tard, une partie de Broad Street à Philadelphie est officiellement renommée “Boyz II Men Boulevard”, à proximité de leur ancien lycée CAPA.

En 2021, Netflix leur consacre un épisode entier dans la série This Is Pop, intitulé “The Boyz II Men Effect”, retraçant leur influence sur les boy bands et la pop des années 1990.

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

En 2024, ils remportent la saison 12 de The Masked Singer, devenant le premier groupe de l’histoire de l’émission à remporter la compétition. Nathan Morris devient au passage le gagnant le plus âgé de l’émission, à 53 ans.

En 2025, ils partagent la scène du show KPopped avec le groupe K-pop Blackswan, symbole de leur aura intergénérationnelle et mondiale.

Boyz II Men ont redéfini la place du R&B dans la culture populaire :

  • ils ont remis les harmonies vocales au centre de la pop mainstream ;
  • ils ont contribué à l’émergence de la vague massive de boy bands des années 1990 ;
  • ils ont façonné le son des ballades R&B qui domineront les années 2000 et 2010 ;
  • ils ont ouvert la voie à une génération entière de chanteurs, de groupes vocaux et d’artistes K-pop.

Leur influence n’est pas seulement musicale ; elle est culturelle. Leur rigueur vocale, leur discipline et leur élégance scénique ont fait école.

Boyz II Men : quatre décennies de records, de voix et d’influence

Boyz II Men : quarante ans d’harmonie et de légende

Le concert du vendredi 5 décembre 2025 à Paris ne sera pas qu’un simple show.
Ce sera :

  • la rencontre entre plusieurs générations de fans,
  • l’hommage à quarante ans de carrière,
  • un moment suspendu avec trois voix qui ont marqué des millions de vies.

Des premières répétitions dans les couloirs d’un lycée de Philadelphie à l’obtention de records historiquement détenus par les Beatles, Boyz II Men ont parcouru un chemin unique.

Le 5 décembre, Paris retrouvera ce qui fait la force du trio :

une maîtrise vocale incomparable, une musicalité sans artifices et une émotion universelle.

Thierry B. – Lisapo : quand la peinture devient récit

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À Paris, l’artiste congolais Thierry B présente Lisapo : Il était un récit, une exposition vibrante où la peinture devient parole. Entre mémoire, transmission et identité, il invite le public à écouter la voix colorée d’une Afrique urbaine et vivante.

Thierry B. – Lisapo : quand la peinture devient récit

Thierry B raconte l’Afrique par la couleur : “Lisapo, il était un récit” s’expose à Paris

Paris, novembre 2025. Le Centre Paris Anim’ Simon Le Franc, niché à deux pas du Centre Pompidou, accueille une exposition singulière : “Lisapo – Il était un récit”, du 19 novembre au 19 décembre. À travers une série de toiles puissantes, l’artiste congolais Thierry B transforme la mémoire en couleur et la parole en image. Son œuvre s’inspire des traditions orales africaines pour raconter, à sa manière, la trajectoire des Afro-descendants entre racines et modernité.

Le mot Lisapo vient du lingala et signifie récit. C’est un terme clé dans la culture congolaise, celui du conte, de la parole transmise au crépuscule, là où se mêlent la sagesse des anciens et l’imaginaire des enfants. Thierry B réinvente cette tradition dans un langage pictural à la fois contemporain et ancré dans l’Afrique urbaine. Ses toiles vibrent de couleurs, de figures hybrides, de clins d’œil à la pop culture et de références à la vie quotidienne. Elles sont à la fois fragments de mémoire et miroirs du présent.

Né à Brazzaville et installé à Paris depuis les années 1990, Thierry B s’est imposé comme une voix singulière de la scène afro-contemporaine. Autodidacte, il peint la mémoire, le lien et la dignité. Ses œuvres, à la frontière entre figuration et narration, racontent l’Afrique comme un espace de vie, d’énergie et de transmission.

Dans Lisapo, il poursuit une réflexion déjà amorcée dans ses précédentes expositions (RésonnancesLa Rive Noire). Ici, la toile devient une page d’histoire vivante. Les visages qu’il peint ne sont pas des portraits mais des présences : celles des ancêtres, des voyageurs, des rêveurs, des femmes puissantes. L’artiste y mêle les codes de la BD, du collage et du muralisme pour restituer le rythme de la parole africaine. Comme dans un conte, chaque scène ouvre sur une autre, chaque personnage semble attendre qu’on l’écoute.

« Peindre, pour moi, c’est raconter. C’est garder vivante la parole de ceux qu’on n’entend plus », explique Thierry B. Son univers visuel fait écho à celui des griots : il transmet, relie, enseigne. La peinture devient un territoire de mémoire et de lien, un pont entre Brazzaville et Paris, entre le passé et le futur.

Le vernissage du jeudi 20 novembre 2025 à 18h30 s’annonce comme un véritable moment de partage. En plus de la présentation des œuvres de Thierry B, le public assistera à une intervention de la conteuse congolaise Murielle Keto, qui proposera une session de Lisapo en live. Sa voix, rythmée par la musicalité du lingala et la force du verbe africain, accompagnera les toiles de l’artiste.

Thierry B. – Lisapo : quand la peinture devient récit

L’événement mêlera ainsi peinture, parole et mémoire, renouant avec la fonction première de l’art africain : raconter le monde.

Cette dimension performative n’est pas anodine. Pour Thierry B, l’art est d’abord une conversation. « Quand on regarde un tableau, il faut qu’on entende la voix qui l’habite », dit-il. Murielle Keto incarne cette voix. Ensemble, ils créent un espace de communion : celui du récit partagé, du regard croisé entre peinture et parole.

Les toiles exposées à Simon Le Franc forment une mosaïque de récits. On y croise des scènes de rue, des couples, des musiciens, des figures politiques, des vendeurs de marché, des mères et des enfants. Le tout baigne dans un univers visuel dense, coloré, saturé d’énergie.

Chaque tableau est un microcosme, un “petit monde” où se rejoue le grand théâtre de la vie africaine contemporaine. Le style de Thierry B oscille entre réalisme symbolique et abstraction poétique.

Ses compositions, souvent fragmentées, rappellent les fresques urbaines de Kinshasa ou de Brazzaville, mais aussi les collages de Romare Bearden et les narrations picturales de Chéri Samba.

Derrière la beauté visuelle, il y a une réflexion. Les œuvres interrogent la place du corps noir dans la modernité, la tension entre mémoire et oubli, la survivance des traditions dans la ville-monde.

« Je veux montrer que nos récits ne sont pas figés, dit-il. Ils bougent, se transforment. L’Afrique n’est pas un passé, c’est un mouvement. »

L’écriture visuelle de Thierry B se nourrit d’une esthétique afro-urbaine. Les graffitis, les enseignes de rue, les typographies populaires congolaises trouvent leur place dans ses compositions. L’artiste peint comme on parle, comme on chante : en rythme, avec énergie, sans hiérarchie entre les sujets.

C’est cette approche libre et intuitive qui fait la force de son œuvre.

Ses toiles fonctionnent comme des archives du quotidien, mais aussi comme des visions poétiques. Elles traduisent une Afrique plurielle, à la fois traditionnelle et contemporaine, spirituelle et politique.

Le spectateur est invité à s’y perdre, à y reconnaître des fragments de soi, à écouter ce que la couleur raconte. Chaque détail compte : un mot, un regard, un motif, un silence.
Chez Thierry B, la peinture n’est pas décorative, elle est dialogique. Elle appelle une réponse.

Le projet Lisapo s’inscrit dans une démarche de continuité : celle du récit africain comme espace de transmission. En reprenant la structure du conte (début, tension, morale) mais en l’appliquant au médium pictural, l’artiste renouvelle la manière de raconter l’Afrique. Il y a chez lui une conscience claire de la responsabilité du créateur : celle de dire sans trahir, de montrer sans figer, d’exprimer sans simplifier.

Murielle Keto, par sa présence au vernissage, vient souligner cette dimension. Sa performance orale redonnera au mot “Lisapo” toute sa force rituelle : celle de la parole qui circule, qui relie, qui guérit.

Le dialogue entre l’artiste et la conteuse devient ainsi le cœur battant de l’exposition. Lisapo – Il était un récit est plus qu’une exposition : c’est une expérience sensorielle et mémorielle.

Elle s’adresse autant aux amoureux de l’art contemporain qu’à ceux qui s’intéressent aux traditions africaines et à la question du récit. Dans un Paris où la création afrodescendante gagne en visibilité, Thierry B et Murielle Keto rappellent que l’Afrique ne se contemple pas, elle s’écoute.

Du 19 novembre au 19 décembre 2025, le Centre Paris Anim’ Simon Le Franc (9 rue Simon Le Franc, 75004 Paris) devient le théâtre de cette rencontre entre peinture et parole.
L’exposition est ouverte à tous, et le vernissage du 20 novembre à 18h30 promet un moment de partage rare ; entre art, mémoire et émotion.

Thierry B. – Lisapo : quand la peinture devient récit

Lisapo – Il était un récit
Exposition de peintures de Thierry B
Du 19 novembre au 19 décembre 2025
Vernissage : jeudi 20 novembre 2025 à 18h30
Avec la participation exceptionnelle de Murielle Keto, conteuse congolaise

Lieu : Centre Paris Anim’ Simon Le Franc – 9 rue Simon Le Franc, 75004 Paris
Entrée libre – Infos : 01 44 78 20 75

Anta Madjiguène Ndiaye, la reine du Jolof devenue maîtresse de plantation en Floride

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Capturée à treize ans sur les côtes du Sénégal, Anta Madjiguène Ndiaye, fille de chef wolof, fut déportée à Cuba puis en Floride. Là, sous le nom d’Anna Madgigine Jai Kingsley, elle devint femme libre, cheffe de plantation et matriarche d’une dynastie afro-américaine. Entre esclavage, ruse et pouvoir, son destin défie tous les récits convenus de la servitude.

Une reine sur les rives du Saint-John’s River

Fort George Island, Floride, 1830. Sous la lumière crue de midi, une femme noire d’une cinquantaine d’années supervise la récolte du riz. Sa voix calme dirige une centaine de travailleurs. Elle inspecte les comptes, signe des contrats, reçoit des visiteurs blancs avec assurance. Tous l’appellent « Madame Anna », d’un ton mêlé de respect et d’étonnement. Peu savent qu’avant de devenir Anna Madgigine Jai Kingsley, elle s’appelait Anta Madjiguène Ndiaye, fille d’un prince wolof du royaume du Jolof, sur les côtes du Sénégal actuel.

Son histoire semble tirée d’un roman ; pourtant, tout est vrai. Capturée à treize ans, vendue à un marchand négrier, réduite en esclavage à Cuba, elle devint libre, puis propriétaire d’une plantation et d’esclaves. Son parcours résume le drame et la complexité de l’Atlantique noir : une femme d’Afrique, née libre, devenue actrice du monde colonial.

Anta Madjiguène Ndiaye naît vers 1793, au cœur du royaume du Jolof, vaste confédération wolof qui s’étendait autrefois entre le Sénégal et la Gambie. Sa famille appartient à l’aristocratie guerrière, apparentée à la dynastie des Ndiaye. Le royaume, affaibli par les guerres civiles et les razzias peules venues du Fouta Toro, est alors en déclin.

L’enfant grandit dans une société hiérarchisée mais raffinée, où l’éducation, la religion et la musique rythment la vie des cours. Anta apprend à parler plusieurs langues, à chanter les généalogies royales et à se tenir comme une “déendee”, une fille noble.

Vers 1806, tout bascule. Une expédition de razzieurs tyeddo attaque son village. L’adolescente est capturée, vendue à des marchands maures, puis conduite jusqu’à l’île de Gorée, plaque tournante de la traite atlantique française. Sur les quais, les négriers évaluent les captifs : dents, peau, muscles. L’enfant royale devient marchandise.

À treize ans, Anta embarque sur un navire négrier en partance pour Cuba. La traversée, connue comme le Middle Passage, dure plus de deux mois. Enchaînée, affamée, elle voit mourir des dizaines de captifs. Le navire jette l’ancre à La Havane, où elle est enregistrée sous le nom de “Anna”, avec la mention bozal ; esclave africaine non créolisée.

Là, son destin croise celui de Zephaniah Kingsley, un riche marchand britannique naturalisé espagnol, négociant d’esclaves, propriétaire de plantations entre la Floride et Saint-Domingue. Kingsley remarque l’adolescente. Il l’achète. Mais à la différence d’autres trafiquants, il la traite avec une attention inhabituelle. Selon la coutume africaine, il l’épouse ; un mariage “à la manière du pays”, mi-sacré, mi-commercial.

Peu après, Anna est enceinte. En 1807, ils traversent la mer pour rejoindre la Floride espagnole, alors colonie périphérique de l’empire ibérique. L’esclave africaine devient compagne d’un homme libre et puissante dans un monde où les frontières raciales sont encore floues.

Installée à Laurel Grove, sur les rives du fleuve Saint-John’s, Anna entre dans un monde nouveau. La plantation compte une cinquantaine d’esclaves africains, la plupart venus du Congo ou de la Sénégambie. Zephaniah Kingsley pratique le task system : les esclaves accomplissent un quota quotidien et disposent ensuite d’un temps libre.

Anna apprend vite. Elle dirige la maison, supervise les récoltes de riz, de maïs et d’indigo. Elle gère les comptes et devient, à dix-huit ans, une intendante respectée. En 1811, Kingsley la libère officiellement par acte notarié : elle devient femme libre, citoyenne de Floride sous domination espagnole. L’année suivante, elle reçoit un titre de propriété de cinq acres à Mandarin.

Son ascension fascine. À la tête de ses propres travailleurs, elle prospère dans un monde où la couleur de peau ne détermine pas encore entièrement le statut social. La société coloniale espagnole reconnaît la catégorie des pardos libres ; les gens de couleur libres, souvent métis ou affranchis.

Mais la paix est fragile. En 1812, éclate la Patriot Rebellion, une insurrection soutenue par les États-Unis contre l’Espagne. Laurel Grove est attaquée, Kingsley capturé. Anna, seule, négocie avec les autorités espagnoles la protection de ses terres et la libération de son époux. Elle parvient à sauver ses enfants et la majorité de ses travailleurs. En reconnaissance, le gouverneur espagnol lui accorde 350 acres supplémentaires.

Après la guerre, les Kingsley s’installent sur Fort George Island, à l’embouchure du fleuve Saint-John’s. Le domaine, immense, compte près d’une centaine d’esclaves. C’est Anna qui en assume la direction.

La maison principale, bâtie en “tabby” (un ciment de coquillages et de chaux hérité des techniques africaines) témoigne d’un art de vivre métissé. Les visiteurs décrivent une demeure spacieuse, décorée à la créole, où se mêlent meubles espagnols, tissus wolofs et poteries africaines.

Zephaniah Kingsley prend trois autres épouses africaines, selon un système polygamique inspiré des coutumes de Sénégambie. Loin du modèle puritain américain, la plantation fonctionne comme une petite société communautaire : chaque épouse gère une maison, des travailleurs et des revenus. Les enfants métis reçoivent une éducation, certains sont envoyés à Saint-Domingue ou à New York.

Anna règne sur cet univers comme une matriarche. Les témoins européens parlent d’“une femme d’une intelligence rare et d’une majesté naturelle”. Le gouverneur d’Espagne la reçoit à dîner. À Jacksonville, on murmure qu’elle est une “reine africaine”.

Mais en 1821, tout change : la Floride passe sous domination américaine. Avec elle, la ségrégation raciale, la peur du métissage et la montée du racisme légal.

Les lois américaines interdisent désormais le mariage entre Blancs et Noirs, limitent les droits des libres de couleur, restreignent la propriété foncière des anciens esclaves. Anna et Kingsley voient leur monde basculer.

Zephaniah Kingsley, fidèle à son idéal “d’association raciale”, publie en 1828 un pamphlet audacieux : A Treatise on the Patriarchal or Co-operative System of Society. Il y défend la liberté pour les Noirs et prône une société métissée où “les hommes de toutes les couleurs coopéreraient selon leurs talents”. Ses idées le rendent suspect aux yeux des autorités américaines.

Les attaques contre sa famille se multiplient. Des milices menacent les domaines de couleur, les enfants métis risquent la ré-asservissement. Kingsley comprend que la Floride américaine n’a plus de place pour son utopie.

En 1835, Zephaniah Kingsley, Anna et plusieurs dizaines de travailleurs noirs s’embarquent pour Haïti, seule république noire libre du monde. Ils s’installent dans la région de Puerto Plata (aujourd’hui République dominicaine), sur la plantation de Mayorasgo de Koka.

Là, Kingsley tente d’appliquer son “système coopératif” : les anciens esclaves deviennent travailleurs libres, propriétaires d’une part de la production. Anna gère les récoltes et la maison principale. L’expérience attire des visiteurs étrangers, intrigués par cette tentative d’économie métisse.

Mais l’utopie s’effrite. Le climat politique haïtien est instable, les colons américains suspectent la colonie d’abriter des “rebelles noirs”. En 1843, Zephaniah Kingsley meurt à New York, laissant Anna et ses enfants face à des héritiers blancs hostiles.

Revenue à Jacksonville, Anna entame un long procès pour faire reconnaître ses droits de veuve et ceux de ses enfants. Armée de son intelligence et du traité hispano-américain de 1821, elle triomphe devant la cour. Le juge reconnaît la validité de son mariage espagnol et confirme la légitimité de ses enfants métis.

Anna vit ses dernières années dans la discrétion, à proximité de la plantation familiale de ses descendants. Elle meurt en 1870, à environ 77 ans, sans bruit. Sa sépulture reste inconnue.

L’histoire d’Anta Madjiguène Ndiaye ne s’arrête pas avec sa mort. Ses descendants deviendront parmi les figures marquantes de la communauté afro-américaine de Floride.

Sa fille Mary Kingsley Sammis épousera un charpentier libre ; leur petit-fils, Abraham Lincoln Lewis, fondera la première compagnie d’assurance noire de l’État et la station balnéaire de American Beach, symbole de liberté pendant la ségrégation.

Parmi les héritières spirituelles d’Anna, on compte aussi Johnnetta Cole, première femme noire à diriger Spelman College, et MaVynee Betsch, militante écologiste surnommée The Beach Lady.

L’Afrique au cœur de l’Amérique

Le destin d’Anta Madjiguène Ndiaye est une parabole du monde atlantique.
Capturée comme esclave, elle fut capable de transformer la contrainte en puissance, l’asservissement en autorité, la perte en création. Femme, africaine, musulmane et libre dans un monde de domination blanche, elle incarna une forme de résistance subtile ; celle de l’adaptation et du pouvoir par la compétence.

Son existence renverse le récit binaire de la traite : elle montre que des individus venus d’Afrique ont parfois non seulement survécu, mais influé sur la formation du Nouveau Monde. Sous le nom d’Anna Madgigine Jai Kingsley, Anta Madjiguène Ndiaye a traversé l’Atlantique comme une tragédie, mais elle y a laissé un royaume : celui de la mémoire.

Notes et références

Nat Turner (1800–1831) ou la pendaison d’un prophète noir dans l’Amérique des plantations 

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Août 1831, Virginie : un prédicateur noir nommé Nat Turner mène la plus sanglante insurrection d’esclaves de l’histoire américaine. Deux mois plus tard, il est pendu en public, sa tête exposée comme avertissement. Mais son geste, nourri de visions mystiques et de colère biblique, marqua la fin de l’illusion d’une paix raciale dans le Sud des États-Unis. L’histoire du prophète pendu révèle la fracture morale d’une nation née dans la servitude.

Nat Turner, le prophète noir pendu en 1831 qui fit trembler l’Amérique esclavagiste

Le 11 novembre 1831, dans le petit bourg de Jérusalem, en Virginie, une foule blanche s’agglutine sur la place du tribunal. Devant eux, un esclave noir, mince, les yeux tournés vers le ciel, prie avant que la trappe du gibet ne s’ouvre. Il s’appelle Nat Turner. Deux mois plus tôt, ce prédicateur mystique avait mené la plus célèbre insurrection d’esclaves de l’histoire américaine. Pour les uns, il fut un fanatique religieux ; pour d’autres, un prophète biblique, l’incarnation du jugement de Dieu contre la nation esclavagiste. Sa pendaison, ce 11 novembre, ne fut pas seulement un châtiment : elle révéla à l’Amérique la fracture entre sa foi et ses chaînes.

Au début du XIXᵉ siècle, la Virginie est au cœur du système des plantations. Le coton et le tabac enrichissent une aristocratie blanche issue des vieilles familles anglaises. Mais sous la prospérité s’étend un ordre fondé sur la hiérarchie raciale et la peur. Les esclaves représentent parfois près de 40 % de la population. Les maîtres vivent dans la crainte permanente d’une révolte. Depuis la révolution haïtienne, la rumeur d’un soulèvement général hante le Sud. Les sermons des esclaves lettrés et les réunions nocturnes dans les cabanes de prière sont surveillés. Dans cette atmosphère d’angoisse religieuse et de tension raciale naît Nat Turner.

Né en 1800 dans la plantation de Benjamin Turner, dans le comté de Southampton, il apprend à lire et à écrire, chose rare pour un esclave. Très tôt, il dit recevoir des visions : des signes dans le ciel, des symboles bibliques de feu et de sang. Les autres esclaves voient en lui un élu. Il prêche la Bible, interprète les songes, parle de délivrance. Mais pour lui, la religion n’est pas soumission : c’est une arme.

Turner se voit comme un nouveau Moïse chargé de libérer son peuple. En 1831, une éclipse solaire lui apparaît comme la confirmation divine de sa mission : Dieu lui ordonne de frapper Babylone, c’est-à-dire l’Amérique blanche esclavagiste. Avec six compagnons (Henry, Hark, Sam, Nelson, Jack et Will) il prépare la révolte.

Dans la nuit du 21 août 1831, le groupe passe à l’action. La première maison attaquée est celle de Joseph Travis, le maître actuel de Turner. Lui, sa femme et leurs enfants sont tués. De ferme en ferme, les insurgés progressent, libérant les esclaves et massacrant les familles blanches. Cinquante-cinq personnes sont tuées en deux jours. Turner croit exécuter un jugement divin. Le sang, pense-t-il, lavera la faute. Mais la répression est immédiate : les milices locales, soutenues par l’armée de Virginie, encerclent la région. Plus de cent vingt Noirs sont tués sans procès, beaucoup n’ayant aucun lien avec la révolte. Les cadavres sont pendus aux arbres, les têtes exposées. La peur s’installe durablement.

Turner parvient à s’enfuir et reste caché six semaines dans un tronc d’arbre creux avant d’être capturé le 30 octobre. Son interrogatoire est mené par l’avocat Thomas Ruffin Gray, qui publie quelques jours plus tard The Confessions of Nat Turner. Dans ce texte, dont l’authenticité sera longtemps discutée, le rebelle revendique son acte :

« Je n’ai rien à regretter. Dieu m’a choisi pour châtier ce peuple. »

Le 5 novembre, il est jugé. Le procès dure quelques heures. Il garde le silence et refuse toute demande de grâce. Condamné à mort, il monte sur l’échafaud le 11 novembre, devant une foule venue assister à l’exécution. Il prie longuement, refuse le bandeau et meurt sans un cri. Son corps est ensuite décapité, sa peau mutilée, sa tête exposée.

Après la pendaison, la Virginie vote une série de lois destinées à verrouiller le système. L’instruction des esclaves devient illégale. Les prêches noirs sans surveillance sont interdits. Le Sud se transforme en État policier racial. Pourtant, dans le Nord, les abolitionnistes s’emparent du symbole. The Liberator, journal de William Lloyd Garrison, présente Turner comme un martyr. Pour la première fois, une partie de l’Amérique blanche comprend que l’esclavage engendre la violence.

Dans la mémoire noire, Turner devient un héros biblique. De Frederick Douglass à Malcolm X, sa révolte inspire ceux qui refusent la résignation. Mais dans le Sud, il reste longtemps le démon absolu, le “fanatique noir”. Cette ambivalence résume l’histoire américaine : d’un côté, la peur du chaos racial ; de l’autre, la quête de justice. Turner n’a pas cherché la liberté pour lui-même. Il a voulu juger un système. Son échec militaire fut une victoire morale. Trente ans plus tard, la guerre de Sécession allait reprendre le flambeau de son soulèvement.

En le pendant, la Virginie croyait effacer un homme. Elle crucifiait sa propre conscience. Nat Turner, prophète noir de l’Amérique esclavagiste, n’a pas seulement annoncé la fin d’un ordre : il a révélé la faillite spirituelle d’une nation fondée sur la liberté et le fouet.

Notes et références

Ismaÿl Urbain, le métis de Cayenne qui rêvait d’un empire de réciprocité

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Né d’une mère noire affranchie à Cayenne et d’un négociant provençal, Ismaÿl Urbain (1812–1884) fut tour à tour saint-simonien, musulman, interprète de l’armée d’Afrique et penseur du Royaume arabe. Visionnaire oublié, il prôna une colonisation fondée sur l’association plutôt que la domination. Son parcours (entre Guyane, Égypte et Algérie) révèle les contradictions d’une France coloniale qui rêvait d’universalisme sans savoir encore ce que signifiait l’égalité.

Du fils d’esclave au penseur du “Royaume arabe”

Alger, 1884. Sur la corniche qui domine la baie, un vieil homme au teint doré, à la barbe soignée, contemple la Méditerranée comme on relit un livre qu’on n’a jamais cessé d’aimer. Autour de lui, la ville bruisse d’accents français et arabes mêlés ; ce mélange fragile dont il avait rêvé, et qu’il voit, à l’heure de sa mort, s’étioler sous la dureté du colonialisme triomphant. Cet homme s’appelle Thomas Urbain Apolline, que l’histoire retiendra sous le nom d’Ismaÿl Urbain.

Né en 1812 à Cayenne, dans la Guyane esclavagiste, d’une mère noire affranchie et d’un négociant provençal, il porte dès l’enfance la marque du double monde : celui des maîtres et celui des opprimés. Élevé entre deux civilisations, deux couleurs, deux religions, Urbain fut toute sa vie un homme des frontières ; sociales, raciales et spirituelles.

Son parcours est une traversée du XIXᵉ siècle colonial : de la Guyane à Paris, de l’Égypte à l’Algérie, il fut tour à tour utopiste saint-simonien, converti à l’islam, interprète militaire, haut fonctionnaire, et théoricien du “royaume arabe” voulu un temps par Napoléon III. Autant de rôles qui font de lui non un simple témoin, mais un acteur majeur d’une autre vision de la colonisation ; celle d’une association des peuples plutôt que d’une domination.

Car Ismaÿl Urbain n’a cessé d’incarner une tension : celle entre l’idéalisme universaliste hérité des Lumières et la réalité brutale de l’empire français en expansion ; entre l’assimilation rêvée par les administrateurs et le respect des différences réclamé par les colonisés.

Il fut le premier, ou presque, à imaginer que la France pût gouverner autrement : non par la force, mais par la reconnaissance réciproque. Son destin, oublié des manuels, éclaire d’un jour cru les contradictions d’un siècle qui voulait civiliser le monde sans s’être encore civilisé lui-même.

Cayenne, Marseille, Paris

Cayenne, 1812. Sous le ciel lourd de la Guyane, une colonie encore marquée par l’esclavage, naît un enfant illégitime d’un négociant blanc et d’une femme noire affranchie, Apolline.

Dans cet univers où la couleur de la peau est un passeport social, Thomas Urbain Apolline est d’emblée un être en déséquilibre. Trop clair pour être des siens, trop foncé pour être des autres. La société coloniale ne lui laisse ni place ni nom.

Son père, absent, lui offre l’éducation mais non la légitimité. Sa mère, courageuse et cultivée, lui transmet la fierté et la conscience de l’injustice.
Plus tard, Urbain écrira :

« Je suis entré dans la vie civilisée avec une double tache. »

Cette phrase résume le drame fondateur de son existence : être assigné à la marge par une société qui hiérarchise la valeur humaine selon la pigmentation. Dès l’enfance, il comprend que sa survie passera par l’esprit. Dans cette colonie où la servitude demeure un horizon, l’instruction devient sa seule arme.

En 1828, il quitte Cayenne pour la métropole. Il a seize ans, une éducation soignée, un accent créole, et déjà la certitude qu’il lui faudra, toute sa vie, prouver qu’il appartient à deux mondes sans être reconnu par aucun.

L’Europe qu’il découvre n’est pas moins hiérarchisée. À Marseille, il découvre la France républicaine, mais aussi la méfiance de ses compatriotes envers “le mulâtre de Cayenne”. Il apprend les codes, la langue, le port du vêtement, les usages d’une société qui se dit universelle mais vit de distinctions.

L’année 1830 secoue le pays : révolution, monarchie de Juillet, élan de liberté. Dans ce tumulte, Urbain se découvre une vocation : penser le lien entre la justice sociale et la fraternité raciale. Il fréquente les cercles intellectuels de la cité portuaire, s’initie à la philosophie, au latin, à la poésie.

C’est à Paris, peu après, qu’il trouve enfin un milieu où son métissage cesse d’être un stigmate : celui des saint-simoniens, disciples de Saint-Simon, prophètes d’une nouvelle société fondée sur le travail, la science et la réconciliation universelle.

Il y découvre une foi nouvelle, le socialisme mystique du progrès et de la fraternité des peuples. Dans leurs salons, la couleur de peau importe moins que la capacité à rêver l’humanité réconciliée. Urbain y trouve ce qu’aucune colonie ne lui avait offert : une famille spirituelle.

Très vite, il s’impose comme plume du mouvement. Dans ses premiers écrits, il célèbre la liberté des Noirs, la dignité des travailleurs, la grandeur morale de la souffrance. Il pressent que la question raciale n’est pas une question biologique, mais une question morale et sociale. Son regard est déjà celui d’un futur réformateur : il ne condamne pas, il comprend ; et veut reconstruire.

Autour de Prosper Enfantin et Gustave d’Eichthal, Urbain découvre une communauté d’âmes qui prétend “refaire le monde”. Nous sommes à Ménilmontant, dans une maison où vivent côte à côte des ingénieurs, des poètes, des ouvriers et des rêveurs. Là, on prêche l’égalité des sexes, la fraternité universelle, l’unité des religions.

L’union du “Juif et du Noir”, symbole du monde réconcilié, devient une image chère au groupe. Urbain y trouve une place : il incarne la synthèse des civilisations, l’enfant des marges devenu témoin du monde à venir. Il écrit, débat, enseigne. On parle de lui comme d’un “jeune prophète créole” dont la parole élève.

C’est dans cette atmosphère de ferveur intellectuelle qu’il forge sa conviction : la rédemption de l’humanité passera par la réconciliation des races et des cultures. Ses premiers textes poétiques (aujourd’hui méconnus) chantent le destin des peuples noirs, l’honneur retrouvé des affranchis, la beauté des mélanges.

Bien avant le mot, Urbain écrit déjà la Négritude. Il pressent ce que Césaire et Senghor rediront un siècle plus tard : qu’il n’est de civilisation authentique que dans la reconnaissance de toutes les humanités.

Ce jeune homme, jadis méprisé à Cayenne, devient à Paris un poète de la dignité noire. Mais son idéal de fusion universelle va bientôt rencontrer sa première épreuve : l’Orient réel, celui de l’Égypte et de l’islam, où ses utopies devront affronter la complexité du monde.

L’Orient et la Révélation (1833–1836)

En 1833, l’épopée saint-simonienne se déplace vers l’Orient. Prosper Enfantin, frappé par l’échec de son mouvement en France et convaincu que l’avenir du monde se jouera entre l’Europe et l’Asie, décide d’envoyer ses disciples en Égypte, terre de modernisation et de renaissance sous le règne du pacha Méhemet Ali.

Parmi eux, Thomas Urbain, dont la ferveur, la curiosité et le métissage incarnent mieux que quiconque le rêve d’un pont entre les civilisations. Le voyage, à bord du Marseillais, n’est pas seulement géographique : il est intérieur. Urbain quitte la France des débats abstraits pour rencontrer la civilisation musulmane dans sa chair vivante.

À son arrivée, il découvre une Égypte bouillonnante, en plein renouveau. Méhemet Ali réforme l’armée, modernise l’agriculture, ouvre des écoles, recrute des ingénieurs européens. Pour les saint-simoniens, cette Égypte représente l’aube d’un nouvel âge industriel et spirituel, une société capable d’unir science et foi.

Affecté à Damiette, Urbain enseigne le français et participe à des discussions sur la modernisation du pays. Il fréquente les mosquées, observe les souks, s’initie à la langue arabe. Ce qu’il découvre ne correspond pas à l’Orient rêvé des orientalistes parisiens : ici, la religion n’est pas simple superstition, mais structure sociale, morale et esthétique.

À travers les rituels, la prière, la vie communautaire, Urbain perçoit l’islam non comme une barrière mais comme un mode d’être au monde. Il note dans son journal :

« Ce peuple n’est pas endormi : il médite autrement. »

Cette Égypte n’est pas un décor : c’est une révélation, celle d’une humanité dont la dignité repose sur la foi, le lien social et le sens du sacré ; tout ce que l’Europe, ivre de progrès, semble avoir oublié.

Le 8 mai 1835, à Damiette, Urbain franchit un seuil. Après deux ans de méditation et d’échanges avec les érudits musulmans, il embrasse l’islam et prend le nom d’Ismaÿl. Ce n’est pas un geste d’exaltation ni un reniement de soi, mais une affirmation d’universalité : celle d’un homme qui, au-delà des frontières, cherche la vérité dans l’expérience vécue.

Sa conversion, loin d’être doctrinale, est civilisationnelle. Il ne s’agit pas de changer de Dieu, mais de changer de regard sur l’homme. En adoptant la foi musulmane, Urbain affirme que l’Orient n’est pas le contraire de la raison, mais son complément spirituel.

Dans une lettre à un ami, il écrit :

« L’islam n’est pas ce que l’Europe croit. C’est la foi dans la fraternité, dans la soumission à l’unité divine, non dans la servitude. »

Cette conversion dépasse le religieux : elle est acte politique. Urbain choisit de se tenir du côté de ceux qu’on nomme “sujets” plutôt que du côté des “maîtres”. Il refuse le discours colonial naissant qui réduit les peuples musulmans à la barbarie. Son islam est un humanisme. Il n’y voit pas la fin de sa culture française, mais l’élargissement de son horizon spirituel.

De ce choc des mondes naît un nouveau type d’intellectuel : ni orientaliste, ni missionnaire, mais médiateur ; un rôle qu’il assumera toute sa vie.

En 1836, Ismaÿl Urbain revient à Paris. Il ne revient pas en conquérant, mais en témoin. Le jeune créole qu’on avait relégué dans les marges du saint-simonisme est désormais un homme d’expérience, riche d’une vision vécue de l’Orient.

Dans un pays où l’on parle de “civiliser” les peuples, Urbain devient le porte-voix de la complexité musulmane. Il collabore à Le Magasin pittoresqueLe TempsLa Charte de 1830, où il signe des articles sur l’Égypte, la condition des Arabes et les liens entre foi et progrès. Son ton tranche avec celui des orientalistes de salon : il ne décrit pas, il explique. Il ne peint pas des tableaux exotiques, il restitue des logiques culturelles et spirituelles.

Là où d’autres voient dans l’Orient un espace figé, Urbain perçoit une civilisation en tension, porteuse de savoirs, de traditions et d’avenir. Son écriture cherche à faire comprendre que le monde musulman n’est pas une survivance, mais une continuité.

Dans une époque où l’on classe les races et hiérarchise les peuples, Urbain s’oppose à la pensée dominante. Il rejette la prétendue supériorité de l’Europe :

« Les nations ne s’élèvent pas les unes au-dessus des autres, elles s’élèvent ensemble. »

Ses chroniques annoncent déjà ce qu’il deviendra : un interprète des civilisations, un homme qui croit à la coexistence plutôt qu’à la conquête. L’Orient lui a donné un langage nouveau : celui de la médiation entre le sabre et la plume, entre la foi et la raison.

Le monde colonial ne le sait pas encore, mais un homme vient de naître qui, au cœur même de l’Empire, cherchera à réconcilier la France et l’islam.

L’Algérie, entre guerre et utopie (1837–1861)

En 1837, Ismaÿl Urbain débarque à Alger. L’Algérie française n’a que sept ans d’existence, et déjà les sables du nord tremblent sous le pas des armées. Le gouverneur Thomas Robert Bugeaud y mène une guerre totale contre l’émir Abd el-Kader, symbole d’une résistance à la fois politique et spirituelle.

Urbain, recruté comme interprète principal de l’armée d’Afrique, découvre un territoire où deux logiques s’affrontent : celle de la conquête militaire et celle, plus subtile, du contact entre civilisations. Il sert d’intermédiaire entre officiers français et notables arabes, traduisant les mots mais surtout les mentalités. Son rôle dépasse vite la linguistique : il devient passeur culturel entre deux univers qui s’ignorent.

Présent lors de la prise de la Smala d’Abd el-Kader en 1843, il assiste à la mise à sac du campement, à la déportation des femmes et des enfants. Ce spectacle le marque profondément. Témoin des paradoxes de la conquête, il écrit dans une lettre :

« On ne civilise pas par la flamme. »

Ce jour-là, Urbain comprend que la France ne parviendra jamais à gagner les cœurs si elle réduit l’Algérie à un champ de manœuvres.

En 1845, il scelle son attachement à la terre et à ses habitants par un mariage musulman avec Djeyhmouna bent Messaoud, jeune femme originaire de la Mitidja. Cette union, plus symbolique que politique, choque les colons mais réjouit les notables arabes : pour eux, cet homme d’État venu de France devient un “frère par la foi”. Le couple représente ce qu’Urbain a toujours rêvé d’incarner : la réconciliation charnelle de deux mondes.

L’expérience algérienne transforme Urbain en penseur. Témoin privilégié du fonctionnement des tribus, des caïds et des zaouïas, il rédige une série d’analyses administratives et politiques qui dérangent. En 1847, il publie Algérie. Du gouvernement des tribus, ouvrage visionnaire qui rompt avec la pensée coloniale dominante.

Là où Tocqueville voit dans la colonisation un prolongement du génie civilisateur de l’Europe, Urbain y voit une responsabilité morale. Pour lui, l’Algérie doit être gouvernée par les Algériens, sous le contrôle bienveillant de la France. Il plaide pour une colonisation “associative”, fondée sur le respect des structures sociales locales, du droit coutumier et de la religion musulmane.

Ce projet, qu’il nomme “l’association franco-musulmane”, rompt avec la logique assimilationniste. Plutôt que de transformer les Arabes en Français, il propose d’unir deux civilisations sous un même idéal politique. Sa devise :

“L’Algérie pour les Algériens, sous la protection de la France.”

Une utopie, certes, mais qui préfigure déjà ce que les anthropologues appelleront plus tard la gouvernance partagée.

Les colons le surnomment “le fonctionnaire hérétique”. Ses supérieurs l’accusent de “mauvaise influence”, car il refuse de cautionner les expropriations et les conversions forcées.

Mais Urbain tient bon. Il correspond avec Lamartine, Michelet, Louis Blanc, qui voient en lui un témoin unique du “problème arabe”. Ses articles publiés à Paris dans La Revue de l’Orient et Le Journal des Débats font de lui l’un des premiers orientalistes critiques, soucieux d’éthique plus que de domination.

Dans ses écrits administratifs, il propose une organisation originale :

  • maintien des structures tribales,
  • justice duale (française et musulmane),
  • autonomie foncière partielle,
  • écoles bilingues pour la jeunesse algérienne.

Autant de réformes restées lettre morte, mais qui traduisent une pensée politique en avance d’un siècle sur la réalité coloniale.

L’idéal d’Urbain se heurte à une double résistance. D’abord celle du corps colonial, composé de fonctionnaires et d’officiers pour qui l’Algérie est une “France blanche et chrétienne”. Ensuite celle de l’administration métropolitaine, méfiante à l’égard d’un fonctionnaire converti à l’islam et marié à une indigène.

Les colons le jugent suspect : un Français “islamisé”, un métis qui fraternise avec les Arabes. À Alger, on l’évite dans les salons. À Paris, on le cite sans le nommer. Il devient un homme seul, prisonnier de son double héritage.

Ses supérieurs hiérarchiques lui refusent plusieurs promotions, l’accusant d’être “trop proche des indigènes”. On lui reproche sa foi musulmane, sa sympathie pour les marabouts, son refus d’appliquer certaines sanctions. Pour les uns, il trahit la France ; pour les autres, il la sauve d’elle-même.

Dans une lettre à un ami parisien, il écrit :

« Ils veulent des sujets, non des citoyens. Ils oublient que la France s’agrandit par la justice plus que par les armes. »

Cette phrase résume tout son combat. À une époque où la colonisation se confond avec la domination, Ismaÿl Urbain rêve d’une France qui se grandit par l’équité et la reconnaissance mutuelle. Mais il est trop tôt.

L’administration veut des rapports, pas des idées ; des victoires, pas des équilibres. Urbain, lui, croit encore possible une colonisation morale, une alliance d’âmes entre conquérants et conquis.

À Alger, il est déjà marginalisé. Mais à Paris, certains commencent à s’intéresser à sa pensée : le Second Empire, sous Napoléon III, se cherche un discours de légitimation impériale. Urbain, l’humaniste d’Alger, deviendra bientôt le conseiller discret d’un rêve impérial : celui du “Royaume arabe”.

Le penseur du “Royaume arabe” (1861–1870)

Au tournant des années 1860, Ismaÿl Urbain a cinquante ans. Il est désormais un haut fonctionnaire respecté, un homme d’expérience, mais aussi un esprit dérangeant pour la hiérarchie coloniale. Son heure semble pourtant venue. En 1861, il publie (sous le pseudonyme de “Georges Voisin”) un ouvrage manifeste : L’Algérie pour les Algériens. Le titre, audacieux, résonne comme une provocation dans la bouche d’un fonctionnaire français.

Ce texte n’est pas un brûlot anticolonial, mais un programme d’équilibre impérial. Urbain y défend une idée simple : la France peut régner en Algérie sans l’écraser. Il imagine une colonie d’association où Arabes, Berbères et Européens cohabiteraient dans le respect mutuel, sous la couronne française, mais avec leurs lois, leurs terres et leurs croyances intactes.

Ses idées séduisent un homme : Napoléon III. L’empereur, curieux des questions orientales, cherche à donner un sens moral à l’expansion française. En 1863, il reprend à son compte l’expression qui fera fortune : “le Royaume arabe”. Ce concept, inspiré en partie par les écrits d’Urbain, vise à réconcilier la France impériale avec les populations musulmanes.

Urbain est nommé conseiller au Gouvernement général de l’Algérie. À Alger, il rédige des mémorandums, esquisse des réformes, et propose un programme inédit :

  • maintien des statuts personnels musulmans ;
  • respect de la propriété collective des tribus (les archs) ;
  • représentation consultative des chefs arabes ;
  • développement d’un enseignement bilingue franco-arabe.

Dans ses rapports, il parle d’association franco-musulmane, de “reconnaissance mutuelle” et de “fusion morale”. Ce vocabulaire, nouveau pour l’administration, reflète son ambition : transformer la domination en dialogue de civilisations.

Pour la première fois, la France semble prête à écouter un homme de couleur, musulman de surcroît, lui qui fut jadis marginal. Mais cette reconnaissance officielle portera en elle-même les germes de sa ruine.

Urbain sait que sa position est fragile. Dès 1862, ses écrits suscitent la fureur des colons d’Algérie, regroupés autour des généraux Pélissier et Mac Mahon, et du député Auguste Warnier, chantre d’une colonisation de peuplement.

Ces derniers réclament la confiscation massive des terres indigènes et l’assimilation forcée des populations musulmanes. Urbain, lui, plaide pour le maintien des structures tribales, convaincu que “détruire la société arabe, c’est détruire la stabilité même de la colonie”.

Il s’élève contre la spoliation des biens religieux (les Habous) que les colons souhaitent annexer. Il défend le droit des chefs de tribus à percevoir des redevances, le rôle éducatif des marabouts, et même la légitimité de l’enseignement coranique. Son idéal :

“Une France juste, non conquérante ; une France qui commande par le respect, non par le mépris.”

Les brochures politiques qu’il publie en 1861 et 1862 provoquent un véritable scandale à Alger. Les journaux coloniaux le traitent de “traître”, d’“arabe en habit français”. On réclame sa révocation. Mais Napoléon III le protège, fasciné par ce penseur singulier qui lui offre une vision spirituelle de l’empire.

À Paris, Urbain est reçu aux Tuileries, consulte les ministres, rédige des notes pour le Sénat.
À Alger, il continue d’écrire et d’observer, lucide :

“La France veut civiliser sans comprendre ; elle veut instruire sans écouter.”

Dans le climat fiévreux des années 1860, il apparaît comme le dernier humaniste colonial, un homme de conciliation dans un empire qui ne jure plus que par la force.

Le rêve impérial s’effondre presque aussitôt qu’il s’énonce. Les sénatus-consultes de 1863 et 1865, censés appliquer la politique du Royaume arabe, trahissent son esprit. Le premier, présenté comme une réforme généreuse, reconnaît la propriété foncière des tribus… mais ouvre la voie à leur démantèlement. Le second autorise la naturalisation individuelle des musulmans, à condition qu’ils renoncent à leur statut religieux ; un dilemme impossible qui condamne le projet à l’échec.

Pour Urbain, ces textes marquent la fin de son utopie d’association. La France impériale a cédé aux colons : au lieu d’un empire fédérateur, elle choisit l’assimilation contrainte et la domination foncière.

Dans ses lettres privées, il se montre amer :

“Le Royaume arabe n’aura été qu’un mirage. L’esprit d’avarice des colons l’a tué dans l’œuf.”

Il continue de publier, d’écrire, de plaider. Mais l’administration s’éloigne, l’opinion se lasse. Les libéraux de métropole jugent son projet trop “oriental”, les militaires trop “sentimental”. Urbain se retire peu à peu dans un silence mélancolique, convaincu que la colonisation française a trahi sa propre mission civilisatrice.

Cette période incarne la rupture entre l’idéalisme saint-simonien et le pragmatisme colonial. L’utopie d’une France associant les peuples s’écrase contre la réalité des intérêts économiques et du racisme institutionnel.

L’homme qui avait rêvé d’un empire de justice voit, impuissant, la naissance d’une machine d’expropriation. Le “Royaume arabe” s’efface, ne laissant derrière lui qu’une trace dans les archives ; et le souvenir d’un fonctionnaire musulman qui voulut civiliser la colonisation.

À l’aube des années 1870, Ismaÿl Urbain n’est plus qu’un témoin désabusé. Mais il restera fidèle à sa foi, à son rêve de dialogue, et à son idée fondamentale : qu’il n’y a de vraie grandeur pour la France que dans la reconnaissance de l’autre.

L’homme seul et la postérité (1870–1884)

Le rêve du “Royaume arabe” s’éteint avec la chute du Second Empire. En 1870, la défaite de Sedan balaie Napoléon III et avec lui les derniers idéaux d’association franco-musulmane. La IIIᵉ République, républicaine mais nationaliste, ramène la colonisation à ce qu’elle a toujours été : une entreprise de conquête.

Pour Ismaÿl Urbain, c’est la fin d’une époque et le début d’une solitude. Ses appuis politiques disparaissent. Les colons triomphent. L’administration se durcit. Les lois Warnier de 1873 achèvent de démembrer les terres collectives, livrant les biens tribaux aux spéculateurs européens. Puis vient, en 1881, le Code de l’indigénat, véritable charte de l’inégalité légale, qui transforme les musulmans en sujets soumis à un régime disciplinaire d’exception.

Tout ce qu’il avait défendu pendant trente ans (la reconnaissance des statuts, le respect des croyances, la dignité des indigènes) s’effondre sous ses yeux. Lui, qui avait été le théoricien d’un empire moral, voit la France s’enfoncer dans le cynisme colonial.

À Paris, Urbain tente encore de se faire entendre. Il publie dans Le Journal des DébatsLa Liberté, et quelques revues libérales. Ses articles, sobres mais poignants, ne visent plus à convaincre les politiques : ils s’adressent à la conscience. Il y défend la justice envers les “sujets musulmans”, réclame une réforme du système foncier et une éducation mutuelle entre les races.

Dans une chronique de 1875, il écrit :

« La colonie n’est pas une terre à posséder, mais un peuple à comprendre. »

Mais il parle à des sourds. Le vent de l’histoire souffle dans une autre direction : celle du colonialisme triomphant, du Tonkin à Tunis. Le métis de Cayenne, le musulman de Ménilmontant, le saint-simonien de l’armée d’Afrique, se retrouve seul, presque oublié.

Rongé par la lassitude et la maladie, Urbain quitte Paris pour retourner à Alger, la ville où il avait tant espéré. Il s’y installe modestement, dans un quartier surplombant la mer, vivant de sa pension d’ancien fonctionnaire.

Les épreuves familiales s’ajoutent à la désillusion politique. Sa fille meurt jeune, son fils unique disparaît peu après. Ce double deuil l’anéantit. Ses proches diront qu’il ne se remit jamais de ces pertes.

Pourtant, jusqu’à la fin, il garde la plume. En 1884, quelques mois avant sa mort, il publie dans Le Journal des Débats un ultime article : un plaidoyer pour la justice envers les “sujets musulmans”, dans lequel il rappelle que la France, en reniant la parole donnée, trahit son propre idéal républicain.

« Nous ne serons grands, écrivait-il, que si nous savons reconnaître dans l’Arabe un citoyen en devenir et non un éternel vassal. »

Le 25 janvier 1884, à 71 ans, Ismaÿl Urbain meurt à Alger, face à la mer qu’il aimait. Il est enterré au cimetière de Saint-Eugène, dans la section civile, selon le rite musulman. Quelques amis, des élèves, des notables algériens et d’anciens saint-simoniens assistent à ses obsèques. Aucun représentant officiel de la République n’est présent.

Ainsi s’éteint celui qui avait voulu concilier la France et l’islam ; un rêveur lucide, un homme d’équilibre dans un siècle de conquêtes.

Après sa mort, Ismaÿl Urbain tombe dans un silence long d’un siècle. La IIIᵉ République, obsédée par le prestige impérial, ne veut pas se souvenir d’un fonctionnaire métis qui prônait la modération. Ses écrits sont mis de côté, ses idées jugées “utopiques”. Dans les cercles coloniaux, on le qualifie de “sentimental orientaliste”, d’homme trop tendre pour un empire viril.

Mais dans les années 1950, à l’heure des décolonisations, son nom refait surface. Les historiens Charles-André Julien et Claude Liauzu redécouvrent sa correspondance. Puis, dans les années 1970, Charles-Robert Ageron et Patrick Levallois replacent Urbain au centre du débat sur la politique musulmane du Second Empire. Son œuvre apparaît alors sous un jour nouveau : non comme une naïveté, mais comme la première tentative cohérente d’un dialogue franco-musulman.

Aujourd’hui, plusieurs chercheurs (de Jean Laffitte à Daniel Rivet) voient en lui un précurseur du multiculturalisme avant la lettre, un homme qui avait compris que la puissance coloniale ne pouvait durer sans respect mutuel.

Bien sûr, les jugements demeurent partagés. Pour certains, il fut un réformiste sincère mais impuissant, qui crut qu’on pouvait humaniser la colonisation. Pour d’autres, un visionnaire incompris, qui pressentit le danger d’une domination sans âme.

Son nom reste discret, mais son intuition demeure : celle d’une France capable d’être à la fois impériale et juste, conquérante et bienveillante. À la différence de tant d’autres, Ismaÿl Urbain n’a pas rêvé de soumettre les peuples ; il a voulu les comprendre.

Et si l’Histoire l’a oublié, c’est peut-être parce qu’il rappelait à la France coloniale ce qu’elle voulait ignorer : qu’on ne bâtit pas un empire durable sur la force, mais sur la reconnaissance de l’autre.

L’intellectuel de la frontière

Ismaÿl Urbain à Marseille en 1868.

Ismaÿl Urbain demeure une figure fascinante, insaisissable, et profondément moderne dans sa complexité. “Français musulman” avant l’heure, il vécut toute sa vie sur la ligne de fracture entre deux mondes : celui du colonisateur et celui du colonisé, entre la croix et le croissant, entre la raison des Lumières et la foi de l’islam.

Il fut l’un de ces rares esprits du XIXᵉ siècle à comprendre que la domination sans compréhension n’est qu’une barbarie travestie en civilisation. Son existence, faite de fidélités contrariées et de combats solitaires, raconte mieux que tout traité politique l’échec de l’assimilation et la naissance d’une conscience postcoloniale avant la lettre. Dans ses écrits comme dans sa vie, il chercha moins à convertir qu’à relier, moins à imposer qu’à dialoguer.

Lui qui croyait à une France capable d’épouser sans écraser, d’enseigner sans mépriser, laisse à la postérité une leçon morale :

“Nous ne civiliserons l’autre qu’en apprenant de lui.”

Cette phrase, extraite d’une lettre à un ami en 1866, résume tout son projet. Elle dit l’humilité d’un homme qui, dans un siècle d’orgueil, osa penser la civilisation comme échange et non comme conquête.

Ismaÿl Urbain n’a pas changé le cours de l’histoire coloniale, mais il a changé la manière de la penser. À travers lui, on entrevoit ce que la France aurait pu être : non pas un empire de domination, mais un empire de réciprocité ; un espace d’équilibres, d’intelligences et de respect mutuel.

Aujourd’hui encore, son parcours résonne comme une question ouverte : la puissance peut-elle se conjuguer avec la justice ? L’histoire d’Urbain répond que oui ; mais seulement si la puissance accepte de se regarder dans le miroir de l’autre.

Notes et références

Procès du « déchoukaj » en Martinique : juger des statues, rejouer l’Histoire

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Trois jours d’audience, quatre statues, onze prévenus : du 5 au 7 novembre 2025, Fort-de-France a rejoué son histoire coloniale dans un tribunal. Le procès du déchoukaj, né des déboulonnages de statues de Schœlcher, Joséphine et d’Esnambuc en 2020, a cristallisé les tensions entre droit et mémoire, entre patrimoine et identité. Verdict attendu le 17 novembre 2025.

Trois jours d’audience, quatre statues, une île en débat

Le tribunal correctionnel de Fort-de-France a clôturé, vendredi 7 novembre 2025, les trois jours du procès dit du « déchoukaj », consacré aux statues déboulonnées en 2020 en Martinique.

Les onze prévenus (six hommes et cinq femmes) comparaissaient pour « destruction de biens appartenant à une personne publique » à propos de quatre monuments renversés : deux statues de Victor Schœlcher (le 22 mai 2020), celles de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc (le 26 juillet 2020).

Vendredi soir, après six heures de plaidoiries, le parquet s’est en remis au tribunal, sans formuler de réquisitions chiffrées. Le verdict est attendu le 17 novembre 2025.

Dès le 5 novembre, la salle d’audience était pleine. Dans les travées : militants culturels, enseignants, artistes, habitants de Fort-de-France.

Sous les ventilateurs fatigués, les bancs bruissaient des mots déchoukajmémoirejustice.
Le président a rappelé d’emblée que le tribunal n’était « ni un colloque historique, ni une tribune politique », mais qu’il devait dire le droit sur « des faits précis ».

Pourtant, personne ne s’y trompait : c’est bien l’histoire martiniquaise elle-même, ses symboles et ses plaies, qui étaient convoqués à la barre.

À la sortie, une étudiante résumait :

« Ce qu’ils jugent, ce n’est pas juste des statues. C’est la manière dont la Martinique veut se raconter. »

Le 22 mai 2020, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schœlcher sont déboulonnées, à Fort-de-France et dans la commune éponyme.
Deux mois plus tard, le 26 juillet, celles de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc subissent le même sort.

Les vidéos des scènes, partagées sur les réseaux sociaux, font le tour du monde.
Les auteurs revendiquent un acte de « déchoukaj », mot créole signifiant littéralement « déracinement », popularisé en Haïti après la chute de Duvalier. Leur geste, affirment-ils, visait à « libérer l’espace public des symboles coloniaux ».

Les autorités, elles, y voient un délit. Les statues appartiennent à la collectivité : l’État porte plainte, la justice s’en empare.

Le ministère public a reconnu « la portée symbolique du geste », tout en rappelant que « nul ne peut se faire justice lui-même ». Mais, signe d’un climat apaisé, la procureure s’est abstenue de requérir une peine et a laissé au tribunal le soin de trancher.

La défense, assurée par sept avocats, a plaidé la relaxe.

Les plaidoiries, entamées vendredi matin, ont duré plus de six heures. Les avocats ont rappelé que les mises à bas avaient été pacifiques, sans blessé, et qu’aucun profit personnel n’avait été tiré des faits.

Plusieurs ont évoqué « le besoin d’une refondation mémorielle », au-delà du seul cadre judiciaire.

Les quatre monuments renversés résument à eux seuls un siècle de tensions mémorielles.

  • Victor Schœlcher, abolitionniste français, est célébré dans la mémoire républicaine hexagonale. Mais pour une partie des militants martiniquais, il incarne la figure d’un « sauveur blanc » qui invisibilise les résistances des esclaves eux-mêmes.
  • Joséphine de Beauharnais, fille de planteurs martiniquais devenue impératrice, est associée au rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802. Sa statue trônait, décapitée depuis 1991, sur la Savane de Fort-de-France.
  • Pierre Belain d’Esnambuc, navigateur et colonisateur du XVIIᵉ siècle, fondateur de la première colonie française aux Antilles, symbolise pour les uns la « naissance de la Martinique », pour les autres l’acte fondateur de la colonisation.

Leur déboulonnage simultané a cristallisé l’opposition entre patrimoine et mémoire, héritage et réparation.

À l’audience du 6 novembre, plusieurs témoins ont été entendus, dont l’historien Gilbert Pago, figure de la recherche martiniquaise. Il a replacé ces actes dans un contexte mondial :

« De Bristol à la Guadeloupe, du Mississippi à la Martinique, les peuples se réapproprient leur histoire. Détruire une statue, c’est aussi ouvrir un espace de débat. »

Le procureur lui a rétorqué que « le débat démocratique suppose des institutions, non des marteaux ». Les échanges ont été vifs, mais courtois. Dans le public, les réactions alternaient entre applaudissements discrets et soupirs exaspérés. L’ambiance est restée tendue, mais digne.

Durant les trois jours d’audience, la place Bertin, à deux pas du tribunal, s’est transformée en forum. Des artistes ont lu des poèmes, des associations ont dressé des banderoles : 

« Juger la jeunesse, c’est condamner la mémoire vivante ».

Des habitants, eux, réclament la restauration des statues, « pour ne pas effacer le passé ».

RCI Martinique a relevé que, malgré quelques tensions verbales, aucun incident n’a été signalé autour du palais de justice. La police a maintenu un dispositif léger, signe d’un apaisement progressif. Au fil des audiences, la difficulté du tribunal est apparue clairement : comment qualifier juridiquement un acte symbolique ? Les prévenus n’ont pas nié les faits, mais ont insisté sur leur sens :

« Ce n’est pas de la casse, c’est un cri ».

La présidente du tribunal a reconnu « la portée singulière » du dossier :

« Il ne s’agit pas seulement de dégradations, mais d’un débat de société. »

Le parquet, dans un ton mesuré, a salué « le calme et la responsabilité des débats ». Le fait que la procureure ait choisi de ne pas requérir de peine a été perçu comme un geste d’apaisement.

Au-delà des 11 prévenus, c’est toute la Martinique qui s’est retrouvée sur le banc des témoins. Les débats ont fait resurgir les fractures entre générations, entre lecture républicaine et lecture postcoloniale. Pour certains, ce procès marque la fin d’un cycle : celui des statues imposées par la France coloniale. Pour d’autres, il risque d’ouvrir une brèche vers une « cancel culture » mal comprise.

Dans les éditoriaux locaux, un mot revient souvent : “recontextualiser”. Ne plus effacer, mais expliquer. Déplacer les monuments dans des musées, les entourer de cartels critiques, plutôt que de les ériger ou de les abattre.

Le jugement a été mis en délibéré au 17 novembre 2025. D’ici là, les statues renversées restent entreposées dans les hangars municipaux de Fort-de-France. Aucune n’a été restaurée ni replacée.

Quelle que soit la décision, le procès du déchoukaj laissera une empreinte profonde.
Il aura permis, selon un professeur d’histoire entendu par France-Antilles,

« de déplacer le débat des réseaux sociaux vers le cœur de la cité. »

Les prévenus encourent jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, mais la clémence du parquet laisse espérer un jugement symbolique plutôt que répressif.

Vingt ans après les émeutes de 2009 et cinq ans après les statues, la Martinique s’interroge toujours sur sa place dans l’histoire de France. Ce procès n’a pas rouvert la blessure ; il l’a nommée. Et, à sa manière, il l’a rendue visible.

« Nous ne voulons pas effacer, mais nous voulons écrire », a déclaré à la sortie l’un des prévenus, un militant de 29 ans. Une phrase qui, au-delà du tribunal, pourrait résumer l’enjeu de ce mois de novembre : faire de la justice un lieu de mémoire partagée, plutôt que de vengeance.

Sources

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Le chanteur soul américain Eric Benét revient en France pour une date unique à l’Élysée Montmartre le 24 novembre 2025. Auteur de classiques comme “Spend My Life With You” ou “Love & Life”, il incarne depuis près de trois décennies une soul élégante et sincère, entre héritage gospel, sensualité et modernité. À 58 ans, le crooner afro-américain prouve qu’on peut rester fidèle à soi-même dans une industrie souvent oublieuse de l’âme.

Eric Benét, le dernier romantique de la soul américaine

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Presque trente ans après ses débuts, Eric Benét revient sur scène à Paris pour une date unique à l’Élysée Montmartre, le 24 novembre 2025, dans le cadre de sa tournée internationale The Co-Star Live Experience.

Chanteur, compositeur et producteur, Benét fait partie de cette génération d’artistes afro-américains qui ont défendu la soul classique à l’heure où l’industrie cédait au numérique et à la superficialité. À 58 ans, il continue d’incarner un idéal rare : celui de la sincérité musicale.

« Je crois à la beauté simple. Pas à la perfection, mais à la vérité », confiait-il récemment à Soul Tracks.

Eric Benét Jordan naît le 15 octobre 1966 à Milwaukee, dans une famille afro-américaine de la classe moyenne. Son père, policier et saxophoniste amateur, et sa mère, chanteuse d’église, lui transmettent une double éducation : la rigueur et la foi. Benét se souvient de sa maison comme d’un lieu de musique permanente :

« On écoutait Mahalia Jackson le matin et Miles Davis le soir. »

Il forme très tôt un groupe familial, Benét, avec ses sœurs Lisa Jordan et George Nash Jr.
Ils jouent du gospel et de la funk dans les clubs du Wisconsin. Ces débuts forgent son sens du collectif et son approche “organique” du son : instruments réels, harmonies vocales, sincérité émotionnelle.

Mais sa vie prend un tournant tragique en 1993, lorsque sa fiancée décède brutalement, le laissant seul avec leur fille India. Cette perte marque profondément sa musique. Elle donnera naissance à une écriture plus introspective, où la douleur devient prière.

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

En 1994, Warner Bros Records lui propose un contrat. Deux ans plus tard, son premier album, True to Myself (1996), attire l’attention des amateurs de R&B et de soul acoustique.
Loin des productions formatées de l’époque, Benét privilégie les arrangements live, les cordes et les harmonies de chœur. Le titre éponyme résume son credo : rester fidèle à soi-même.

L’album passe relativement inaperçu commercialement, mais établit sa réputation d’artiste authentique et exigeant. Les critiques du magazine Vibe saluent un chanteur “capable de marier sensualité et spiritualité dans une même phrase musicale.”

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Son deuxième album, A Day in the Life (1999), marque un tournant. Le single Spend My Life With You, en duo avec Tamia, devient numéro un du Billboard R&B et vaut à Benét une nomination aux Grammy Awards. La chanson s’impose comme une ballade classique, toujours jouée lors des mariages aux États-Unis.

L’album, porté par une orchestration luxuriante et des textes sincères, hisse Eric Benét au rang de crooner soul de référence. Le magazine Essence le décrit alors comme « l’héritier naturel de Marvin Gaye et Donny Hathaway ». Son succès repose sur une formule simple : élégance, émotion, intégrité.

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Le début des années 2000 est marqué par une notoriété soudaine et une vie privée très exposée. En 2001, Benét épouse l’actrice Halle Berry. Le couple devient la cible de la presse people, puis se sépare en 2005. Benét reconnaît avoir traversé une période de confusion et de dépendance émotionnelle. Il choisit de se retirer pour se reconstruire.

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Ce repli aboutit à Hurricane (2005), un album d’introspection. Produit entre Los Angeles et Londres, il révèle un musicien apaisé, porté par des textes sur la foi et la rédemption.
La critique salue un retour sincère et sobre. « Ce disque m’a sauvé », dira-t-il plus tard dans Blues & Soul Magazine.

En 2008, Love & Life confirme sa renaissance artistique. L’album, enregistré avec de vrais instruments, se distingue dans un paysage saturé d’électronique. Il est nommé aux Grammy Awards dans la catégorie “Best R&B Album”. Des morceaux comme You’re the Only One ou Chocolate Legs allient sensualité, douceur et respect ; une esthétique que Benét oppose à la vulgarisation du R&B contemporain.

La même année, il entame une collaboration avec la chanteuse Ledisi et le producteur George Nash Jr., consolidant sa réputation d’artisan du son.

Sorti en 2010, Lost in Time est un hommage à la soul des années 1970. Benét enregistre sur bande analogique, avec section de cuivres, cordes et chœurs gospel. L’album réunit Faith EvansChrisette Michele et Ledisi. Chaque chanson est une déclaration d’amour à la musique afro-américaine classique.

Ce que j’aime dans cette époque, c’est l’humanité du son”, explique-t-il. “Rien n’était filtré, tout était vécu.

Le disque est salué par Billboard comme “l’un des meilleurs albums de soul contemporaine des dix dernières années”.

Après avoir quitté les majors, Benét fonde son propre label, Jordan House Records, en partenariat avec Primary Wave et BMG (2020). L’objectif : produire sans compromis et soutenir des artistes noirs indépendants comme Calvin Richardson ou Goapele. Il revendique une autonomie artistique totale :

“Je préfère vendre peu, mais dire vrai.”

Cette indépendance s’accompagne d’un engagement éducatif. Son label finance des ateliers de composition et des bourses pour jeunes musiciens afro-américains. Benét participe également à la campagne Black Music Forever de la Recording Academy, consacrée à la préservation du patrimoine sonore noir.

En 2011, Eric Benét épouse Manuela Testolini, ex-épouse de Prince. Le couple a deux filles, Lucia Bella (2012) et Amoura Luna (2015). Installé à Los Angeles, il partage désormais son temps entre la famille, l’enseignement et la scène. Cette stabilité irrigue sa musique. Ses disques récents mêlent sérénité et maturité, avec des textes sur la gratitude, la transmission et la paix intérieure.

Son retour sur les routes coïncide avec la sortie de son nouveau projet, The Co-Star, attendu fin 2025. Le premier single, Can’t Wait, en duo avec Keri Hilson, illustre cette continuité entre classicisme et modernité : un groove chaud, des harmonies soul, une élégance intacte. La chanson, sortie en avril 2025, rencontre un large succès sur les plateformes de streaming, consolidant sa base internationale.

La tournée européenne, intitulée The Co-Star Live Experience, inclut une seule date en France : le 24 novembre 2025 à l’Élysée Montmartre (Paris), organisée par Live Nation France. Sur scène, Benét sera accompagné de son groupe live complet, avec cuivres, claviers et chœurs gospel. Au programme : un voyage rétrospectif de True to Myself à Love & Life, ponctué d’hommages à Donny Hathaway et Prince.

Pour Eric Benét, la soul n’est pas un style, mais une manière d’être au monde.
Elle exprime la vulnérabilité, la foi, la dignité. “C’est une musique qui élève l’âme, pas seulement le corps”, dit-il souvent.

Cette conception traverse toute son œuvre : une quête de lumière dans la douleur.
Benét chante l’amour, mais aussi la résilience. Dans un univers musical souvent formaté, il incarne une résistance douce : celle de l’émotion vraie.

Eric Benét : la soul authentique revient à Paris

Benét appartient à la lignée des grands chanteurs afro-américains qui ont relié sensualité et spiritualité : Marvin Gaye, Al Jarreau, Luther Vandross, Maxwell. Comme eux, il refuse la séparation entre amour profane et foi intime. Sa voix, reconnaissable entre mille, est un instrument de dialogue entre les générations.

Au fil des années, il a inspiré de jeunes artistes comme PJ MortonH.E.R. ou Dwele, qui revendiquent son influence. Le magazine Rolling Stone l’a récemment désigné comme “le dernier romantique de la soul américaine”.

Ce retour à Paris n’est pas anodin. La capitale française entretient depuis longtemps un lien privilégié avec la soul américaine. Benét l’a souvent rappelé :

« Le public parisien écoute avec le cœur. Il comprend cette musique parce qu’elle parle de vérité. »

L’Élysée Montmartre, haut lieu de la scène soul et jazz, accueillera donc ce 24 novembre un artiste en pleine maturité, décidé à offrir un concert “sans fioritures, mais plein d’âme”.

Eric Benét n’a jamais cherché à suivre les modes. Il a préféré creuser sa voie, lentement, avec constance. Sa carrière est celle d’un artisan : travail du son, respect de la tradition, honnêteté envers le public. En 2025, alors que beaucoup d’artistes s’effacent dans le bruit numérique, il prouve que la simplicité reste une force.

Son concert parisien s’annonce comme une célébration : celle d’une âme noire apaisée, d’un homme fidèle à sa musique. Et peut-être aussi, d’un dernier rappel : la soul n’est pas morte, tant qu’il y aura des voix pour l’incarner.

📍 Eric Benét en concert à Paris : le retour du crooner soul à l’Élysée Montmartre

📅 Date : 24 novembre 2025
📍 Lieu : Élysée Montmartre, Paris
🎟️ Billetterie : ELYSEE MONTMARTRE
💿 Dernier single : “Can’t Wait” feat. Keri Hilson – avril 2025
🎙️ Label : Jordan House / BMG

Charlemagne Péralte, le crucifié d’Haïti 

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Sur une photo devenue légendaire, il apparaît cloué à une porte, le drapeau haïtien sur la tête. En 1919, les marines américains pensaient briser la rébellion en exposant son corps. Ils ont créé un héros. Charlemagne Péralte, chef des Cacos, est resté dans la mémoire haïtienne comme le martyr de la souveraineté nationale et l’un des plus grands symboles de la dignité noire face à l’empire.

Charlemagne Péralte : le crucifié d’Haïti, symbole de la résistance contre l’occupation américaine (1915–1934)

Charlemagne Péralte, le crucifié d’Haïti 

Novembre 1919. Sur les murs de Port-au-Prince, une image circule en catimini. Le corps d’un homme, attaché à une porte, les bras en croix, le drapeau haïtien jeté sur ses épaules. Il s’appelle Charlemagne Péralte. Officier de l’armée nationale devenu insurgé, il est tombé sous les balles des marines américains. L’occupant a voulu faire un exemple. Il a fabriqué un martyr.

Sous cette photographie d’un Christ noir crucifié par l’empire, c’est toute la mémoire d’Haïti qui s’est levée. Car Péralte, en résistant à l’occupation américaine (1915-1934), a redonné chair à un pays que l’on voulait soumettre. Comment un officier de province, issu d’une famille de notables, est-il devenu le visage de la dignité haïtienne ?

Charlemagne Masséna Péralte naît le 10 octobre 1885 à Hinche, petite ville du plateau central. Son père, maire de la commune, appartient à la petite bourgeoisie noire de province. Sa mère, femme pieuse, lui transmet la rigueur et la foi. À l’école Saint-Louis de Gonzague, il apprend le latin, les humanités, l’histoire des héros de l’indépendance. Il grandit dans un pays qui se cherche : les généraux se succèdent au pouvoir, les coups d’État rythment les saisons.

Quand il entre dans l’armée, Péralte est un jeune homme brillant et austère. À vingt-cinq ans, il commande une garnison à Léogâne. On le dit patriote, incorruptible, « sans peur et sans reproche ». L’élite urbaine, souvent soumise à la France ou à l’Amérique, le regarde avec une méfiance condescendante : un officier du terroir, trop fier, trop raide.

Mais l’année 1915 bouleverse tout.

Le 28 juillet 1915, après l’assassinat du président Vilbrun Guillaume Sam, les marines américains débarquent à Port-au-Prince. Officiellement pour « rétablir l’ordre ». En réalité, pour prendre le contrôle des finances et des douanes du pays. Haïti devient un protectorat non dit de Washington.

Un nouveau président, Philippe Sudre Dartiguenave, est imposé par l’ambassadeur américain. Les généraux locaux sont désarmés, les caisses publiques placées sous contrôle étranger. En 1917, une nouvelle Constitution, écrite sous la supervision du futur président Franklin D. Roosevelt, autorise pour la première fois les Blancs à posséder des terres haïtiennes.

Dans les campagnes, le ressentiment gronde. Les paysans sont réquisitionnés pour les corvées de routes. Les marines traitent les Haïtiens comme des indigènes sans droits. Le racisme devient système.

C’est dans ce contexte qu’un officier humilié, Charlemagne Péralte, entre en résistance.

Péralte refuse de servir dans la gendarmerie désormais dirigée par des Américains. Arrêté pour insubordination, il s’échappe de sa prison et regagne sa région natale, Hinche. Là, il trouve des paysans dépossédés, des journaliers battus, des anciens soldats sans solde. Il les organise. Ce sont les Cacos, du nom donné autrefois aux maquisards de la montagne.

« Nous ne voulons pas la guerre, écrit-il dans un tract clandestin. Nous voulons Haïti pour les Haïtiens. »

Dès 1918, il met sur pied une véritable armée populaire. Ses hommes connaissent la forêt, les rivières, les routes de nuit. Avec peu d’armes mais beaucoup de volonté, ils attaquent les postes de gendarmerie, déroutent les convois, libèrent des prisonniers. Les Cacos ne se battent pas pour le pouvoir, mais pour la terre.

De 1918 à 1919, la rébellion s’étend du Plateau central aux montagnes du Nord. Les villages rallient Péralte. Il fonde un gouvernement provisoire révolutionnaire, frappe une monnaie symbolique et nomme des « généraux » parmi les paysans.

Les Américains répondent par la terreur. Pour la première fois dans les Caraïbes, ils utilisent l’aviation militaire contre des insurgés noirs. Les rapports du Marine Corps mentionnent « des zones nettoyées ». Des villages entiers sont brûlés, les habitants fusillés. Washington parle de « banditisme rural » ; les Haïtiens, de guerre de libération.

Dans les collines de Mirebalais et de Grande-Rivière-du-Nord, les Cacos opposent une résistance acharnée. Leur devise : Liberté ou la mort.

Péralte, fin stratège, évite les grandes batailles. Il frappe, disparaît, reparaît ailleurs. Il devient un fantôme, un symbole. « Les Américains ont les avions, nous avons la nuit », dit-il à ses hommes.

Mais l’empire sait corrompre. Le 31 octobre 1919, un gendarme haïtien du nom de Jean-Baptiste Conzé infiltre le camp de Péralte. Dans la nuit, il le trahit. Les marines encerclent le bivouac. Une détonation. Péralte tombe, touché en plein cœur.

Le lendemain, son corps est exposé. Les soldats américains le fixent sur une porte de bois, les bras écartés, le drapeau national sur la poitrine. Une photographie est prise, diffusée comme trophée.

Mais au lieu d’éteindre la révolte, l’image la nourrit. Dans les campagnes, on découvre un nouveau Christ noir. Les mères la cachent dans les coffres. Les prêtres la glissent sous les crucifix. Le martyr a remplacé le bandit.

Après sa mort, un de ses lieutenants, Benoît Batraville, poursuit la lutte. Pendant un an encore, il harcèle les marines, avant d’être à son tour abattu en 1920. La révolte paysanne s’éteint, mais l’idée d’indépendance renaît.

Quand les troupes américaines quittent Haïti en 1934, le nom de Péralte redevient un cri. Ses restes sont exhumés et enterrés avec les honneurs au Cap-Haïtien. Le président Sténio Vincent lui rend hommage :

« Il fut le plus pur des patriotes. »

Les historiens, à commencer par Roger Gaillard, redonnent à Péralte sa place dans la mémoire nationale. Dans les années 1970, son visage entre dans les manuels scolaires. Les poètes l’évoquent aux côtés de Toussaint Louverture et de Dessalines.

Péralte fut à la fois un militaire et un mystique. Il n’a pas inventé la révolte, il l’a transcendé. Dans une Haïti tiraillée entre élite urbaine et monde rural, il incarne le refus d’être possédé par l’étranger.

Pour les Américains, il était un insurgé à abattre. Pour les paysans, il devint un prophète. Son effigie, diffusée par l’occupant pour inspirer la peur, devint un drapeau.

Aujourd’hui encore, dans les montagnes du Centre, les anciens racontent son histoire au coin du feu :

« Charlemagne Péralte, le chef qui n’a jamais baissé le drapeau. »

L’occupation américaine voulait faire taire Haïti. Elle a réveillé sa mémoire. Charlemagne Péralte est devenu le symbole de la dignité souveraine : un homme debout dans un pays agenouillé.

Un siècle plus tard, son regard grave, son drapeau et sa croix continuent de hanter la conscience haïtienne. L’image qu’on voulait infamante est devenue sacrée. Et sur la porte où il fut cloué, c’est toute Haïti qui s’est relevée.

Notes et références

Cameroun : après la victoire contestée de Paul Biya, le pays vacille entre silence et colère

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Réélu pour un huitième mandat à 92 ans, Paul Biya fait face à une contestation sans précédent. Des villes incendiées, des centaines d’arrestations, un peuple qui doute du vote et du futur. Enquête sur un pays figé entre loyauté, peur et désir de changement, où chaque balle semble répondre à un bulletin.

Une victoire qui embrase le pays

Cameroun : après la victoire contestée de Paul Biya, le pays vacille entre silence et colère
Dimanche 26 octobre, des milliers de Camerounais ont manifesté à l’appel de l’opposant Issa Tchiroma Bakary, comme dans son fief de Garoua, dans la région du Nord ©AFP – AFP

27 octobre 2025, Yaoundé. Clément Atangana, président du Conseil constitutionnel, proclame d’une voix calme les résultats de la dernière présidentielle camerounaise : Paul Biya est réélu avec 53,66 % des voix. À 92 ans, l’homme fort du Cameroun rempile pour un huitième mandat, après plus de quarante-trois années de règne. Dans la minute qui suit, à Dschang, dans l’Ouest du pays, le siège du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) s’embrase. Des flammes, des cris, des vidéos qui tournent en boucle : l’élection a ravivé les braises d’une colère ancienne.

En quelques heures, le Cameroun bascule. Les manifestations éclatent, la répression s’intensifie. Les bilans sont flous, les mots se font lourds : « zone de guerre », « rafales », « morts civils ». Ce qui devait être un simple rituel électoral devient le miroir d’un pays à bout de souffle.

Cameroun, octobre 2025 : après le verdict, la rue — enquête sur une victoire contestée

Le 12 octobre 2025, les Camerounais votent. Douze candidats en lice, mais deux visages dominent : Paul Biya, éternel président, et Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre passé dans l’opposition. La scène est connue : affiches en décomposition, files d’attente sous le soleil, bulletins scellés sous l’œil des militaires.

Derrière la façade démocratique, le doute plane. L’organe en charge du scrutin, ELECAM, est depuis longtemps contesté. Ses membres sont nommés par le président de la République. La même main qui joue arbitre, joueur et juge. Les opposants parlent d’un « vote sans suspense », d’un théâtre où le dénouement est écrit d’avance.

Le 27 octobre, Clément Atangana prononce le verdict : Paul Biya, 2 474 179 voix ; Issa Tchiroma, 35,19 %. Participation : 57,8 %. Le mot « stabilité » revient dans son discours. Dans la rue, il sonne comme une provocation. « Quarante ans de stabilité, c’est quarante ans de stagnation », lâche un jeune de Douala.

La flamme part de Dschang. Le siège local du RDPC est incendié, le palais de justice partiellement détruit, selon plusieurs témoins. Les autorités locales parlent de « sabotage orchestré », les habitants de « vengeance du peuple ». Les forces de l’ordre répliquent. Les balles sifflent, les corps tombent. Une femme témoigne :

« Mon fils vendait des beignets, il n’a jamais manifesté. On l’a retrouvé le matin au bord de la route. »

À GarouaBafoussamDouala, la contestation se répand. Les slogans se fondent dans la fumée : Biya doit partir !Notre vote compte ! Le gouvernement décrète l’interdiction de manifester. Les blindés entrent en scène. Les jeunes improvisent des barricades de fortune. Dans les quartiers populaires, on brûle des pneus, on chante la colère.

Les chiffres officiels n’existent pas. Le gouvernement ne commente pas. Selon Associated Press, au moins quatre morts et une centaine d’arrestations dans les premiers jours. Reuters évoque vingt-trois morts, plus de cinq cents interpellations à la fin du mois. Les ONG locales parlent de bilans bien plus lourds. À Douala, un médecin confie sous anonymat :

« On a reçu plus de vingt blessés par balles en deux jours. Certains ne sont jamais repartis. »

Les médias d’État diffusent des programmes musicaux. Aucune mention des émeutes. L’information circule par fragments, grâce aux réseaux sociaux ; jusqu’à ce que la connexion soit coupée dans plusieurs régions.

Ville universitaire, Dschang devient le symbole d’une génération en rupture. Les jeunes, souvent diplômés et sans emploi, voient en cette élection le dernier espoir d’un changement pacifique. Quand l’annonce tombe, la rage s’empare des rues. Les flammes qui dévorent le siège du parti au pouvoir deviennent celles d’un cri collectif : On nous a volé notre avenir.

Les vidéos authentifiées montrent des civils armés de pierres face à des pick-up de gendarmerie. Le lendemain, des arrestations massives. Des étudiants, des commerçants, des curieux. Tous suspects. « Ici, on arrête les pauvres, pas les coupables », souffle un enseignant.

Au nord, à Garoua, la tension prend une tournure dramatique. Le domicile d’Issa Tchiroma Bakary, principal opposant, est encerclé par les forces de sécurité. Des témoins affirment avoir aperçu des « snipers » sur les toits voisins. Tchiroma, via un communiqué, accuse le pouvoir d’« intimidation armée ». L’armée dément, parle de « dispositif de protection ».

Les partisans du candidat battu installent des tentes devant sa maison, transformée en forteresse assiégée. L’électricité est coupée plusieurs fois par jour. Des militants disparaissent, d’autres se réfugient au Tchad. Le pouvoir parle de « fuite des provocateurs ». L’opposition, d’« exil forcé ».

ELECAM, créé pour garantir la transparence, est devenu le symbole du soupçon. Ses membres, désignés par décret présidentiel, sont perçus comme une extension du pouvoir. L’opposition dénonce des bureaux de vote fictifs, des urnes préremplies, des doubles inscriptions.

Tchiroma réclame un audit indépendant du scrutin. La loi camerounaise ne prévoit rien de tel. Lors d’une interview devenue virale, un représentant du gouvernement s’agace : « Audit ? Mais sur quelle base légale ? » Le dialogue tourne court. En réalité, le pays n’a pas de mécanisme légal de vérification externe. La vérité reste une affaire d’État.

Depuis 1982, Paul Biya a bâti un système où le changement paraît impossible sans rupture. Le parti unique d’hier s’est mué en parti hégémonique. Les contre-pouvoirs sont neutralisés, les institutions verrouillées. Les opposants sont tolérés comme des figurants, pas comme des rivaux.

Les Camerounais parlent d’un pays à deux vitesses : celui des palais et celui des rues. Dans les premiers, l’air conditionné et les voyages à Genève ; dans les secondes, la chaleur et la peur. Les mêmes visages, les mêmes promesses, les mêmes silences.

Dans les hôpitaux de campagne, les médecins comptent les blessés. « Des jeunes, beaucoup de jeunes », dit une infirmière à Douala. Certains ont été touchés en tentant de filmer. D’autres simplement pour avoir couru. Les familles cherchent leurs proches dans les commissariats. Certains n’y sont jamais arrivés.

À Bafoussam, une mère brandit la photo de son fils de 17 ans :

« Il voulait juste voter pour le changement. »

Le visage de la révolte, c’est celui de cette génération qui n’a jamais connu d’autre président que Paul Biya.

Les bureaux du parti de Tchiroma sont perquisitionnés. Des ordinateurs saisis, des militants arrêtés pour « diffusion de fausses nouvelles ». Les chaînes de télévision étrangères ne peuvent plus émettre sans accréditation spéciale. Le mot « répression » redevient tabou.

Un youtubeur étranger, venu filmer la situation à Douala, se fait agresser, dépouiller, puis brièvement arrêté. « Ils m’ont traité d’espion, raconte-t-il. J’ai compris que filmer, ici, c’est déjà prendre parti. »

Les réseaux sociaux deviennent les seuls journaux du pays. Entre vérités et manipulations, la frontière s’efface. Dans ce brouillard numérique, chaque vidéo devient une arme, chaque silence un aveu.

L’Union africaine évoque un scrutin « globalement conforme », tout en déplorant « des irrégularités ». Les chancelleries occidentales se murent dans la prudence diplomatique. Les ONG de défense des droits humains, elles, sonnent l’alarme :

« Les balles ne doivent pas remplacer les bulletins. »

Dans les médias européens, la crise camerounaise fait peu de bruit. L’attention mondiale est ailleurs. Pourtant, à Yaoundé, la peur se propage comme un gaz invisible. Les rues sont calmes, mais ce calme sent la cendre.

Les Camerounais oscillent entre colère et lassitude. Certains espèrent encore un dialogue national. D’autres ne croient plus en rien. « On nous dit que voter, c’est parler. Mais ici, voter, c’est risquer sa vie », résume un étudiant.

La fracture générationnelle est totale. Ceux qui ont grandi avec Biya défendent sa longévité comme gage de stabilité. Les jeunes y voient une malédiction. Entre les deux, une classe moyenne désenchantée qui n’attend plus rien.

Dans les marchés, les conversations glissent de la politique au quotidien : la vie chère, le chômage, la corruption. Et pourtant, malgré tout, l’idée de changement persiste. Elle s’infiltre dans les mots, dans les regards, dans les silences.

Les scénarios divergent. Certains prônent une désescalade : libérations ciblées, médiation religieuse, audit symbolique des procès-verbaux. D’autres redoutent un durcissement : arrestations massives, couvre-feu, militarisation accrue.

La société civile tente de survivre entre les deux. Des associations de juristes, des collectifs de jeunes, des ONG locales documentent les abus, archivent les preuves. Leur but : sauver la mémoire de ce moment.

Mais le pouvoir n’aime pas la mémoire. Il préfère l’oubli.

Le pays des silences

Le Cameroun de 2025 n’est pas seulement un pays en crise. C’est un pays qui doute de sa propre voix. La victoire de Paul Biya, même légale, apparaît comme une victoire sans joie, sans peuple, sans avenir. Elle prolonge le temps, elle n’en invente plus.

Dans les rues désertes de Douala, un graffiti résume tout : 

On ne veut pas la guerre, on veut que le vote compte.

Cette phrase, tracée à la hâte, dit mieux que n’importe quel discours ce que ressentent des millions de Camerounais : un peuple pris entre l’obéissance et la fatigue, entre la peur et la dignité.

Un pays qui, à force de tenir debout dans le silence, risque un jour de s’écrouler dans un cri.

Notes et références

Jean-Louis Annecy : itinéraire d’un député noir sous le Directoire

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1799, Paris. Au Palais des Tuileries, les lourdes tentures amortissent la rumeur d’un monde en convulsion. Parmi les silhouettes poudrées et les visages tirés par l’inquiétude, un homme au regard sûr, né esclave dans les plantations de Saint‑Domingue, prend place au Conseil des Anciens. Son nom : Jean‑Louis Annecy.

Un nom au bord de l’oubli

L’histoire coloniale française regorge de vies qui affleurent puis s’effacent. Celle de Jean‑Louis Annecy, né vers 1758 dans la plus riche colonie de l’empire, suit une courbe brutale : esclavage, affranchissement, armes à la main pour la liberté, ascension politique au cœur de la République, puis déportation et mort loin des siens. Entre ces extrêmes, un fil : la volonté têtue d’être citoyen, quand bien même la citoyenneté vacille sous les coups de boutoir des empires.

Au XVIIIe siècle, Saint‑Domingue est le joyau empoisonné de la France. Sucre, café, indigo : l’île carbure à la sueur forcée de centaines de milliers d’esclaves. Jean‑Louis naît dans ce monde quadrillé de règlements et de fouets. Comme tant d’autres, il porte d’abord l’absence de nom (l’esclave n’a pas de patronyme) puis une identité de circonstance, attachée au maître. Le sien, Pierre Antoine, est un homme de couleur libre, officier dans la « compagnie des nègres libres du Cap ». Le paradoxe caribéen tient dans ce détail : dans l’Atlantique français, il arrive que des hommes noirs commandent, que des hommes noirs possèdent, et que des hommes noirs affranchissent.

La guerre d’Indépendance américaine ouvre une parenthèse : la colonie envoie des troupes, les Chasseurs volontaires de Saint‑Domingue, participer au siège de Savannah. Jean‑Louis suit son maître comme aide de camp. Dans ce fracas de canons et de drapeaux étrangers se joue une éducation politique, rudimentaire mais fondatrice : on peut se battre pour une autre liberté que la sienne et découvrir, chemin faisant, la possibilité de la gagner pour soi.

Le 3 mai 1783, « en récompense de ses bons services », Pierre Antoine affranchit son homme pour la somme de 300 livres tournois. Par l’acte écrit, l’ancien esclave devient Jean‑Louis Annecy. Le nom fixe l’existence. La liberté change l’horizon, mais n’abolit pas les rapports de force.

Libéré, Annecy reste sous les drapeaux. Il obtient le grade de capitaine au premier régiment de troupes franches du Cap. La République n’existe pas encore, mais déjà la logique du mérite fissure l’édifice des couleurs. À la faveur d’économies patientes et d’appuis, il acquiert des terres non loin de la capitale coloniale, Cap‑Français. Le geste est politique : posséder, c’est entrer dans le monde des contrats, des cadastres, des tribunaux ; autrement dit, toucher du doigt le statut de citoyen que les libres de couleur revendiquent face aux planteurs blancs.

Dans les assemblées locales, on parle fort, on s’épie, on plaide. Les libres de couleur brandissent les principes d’égalité à la française. Les colons blancs rétorquent la coutume, la « nature ». La poudrière est prête avant l’étincelle.

La Révolution, en métropole, bouleverse l’architecture du monde colonial. La circulation des idées (droits, nation, citoyenneté) déstabilise les hiérarchies. À Saint‑Domingue, la revendication des gens de couleur, portée par des figures comme Ogé et Chavannes, se heurte à la violence des planteurs. Puis, en 1791, le soulèvement des esclaves fait entrer l’île dans la grande histoire universelle.

Au cœur de ces chocs, Jean‑Louis Annecy n’est ni tribun flamboyant ni généralissime. Il est un officier expérimenté, un propriétaire métissé, un homme qui sait ce que vaut une signature sur un registre. Ce pragmatisme, cette compréhension fine des appareils, le conduisent bientôt vers la politique nationale.

Le 17 avril 1797 (germinal an V), l’ancienne colonie de Saint‑Domingue envoie à Paris l’un des siens siéger au Conseil des Anciens, chambre haute du Directoire. Jean‑Louis Annecy prend place au Palais des Tuileries. Ce moment n’a rien d’anecdotique : la République reconnaît, par ce siège, le droit d’un ancien esclave devenu homme libre de participer à la fabrique de la loi.

Dans les couloirs, on le voit aux côtés d’Étienne Mentor, d’autres députés des colonies, et de ces rares républicains qui ne confondent pas l’universalité proclamée avec l’ethnicité de fait. Annecy fréquente la Société des amis des Noirs et des colonies ; il intervient pour demander l’élargissement de l’agent Sonthonax, symbole de l’abolitionnisme révolutionnaire. Sa parole est ferme, sans outrance. Il sait que la place est fragile et que le vent peut tourner.

Le Conseil des Anciens n’est pas une sinécure : c’est un champ clos où s’opposent visions de l’empire, intérêts économiques, souvenirs monarchiques, impatiences jacobines. Annecy y tient son rang. Pour un homme né sans patronyme, c’est une conquête inouïe.

Le 9 novembre 1799, Bonaparte accomplit le coup d’État qui met fin au Directoire. Sous les dehors du sauvetage national, la nouvelle ère réintroduit une hiérarchie plus verticale, plus sûre d’elle, moins ouverte aux voix venues des périphéries impériales. La députation de Saint‑Domingue est globalement écartée du Corps législatif. Annecy n’est pas frappé d’un mandat d’arrêt comme d’autres, mais la porte se referme. L’Empire se dessine, et avec lui, une volonté de maître : reconquérir les colonies, rétablir l’ordre, redessiner les corps.

Pour ceux qui ont cru à l’égalité républicaine jusque dans les outre‑mers, commence l’âge de la défiance. Annecy, homme de fidélité autant que de lucidité, rentre à Saint‑Domingue. La suite tient en quelques lignes, mais pèsent des tonnes de plomb.

Quand l’expédition Leclerc aborde Saint‑Domingue pour y rétablir l’autorité métropolitaine et, de facto, l’ancien ordre esclavagiste, la mécanique est implacable. La liste des hommes à neutraliser est prête. Jean‑Louis Annecy est arrêté, déporté au bagne d’Ajaccio, puis transféré à l’île d’Elbe en résidence surveillée. L’homme qui avait siégé au cœur de la République disparaît du centre pour se dissoudre dans une marge carcérale.

On perd ensuite sa trace. Vers 1807, il meurt, à 49 ans. Les registres disent peu. La paperasse impériale n’écrit pas les élégies de ses opposants. Le destin d’Annecy rejoint alors l’immense cimetière administratif des vies coloniales ; ces existences que l’État sait faire taire sans bruit.

Qu’a donc représenté Jean‑Louis Annecy ? D’abord un symbole, mais pas au sens plat de l’allégorie. Il est la preuve par la chair qu’un ancien esclave peut participer, en métropole, à la délibération nationale. Ensuite, un praticien : officier, propriétaire, homme de réseaux. Enfin, un témoin : de la brève fenêtre où les idéaux révolutionnaires ont pu sembler plus forts que les intérêts.

On aurait tort de le réduire à une figure univoque. Il ne fut ni un saint républicain, ni un opportuniste sans boussole. Il se tient dans l’entre‑deux caribéen : assez intégré pour maîtriser les codes de la propriété et de l’uniforme ; assez lucide pour savoir que ces codes ne protègent pas lorsqu’ils sont contredits par la couleur.

L’histoire d’Annecy renvoie à une question plus large : que fait l’empire des promesses de la République ? La réponse tient souvent dans une double comptabilité. D’un côté, l’universalité affichée, l’abolition décrétée, la citoyenneté offerte. De l’autre, la nécessité du sucre et du café, les lobbies coloniaux, les peurs sociales. Entre les deux, des hommes et des femmes qui tentent d’habiter la promesse ; et s’y brûlent.

Les années 1797–1802 sont une chambre d’échos. On y entend les mots d’égalité portés par les députés de couleur, la prudence habile des ministres, le grondement des planteurs, et (à peine audible) le murmure obstiné des esclaves qui, eux, ne demandent rien que le droit nu : être libres. La déportation d’Annecy dit combien la voix des périphéries dérange quand l’État ressaisit ses prérogatives.

Il est aisé de célébrer la grandeur d’une République qui a aboli l’esclavage en 1794. Il est plus difficile de reconnaître la violence de son retour en 1802. Entre ces deux dates, l’histoire d’Annecy s’inscrit comme un sismogramme. Mais les archives, elles, sont parcimonieuses. Quelques actes, des mentions dans des journaux, des listes de représentants, des demandes officielles cosignées, puis l’ombre.

L’oubli n’est jamais neutre. Il épouse les contours des intérêts dominants, il épouse les récits commodes. Le parcours d’Annecy a gêné plusieurs régimes : les colons, pour qui un ancien esclave député est un blasphème ; l’Empire, pour qui un noir fidèle à la République est un suspect ; la mémoire nationale, qui préfère des héros bien cadrés à des trajectoires contrariées.

Il faut souvent un temps long pour que les vies rejetées par l’histoire officielle retrouvent un corps. Le nom d’Annecy ressort grâce à l’obstination d’historiens qui, patientant dans les dépôts d’archives, pistent les traces ténues. La recherche contemporaine, attentive aux complexités coloniales, reconfigure la carte mémorielle : elle fait apparaître des silhouettes biscornues, des existences qui refusent la morale binaire.

Dans ce travail, l’intérêt n’est pas seulement de “rendre justice” à un homme. Il est de comprendre, par une biographie, la logique d’un monde. Annecy n’est pas une exception exotique. Il est une clef, un prisme, un révélateur. Par lui se lisent les contradictions de l’Atlantique français : l’autorité blanche et le mérite noir, la propriété et la liberté, l’universalité proclamée et la race appliquée.

La trajectoire d’Annecy traverse un espace qui n’a rien d’une marge : la mer des Caraïbes, la côte américaine, la métropole. La guerre d’Indépendance américaine, par laquelle il approche la liberté, est déjà une guerre de circulations ; hommes, rumeurs, espérances. L’affranchissement qu’il obtient n’est pas une grâce isolée mais un signe d’époque : dans les armées coloniales, les lignes bougent sous la pression des nécessités.

Lorsque Annecy siège à Paris, c’est tout cet Atlantique noir qui se présente ; non comme un “ailleurs” folklorique, mais comme un acteur à part entière de la politique française. Le Directoire, fragile, composite, ne sait qu’en faire. Bonaparte, lui, sait très bien : il le veut utile et silencieux. D’où la répression, d’où l’exil.

On aime à convoquer des figures tutélaires : Belley, Toussaint, Delgrès. Elles éclairent des pans décisifs de l’épopée noire. Mais elles peuvent aussi, lorsqu’on s’y accroche trop fort, écraser les destins plus discrets. Annecy n’a pas la statue aisée. Il n’a pas le tableau de Girodet pour lui donner une immortalité. Il a des traces grises, des procès‑verbaux, des mentions dans les feuilles officielles. C’est peu pour la postérité. C’est beaucoup pour qui sait lire.

Cette lecture, volontairement lente, refuse la propreté du roman national. Elle accepte les ambiguïtés : un ancien esclave propriétaire ; un officier devenu député ; un républicain mené au bagne par la République impériale. Elle admet que l’on puisse être tout cela sans contradiction intime, parce que l’époque l’exige.

L’intérêt d’Annecy ne se limite pas aux salles de classe. Son histoire parle au présent. Elle rappelle que les institutions, si nobles soient‑elles, ne se maintiennent que si elles consentent à entendre leurs marges ; que l’universalisme n’a de sens que si l’on accepte que des hommes, venus de loin, y siègent en égaux ; que la citoyenneté ne se donne pas, elle se conquiert et se protège.

Elle rappelle aussi un fait brut : l’État a le pouvoir d’effacer. Et que le travail de réparation ne consiste pas à ériger des statues à la va‑vite, mais à reprendre patiemment le fil, à recontextualiser, à reconnaître.

Le bagne d’Ajaccio n’écrit pas de mémoires. Il brise, il use. On imagine, faute de détails, la routine des jours : la mer trop proche, la surveillance, les conversations étouffées entre déportés guadeloupéens et haïtiens, la litanie des nouvelles mauvaises de l’île natale. Puis le transfert à l’Elbe, une autre île, une autre clôture. La maladie, peut‑être. La lassitude, sûrement. Et la mort, sans pompe, sans oraison. Il n’y a pas de témoin pour dire si Jean‑Louis Annecy songea, à la fin, aux Tuileries, aux bancs de son conseil, à la solennité d’un temps où sa voix portait.

Redire aujourd’hui Jean‑Louis Annecy, ce n’est pas seulement réhabiliter une personne ; c’est recalibrer une mémoire. C’est replacer dans la longue durée de la France la présence d’hommes et de femmes nés esclaves, devenus citoyens, puis renvoyés à l’ombre lorsque l’État voulut se faire empire.

La biographie d’Annecy est courte en pages, longue en leçons. Elle enseigne le courage discret, la compétence sans emphase, la dignité quand l’institution chancelle. Elle propose une autre échelle du politique : celle des interstices où s’engouffrent les minoritaires pour faire tenir leurs droits.

Que faire d’un tel héritage ? Peut‑être ceci : refuser les raccourcis. Dire les contradictions, les chances saisies, les coups reçus. Et, sans emphase, rappeler qu’un ancien esclave, un jour d’avril 1797, s’est levé sous la coupole des Tuileries pour parler au nom des siens. Que la France fut assez grande, ce jour‑là, pour l’écouter. Et assez petite, quelques années plus tard, pour le faire taire.

Il arrive que l’histoire, pour s’écrire droit, doive passer par des vies tordues. Celle de Jean‑Louis Annecy appartient à cette catégorie rare. Elle dévoile la noblesse fragile d’une République qui a su, l’espace d’un instant, honorer ses promesses ; et la brutalité d’un Empire qui s’empressa de les trahir. Entre les deux, un homme a tenu. Il n’a pas laissé de grand discours, ni de mémoires imposantes. Il a laissé mieux : la preuve, par l’expérience, que l’égalité n’est pas une abstraction mais une pratique, exigeante, dangereuse, nécessaire.

Nommer Annecy, c’est accepter de regarder la République dans un miroir qui ne la flatte pas toujours. Mais c’est aussi lui donner une chance de se tenir, à nouveau, à la hauteur de ses mots.

Notes et références