Psychiatre, philosophe et révolutionnaire, Frantz Fanon a marqué l’histoire par sa critique implacable du colonialisme et son engagement dans la lutte pour la liberté. De la Martinique à l’Algérie, son parcours fulgurant a influencé les mouvements de libération du monde entier. Entre pensée politique et révolution, il demeure une figure incontournable des luttes postcoloniales.
Dans l’histoire des penseurs engagés, rares sont ceux dont la voix a traversé le temps avec autant de force et de pertinence que celle de Frantz Fanon. Psychiatre, philosophe, révolutionnaire, il fut l’une des consciences les plus affûtées du XXe siècle, dénonçant avec une acuité chirurgicale les rouages du colonialisme et ses effets déshumanisants. Son œuvre, à la croisee de la pensée politique, de la psychologie et de la révolution, a jeté les bases des études postcoloniales et inspiré les luttes d’autodétermination à travers le monde.
Découvrir Frantz Fanon, c’est explorer la trajectoire d’un homme qui a fait de son intelligence et de son engagement un rempart contre l’injustice, une voix inextinguible pour les « damnés de la terre« .
Les racines d’une conscience engagée
Né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France, en Martinique, Fanon grandit dans une famille afro-caribéenne au sein d’une société marquée par la hiérarchisation raciale et l’héritage esclavagiste. Son parcours scolaire le mène au lycée Victor-Schœlcher, où il est formé par Aimé Césaire, poète et figure emblématique de la négritude. Cette rencontre est déterminante : Césaire lui inculque un sens aigu de la condition noire et de la révolte contre les oppressions.
En 1943, à 18 ans, Fanon s’engage dans l’armée française pour combattre le nazisme. Il déchante vite : il est confronté à la ségrégation raciale au sein des forces alliées et à la discrimination à son retour en Martinique. Cet épisode le marquera durablement et l’amènera à remettre en question les structures de domination qui pénètrent tous les aspects de la société.
Après la guerre, il s’installe en France pour poursuivre des études de médecine et de psychiatrie à Lyon. En parallèle, il suit des cours de philosophie et d’anthropologie. Il publie en 1952 Peau noire, masques blancs, un essai foudroyant qui analyse le racisme et l’aliénation du Noir dans les sociétés coloniales et postcoloniales. Il y décortique les mécanismes psychologiques de l’oppression et pose les bases de sa pensée : la colonisation n’est pas qu’une entreprise militaire ou économique, elle est avant tout une machine de dépersonnalisation.
L’Algérie, le laboratoire de la décolonisation
En 1953, Fanon est nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. Il est frappé par la brutalité du système colonial français et par les séquelles psychologiques qu’il inflige à la population indigène. Il révolutionne les méthodes de soins en adaptant la psychiatrie aux réalités culturelles locales. Mais très vite, il comprend que soigner sous le joug colonial revient à tenter de guérir un patient tout en l’exposant à la maladie.
En 1956, il remet une lettre de démission fulgurante au gouverneur français, dénonçant l’impossibilité d’exercer une médecine humaniste dans un système qui nie l’humanité de ses patients. Il rejoint alors le Front de Libération Nationale (FLN) algérien et devient l’un de ses théoriciens les plus influents. Exilé à Tunis, il travaille comme journaliste pour El Moudjahid et parcourt l’Afrique pour tisser des alliances anti-impérialistes.
Son engagement total culmine dans son livre Les Damnés de la Terre (1961), un manifeste décolonial radical. Préfacé par Jean-Paul Sartre, il exalte la nécessité de la violence comme moyen d’affranchissement. Il y dépeint la colonisation comme une névrose collective, où le colonisé ne peut retrouver son humanité qu’en renversant son oppresseur.
Une pensée qui traverse le temps
Fanon meurt d’une leucémie à l’âge de 36 ans, en décembre 1961. Son corps est inhumé en Algérie, la terre pour laquelle il a tout sacrifié. Mais son idée, elle, survit et continue d’influencer des mouvements de libération, des Black Panthers aux activistes sud-africains, en passant par les intellectuels d’Amérique latine et du monde arabe.
Aujourd’hui, à l’heure où les conséquences du colonialisme se font encore sentir dans les rapports de pouvoir et les luttes identitaires, la pensée fanonienne reste un outil d’analyse essentiel. Ses idées sur la violence, l’aliénation et la nécessité d’une transformation radicale des sociétés postcoloniales continuent de nourrir le débat.
Lire Fanon, c’est plonger dans un cri de colère et d’espoir, une invitation à ne jamais céder face à l’injustice. C’est comprendre que les « damnés de la terre » ont toujours eu une voix, et que cette voix résonne encore aujourd’hui.
Les 21 et 22 juin 2025, la Natural Hair Academy investit le Paris Expo Porte de Versailles pour une édition historique. Devenue en treize ans le plus grand événement afro-européen dédié à la beauté, à l’empowerment et à la culture noire, la NHA revient avec une programmation foisonnante : conférences, concours de coiffure, concerts, village kids, food, et espaces bien-être. Retour sur le parcours hors norme de ce rendez-vous devenu culte, symbole de fierté capillaire et de puissance communautaire.
Aux origines de la NHA : l’audace d’une fondatrice visionnaire
Lancée en 2012 par la Guadeloupéenne Gwladys Mandin (accompagnée de son frère Didier), la Natural Hair Academy (NHA) est née d’une ambition claire : encourager les femmes noires et métissées de France à embrasser la beauté de leurs cheveux au naturel. Dès sa première édition, l’événement réunit 200 participantes autour de 3 exposants pionniers, posant les bases d’un rendez-vous inédit dédié au mouvement du retour au cheveu naturel.
À l’époque, peu d’espaces célébraient ainsi le cheveu crépu ou frisé sans artifices, et la fondatrice entendait combler ce manque en créant un lieu de partage, d’éducation et de fierté capillaire. Les objectifs initiaux (valoriser la texture naturelle et reconnecter les femmes à leur identité capillaire) étaient novateurs dans le paysage français, s’inscrivant dans la vague internationale du “nappy” movement (de natural and happy).
Treize ans plus tard, la vision de départ s’est épanouie bien au-delà des espérances, faisant de la NHA bien plus qu’un simple salon de coiffure.
Records, croissance et invités d’exception
Le chemin parcouru depuis 2012 force le respect. De sa modeste audience initiale, la NHA est devenue le plus grand événement grand public pour les femmes noires et métissées en Europe, attirant un public toujours plus nombreux et diversifié. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : après avoir franchi le cap des 4 500 visiteurs en 2016, la fréquentation a explosé pour dépasser les 10 000 participantes en 2022, venues de France, d’Europe et d’outre-Atlantique.
Cet engouement s’est accompagné d’une envolée du nombre d’exposants professionnels, passés de seulement 3 au lancement à plus de 200 marques présentes en 2024, un record historique. À ce titre, la NHA s’impose désormais comme “le” rendez-vous incontournable de la beauté noire et métissée sur le Vieux Continent.
Au fil des éditions, la NHA a su convier des personnalités de premier plan qui incarnent la diversité et la réussite afro. Qu’il s’agisse de stars internationales (l’actrice américaine Teyonah Parris (Mad Men, Dear White People) en 2016, la journaliste militante Michaela Angela Davis ou la chanteuse AYO) ou de figures emblématiques de la scène afro-française comme l’actrice Aïssa Maïga, leur présence a marqué les esprits. En 2016, la visite surprise de Christiane Taubira, ex-Garde des Sceaux, a symbolisé l’écho sociétal de l’événement bien au-delà du monde de la beauté.
La NHA attire aussi les influenceuses et créatrices de tendances : des YouTubeuses et blogueuses renommées (telles que MoKnowsHair ou BlackBeautyBag) y animent des ateliers, tandis que des entrepreneures à succès comme Kelly Massol (fondatrice de la marque française Les Secrets de Loly) partagent leurs parcours. Comme le souligne l’organisation, la NHA est devenue « the go-to event » pour les femmes noires et métisses : une plateforme où convergent célébrités, experts et public passionné, dans une ambiance à la fois glamour et authentique.
L’évolution du public est frappante : initialement composé de jeunes femmes “nappy”pionnières, il s’est élargi aux familles, aux hommes curieux et à toutes les générations de la diaspora. Des visiteurs de toute l’Europe (Belgique, Espagne, Suisse et au-delà) font le déplacement, témoignant du rayonnement international atteint par la NHA.
Après une interruption forcée de deux ans due à la pandémie, le retour en 2022 a confirmé cet engouement intact : l’édition anniversaire des 10 ans au Parc Floral de Paris a fait le plein, rassemblant plus de 100 exposants et des milliers de participants locaux et internationaux dans une atmosphère survoltée. La success story de la NHA, c’est donc celle d’une croissance exponentielle, portée par une communauté fidèle et avide de se retrouver.
Une portée culturelle et sociale majeure pour la communauté afro-européenne
Si la NHA est un événement festif, son importance dépasse largement le cadre de la beauté. En une décennie, elle s’est imposée comme un lieu d’affirmation identitaire, de transmission culturelle et d’empowerment pour les Afro-descendants de France et d’Europe. Là où jadis le cheveu crépu était stigmatisé ou méconnu, il est ici célébré comme une couronne, symbole de fierté et de liberté.
Chaque édition offre des panels inspirants sur l’estime de soi, l’entrepreneuriat au féminin ou la réussite professionnelle, contribuant à changer le regard sur les talents et la beauté noires. « Les thèmes abordés vont de la coiffure à la nutrition, mais aussi de l’affirmation de soi à la réussite professionnelle » soulignait un reportage lors de la 5ᵉ édition. En donnant la parole à des modèles de réussite et à des voix engagées, la NHA favorise une prise de conscience collective : il s’agit autant d’aimer ses cheveux que de s’aimer soi-même, dans toute son identité.
Sur place, le sentiment qui règne est celui d’une sororité puissante et bienveillante. « Convivialité » et « sororité », ce sont les deux mots qui reviennent chez les habitués pour décrire l’atmosphère unique du salon. Des femmes de tous horizons (Antillaises, Africaines, Afro-Européennes, Afro-Américaines) s’y rencontrent et réalisent qu’elles partagent bien des expériences communes. Comme le résume une participante martiniquaise, si elle devait définir la NHA en un mot, ce serait « sororité ».
Le concept africain d’Ubuntu (« je suis parce que nous sommes ») semble planer sur ces journées : chacun s’y sent partie prenante d’une communauté solidaire. La NHA a ainsi su créer un espace safe et inclusif, où l’on peut échanger sans tabou sur des sujets allant des routines capillaires à la représentation dans les médias, en passant par la lutte contre le colorisme ou les discriminations. En célébrant la beauté noire sous toutes ses formes, cet événement contribue au rééquilibrage des canons esthétiques et à l’affirmation d’une identité afro-fiére dans la sphère publique.
Il joue également un rôle de transmission intergénérationnelle : les mères y viennent avec leurs filles, partageant astuces et traditions, tandis que les aînées témoignent de leurs parcours vers l’acceptation de soi.
En bref, la NHA est devenue un véritable phare culturel afro-français, un rendez-vous où se construit une mémoire collective positive autour du cheveu naturel et de l’héritage afro-caribéen. Et son influence s’étend désormais à l’échelle européenne, participant à l’essor d’une conscience panafricaine dans la diaspora.
NHA 2025 : une édition riche en nouveautés et moments forts
Plus d’une décennie après sa création, la Natural Hair Academy continue de se réinventer et promet pour 2025 une édition mémorable placée sous le signe de la nouveauté. Les 21 et 22 juin prochains, l’événement investit pour la première fois le prestigieux Paris Expo Porte de Versailles (Pavillon 6), un écrin plus grand et moderne à la mesure de ses ambitions. Cette montée en gamme du lieu témoigne de l’ampleur prise par la NHA, désormais prête à accueillir son plus vaste public à ce jour. « Prêt·e·s pour la plus grande NHA ever ? » annonce d’ailleurs avec enthousiasme l’organisation.
Pour cette édition 2025, le programme s’annonce foisonnant et pensé pour toute la famille. Tout d’abord, la NHA inaugure plusieurs initiatives inédites. La plus spectaculaire est sans doute le lancement des NHACUTS®, première compétition internationale de coiffure afro-texturée en live : pendant deux jours, coiffeuses, coiffeurs et barbiers vont s’affronter amicalement à coups de peignes et ciseaux, sous le regard d’un jury d’exception, pour sublimer locks, afros et dégradés. Soutenu par la marque Design Essentials, ce concours mettra en lumière l’art capillaire afro et offrira au vainqueur une récompense de 2 000 €.
C’est un véritable show capillaire qui attend le public, avec demi-finales et finale en direct sur la scène principale ; une grande première dans l’histoire de la NHA, signe de son engagement à faire rayonner les talents de la coiffure “texturée”. Autre nouveauté majeure : l’apparition du NHA Studio, un espace entièrement dédié aux podcasts et médias, où l’on pourra assister en live à l’enregistrement d’émissions animées par des créateurs et influenceurs afro. Imaginez-vous au cœur d’un studio éphémère, en train de voir vos podcasteurs favoris échanger sur scène : une immersion inédite dans la culture afro-digitale.
Le cœur de la programmation reste bien sûr la pléiade de conférences, d’ateliers et de tables rondes qui ont fait la réputation de la NHA. En 2025, les organisateurs promettent “encore plus de contenus” : des conférences pointues sur des thèmes variés (cheveux, peau, maquillage, bien-être, empowerment) animées par des personnalités inspirantes, et une multitude d’ateliers participatifs en petits comités.
Que vous souhaitiez un diagnostic capillaire personnalisé, apprendre à fabriquer vos cosmétiques maison, vous initier à la méditation ou créer vos propres bijoux, vous trouverez votre bonheur parmi la dizaine d’espaces thématiques. La dimension bien-être holistique sera particulièrement à l’honneur, avec des ateliers allant du self-care mental aux cours de danse afro-funk pour se défouler. Les enfants ne sont pas en reste : le village Kids s’agrandit avec des animations conçues rien que pour eux. Au menu, des spectacles de magie, des ateliers ludiques pour booster l’estime de soi des plus jeunes, de la danse, du dessin, et même un mini-concert spécialement dédié aux tout-petits.
Les ados, quant à eux, pourront assister à leur tout premier atelier de skincare afin d’apprendre à prendre soin de leur peau en douceur : une attention particulière portée à la transmission générationnelle, qui illustre l’esprit familial de la NHA. Grande nouveauté également, la thématique “Couples” fera son apparition avec trois ateliers originaux pensés pour favoriser le dialogue au sein des couples et familles ; preuve que l’amour de soi et de ses racines peut aussi se vivre et se partager à deux.
Côté festivités, la NHA 2025 compte bien faire vibrer les visiteurs. La traditionnelle NHA Party du samedi soir promet d’être encore plus folle que les années précédentes. Sur la grande scène, c’est Meryl, la révélation du dancehall francophone, qui assurera le show avec un concert exclusif pour la communauté NHA. La chanteuse martiniquaise, connue pour ses hits percutants, incarne parfaitement cette nouvelle génération fière de ses origines et de son style ; sa présence est un véritable coup d’éclat pour l’événement. Elle sera accompagnée de DJ sets enflammés (les DJ Killerz, DJ Doubi et l’artiste Boni sont annoncés pour ambiancer la soirée) afin de faire danser la foule jusqu’à la clôture.
Le dimanche, un grand carnaval afro-caribéen viendra clôturer les festivités en beauté, avec costumes, musique et défilé haut en couleur dans l’enceinte du salon. Entre-temps, le public pourra également profiter de performances artistiques continues : des démos live de coiffure, de make-up ou de double-dutch en plein cœur des allées, des défilés de mode et coiffure spectaculaires (une marque de fabrique de la NHA qui fait chaque année le tour des réseaux sociaux) ainsi qu’une comédie musicale afro-caribéenne inédite intitulée “Indépendant Queen” présentée le dimanche.
L’expérience NHA 2025 se veut enfin résolument immersive et culturelle. Un espace NHA Books fera ses débuts pour mettre en avant les auteurs coups de cœur de la communauté et proposer une librairie éphémère aux visiteurs férus de lecture. La gastronomie afro-caribéenne sera célébrée à travers un corner culinaire où des chefs partageront recettes et dégustations en live, permettant à chacun de voyager par les papilles des rives du Sénégal aux saveurs créoles des Antilles.
On annonce deux jours de show cooking et de découvertes gustatives, de quoi rappeler que l’amour du cheveu naturel s’inscrit dans un art de vivre plus global, célébrant toutes les facettes de la culture afro. Sans oublier la dose de fantaisie : un bar à paillettes gratuit attendra les visiteurs en quête d’un look festif, tandis que des stands de jeux traditionnels africains offriront des moments de convivialité inattendus. Partout, des spots “photobooth” permettront d’immortaliser son style du jour dans un décor fun ; souvenirs garantis.
Un rendez-vous à ne pas manquer
Avec cette édition 2025, la Natural Hair Academy confirme son statut de grand festival afro-européen, alliant le sérieux d’une conférence, la folie d’un concert et la chaleur d’une réunion de famille. Plus qu’un salon de beauté, la NHA est un mouvement culturel qui, année après année, accélère la marche vers une représentation plus inclusive et valorisante des beautés noires. « Plus que jamais, la NHA est un lieu de culture, de célébration, d’apprentissage et de joie » proclament fièrement les organisateurs ; difficile de mieux résumer l’âme de cet événement. Loin des clichés, la NHA porte un message d’empowerment : celui d’une génération qui assume ses racines et inspire la suivante à en faire autant.
Les 21 et 22 juin prochains, Paris Expo Porte de Versailles deviendra ainsi la capitale européenne du cheveu naturel et de la fierté afro. Au programme : deux journées intenses de découvertes, de partages et de fête, dans une ambiance survoltée et bienveillante. Que vous soyez une “nappy” de la première heure, un aficionado de cosmétique ethnique, ou simplement curieux de vivre un moment de culture afro unique, la NHA 2025 vous tend les bras. Venez célébrer avec des milliers d’autres personnes la beauté de la diversité et repartez galvanisé·e par une bonne dose de Black & Proud.
Cette année encore, la Natural Hair Academy promet d’être plus qu’un événement : une expérience inoubliable, entre affirmation de soi, transmission et partage, à la croisée de la culture et du lifestyle. Rendez-vous les 21 et 22 juin pour vibrer au rythme de la NHA 2025 !
Milicien, colonel britannique, insurgé anticolonial, prisonnier politique… Jean Kina incarne l’un des parcours les plus atypiques et méconnus de la Révolution haïtienne. Retour sur l’itinéraire complexe d’un homme qui, entre Saint-Domingue, Londres et la Martinique, a défié les récits dominants de l’Histoire coloniale.
Jean Kina, entre collaboration, résistance et oubli
Martinique, 5 décembre 1800. À la tête d’une trentaine d’hommes armés, Jean Kina, ancien esclave devenu militaire, brandit une bannière frappée d’une inscription insolite : « La Loi Brittanique ». Le petit groupe, composé majoritairement de miliciens libres de couleur, marche silencieusement depuis Fort-Royal, s’arrêtant dans les plantations pour dénoncer les injustices subies par les Noirs et les affranchis. Aucun coup de feu, aucune effusion de sang. Juste la clameur d’une révolte muette, résolue, nourrie par l’espoir d’un droit plus juste, même si venu d’un empire colonial concurrent.
Cette scène, pourtant saisissante, n’apparaît dans aucun manuel scolaire. Son protagoniste, Jean Kina, reste une figure effacée de la mémoire historique, coincée entre les ombres plus lumineuses de Toussaint Louverture, Dessalines ou Christophe. Et pourtant, son parcours défie toutes les catégorisations : esclave devenu chef de guerre, contre-révolutionnaire puis insurgé anticolonial, agent double entre Français et Britanniques, Kina incarne la complexité des trajectoires afro-descendantes en pleine tourmente révolutionnaire.
Pourquoi cet homme, à la fois stratège de terrain et meneur politique, n’a-t-il pas trouvé sa place dans les récits dominants de la Révolution haïtienne ? Était-ce la nature ambiguë de ses alliances ? Ou le fait qu’il ait servi des intérêts opposés à ceux de l’indépendance haïtienne avant d’en partager les revendications profondes ?
Nofi propose de revisiter l’histoire de Jean Kina avec une grille de lecture décoloniale, en reconstituant les multiples couches de son engagement. Il ne s’agit pas de réhabiliter un héros, mais de redonner voix à un homme qui, dans un monde en feu, n’a jamais cessé de se battre debout.
Les débuts de Jean Kina : milicien noir au service des colons
À la veille de la Révolution haïtienne, Saint-Domingue est la colonie la plus lucrative de l’Empire français ; et aussi la plus explosive. Dans cette société à la hiérarchie raciale rigide, les tensions s’accumulent. Les Blancs dominent politiquement et économiquement, les libres de couleur réclament l’égalité des droits, et les esclaves, majoritaires, vivent dans une brutalité quotidienne.
C’est dans ce contexte inflammable que Jean Kina, encore esclave, entre en scène. Originaire de la région de la Grand’Anse, il est enrôlé par les planteurs blancs dans une milice d’esclaves armés, constituée pour réprimer les soulèvements des gens de couleur libres. L’ironie est amère : on mobilise les opprimés pour mater d’autres opprimés, dans un jeu de division et de manipulation typique du système colonial.
Kina n’est pas un cas isolé. Face aux révoltes de 1790-91, plusieurs milices noires sont créées pour protéger les propriétés blanches. Leur promesse implicite : des récompenses, parfois une émancipation, en échange de la fidélité. Mais dans cette équation, la loyauté n’est jamais absolue.
Pour Jean Kina, cette période marque le début d’une trajectoire stratégique : il comprend très tôt les règles du jeu colonial et s’y insère non pas par adhésion, mais par opportunisme de survie. En maniant les armes au service des maîtres, il acquiert une connaissance précieuse du terrain, des tactiques, des hommes. Il apprend aussi que dans un monde en guerre, celui qui sait manier la violence peut devenir indispensable ; donc négociable.
Loin de le figer dans la posture du « traître », cette phase révèle déjà une conscience pragmatique de la complexité politique : pour un esclave, toute action armée peut être à la fois collaboration et révolte en devenir.
De l’Empire britannique à la guerre irrégulière
Lorsque les troupes britanniques débarquent à Saint-Domingue en 1793, leur objectif est clair : profiter du chaos révolutionnaire pour affaiblir la France républicaine et récupérer une colonie aussi précieuse que stratégique. Pour cela, ils cherchent des alliés locaux, notamment parmi les planteurs royalistes et les esclaves révoltés. Dans ce jeu d’alliances mouvantes, Jean Kina se rallie aux Anglais, qui reconnaissent rapidement en lui un atout militaire majeur.
Il est nommé colonel dans l’armée britannique, un rang exceptionnel pour un homme noir (fût-il ancien esclave) dans une armée impériale. Cette nomination n’est pas philanthropique : elle témoigne du respect pragmatique que lui vouent ses supérieurs britanniques. Kina n’est pas seulement un homme armé, c’est un chef de terrain, un connaisseur des zones forestières, un meneur d’hommes redoutable.
Contrairement aux batailles en rangs serrés à l’européenne, Kina pratique la guerre de brousse, typique des zones montagneuses et inaccessibles de Saint-Domingue. Embuscades, harcèlement, connaissance du terrain : il applique des techniques de combat issues à la fois de son vécu dans la colonie et des logiques de résistance populaire.
Cette guerre irrégulière, que les Européens méprisent d’abord, devient un cauchemar stratégique pour leurs armées traditionnelles. Elle offre à Kina une forme de supériorité, de maîtrise tactique, et surtout une autonomie rare. Sur le terrain, il n’est plus l’ancien esclave enrôlé, mais un commandant écouté, respecté, efficace.
Mais à qui sert-il vraiment ? À l’empire britannique ? À lui-même ? À l’espoir d’un renversement d’ordres injustes ? En réalité, Jean Kina incarne cette génération d’acteurs politiques noirs qui naviguent dans les interstices de deux empires en guerre, non pour les servir, mais pour s’en servir, au gré des opportunités.
Entre deux empires : complots, alliances et double-jeu
À la suite de l’évacuation des troupes britanniques de Saint-Domingue, Jean Kina est invité à Londres. Ce passage dans la métropole impériale est plus qu’un simple exil : c’est une reconnaissance. À Whitehall, il rencontre des fonctionnaires du gouvernement, mais aussi des planteurs français émigrés, intéressés par ses réseaux et son influence dans les colonies.
Parmi les intrigues auxquelles il est mêlé figure un épisode digne d’un roman noir : un projet, soutenu par Pierre Victor Malouet, pour enlever les fils de Toussaint Louverture, alors scolarisés en France. L’idée est claire : utiliser les enfants comme leviers de chantage politique contre leur père, devenu figure dominante de Saint-Domingue. Kina, proche du terrain, aurait été l’homme parfait pour mener cette opération. Elle échouera, mais témoigne du double-jeu permanentauquel il est associé.
Après son passage à Londres, Jean Kina est envoyé à la Martinique, colonie française alors occupée par les Britanniques. Il y épouse Félicité-Adelaïde Quimard, une femme libre de couleur ; un détail qui souligne son intégration progressive dans les réseaux créoles affranchis, souvent moteurs des mouvements politiques locaux.
Mais la Martinique n’est pas un havre de paix. En décembre 1800, Jean Kina mène une insurrection pacifique contre les autorités locales, accusées de vouloir renforcer les lois restreignant les manumissions. À la tête d’une trentaine d’hommes, il traverse les campagnes, ralliant des soutiens et protestant au nom des libres de couleur et des esclaves. Son message ? La loi britannique comme protection contre les abus blancs. Il arbore même une bannière où est inscrit : « La Loi Brittanique » ; un symbole à la fois provocateur et stratégique.
Loin d’être une émeute, ce soulèvement est une démonstration politique, un appel au respect des droits fondamentaux. Son traitement par les autorités britanniques (ni répression, ni procès, mais un exil discret) montre à quel point Jean Kina est devenu un acteur diplomatique autant qu’un rebelle.
La répression douce et l’exil pénal
Le 6 décembre 1800, au matin, les forces britanniques et miliciennes de la Martinique, sous le commandement du colonel Frederick Maitland, encerclent les hommes de Jean Kina. Pourtant, au lieu de la répression violente que la logique coloniale rendrait attendue, Maitland fait un choix inattendu : il offre l’amnistie aux insurgés en échange de leur reddition.
Pourquoi cette clémence ? D’abord, Kina n’a pas versé de sang. Ensuite, Maitland, conscient de la légitimité des revendications des libres de couleur, redoute un embrasement généralisé si la révolte était matée dans le sang. Enfin, il connaît Kina ; ses talents, son influence, sa complexité. L’écraser, c’est potentiellement perdre un atout utile dans les futurs rapports de force coloniaux.
Kina accepte l’offre. Ses hommes déposent les armes. Pas de procès, pas d’exécution. Mais la confiance, elle, est rompue.
Plutôt que d’être jugé localement, Jean Kina est déporté à Londres, où il est incarcéré à Newgate Prison sous l’Aliens Act de 1793, une loi visant les étrangers considérés comme dangereux ou subversifs.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Avec la Paix d’Amiens (1802), qui suspend brièvement les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, Kina est libéré et retourne en France. Un espoir de liberté ? Non. Il est de nouveau emprisonné, cette fois dans un lieu hautement symbolique : le Fort de Joux, là même où est incarcéré Toussaint Louverture.
À ses côtés, son propre fils, Zamor, subit également l’enfermement. Le parallèle est frappant : deux figures noires majeures de l’insurrection caribéenne enfermées dans la même forteresse glacée du Jura. L’un est devenu héros national, l’autre reste un nom oublié.
Cette double incarcération marque le prix de l’ambiguïté politique : ni loyaliste, ni pleinement révolutionnaire, Kina est un homme que les empires préfèrent neutraliser plutôt que reconnaître.
Dernier acte : de la cellule à l’armée impériale
En août 1804, Jean Kina et son fils Zamor sont finalement libérés du Fort de Joux, quelques mois après la mort de Toussaint Louverture dans cette même prison. Aucun hommage, aucune reconnaissance officielle. Mais une offre : intégrer l’Armée d’Italie non comme soldats décorés, mais comme charpentiers, c’est-à-dire travailleurs manuels pour l’effort militaire napoléonien.
Cette affectation semble mineure, voire humiliante. Pourtant, elle illustre une réalité brutale : à l’heure où l’Empire français se recompose et où Haïti proclame son indépendance, les hommes comme Kina (ni totalement ralliés à l’idéologie impériale, ni assimilables aux figures héroïques de l’insurrection) sont utilisés puis relégués, souvent sans voix.
Les archives se taisent après cette dernière mention. On ne sait ni quand ni comment Jean Kina meurt. Aucune trace militaire ne documente son activité au sein de l’armée impériale. Son nom disparaît, avalé par l’Histoire.
Et pourtant, cet effacement est en soi révélateur. Il dit tout du sort réservé à ceux qui n’entrent pas dans les récits simplificateurs : les « bons » révolutionnaires d’un côté, les traîtres ou les colons de l’autre. Jean Kina n’est ni l’un ni l’autre. Il est un acteur mobile, stratégique, parfois contradictoire, mais profondément ancré dans son époque et ses luttes.
Il est aussi l’exemple d’un homme noir autonome, maniant la politique comme l’art militaire, dont la mémoire dérange les narrations linéaires. En cela, son oubli n’est pas une coïncidence : c’est un choix historique structuré par le racisme, l’impérialisme et la peur de la nuance.
Jean Kina, figure de la complexité post-esclavagiste
L’histoire de Jean Kina échappe aux cases. Elle dérange parce qu’elle oblige à sortir des mythes réconfortants : celui du révolutionnaire pur ou du traître servile, du héros noir inaltérable ou du suppôt de l’Empire. Elle révèle une vérité plus crue : dans le tumulte colonial, les trajectoires des Noirs insurgés sont souvent ambivalentes, stratégiques, parfois contradictoires ; mais toujours humaines.
Kina fut esclave, chef de milice, colonel britannique, conspirateur, insurgé, prisonnier, artisan. Il a négocié, résisté, cédé, tenté, reculé. Non par faiblesse, mais parce qu’il évoluait dans un monde de trahisons multiples, d’alliances instables, d’empires en guerre, de révolutions trahies. Et dans ce monde, il a tenu debout.
Réhabiliter Jean Kina, ce n’est pas simplement ajouter un nom à une fresque déjà trop longue. C’est redonner une voix à tous ces acteurs noirs de la révolution caribéenne dont les parcours ne cadraient pas avec les récits officiels. C’est affirmer que la complexité n’est pas une trahison de la cause, mais une richesse historique. C’est, surtout, rappeler que les luttes afro-descendantes ont produit bien plus que des héros glorifiés : elles ont produit des tacticiens, des penseurs, des hommes et femmes capables de naviguer au cœur des contradictions de leur temps.
En ces temps de réécriture mémorielle, Jean Kina mérite qu’on se souvienne de lui non pas malgré sa complexité, mais à cause d’elle.
Du XIXe au XXe siècle, l’Europe et l’Amérique ont organisé des expositions où des femmes, des hommes et des enfants non-européens étaient mis en cage, scrutés, humiliés dans des zoos humains. Retour sur cette pratique coloniale au croisement du racisme scientifique, de l’exploitation économique et de la propagande impérialiste.
Zoos humains ou quand l’Occident exhibait les corps noirs
En septembre 1906, les visiteurs du zoo du Bronx à New York se pressent devant une cage inhabituelle. À côté d’un chimpanzé et d’un orang-outan, un jeune homme est assis, silencieux, vêtu d’un pagne. Il s’appelle Ota Benga. Il vient du Congo, a 23 ans, et il est exposé comme une curiosité vivante, un « chainon manquant » entre l’homme et le singe. Le directeur du zoo justifie cette scène par des prétentions scientifiques, tandis que le public ricane, s’interroge ou s’indigne. L’humiliation est totale. La déshumanisation, assumée.
Cet épisode glaçant n’est pas un cas isolé. De Paris à Osaka, d’Anvers à Saint-Louis, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exhibés dans des « zoos humains », aussi appelés expositions ethnologiques. Le principe ? Faire défiler devant les yeux occidentaux des « sauvages » venus des colonies, présentés comme des spécimens primitifs, souvent enchaînés à des stéréotypes raciaux ou culturels. Des villages entiers furent reconstitués pour mettre en scène cette prétendue « altérité radicale ». Le public venait voir, juger, comparer. Et croire, au fond, en la supériorité de l’homme blanc.
Ces pratiques ont longtemps été niées, minimisées ou effacées des mémoires collectives. Pourtant, elles ont contribué à forger un imaginaire raciste profondément ancré dans les sociétés occidentales. En déconstruisant l’histoire des zoos humains, il ne s’agit pas seulement de dénoncer un passé honteux. Il s’agit aussi de comprendre comment le regard colonial s’est construit, comment il perdure parfois sous des formes insidieuses, et comment la mémoire afrodescendante peut – et doit – se réapproprier son histoire.
À travers une enquête rigoureuse et une approche décoloniale, Nofi explore les origines, les logiques, les mises en scène et les conséquences durables des zoos humains. Parce que se souvenir, c’est aussi résister.
Genèse des expositions humaines
Longtemps avant l’institutionnalisation des zoos humains à l’ère coloniale, l’Occident avait déjà pour habitude de capturer l’exotisme. Dans le Tenochtitlan précolombien, l’empereur Moctezuma rassemblait des êtres humains aux caractéristiques atypiques (albinos, bossus, nains) dans une ménagerie censée refléter l’ordre cosmique. En Europe, les puissants de la Renaissance se livraient à des exhibitions de personnes « étrangères », comme autant de trophées vivants symbolisant leur puissance sur le monde.
Ainsi, au XVIe siècle, le cardinal Hippolyte de Médicis entretenait un cortège d’individus venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, exposés aux visiteurs de son palais à Rome. Ces pratiques mêlaient fascination, exotisation et hiérarchisation implicite. Elles posaient déjà les bases d’un regard racialisant, dans lequel la différence devenait spectacle, et l’altérité, objet de pouvoir.
Avec l’entrée dans le XIXe siècle, la curiosité se transforme en propagande. Le développement des empires coloniaux coïncide avec l’essor de l’anthropologie raciale, qui prétend classer les humains comme on classerait des espèces animales. La pseudo-science vient légitimer l’entreprise coloniale : les colonisés sont « inférieurs », donc il est justifié (sinon noble) de les civiliser de force.
Les expositions universelles deviennent alors des vitrines idéologiques. Il ne s’agit plus seulement de montrer l’Autre : il faut prouver qu’il est inférieur, bestial, paresseux, « naturellement » subalterne. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure clé de Carl Hagenbeck, marchand d’animaux devenu entrepreneur du « spectacle ethnique ». En 1874, il organise en Allemagne l’une des premières exhibitions de peuples « exotiques » : les Samis, puis les Nubiens, les Inuits, les Somaliens. Son idée ? Recréer un décor pseudo-authentique, mêlant huttes, danses, animaux sauvages et objets artisanaux, pour offrir au public européen une « expérience immersive »… de l’altérité.
Loin d’être marginales, ces initiatives connaissent un succès colossal. Les foules se pressent par millions. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques deviennent des réserves humaines à ciel ouvert. Ces mises en scène ne sont pas neutres : elles renforcent l’idée que les colonisés sont restés figés dans une époque primitive, incapables de progrès sans la tutelle de l’Europe.
Ainsi, les zoos humains ne relèvent pas seulement du spectacle. Ils sont une arme culturelle au service de la domination. Une manière de dire : « Regardez-les. Ils ont besoin de nous. »
Une mise en scène orchestrée de la hiérarchie raciale
Le zoo humain de Tervuren (1897). HP.1946.1058.1-32, collection MRAC Tervuren ; photo A. Gautier, 1897
Les zoos humains ne se contentaient pas de montrer des êtres humains : ils les inséraient dans des décors scénarisés, soigneusement conçus pour valider l’imaginaire colonial. Des « villages nègres » aux « hameaux malgaches », tout était mis en œuvre pour donner l’illusion d’une immersion. Les huttes en terre battue, les danses « tribales », les rituels improvisés n’étaient pas des démonstrations authentiques : c’étaient des performances dictées par des organisateurs occidentaux, souvent à des milliers de kilomètres de la réalité culturelle des peuples exposés.
Zoo humain : tisserand adouci du Gabon à l’Exposition universelle de 1889. Gravure dans « Le Journal de la jeunesse »
La fiction prenait le pas sur l’humain. À l’Exposition universelle de Paris en 1889, 400 personnes venues des colonies françaises furent exhibées comme attraction centrale. À Bruxelles, en 1897, un « village congolais » fut installé à côté du Palais des Colonies, décoré de palmiers, de tam-tams, et d’une rivière artificielle. Cette mise en scène visait un seul objectif : naturaliser l’idée que les Africains appartiennent à un univers sauvage, archaïque, et qu’ils doivent donc être civilisés.
Ces expositions n’étaient pas seulement des divertissements. Elles se voulaient pédagogiques ; et c’est là que le racisme se fait science. Dans ces « foires à l’humain », anthropologues, médecins, craniologues et zoologues se succédaient pour mesurer, photographier, classifier les corps. Les Noirs étaient comparés aux grands singes, les « pygmées » étaient étudiés comme des anomalies évolutives.
« La Belle Hottentote », illustration des zoos humains.
La scène est bien connue : à Paris, Saartjie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », fut exhibée nue sous prétexte scientifique, avant que son cadavre ne soit disséqué et exposé au Musée de l’Homme. Son corps, comme celui de tant d’autres femmes noires, fut réduit à un objet de fantasme racial et sexuel, entre fascination bestiale et condescendance exotique.
Les zoos humains n’étaient pas de simples bizarreries sociales : ils constituaient une industrie à part entière. Les organisateurs (forains, directeurs de zoo, administrateurs coloniaux) réalisaient d’immenses profits. À la Foire de Saint-Louis (1904), plus de 1 100 Philippins furent exposés, générant des recettes faramineuses et renforçant l’idéologie expansionniste américaine après la guerre hispano-philippine.
Le zoo humain du Retiro ( photo : Ministère de la Culture)
Le succès était tel que certains dirigeants en faisaient un levier de propagande. En Espagne, la reine régente Maria Cristina de Habsbourg installa un zoo humain permanent dans le parc du Retiro à Madrid. À Paris, la fréquentation du Jardin d’acclimatation doubla grâce aux expositions ethnographiques. Les corps racisés étaient devenus des produits de consommation culturelle, des marchandises à la fois pittoresques, rentables, et idéologiquement utiles.
L’Afrique, grande victime des zoos humains
Parmi tous les continents ciblés par les expositions ethniques, l’Afrique noire fut sans conteste la plus exploitée, la plus stigmatisée, et la plus caricaturée. Aux yeux de l’Occident impérial, elle incarnait l’archétype du « sauvage », à la fois fascinant et repoussant. Le succès colossal des « villages africains » en Europe repose sur cette représentation fantasmatique, façonnée à dessein.
À Bruxelles, en 1897, un village congolais fut aménagé à Tervuren avec plus de 250 personnes amenées depuis l’État indépendant du Congo, propriété privée du roi Léopold II. Censés représenter l’« authenticité africaine », ces hommes, femmes et enfants furent installés dans des cases sommaires, exposés au froid européen, contraints de mimer leur quotidien sous le regard des visiteurs. Au moins sept d’entre eux moururent pendant l’exposition. À Paris, en 1889, le « village nègre » attira près de 28 millions de visiteurs.
À Madrid, en 1887, l’Espagne exhiba dans le parc du Retiro des Igorots des Philippines comme preuves de la mission civilisatrice espagnole. L’Afrique, bien qu’infiniment diverse dans ses cultures, était réduite à un décor figé, une allégorie unique de l’archaïsme et de l’infériorité.
Au-delà des spectacles, les zoos humains façonnaient une iconographie toxique, qui allait imprégner durablement la culture occidentale. Cartes postales, affiches, brochures, objets souvenirs : le corps noir devenait image, symbole d’une humanité réduite à sa corporalité, à sa supposée animalité.
Les photographies prises lors de ces événements n’avaient rien d’innocent. Elles étaient soigneusement cadrées pour souligner la nudité, l’étrangeté des coiffures, la brutalité perçue des regards. L’objectif ? Créer une distance irréductible entre l’Européen et l’Africain, justifiant moralement la domination.
Ce regard racialisé allait influencer non seulement l’art et la littérature, mais aussi l’enseignement, la politique, et même la publicité. L’homme noir ne devenait pas seulement un « autre » : il devenait l’antithèse de la modernité occidentale.
Résistances, dénonciations et déconstruction
Si l’histoire officielle a longtemps effacé les souffrances des victimes des zoos humains, des voix se sont pourtant élevées très tôt. En 1906, alors qu’Ota Benga est exhibé au zoo du Bronx, une coalition de pasteurs noirs new-yorkais mène une campagne acharnée contre l’humiliation publique. Le révérend James H. Gordon dénonce un « affront à toute la race noire », affirmant :
« Nous sommes déjà assez opprimés pour ne pas être comparés à des singes dans une cage. »
Malgré l’indifférence des autorités, cette protestation est l’un des premiers actes de résistance publique contre la déshumanisation coloniale.
Au Japon, en 1903, lors de l’exposition d’Osaka, l’exposition d’Aïnous, de Koreans et de Formosans dans des pavillons « primitifs » provoque également l’indignation. Des intellectuels japonais et coréens, choqués par la mise en scène, dénoncent cette marchandisation raciste. La critique, si elle reste minoritaire à l’époque, s’organise au fil du temps.
En 1931, alors que la France triomphe avec sa gigantesque Exposition coloniale internationale de Paris, un petit événement dissident tente de rétablir l’équilibre : « La Vérité sur les colonies », organisée par le Parti communiste. Cette contre-exposition dénonce le travail forcé, les violences coloniales et l’exploitation humaine. Si elle n’attire qu’un faible public, elle marque un tournant dans la politisation du sujet.
Par ailleurs, certains artistes, ethnographes ou voyageurs plus lucides dénoncent dès la fin du XIXe siècle les logiques racistes des expositions. L’écrivain André Gide ou le journaliste Albert Londres, par exemple, publient des textes accablants sur la réalité de l’empire colonial français.
Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour qu’un réel travail de mémoire s’opère. Dans les années 1990 et 2000, des chercheurs comme Pascal Blanchard ou Nicolas Bancel remettent sur le devant de la scène l’histoire des zoos humains. Expositions itinérantes, documentaires, ouvrages, débats publics : peu à peu, l’oubli se fissure.
En 2011, l’exposition « Zoos humains : l’invention du sauvage », au musée du quai Branly, suscite un choc national. Pour beaucoup, c’est la première confrontation directe avec cette histoire volontairement occultée. Depuis, l’art, le théâtre et la recherche participent à une déconstruction active de ce passé, souvent avec une posture militante et décoloniale.
Héritages contemporains et relectures décoloniales
Si l’on croit parfois que les zoos humains appartiennent à un lointain passé, leur logique n’a pas totalement disparu. Certes, on ne met plus des personnes dans des cages aux côtés d’animaux. Mais l’idée selon laquelle certaines cultures sont « spectaculaires », « archaïques » ou simplement « autres » persiste dans nombre d’événements contemporains.
En 2005, le zoo d’Augsbourg, en Allemagne, organise une reconstitution d’un « village africain » avec de véritables artisans africains, des danses et des stands artisanaux… au milieu d’un zoo animalier. L’intention se voulait pédagogique, mais la symbolique était désastreuse. Même indignation en 2014, lorsque l’artiste sud-africain Brett Bailey présente sa performance Exhibit B à Londres et à Édimbourg, dénonçant les logiques des zoos humains à travers des mises en scène glaçantes de corps noirs statiques. Les représentations furent perturbées, voire annulées, face aux protestations de militants afrodescendants dénonçant une réactivation du traumatisme.
En parallèle, certains programmes de téléréalité, reportages touristiques ou publicités continuent d’instrumentaliser l’« exotisme » des populations non-occidentales, parfois dans une ambiance quasi-ethnographique, sans remise en question.
Face à ces relents de racisme visuel, de nombreux artistes, militants et intellectuels issus des diasporas africaines s’engagent pour retourner le regard. Films, performances, photographies, écriture : l’afrocentrisme s’impose comme une nécessité critique. Des œuvres comme The Couple in the Cage de Coco Fusco, ou Sauvages. Au cœur des zoos humains (documentaire de Pascal Blanchard), permettent de réinterroger cette histoire à travers les yeux de ceux qu’on a longtemps privés de regard.
La restitution des corps et des objets spoliés s’inscrit aussi dans cette dynamique. En 2002, après de nombreuses mobilisations, le corps momifié de l’homme connu comme le « Nègre de Banyoles » est rapatrié au Botswana, près de 170 ans après avoir été empaillé et exposé en Espagne.
L’une des grandes batailles reste celle de la transmission. Encore aujourd’hui, peu de manuels scolaires abordent sérieusement le sujet des zoos humains. Or, il s’agit d’un chapitre fondamental pour comprendre les fondements du racisme contemporain. Enseigner ces expositions, c’est dévoiler comment les hiérarchies raciales ont été fabriquées, diffusées, légitimées par des institutions politiques, scientifiques, culturelles.
Face à l’oubli organisé, les initiatives mémorielles se multiplient : expositions itinérantes, colloques, séminaires universitaires, projets pédagogiques… Souvent portés par des collectifs afrodescendants, ces efforts œuvrent à une réappropriation radicale de l’histoire.
Ce que les zoos humains disent de nous
Les zoos humains ne sont pas une anomalie de l’histoire : ils sont un révélateur. Ils dévoilent crûment ce que l’idéologie coloniale avait de plus insidieux ; sa capacité à déshumaniser au nom de la science, à divertir au nom de la civilisation, à dominer en prétendant éduquer. Ils témoignent d’un temps où l’homme noir, l’homme colonisé, l’homme « autre » n’était plus perçu comme sujet, mais comme objet à contempler, classer, consommer.
Ces expositions ne furent pas des actes isolés ou marginaux, mais une composante centrale de la machine impériale, où se sont croisés les intérêts économiques, les fantasmes racistes, et les ambitions politiques. Les corps exposés, qu’ils soient africains, asiatiques, polynésiens ou autochtones, nous rappellent une vérité douloureuse : l’humanité n’a pas toujours été attribuée à tous.
Mais il serait trop facile de reléguer ces pratiques au passé. L’héritage des zoos humains continue de hanter notre présent. Il se manifeste dans les stéréotypes culturels, dans les récits biaisés, dans l’inégalité des regards, dans les silences éducatifs. Et c’est précisément pourquoi en parler n’est pas un luxe, mais une urgence.
Revisiter cette histoire, c’est affronter un miroir dérangeant ; celui d’une civilisation qui, au nom de sa supériorité, a oublié sa propre humanité. C’est aussi une opportunité de rendre justice aux invisibles, de restituer la parole à ceux qu’on a réduits au silence, et de construire, pierre après pierre, une mémoire décolonisée.
L’enjeu n’est pas de culpabiliser, mais de réparer. Et pour réparer, il faut d’abord reconnaître. Se souvenir des zoos humains, c’est refuser de tolérer, sous une autre forme, leur résurgence. C’est affirmer haut et fort : plus jamais ça.
Alors que l’on commémore les indépendances africaines, un nom reste étrangement absent des récits officiels : celui de la guerre du Cameroun. Entre 1955 et 1971, une guérilla féroce a opposé les nationalistes de l’UPC aux forces françaises et à leurs alliés locaux. Arrestations massives, tortures, villages rasés, zones interdites : ce conflit, souvent qualifié de « guerre invisible », fut l’un des plus brutaux de la période post-coloniale. Voici son histoire, entre mémoire étouffée et vérité historique.
La guerre que la France a voulu effacer : comprendre la guerre du Cameroun (1955–1971)
« Cette nuit-là, ils ont encerclé le village en silence. Pas un chien n’a aboyé. Les fusils se sont mis à parler avant même que le coq ne chante. Moi, j’ai survécu parce que j’étais caché sous le plancher, avec mon petit frère. Mais quand je suis sorti… le village n’existait plus. »
— Témoignage d’André B., ancien maquisard de l’UPC, recueilli à Bafoussam en 2009.
Il est des guerres qui ne portent pas de nom. Des conflits qui n’ont jamais été déclarés, ni reconnus, ni même enseignés. Des affrontements aussi sanglants qu’effacés. La guerre du Cameroun en fait partie. Entre 1955 et 1971, une guérilla impitoyable a opposé l’Union des Populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste panafricain, à l’administration coloniale française d’abord, puis au pouvoir camerounais soutenu par Paris. Pendant près de deux décennies, la France a mené, dans l’ombre, l’une de ses plus longues guerres coloniales… sans jamais lui donner ce nom.
On parle ici de villages rasés à coups de napalm. De zones entières classées « interdites », bouclées et bombardées. De milliers de prisonniers politiques exécutés sans procès. De leaders nationalistes empoisonnés, fusillés, ou enterrés anonymement dans les forêts d’Afrique équatoriale. Une guerre dans laquelle les archives officielles ont longtemps été verrouillées, les témoins bâillonnés, les survivants réduits au silence.
Dans les manuels scolaires français comme camerounais, cette période reste floue, reléguée à quelques lignes, quelques formules vagues. On parle de « troubles », de « rébellion », de « pacification ». Rarement de guerre. Jamais d’occupation. Presque jamais de responsabilité.
Pourtant, cette guerre a été le théâtre d’un affrontement fondamental entre deux visions du monde : d’un côté, celle d’un empire en déclin, s’accrochant à ses anciennes colonies en s’alliant à des élites locales dociles. De l’autre, celle d’hommes et de femmes qui rêvaient d’une indépendance réelle, populaire, radicale ; une indépendance qui ne se négocie pas, mais qui se conquiert.
Comprendre la guerre du Cameroun, c’est donc bien plus qu’un travail d’historien : c’est un acte de mémoire, de justice, de réparation. C’est déconstruire le mythe d’une décolonisation “paisible” en Afrique francophone. C’est remettre au centre du récit celles et ceux que l’histoire officielle a volontairement effacés.
Colonialisme, UPC et soif d’indépendance (1922–1955)
Pour comprendre la guerre du Cameroun, il faut remonter au cœur d’un mensonge historique : celui d’un pays qui n’aurait jamais été une colonie comme les autres. En 1919, après la défaite allemande lors de la Première Guerre mondiale, le territoire camerounais est confié à la France et au Royaume-Uni sous forme de mandats de la Société des Nations1. Une tutelle censée préparer les populations à l’autonomie, mais qui, dans les faits, reproduit et durcit les logiques de domination coloniale.
Sous mandat français, le Cameroun devient un laboratoire colonial moderne : grands travaux, cultures d’exportation, monopoles commerciaux… et exploitation systémique des ressources comme des corps. Le Code de l’indigénat y est appliqué avec brutalité. Travaux forcés, impôts écrasants, déplacements massifs de populations et ségrégation raciale marquent la vie quotidienne. À cela s’ajoute une violence symbolique : la négation de toute capacité politique ou intellectuelle des Africains.
Mais les temps changent. En 1945, la Seconde Guerre mondiale a ébranlé l’arrogance impériale. Des soldats africains ont combattu et parfois versé leur sang pour la France libre. Les indépendances indiennes (1947), les mouvements nationalistes en Afrique du Nord, la création de l’ONU… tout pousse à croire qu’un vent nouveau souffle sur les empires.
C’est dans ce contexte que naît en 1948 l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Menée par une génération éduquée, militante et panafricaniste (Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Marthe Moumié, Ossendé Afana) l’UPC refuse les demi-mesures. Ses mots d’ordre sont clairs : indépendance immédiate, réunification des Cameroun oriental et occidental, souveraineté populaire, lutte contre la corruption coloniale.
L’UPC ne se contente pas de discours. Elle crée des écoles, des cliniques, organise des manifestations pacifiques, structure des coopératives. Surtout, elle touche les masses rurales comme urbaines. En quelques années, elle devient le principal vecteur d’espoir d’une indépendance réelle, au grand dam des autorités coloniales françaises qui y voient une menace “subversive”.
Dès 1953, l’étau se resserre. Les militants sont surveillés, les meetings interdits, les journaux censurés. En mai 1955, sous prétexte de “troubles à l’ordre public”, l’UPC est dissoute par décret du gouvernement français. Ses leaders entrent en clandestinité. Les maquis commencent à s’organiser. La guerre est en germe. Et c’est la France qui, la première, a préféré la répression à la négociation, la force à la démocratie.
1955 : la guerre éclate, mais on ne la nomme pas
Le 25 mai 1955, un décret tombe à Paris : l’Union des Populations du Cameroun (UPC) est dissoute. En quelques mots, l’État colonial raye de la carte le principal mouvement indépendantiste camerounais. Pour les autorités françaises, l’UPC n’est plus un parti politique : c’est désormais une “organisation subversive”, à neutraliser.
Le feu couvait. Il explose. Dans les jours qui suivent, des soulèvements éclatent à Douala, puis à Nkongsamba, Edea, Yaoundé. Les manifestants brandissent des pancartes : “Non à l’asservissement !”, “Indépendance immédiate !”. Des commissariats sont pris pour cible, des bâtiments incendiés. La répression est immédiate : les forces coloniales ouvrent le feu à balles réelles2.
Mais les insurgés sont déterminés. Dans les régions Bassa et Bamiléké, les militants entrent en clandestinité. Des cellules se forment dans les forêts, les collines, les quartiers populaires. C’est le début d’une guérilla que l’État français refuse de nommer. Car appeler ce conflit une “guerre”, ce serait reconnaître que le Cameroun est un pays occupé et que ses habitants sont en droit de se libérer.
Alors, on ment. À Paris, on parle de “troubles sporadiques”. Les ministres minimisent. Les journaux français, muselés, évoquent une “poussée de banditisme”. Dans les coulisses, pourtant, l’État-major colonial met en place une logistique militaire massive : renforts de troupes, aviation, blindés, contre-insurrection. La guerre est là, mais dans le secret.
Des villages entiers sont encerclés, bombardés, brûlés. Les femmes, les enfants, les vieillards ne sont pas épargnés. À Nkondjock, à Boumnyébel, à Bafang, les soldats rasent les hameaux, violent, torturent, exécutent. Le napalm est utilisé. Des camps d’internement sont installés dans les savanes du Nord. On supprime sans témoin.
Le langage administratif devient un écran de fumée : les morts sont des “éléments hostiles neutralisés”. Les maquisards, des “hors-la-loi”. Les villages bombardés ? “Des repaires terroristes.”
À l’époque, les termes « maintien de l’ordre », « pacification », « opérations de nettoyage » camouflent des crimes de guerre.
Mais le peuple camerounais, lui, comprend ce qui se joue. Ce n’est plus seulement une lutte pour l’indépendance : c’est une guerre de libération, menée contre un empire qui veut sauver ses derniers bastions à tout prix.
Une guerre secrète : espionnage, torture, contre-insurrection
La guerre du Cameroun ne se mène pas seulement dans les forêts ou les villages. Elle se joue aussi dans l’ombre, dans les sous-sols des casernes, dans les cellules insonorisées, dans les plis opaques des télégrammes codés. En l’absence de reconnaissance officielle, la France organise une guerre parallèle, sans témoin ni limite : une guerre de l’ombre.
Dès 1957, les services secrets français prennent la main. Le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) installe un réseau d’agents à Douala, Yaoundé, Nkongsamba. On infiltre les syndicats, les églises, les villages. Les militants de l’UPC sont pistés, fichés, piégés, parfois éliminés. La dénonciation devient arme politique. La peur, un moyen de contrôle.
L’armée française applique une doctrine testée en Indochine puis perfectionnée en Algérie : la guerre contre-insurrectionnelle3. Une guerre qui ne vise pas seulement les combattants, mais l’environnement social tout entier : paysans, femmes, intellectuels, griots, enseignants, commerçants. L’UPC est à abattre jusque dans les esprits.
« Un bon maquisard est un maquisard mort, et son silence est plus utile que ses cris. »
– Extrait d’un rapport militaire français classifié, 1959.
Dans les casernes de Yaoundé, Bafoussam ou Douala, les témoignages évoquent l’indicible : prisonniers électrocutés, pendus par les pieds, forcés à creuser leur propre tombe, femmes violées en public pour briser le moral des maquis. Des Français présents sur place, comme le médecin militaire Pierre Messmer ou le commandant Aussarresses, n’ont jamais été inquiétés. Au contraire, certains de ces officiers poursuivront ensuite de brillantes carrières politiques.
Pour masquer les bavures, on déplace les populations, on construit des “villages stratégiques” pour couper l’UPC de son soutien. C’est une logique de quadrillage, de contrôle psychologique, d’asphyxie sociale.
Et surtout, tout est nié. La France, pays des droits de l’homme, n’a jamais reconnu avoir torturé au Cameroun. Aucune commission officielle. Aucun procès. Aucune indemnisation.
Mais les traces sont là. Dans les rares archives déclassifiées. Dans les témoignages de survivants. Et dans les paysages : certaines zones rurales sont encore appelées “les terres rouges”, tant le sang y a coulé, mêlé à la latérite.
L’assassinat d’Um Nyobè : quand un homme devient une cible d’État
Il marchait pieds nus, portait une bible et un carnet de notes. Il parlait le bassa avec les paysans, le français avec les missionnaires, l’anglais avec les délégués de l’ONU. Ruben Um Nyobè, le “Mpodol” (« celui qui porte la parole ») fut bien plus qu’un leader politique : il fut la voix d’un Cameroun libre, panafricain et digne.
En exil intérieur depuis 1955, traqué depuis la dissolution de l’UPC, Um Nyobè n’a jamais levé une arme. Il croyait à la force de la parole, à la résistance intellectuelle, au pouvoir de la mobilisation populaire. Entre 1952 et 1955, il adresse plusieurs mémoires à l’ONU, dénonçant les exactions françaises, le déni démocratique et les violences coloniales au Cameroun. À New York, ses mots claquent :
« La colonisation est une entreprise de pillage, de haine et d’humiliation. »
Ces discours inquiètent. Irritent. Et surtout, éveillent la solidarité internationale. Pour la France, c’est un affront. Pour ses autorités coloniales, c’est une menace. Dans les rapports secrets de la gendarmerie française, Um Nyobè devient “l’élément à neutraliser par tous moyens.”
Le 13 septembre 1958, dans les forêts de Boumnyébel, il est localisé. L’armée française encercle son groupe, ouvre le feu. Um Nyobè meurt criblé de balles, sans procès, sans mandat, sans témoin. Son corps est laissé sans sépulture pendant plusieurs jours, interdit d’enterrement religieux ou public.
“Enterrez-le comme un chien.”
— Ordre donné par un officier français, selon un témoignage local.
Mais les mots du Mpodol ne sont pas morts. Bien au contraire. Dans les villages, on continue de murmurer ses discours, de transmettre ses écrits. L’assassinat d’Um Nyobè marque un tournant dans la guerre : il révèle que la France, censée accompagner les peuples vers la liberté, préfère abattre les leaders plutôt que dialoguer.
Et surtout, ce crime d’État ne sera jamais reconnu4. Jusqu’à ce jour, l’assassinat de Ruben Um Nyobè n’a fait l’objet d’aucune enquête judiciaire. Ni en France, ni au Cameroun.
Bamiléké : la population cible d’une “guerre sale”
Si l’on devait cartographier l’horreur de la guerre du Cameroun, le pays bamiléké serait taché de sang. De Bafoussam à Dschang, de Bangangté à Mbouda, les collines résonnent encore du fracas des balles, des cris des suppliciés, des silences des charniers. C’est là que la guerre fut la plus féroce. Et la plus dissimulée.
À partir de 1959, la guérilla upéciste se réorganise dans l’Ouest. Mais très vite, la répression française prend une tournure ethnique. Les populations bamiléké, suspectées de soutenir les maquisards, deviennent des cibles collectives. L’armée coloniale, puis l’armée camerounaise post-indépendance, appliquent une logique d’épuration ethno-politique5.
Des villages entiers sont encerclés, puis incendiés. Les habitants (femmes, enfants, vieillards) sont rassemblés, puis fusillés. On jette les corps dans les puits, les fosses, les ravins.
À Bayangam, on parle de plus de 400 morts en une nuit.
À Bamendjou, le village est rasé après des jours de torture collective.
À Bandjoun, des écoliers sont raflés, puis portés disparus.
On parle de guerre. En réalité, c’est un massacre.
Un massacre couvert par le silence, entretenu par la terreur. Car les survivants savent : parler, c’est risquer sa vie.Dans les années 1960, même après l’indépendance, la chasse aux “rebelles” continue. Les autorités camerounaises, alliées à la France, poursuivent l’extermination, avec l’aide de mercenaires corses, de commandos français, de supplétifs locaux.
La population bamiléké paie un double prix : ethnique et politique. Être Bamiléké, c’est être potentiellement “upéciste”, donc “subversif”. Être upéciste, c’est être considéré comme un ennemi de l’État. Cercle mortel.
Un génocide à mots couverts ?
Le mot “génocide” n’a jamais été employé par les institutions françaises. Mais plusieurs chercheurs, dont Mongo Beti ou Thomas Deltombe, évoquent une entreprise de destruction ciblée. Les chiffres sont flous, car les archives ont été enfouies, détruites, censurées. Pourtant, des rapports confidentiels de l’armée française de l’époque parlent de “pacification par terreur”, de “zones à neutraliser”, de “concentration forcée des populations”.
Les “villages de regroupement” deviennent des camps de contrôle. On affame, on isole, on brise les liens sociaux. Des maladies se répandent. Le tissu ancestral bamiléké est méthodiquement désagrégé.
L’indépendance sous tutelle : Ahidjo, Paris et la traque des résistants (1960–1971)
Le 1er janvier 1960, le Cameroun accède à l’indépendance. Mais les fusils ne se taisent pas. Ils changent simplement de main. Car à peine la souveraineté proclamée, un nouveau pouvoir se met en place, avec l’aval de Paris : celui d’Ahmadou Ahidjo. Officiellement, le pays est libre. En vérité, il entre dans l’ère de la “françafrique sécuritaire.”
Musulman peulh du Nord, ancien fonctionnaire loyal de l’administration coloniale, Ahidjo a été modelé par les cadres français. Il rassure : il ne remet pas en cause les accords économiques, ni la présence militaire. En échange, Paris lui laisse les coudées franches pour pacifier le pays… à sa manière6.
Dès 1960, il fait adopter une Constitution autoritaire, puis interdit tous les partis politiques d’opposition. L’UPC, encore en résistance armée, est classée “terroriste”. Le pouvoir concentre tous les moyens dans la traque des maquisards.
Entre 1960 et 1971, les maquis sont pourchassés comme s’ils étaient des ennemis étrangers. Des villages entiers sont encerclés, les maquisards torturés, exécutés sommairement, exposés sur les places publiques comme avertissements.
Les figures de la résistance tombent les unes après les autres :
Félix-Roland Moumié, empoisonné au polonium à Genève en 1960 par un agent français.
Ernest Ouandié, capturé, jugé sommairement et fusillé publiquement à Bafoussam en 1971.
Abel Kingué, arrêté et torturé à mort à Yaoundé.
Ndongmo, évêque de Nkongsamba, soupçonné de sympathie upéciste, exilé au Vatican.
Le nouveau pouvoir, pourtant “africain”, poursuit la même logique coloniale : écraser, dissimuler, réécrire.
La France n’est pas spectatrice : elle continue de former les militaires camerounais, fournit armes, conseillers, budgets. Les officiers français, comme le colonel Jean Lamberton, participent directement aux opérations. On parle désormais de “l’indépendance sous surveillance.”
En 1961, la signature des “accords de coopération” entre Paris et Yaoundé scelle la vassalisation officielle : contrôle des ressources, encadrement militaire, appui diplomatique… et silence sur les crimes passés.
Dans les manuels scolaires, Um Nyobè est rayé. L’UPC est diabolisée. Aucun monument ne célèbre les résistants morts pour la vraie indépendance. Les enfants camerounais grandissent dans une mémoire amputée, où les vrais héros sont présentés comme des ennemis.
L’État camerounais devient le gardien local d’une paix coloniale travestie. Les mots « guerre d’indépendance » restent absents du vocabulaire officiel jusqu’à aujourd’hui.
Mémoire confisquée, vérité en marche
Il n’y a pas de monument pour les morts de la guerre du Cameroun. Pas de date nationale de commémoration. Pas de pardon. Et longtemps, pas de mots.
De 1955 à 1971, une guerre coloniale a ravagé un pays, brisé des familles, et abattu ses plus brillants leaders. Mais cette guerre fut dénommée “troubles”, “opérations de maintien de l’ordre”, “luttes tribales”… Tout, sauf ce qu’elle était : une guerre d’indépendance féroce, anticoloniale, afrocentrée et méthodiquement étouffée7.
Pendant des décennies, les survivants ont été réduits au silence. Les archives ont été classées, les historiens menacés, les témoins ignorés.
Pourtant, la vérité n’a pas disparu. Elle vit dans les récits oraux, dans les chants funéraires bamiléké, dans les silences pesants des aînés, dans les villages aux maisons noircies, dans les tombes anonymes. Et aujourd’hui, elle remonte à la surface.
Grâce au travail d’historiens, de journalistes, d’artistes, de familles de disparus, la mémoire de cette guerre sort peu à peu de l’oubli. Des documentaires émergent. Des livres sont publiés. Des militants réclament justice. Le voile se déchire.
Et ce dévoilement ne concerne pas que le Cameroun. Il interroge la France sur sa part d’ombre coloniale, sur la réalité de sa “mission civilisatrice”, sur l’héritage toxique de la Françafrique. Il interroge aussi l’Afrique elle-même : ses élites post-indépendance, ses silences, ses responsabilités dans la transmission de la mémoire.
Reconnaître cette guerre, c’est réparer l’histoire. C’est donner un nom aux morts. C’est nommer les bourreaux. C’est rappeler que l’indépendance ne s’est pas donnée : elle s’est arrachée.
Et que ceux qui l’ont arrachée méritent plus que le silence.
Un mandat est un territoire confié à une puissance coloniale par la Société des Nations (SDN) après 1919, avec pour mission d’accompagner son développement vers l’autonomie. Dans les faits, ces territoires sont gérés comme des colonies classiques, sans obligation réelle de rendre des comptes. Le Cameroun français reste ainsi un territoire dominé, sans statut d’égalité, jusqu’à son indépendance proclamée en 1960. ↩︎
En 1957, la France dispose de plus de 15 000 hommes sur le terrain camerounais. Les documents déclassifiés révèlent l’usage de bombardiers T-6 Texan, de grenades au phosphore, de lance-flammes, et d’agents de contre-insurrection formés en Algérie. Le napalm, utilisé au Vietnam, est testé dans les forêts camerounaises pour débusquer les maquisards. ↩︎
Avant l’Algérie, le Cameroun a été un terrain d’expérimentation pour l’armée française. Entre 1955 et 1960, les opérations de “maintien de l’ordre” incluent : – des interrogatoires sous la torture ; – la création de zones interdites avec couvre-feu total ; – l’utilisation de fausses lettres et de radio-maquis pour semer la confusion ; – le recrutement de mercenaires et milices camerounaises retournées contre leur propre population. Ce modèle sera ensuite appliqué en Algérie… puis exporté au Chili, au Vietnam, et ailleurs ↩︎
– Le rapport d’autopsie d’Um Nyobè n’a jamais été publié. – Les témoins affirment qu’il a été atteint de plus de 15 balles. – Le lieu de sa mort, Boumnyébel, est aujourd’hui considéré comme un site de mémoire, mais aucun monument officiel français ne le reconnaît. – Les archives militaires françaises relatives à l’opération du 13 septembre 1958 sont toujours classées. ↩︎
Avant 1955, la région bamiléké affichait une croissance démographique forte, avec des taux d’alphabétisation et de scolarisation élevés. Entre 1956 et 1971, plusieurs zones enregistrent des baisses soudaines et inexpliquées de population, selon les recensements coloniaux. En 2005, une mission parlementaire française évoque pour la première fois, sans suite judiciaire, des “zones d’exactions massives.” Aujourd’hui encore, aucune reconnaissance officielle de ces crimes de masse n’a été actée ni par la France, ni par l’État camerounais. ↩︎
– Le général De Gaulle qualifiait Ahidjo de “modèle de stabilité pour l’Afrique”. – La DGSE (ex-SDECE) a conservé une cellule “Afrique centrale” chargée d’informer et de conseiller les autorités camerounaises jusqu’à la fin des années 1980. – Aucun des responsables français impliqués dans la répression entre 1955 et 1971 n’a été poursuivi. – La France a reconnu des “violences”, mais jamais une guerre, encore moins des crimes d’État. ↩︎
– Plusieurs charniers non officiels ont été identifiés par des géologues et anthropologues dans l’Ouest Cameroun, mais non fouillés. – Les archives militaires françaises restent en grande partie inaccessibles. – Des études ADN pourraient permettre d’identifier certains résistants exécutés. – Un travail de vérité partagée franco-camerounais est toujours en attente. ↩︎
Un homme, une banderole, une vidéo amateur : le 3 mars 1991, Rodney King est passé à tabac par des policiers de Los Angeles. Filmée, cette scène a déclenché une onde de choc mondiale et provoqué des émeutes historiques. Pour Rodney King, symbole de la brutalité policière, la justice a trébuché ; mais l’Histoire, elle, s’est éveillée.
Né libre de couleur en Martinique, Joseph Serrant fut général de Napoléon, héros oublié des campagnes d’Italie et de Russie. Mais sa demande de titre impérial fut rejetée à cause de ses origines. Portrait d’un soldat noir effacé des mémoires.
Dans l’ombre de Napoléon, un héros oublié
Clermont-Ferrand, 1827. Un homme meurt loin des tropiques, loin des champs de bataille qui l’ont vu briller. Pas de statue à son effigie. Pas de fanfare pour ses funérailles. Pas même une ligne dans les manuels scolaires qui célèbrent pourtant les héros de l’Empire. Pourtant, cet homme a été général de brigade sous Napoléon Bonaparte. Il a combattu dans les Alpes, les Balkans, les steppes russes. Il a risqué sa vie pour la République, l’Empire, la France.
Son nom : Joseph Serrant, né libre de couleur à Saint-Pierre de la Martinique, fils d’une femme noire et d’un planteur blanc. Un destin que l’histoire officielle a préféré taire.
Pourquoi connaît-on Richepanse, ce général esclavagiste envoyé pour écraser les révoltés de Guadeloupe, et pas Joseph Serrant, son compatriote martiniquais, officier valeureux des armées républicaines ?
Pourquoi les descendants de Delgrès sont-ils honorés à Basse-Terre, mais pas ceux de Serrant à Fort-de-France ou à Paris ?
La réponse tient en un mot : couleur. Pas celle de l’uniforme, mais celle de la peau.
À travers Joseph Serrant, c’est une autre histoire de la France qui se dessine. Une histoire complexe, traversée par les lignes de faille du racisme, de la mémoire, de la citoyenneté. Une histoire que Nofi veut mettre en lumière : celle des soldats noirs de la République, souvent glorieux, toujours oubliés.
Naissance dans un monde clivé : Saint-Pierre, 1767
Quand Joseph Serrant naît le 10 janvier 1767 à Saint-Pierre, en Martinique, le monde colonial bat son plein. La ville, surnommée alors la « petite Paris des Antilles« , est un joyau de l’Empire français, prospère grâce à la canne à sucre… et au sang des esclaves.
Joseph est le fils d’un planteur blanc, Antoine Serrant, et d’une femme noire affranchie, Élisabeth. Ce qui fait de lui un « libre de couleur ». Une catégorie juridique à part, née du besoin de classer les êtres humains selon une hiérarchie raciale invisible mais rigide. Dans l’univers esclavagiste, même la liberté ne suffit pas à échapper à la domination : libre, certes, mais jamais égal.
Les libres de couleur, souvent éduqués, parfois propriétaires, mais toujours soupçonnés, vivent sur une ligne de crête. Trop noirs pour être blancs. Trop libres pour être dominés. C’est dans ce climat de tension raciale permanente que grandit Serrant, entre les privilèges relatifs de son père et les limites sociales imposées à sa mère.
En 1782, à 15 ans, il s’engage volontairement dans le régiment de Bouillé. Un geste audacieux dans une armée encore majoritairement blanche. Il combat lors de la campagne de la Dominique, en 1783, puis retourne à la vie civile en tant que cordonnier. Mais l’appel du combat, et surtout celui de la justice, le rattrape peu après.
C’est dans les années révolutionnaires que s’ouvrira la première grande fracture de son destin.
Révolution, exil et fraternité avec Delgrès
À la veille de la Révolution française, les libres de couleur des colonies attendent bien plus qu’un simple changement de régime. Pour eux, c’est la promesse d’une égalité longtemps déniée. Dans cette effervescence, Joseph Serrant rejoint la Garde nationale et s’engage dans les débats politiques. C’est là qu’il croise le chemin d’un autre libre de couleur martiniquais : Louis Delgrès.
Tous deux se retrouvent au Club des Dominicains, cercle politique à Saint-Pierre où s’élabore une pensée révolutionnaire métisse, inspirée des Lumières mais ancrée dans les douleurs coloniales. Ensemble, ils signent une pétition sur le statut des libres de couleur ; un acte courageux qui leur vaudra la répression. Menacés, ils prennent la fuite vers l’île de la Dominique, puis embarquent sur la frégate La Félicité à destination de Sainte-Lucie.
Le commandant Lacrosse, à bord, annonce l’abolition de l’esclavage et la mise en œuvre des droits de l’Homme. Mais cette proclamation, creuse et sans suite, révèle déjà les contradictions d’une République qui, au-delà des mots, peine à appliquer ses idéaux dans les colonies.
À Sainte-Lucie, Delgrès devient lieutenant, Serrant sous-lieutenant. Une fraternité militaire s’installe, tissée dans l’exil, la lutte et la conviction commune que l’homme noir libre doit être acteur de sa propre histoire.
C’est cette même conviction qui pousse Serrant à intégrer le 109e régiment d’infanterie, sous le commandement de Rochambeau. Nous sommes en 1794. Il y gagne ses galons de capitaine, mais est capturé par les Anglais lors des combats en Martinique. Envoyé en captivité à Plymouth, il sera échangé l’année suivante.
Son retour au combat marquera un tournant : Joseph Serrant, militaire expérimenté et engagé, va se battre pour une République qui hésite encore à reconnaître pleinement les siens.
L’officier de la République : du combat antillais aux batailles d’Europe
De retour en France, Joseph Serrant intègre la 106e demi-brigade, puis la 13e, avant de rejoindre l’armée d’Helvétie dans la 87e demi-brigade de ligne. Loin des Antilles, le soldat martiniquais s’illustre désormais dans les hautes Alpes suisses, les vallées piémontaises, les campagnes d’Italie. Le monde devient son théâtre de guerre.
Sous les ordres du colonel Armand Philippon, il participe aux campagnes des Grisons et du Valais, puis prend part aux combats du Piémont. Lors de la bataille de Murazzo, le 31 octobre 1799, il est grièvement blessé ; preuve, s’il en fallait, qu’il est de ceux qui tiennent la ligne, en première ligne.
En 1804, il est nommé commandant de la place d’Orbetello, sur la côte toscane. Serrant, noir, officier supérieur, chef d’un bastion stratégique… Une image rarissime dans les récits militaires français, et pourtant bien réelle. À une époque où le racisme institutionnel s’exprime à demi-mots, sa progression est un acte politique en soi. Il n’est pas un pion, il est commandant.
Envoyé en Dalmatie, il prend la ville de Curzola et défend le vieux Raguse. Là encore, ses talents de stratège et de meneur d’hommes font l’unanimité. Le 21 juin 1806, il est nommé chef de bataillon et reçoit la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Pour l’Empire, c’est une décoration ; pour lui, c’est une preuve. Celle qu’un fils de mulâtresse peut, par l’excellence, arracher sa place dans une armée qui ne l’avait pas prévue.
Mais l’Europe ne lui laisse pas de répit. À la bataille de Gospich, il est blessé et capturé à nouveau. Libéré par échange, il prend la tête du 3e régiment de chasseurs croates, puis du 8e régiment d’infanterie légère, intégré à l’armée du prince Eugène de Beauharnais.
Lors de la campagne de Russie, il protège la cavalerie de Murat à la bataille d’Ostrovno. Il est blessé une fois de plus, décoré une fois de plus : officier de la Légion d’honneur, promu général de brigade en septembre 1812.
Prisonnier de la Bérézina, héros de la retraite
L’hiver 1812 est glacial. Les armées napoléoniennes s’enlisent dans les steppes russes. Le froid tue plus que les balles. Le général Joseph Serrant, désormais promu, commande un régiment harassé mais toujours debout. Il prend part à la terrible bataille de Maloyaroslavets le 24 octobre, tentative désespérée de forcer le passage vers le sud.
Un mois plus tard, dans l’enfer blanc de Vilnius, il est fait prisonnier le 9 décembre 1812. La retraite tourne à l’hécatombe. Mais là où d’autres sombrent dans la résignation, Serrant s’évade. Seul. Blessé. Sans armée. Il traverse la Pologne en hiver, franchit les lignes ennemies et parvient, miraculeusement, à rejoindre le prince Eugène à Magdebourg. Cet épisode, digne d’un roman de guerre, est l’un des plus méconnus de sa vie, et pourtant, il scelle sa légende.
Un Noir évadé des geôles russes, rescapé de la retraite de Russie, reprenant du service comme si de rien n’était ? Voilà de quoi bousculer l’imaginaire militaire français, encore dominé par les figures blanches et aristocrates du Premier Empire.
De retour en France, il est placé en convalescence, mais ne reste pas longtemps à l’écart. En janvier 1814, il reprend les armes dans la 7e division militaire, aux côtés du général Dessaix. En Savoie, il mène plusieurs opérations : prise d’Annecy le 24 février, victoire aux Gorges des Usses, combat de Saint-Julien, nouvelle reconquête d’Annecy le 23 mars. Son efficacité tactique est indéniable.
Le 20 juin 1814, il est mis en non-activité, et reçoit, en novembre, la croix de chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. Une décoration monarchique pour un républicain de la première heure ? L’ironie de l’histoire ne l’a pas épargné.
Une fin de carrière sous surveillance raciale
Malgré son impressionnante carrière militaire (campagnes révolutionnaires, campagnes impériales, blessures au front, évasion de Russie, prises de ville en Savoie) Joseph Serrant n’obtient jamais pleinement la reconnaissance qu’un général de son envergure aurait dû recevoir. Pourquoi ? Une raison, simple et implacable : sa couleur de peau.
En 1815, durant les Cent-Jours, il est à nouveau mobilisé, affecté à Lyon auprès du général Puthod. Mais à la Restauration, le vent tourne. Les monarchistes reviennent au pouvoir et nettoient les rangs de l’armée des hommes liés à la Révolution. Serrant est mis en non-activité dès août 1815, puis reclassé « disponible » en 1818, avant d’être définitivement admis à la retraite en 1825.
Plus grave encore : il est victime d’une véritable enquête de race. Ayant demandé que son titre de baron de l’Empire soit confirmé par Louis XVIII, il est confronté à un refus motivé par une enquête administrative sur ses origines métisses. Le roi rejette sa demande, considérant qu’un « nègre », même général, ne saurait prétendre à la noblesse impériale.
Le général Joseph Serrant meurt à Clermont-Ferrand le 7 novembre 1827, dans une certaine indifférence officielle. Aucun monument, aucune avenue ne lui rend hommage. Pourtant, il fut le seul général noir de l’armée napoléonienne, un homme qui avait franchi tous les obstacles (sociaux, militaires, raciaux) pour servir la République puis l’Empire. Il finit oublié de la mémoire nationale, enseveli sous les couches de silences post-coloniaux.
Le fantôme martiniquais de l’Empire
Dans les livres d’histoire de France, Joseph Serrant est un absent. Ni les manuels scolaires, ni les commémorations militaires ne citent son nom. Comme si le parcours exceptionnel d’un homme noir général sous Napoléon dérangeait une certaine lecture de l’histoire nationale ; celle qui ne veut pas se souvenir que des hommes des colonies ont versé leur sang pour une République qui les méprisait.
Mais depuis peu, des voix se lèvent pour réhabiliter cette figure. En 2015, l’ouvrage Le Nègre de Napoléon de Raymond Chabaud jette une lumière neuve sur son destin, en rappelant l’ampleur de son engagement et l’injustice de son oubli. Des chercheurs antillais, des historiens de la mémoire postcoloniale, des citoyens martiniquais engagés demandent que le nom de Serrant soit inscrit aux côtés des héros de la nation. Certains proposent même de rebaptiser une rue à Saint-Pierre, sa ville natale, ou d’élever une statue sur les hauteurs de la Martinique.
Car Serrant n’est pas qu’un général oublié, il est aussi un symbole. Un symbole de ce que les Noirs libres pouvaient accomplir dans un monde blanc hostile, un symbole de la contradiction entre les idéaux républicains et la réalité raciste de l’époque. Il incarne, enfin, la mémoire combattante d’une diaspora afrodescendante que la France a trop longtemps effacée de son récit national.
Il est temps de le sortir du silence. De faire du général Joseph Serrant une figure d’émancipation et de résistance, une étoile noire dans la constellation troublée de l’histoire impériale.
Redonner chair à l’histoire, pour une mémoire pleine et entière
L’histoire de Joseph Serrant, c’est celle d’un homme de chair et de feu, martiniquais, noir, libre, militaire, oublié. Mais c’est surtout celle d’une société française incapable de faire pleinement mémoire des siens lorsqu’ils déjouent les catégories attendues. En intégrant les rangs de l’armée républicaine, puis impériale, en gravissant tous les échelons jusqu’au grade de général de brigade, Serrant a brisé les murs d’un ordre racial que la France révolutionnaire proclamait aboli mais qu’elle pratiquait encore avec zèle.
Ce que son parcours révèle, c’est une autre histoire de France. Une histoire dans laquelle les colonies ne sont pas des marges, mais des creusets de courage, d’engagement, de loyauté et d’intelligence. Une histoire dans laquelle les Noirs ne sont pas les bénéficiaires d’une prétendue générosité républicaine, mais les acteurs, les belligérants, les martyrs et les architectes d’une nation qu’ils ont servie sans renier leurs origines.
Dans un monde où les héritages sont encore l’objet de lutte, réhabiliter Joseph Serrant, ce n’est pas seulement corriger un oubli : c’est affirmer que l’histoire noire de France existe, qu’elle est complexe, héroïque, douloureuse — et digne.
Et si demain, dans une école de Fort-de-France ou de Clermont-Ferrand, un enfant levait la main pour dire :
« Moi, je veux être comme Joseph Serrant »,
alors peut-être qu’une page neuve de la mémoire française pourrait enfin s’écrire.
Avec WISH, première série 100 % produite en Guadeloupe, le cinéma antillais entre dans une nouvelle ère. Histoire d’un tournant culturel décisif.
Longtemps, le cinéma antillais a été une voix étouffée. Des récits épars, souvent portés à bout de souffle, avec des budgets fragiles, des circuits de diffusion incertains, et une reconnaissance tardive. Pourtant, malgré les silences institutionnels, les histoires ont toujours été là. Bouillonnantes. Vivantes. Prêtes à jaillir.
Aujourd’hui, un cap est franchi. Avec la série WISH, première fiction guadeloupéenne de grande envergure produite localement, c’est toute une industrie en devenir qui frappe à la porte.
Tournée intégralement en Guadeloupe, avec des équipes, des talents et des moyens du pays, WISH n’est pas une exception. Elle est un signal, un point de bascule. Le début d’un récit collectif où les Antilles ne sont plus juste les décors exotiques de fictions hexagonales, mais bien les épicentres de leurs propres narrations.
WISH, c’est le fruit d’années de combat. C’est la réponse artistique d’un territoire qui en avait assez d’attendre. Et peut-être (enfin) le tournant tant espéré pour le cinéma antillo-guyanais.
Une histoire marquée par l’oubli… et par l’audace
Le cinéma antillais est ancien, mais trop souvent invisible. Il a existé, existe encore, mais dans les marges, les interstices, les silences imposés. Les Antilles ont été filmées bien plus qu’elles ne se sont filmées elles-mêmes.
Les débuts ? Ils portent les noms de pionniers oubliés. Dans les années 1970-1980, Christian Lara en Guadeloupe tourne Coco La Fleur ou Sucre amer, premières fictions locales assumées, en créole, avec des comédiens du cru.
Puis vient Euzhan Palcy, martiniquaise, qui bouleverse tout en 1983 avec Rue Cases-Nègres. Un chef-d’œuvre. Premier film antillais internationalement reconnu. Et pourtant… l’exception ne devient pas la règle.
Les décennies suivantes voient fleurir des documentaires, des courts-métrages, des projets courageux mais isolés. Les festivals comme le FEMI en Guadeloupe ou le Festival de Cinéma de la Martinique deviennent des refuges.
Mais les obstacles sont toujours là : financements quasi inexistants, manque d’équipements, absence de formation locale, peu de lieux de diffusion. L’Hexagone filme les Antilles, souvent à sa manière, pendant que les créateurs locaux doivent mendier une caméra.
Et pourtant, les récits ne meurent jamais. Ils résistent, se transmettent, s’adaptent. L’arrivée du numérique, les chaînes locales, les téléfilms de France Télévisions ont offert de nouveaux espaces. Mais ce n’était pas encore une industrie.
WISH arrive comme la synthèse de toutes ces luttes, de toutes ces ambitions restées trop longtemps dans les tiroirs.
WISH : une série, une déclaration d’indépendance
Avec WISH, quelque chose bascule. Pour la première fois, une série de fiction ambitieuse, portée par des talents locaux, produite et tournée intégralement en Guadeloupe, par une société basée sur place (Eye & Eye Productions), atteint les écrans nationaux via France Télévisions. Ce n’est pas un simple programme : c’est un acte de souveraineté narrative.
C’est la première fois qu’une série se fait ici, avec nous, pour nous. Les équipes techniques sont antillaises, les décors sont réels, les acteurs ne jouent pas l’exotisme ; ils racontent leur quotidien, avec leurs mots, leur langue, leur style, leur colère aussi.
On y parle créole sans le traduire à chaque ligne. On y entend du zouk, du dancehall, du hip-hop, sans exotisation ni folklore. On y montre la beauté d’un territoire, sans carte postale ni cliché tropical.
En cela, WISH incarne ce que pourrait être un “cinéma postcolonial” antillais :
ancré dans son territoire,
financé localement,
diffusé massivement,
et libéré des récits imposés.
C’est la première fois qu’un programme télévisé semble dire :
“On ne veut plus simplement exister dans vos histoires. On veut raconter les nôtres. Et les diffuser à nos conditions.”
À travers WISH, les Antilles prennent la caméra, pas seulement pour se filmer, mais pour se projeter dans l’avenir. C’est un modèle, une preuve, une base.
Ce qui bloque… et ce qui pousse
Si WISH ouvre une brèche, c’est aussi parce que le terrain reste miné. Car faire du cinéma dans les Antilles, ce n’est pas juste une question d’inspiration. C’est une question d’infrastructure. Et jusqu’ici, tout manquait.
Les freins structurels :
Matériel : Pas de studios, peu d’équipements, une logistique coûteuse à importer.
Formation : Les talents sont là, mais peu de filières locales en audiovisuel pour structurer les carrières.
Financement : Les aides nationales sont rares et mal calibrées pour les réalités ultramarines. Les chaînes locales ont des moyens limités.
Distribution : Peu d’accès aux salles de cinéma, quasi absence sur les plateformes mondiales sans partenariats extérieurs.
Mais les lignes bougent.
Les leviers émergents :
La création de sociétés de production implantées sur le territoire, comme Eye & Eye, avec une volonté d’ancrage et de durabilité.
Le soutien accru de certaines institutions (France TV, Canal+, collectivités territoriales) à condition d’une mobilisation locale cohérente.
Des collectifs de professionnels (scénaristes, réalisateurs, comédiens, techniciens) commencent à s’organiser pour former une véritable filière antillo-guyanaise.
Les réseaux sociaux et plateformes numériques, qui permettent aujourd’hui une diffusion directe, internationale, sans forcément passer par Paris.
Et surtout : le succès de projets comme WISH, qui prouvent que c’est possible. Ce succès est un levier en soi : il peut créer un effet domino, convaincre d’autres diffuseurs, faire bouger les lignes politiques, et inspirer une nouvelle génération de créateurs.
WISH, ou l’art d’ouvrir la voie
WISH ne se contente pas d’exister. Elle crée des possibles. Elle ouvre une route qu’il faudra emprunter, baliser, élargir. Elle montre que l’on peut produire une série de qualité, en créole, avec des artistes du pays, sur un territoire souvent relégué aux marges de la production audiovisuelle.
Mais ce n’est pas un miracle. C’est le fruit d’un choix stratégique, d’une volonté politique, d’un engagement collectif. Et demain, cette dynamique peut s’amplifier ; à deux conditions majeures :
1. Une structuration durable de la filière
Il ne s’agit pas de célébrer un “coup d’éclat”, mais de construire une industrie. Cela passe par :
la formation continue des métiers du cinéma localement ;
l’incitation à la coproduction Sud-Sud (Antilles-Afrique-Caraïbes) ;
la création de studios permanents ;
et l’adaptation des aides du CNC aux réalités des Outre-mer.
2. Une mobilisation du public afro-antillais
Car l’audience, c’est la clef. Si WISH rencontre un succès massif sur France.tv, cela envoie un message clair :
“Nous sommes prêts. Nous avons faim de nos histoires. Donnez-nous la suite.”
À travers cette série, c’est toute une jeunesse qui peut se reconnaître. Une génération qui n’a pas grandi avec des héros qui leur ressemblent, mais qui aujourd’hui, peut voir à l’écran ses luttes, ses sons, ses mots, ses visages.
WISH n’est pas une fin. C’est un début. Un manifeste. Et peut-être, dans quelques années, un point de repère historique.
Voir WISH, c’est soutenir une révolution silencieuse
Première série 100 % guadeloupéenne, WISH explore l’héritage musical des Antilles dans un drame familial ambitieux, sur France.tv.
Quand le rideau se lève sur la Guadeloupe, ce n’est pas un volcan qui gronde, mais une bande-son. Une rythmique de tambours ka, un accord de guitare zouk, un flow créole syncopé. C’est tout un peuple qui chante son histoire ; et cette histoire, désormais, passe par l’écran.
WISH, c’est bien plus qu’une série. C’est un événement. Une première fiction télévisée produite en Guadeloupe avec une ambition nationale. Une fresque musicale et familiale, portée par les plus grandes figures de la scène antillaise.
Un hommage vibrant à une culture souvent marginalisée, mais jamais muette. Et surtout : une déclaration d’indépendance artistique.
Car dans WISH (West Indies Studios History), c’est toute la mémoire musicale des Antilles qui vacille. Un empire du son, un studio légendaire, un patriarche visionnaire… et une jeune femme de 25 ans à qui l’on confie un héritage empoisonné. Le zouk d’hier peut-il survivre à l’auto-tune d’aujourd’hui ?
La série pose la question. Et nous invite, tous, à y répondre.
Le pitch d’une série pas comme les autres
Depuis plus de 50 ans, le West Indies Studio règne sans partage sur l’industrie musicale guadeloupéenne. Créé et dirigé d’une main de maître par Éloi, patriarche charismatique, il a vu défiler des légendes du zouk, des pionniers du gwo ka, et plus récemment, des prodiges de la scène urbaine. Mais à la mort d’Éloi, tout s’effondre.
Sa fille Édith, 25 ans, hérite d’un empire en péril. En reprenant les rênes du studio, elle découvre un lourd secret : son père avait mis sous contrat à durée indéterminée (CDI) tous les artistes vieillissants pour les protéger du chômage ; quitte à ruiner la structure. Face à cette dette colossale, les artistes urbains se retournent contre elle, exigeant leurs royalties, entamant des procès, menaçant de quitter le navire. La guerre des générations est déclarée.
Le décor est planté : une héritière idéaliste face à une machine en panne, entre mémoire et modernité, loyauté et business. Le studio devient le champ de bataille d’un combat identitaire et culturel. Faut-il sauver les anciens au prix des nouveaux ? Peut-on transmettre un héritage sans le trahir ?
La série répond en musique, en fureur, en tendresse et en trahisons.
Une galerie de personnages haute en couleur
WISH ne serait rien sans sa distribution multigénérationnelle, mêlant figures tutélaires et nouvelles voix. La série parvient à faire exister ses personnages comme des archétypes culturels… sans jamais les figer. Chacun incarne une tension, un combat, une mémoire.
Édith (interprétée par Méthi’s) Jeune femme ambitieuse et loyale, Édith est l’héroïne inattendue de cette fresque musicale. Propulsée à la tête du West Indies Studio après la mort de son père, elle incarne la relève, l’audace, mais aussi le doute. Elle est cette jeunesse antillaise tiraillée entre respect des anciens et désir d’innovation. Sa force ? Elle connaît le terrain, le son, la rue ; et elle sait que la culture doit aussi être une entreprise.
Éloi (joué par Luc Saint-Éloy) Figure patriarcale et légendaire, Éloi est à la fois fondateur, producteur et gardien du temple musical. Même après sa mort, son ombre plane sur chaque décision. Il est l’homme des compromis, de la protection quasi paternelle des artistes ; mais aussi celui dont les choix affectifs mettent l’entreprise en péril. Son personnage incarne l’ambivalence d’un monde ancien à la fois généreux et dépassé.
Madeleine (incarnée par Firmine Richard) Veuve d’Éloi, mère d’Édith, elle représente la sagesse, la douleur du deuil et la mémoire des luttes passées. Mais derrière sa dignité se cache un secret ancien, un nom qu’elle refuse de prononcer, une menace qui pourrait tout faire basculer. Elle est le lien entre les blessures non dites de l’histoire familiale et les tensions contemporaines.
Patrick L’associé historique du studio, loyal en apparence, ambigu dans ses manœuvres. Il joue un double jeu, incarne la tentation de la trahison, celle qui rôde dans toute succession. Peut-être est-il prêt à tout pour reprendre le pouvoir.
Jean-Luc et Christine Frère et sœur d’Édith, ils forment avec elle une fratrie éclatée, tiraillée entre art, rancunes, et responsabilités. Jean-Luc est metteur en scène de théâtre, Christine mère et gestionnaire, mais tous deux portent en eux des blessures d’enfance et des frustrations d’adultes. Leurs confrontations révèlent la profondeur émotionnelle de la série.
Les artistes invités Et comme si cela ne suffisait pas, la réalité se mêle à la fiction. De véritables icônes de la musique antillaise apparaissent dans la série : Francky Vincent, Admiral T, Médhy Custos, Thierry Cham, Claudy Siar, Slaï, Passi, et même des membres de Kassav’. Chacun vient jouer son propre rôle ; ou presque. Leurs apparitions ajoutent une puissance symbolique rare : c’est toute la scène musicale caribéenne qui reprend la parole, dans un même souffle.
Une bande-son habitée par l’âme des Antilles
Impossible de parler de WISH sans évoquer sa bande originale, personnage à part entière de la série. Ici, la musique ne se contente pas d’accompagner l’action ; elle la structure, la trouble, la transcende. Chaque note jouée dans la série est un écho d’hier, un cri d’aujourd’hui, une vision de demain.
Le zouk et le gwo ka résonnent comme des ancrages identitaires. Ils incarnent la mémoire, la tendresse, les racines. Ce sont les sons d’Éloi, les battements du cœur du West Indies Studio.
Mais face à eux s’élèvent les voix du dancehall, de la trap créole, du hip-hop caribéen : la jeunesse, urbaine, hybride, connectée. Celle qui veut créer sans s’excuser.
La confrontation musicale devient donc le symbole sonore du conflit de générations qui agite toute la série. Dans un épisode, un ancien du zouk pose un couplet sur une prod drill. Dans un autre, un freestyle dégénère en clash de styles et d’ego. Et parfois, au milieu du chaos, une chanson naît ; inattendue, belle, syncrétique.
La série fait aussi le pari osé (et réussi) d’intégrer de véritables morceaux originaux, parfois écrits spécialement pour les scènes, parfois inspirés du répertoire réel des artistes présents. On entendra ainsi Francky Vincent balancer un refrain provocateur, Lycinaïs Jean livrer une ballade émotive, ou encore Admiral T revisiter son propre mythe.
Cette immersion musicale donne à WISH un souffle rare. Elle fait de chaque épisode un épisode musical sans en avoir l’air. Une chronique du son antillais, en mouvement permanent.
WISH, ou comment bâtir une souveraineté culturelle locale
Derrière ses décors de studio et ses drames familiaux, WISH porte une ambition bien plus vaste : prouver que l’on peut produire aux Antilles, par les Antilles, pour le monde entier.
C’est une série, oui. Mais c’est surtout un manifeste audiovisuel.
Produite intégralement en Guadeloupe par Eye & Eye Productions, WISH est la première fiction d’envergure à voir le jour dans les Outre-mer, avec un tournage local, des équipes antillaises, des talents formés sur place et une volonté affirmée de créer un écosystème audiovisuel pérenne.
Julien Dalle, son créateur et réalisateur, l’a martelé :
« Nous devons devenir nos propres producteurs, nos propres diffuseurs. C’est ainsi que naîtra un cinéma antillo-guyanais solide et indépendant. »
Avec un budget de 1,5 million d’euros, soutenue par France Télévisions et les collectivités territoriales, la série n’est pas une simple expérience : c’est un test grandeur nature de ce que pourrait être l’industrie audiovisuelle ultramarine de demain.
Son succès est donc politique, économique, culturel. C’est une preuve vivante que les talents sont là, que les histoires existent, que les publics attendent. Il ne manque que les structures, les moyens, la foi.
En valorisant ses paysages, ses sons, ses comédiens, ses dialectes (le créole y est aussi parlé, sans sous-titrage systématique), WISH fait œuvre de représentation radicale. Elle donne à voir une Guadeloupe moderne, complexe, belle, et indocile. Et à l’écran, cette volonté de prendre la parole sans demander la permission devient presque palpable.
Si WISH réussit, c’est toute une filière (réalisateurs, scénaristes, techniciens, musiciens, décorateurs) qui pourra en bénéficier. Si WISH cartonne, c’est la preuve que les Antilles peuvent écrire, filmer et diffuser leur propre récit, sans passer par Paris.
À vous de jouer : WISH se regarde, mais surtout, se partage
WISH débarque sur France.tv. Une série 100 % guadeloupéenne, avec des têtes familières, des sons qui claquent et une intrigue qui mêle drame, comédie et mémoire.
Mais plus encore qu’un programme de fiction, WISH est une invitation :
Une invitation à soutenir la création locale.
Une invitation à voir nos récits portés à l’écran avec fierté.
Une invitation à faire entendre la voix d’un peuple qu’on écoute trop rarement.
Car le destin de cette série (et de toutes celles qui viendront après) est entre nos mains. Chaque visionnage, chaque partage, chaque commentaire est un acte politique et culturel.
On ne parle pas seulement d’un studio en faillite dans une série : on parle de notre droit à raconter nos histoires.
Elles ont combattu, soigné, empoisonné, prophétisé, renseigné, enterré les héros et levé les peuples. Et pourtant, leur nom reste souvent absent des manuels. Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Dédée Bazile, Marie-Jeanne Lamartinière… Ce sont elles, les femmes de la Révolution haïtienne. Guerrières, mambos, résistantes : retour sur celles qui ont bâti, dans l’ombre, la première République noire libre.
Ces héroïnes qu’on ne nomme jamais
Dans les manuels d’histoire, la Révolution haïtienne s’écrit souvent au masculin. Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe… Leurs noms traversent les siècles comme des totems de résistance noire, comme les généraux d’une insurrection unique : celle d’un peuple asservi qui renverse l’un des empires les plus puissants du monde. Mais dans les interstices du récit officiel, un silence criant demeure : celui des femmes.
Pourtant, elles étaient là. Non pas à la marge, mais au cœur du soulèvement, dans les champs, dans les camps, dans les batailles, dans les nuits de transe et dans les grottes de guérilla. Elles ont porté des fusils, élevé des enfants en fuite, soigné des blessés avec des racines, jeté des poisons dans les marmites, et enterré les chefs morts en les reconstituant de leurs mains.
Elles s’appelaient Cécile Fatiman, prêtresse vaudou et prophétesse de Bois-Caïman. Sanité Bélair, lieutenante au courage légendaire, exécutée debout, les yeux ouverts. Marie-Jeanne Lamartinière, stratège militaire à Crête-à-Pierrot. Dédée Bazile, la folle sacrée, ultime gardienne du corps mutilé de Dessalines. Romaine-la-Prophétesse, mystique guerrière, femme transgressive et chef de guerre.
Leur engagement ne fut pas une note de bas de page dans l’épopée haïtienne. Il fut une colonne vertébrale, une matrice d’actions et de sacrifices sans laquelle la première république noire du monde n’aurait pu naître.
Mais l’histoire, écrite par les vainqueurs ou les survivants masculins, les a effacées ou travesties, réduites à des figures folkloriques, mystiques, ou secondaires. Certaines n’ont même pas de tombe. D’autres n’ont été “récupérées” qu’en surface, sans reconnaissance profonde de leur rôle politique, militaire ou intellectuel.
Réhabiliter leur place aujourd’hui n’est pas une faveur. C’est un devoir de mémoire, un acte politique, une démarche féministe et afrocentrée. Car dans leurs gestes, leurs cris, leurs silences et leurs rituels, ces femmes portaient déjà une intuition puissante : la liberté ne se conquiert pas sans les femmes. Et elle ne dure jamais si elles sont oubliées.
Voici donc leur histoire. Ou plutôt : leur retour.
Vivre femme et esclave à Saint-Domingue
Avant même que ne s’allume l’incendie de la révolution en 1791, le quotidien des femmes noires à Saint-Domingue était fait de chaînes visibles et invisibles. Dans la colonie la plus prospère du monde, où la canne à sucre, le café et l’indigo généraient des fortunes pour la France, les femmes esclavisées vivaient au croisement de toutes les violences : raciales, économiques, patriarcales, sexuelles.
Elles n’étaient pas seulement considérées comme des bras à exploiter, mais aussi comme des ventres à contrôler. Leurs corps étaient des outils de reproduction forcée. Le Code Noir, dans ses non-dits les plus cruels, tolérait et même favorisait le viol systémique des femmes noires par les colons. Un enfant né d’une femme esclave restait esclave. Ce simple fait fit de la maternité un champ de guerre silencieux.
Les témoignages rares qui subsistent évoquent des enfants conçus dans la douleur, des femmes enceintes contraintes de travailler jusqu’à l’épuisement, des nourrissons arrachés à leurs mères, des mères qui, parfois, choisissaient l’infanticide ou le suicide plutôt que de voir leur progéniture devenir propriété.
Dans ce climat de terreur quotidienne, certaines résistances ont surgi ; discrètes, subtiles, radicales.
Des femmes feignaient la maladie pour ralentir le travail.
D’autres s’organisaient pour empoisonner les maîtres, une pratique héritée de traditions africaines de justice par les plantes.
Certaines fuyaient les plantations pour rejoindre les communautés marronnes, souvent situées dans les montagnes, où elles devenaient messagères, guérisseuses, initiées du vaudou.
Leur survie même était un acte de rébellion. Et déjà, dans l’ombre des plantations, elles posaient les bases d’un contre-pouvoir. Un monde souterrain de sororité, de soins et de secrets. Un monde qui, lorsque la révolution éclatera, deviendra le nerf spirituel et logistique de l’insurrection.
Car avant d’être combattantes, les femmes de Saint-Domingue furent les premières sentinelles de la dignité.
Celles qui préparent, celles qui allument
La Révolution haïtienne n’a pas commencé par une déclaration d’intellectuel ni par une marche militaire. Elle a commencé par une cérémonie. Une nuit. Une transe. Un feu. Et en son cœur, une femme.
Nous sommes en août 1791, dans la forêt de Bois-Caïman, au nord de Saint-Domingue. Des centaines d’esclaves insurgés se rassemblent dans le secret pour jurer de mettre fin à l’ordre colonial. Ce moment fondateur, souvent décrit comme le “baptême mystique de la Révolution”, est présidé par un homme et une femme : Dutty Boukman, le houngan, et Cécile Fatiman, la mambo.
Cécile Fatiman, née d’une esclave africaine et d’un colon corse, est plus qu’une prêtresse vaudou : elle est oracle, guide et catalyseuse de rage. Par ses chants, ses danses, ses invocations, elle insuffle à l’assemblée un souffle sacré. Ce n’est pas seulement une conjuration contre les maîtres : c’est un appel aux loas, les esprits africains du panthéon vaudou, pour qu’ils prennent part à la libération.
Cette cérémonie n’est pas symbolique : elle est opératoire. Elle scelle un pacte, un engagement collectif. Elle marque la fin de la soumission. C’est à sa suite que les plantations s’enflamment, que les sabres se lèvent, que les esclaves deviennent insurgés.
Mais Cécile Fatiman n’est pas une exception. Elle incarne tout un réseau de mambos, ces prêtresses souvent marronnes, qui pratiquent la médecine, la divination, la résistance. Dans les communautés en fuite, ce sont elles qui soignent, qui enseignent, qui organisent. Ce sont elles qui détiennent la connaissance des racines et des poisons, capables de faire tomber un maître sans arme à feu.
Leurs savoirs (transmis de bouche à oreille, de corps à corps) sont des armes politiques et spirituelles. Elles savent que la libération ne peut être purement militaire : elle doit aussi être rituelle, cosmique, mentale.
Enfin, il faut souligner que ce vaudou révolutionnaire, transmis par les femmes, est un espace de recomposition culturelle afro-caribéenne. Dans une terre coloniale qui voulait effacer les langues, les noms, les lignées, ces femmes ont maintenu un souffle ancestral, un savoir vivant, une force insoumise.
Et c’est ce souffle qui mettra le feu au système.
Femmes soldats et stratèges
La Révolution haïtienne fut l’une des rares insurrections du XVIIIe siècle où les femmes ont pris les armes, ouvertement, massivement, et parfois jusqu’au commandement. Dans une société coloniale où l’on les avait réduites au silence, elles ont répondu par la poudre, le sabre et le feu. Et ce, à visage découvert.
Certaines portaient des fusils. D’autres des machettes. D’autres encore des tambours ou des canons. Mais toutes avaient en commun ce refus catégorique de laisser la guerre de libération aux mains des seuls hommes.
L’exemple le plus éclatant est sans doute Marie-Jeanne Lamartinière, épouse d’un officier insurgé, mais surtout cheffe de guerre à part entière. En 1802, lors de la célèbre bataille de Crête-à-Pierrot, elle combat en première ligne contre les troupes françaises envoyées par Napoléon. Selon les chroniques militaires de l’époque, elle commandait une garnison, portait l’uniforme, et tirait à la baïonnette au milieu des hommes. Son courage impressionne les ennemis eux-mêmes. Elle entre dans la légende comme la “jeanne d’Arc noire”, bien que ce surnom, calqué sur les références européennes, trahisse l’originalité de sa posture.
Autre figure essentielle : Sanité Bélair. Née libre dans une colonie où la liberté noire était une exception fragile, elle s’engage très tôt dans l’armée révolutionnaire, devient lieutenante sous Toussaint Louverture, et commande des troupes à cheval. Capturée par les Français, elle est condamnée à mort. Le jour de son exécution, elle refuse qu’on lui bande les yeux, et meurt debout, regardant ses bourreaux en face. Elle avait à peine 20 ans.
Leur courage n’est pas marginal. Il est inscrit dans une tradition africaine profonde, celle des femmes guerrières d’Afrique de l’Ouest ; qu’on pense aux amazones du Dahomey, aux reines Ashanti, ou aux combattantes congolaises. Cette mémoire transatlantique n’a pas été effacée par l’esclavage : elle a été réactivée par la Révolution.
Certaines femmes ne combattaient pas directement, mais jouaient des rôles tactiques :
portage d’armes et de munitions à travers les lignes ennemies,
logistique des guérillas dans les montagnes,
liaison entre bataillons à travers les plantations.
Ces rôles ne sont pas accessoires : ils sont vitaux dans une guerre asymétrique, mobile, faite de pièges et de contre-attaques.
Le plus frappant, c’est que ces femmes ne réclamaient pas l’égalité dans l’abstrait : elles la démontraient sur le champ de bataille. Et cela, parfois au prix de leur vie. Car lorsqu’elles étaient capturées, elles subissaient les mêmes châtiments que les hommes : l’exécution, sans clémence.
Ces combattantes n’étaient pas seulement des exceptions héroïques : elles formaient une armée de l’ombre, souvent ignorée, toujours déterminante.
Entre tactique, sacrifice et exploitation
Dans toute guerre, le corps des femmes devient un champ de bataille. La Révolution haïtienne n’y échappe pas. Mais ce qui distingue cette période, c’est la polyvalence stratégique avec laquelle les femmes ont mobilisé leurs corps ; tantôt comme armes, tantôt comme boucliers, tantôt comme monnaie d’échange, tantôt comme espace de résistance.
Certaines femmes, notamment celles qui avaient accès aux villes, aux postes de marché ou aux casernes coloniales, jouèrent un rôle d’espionnes ou d’éclaireuses. Déguisées en marchandes ambulantes, en lavandières ou en travailleuses du sexe, elles collectaient des renseignements sur les positions ennemies, les plans des troupes françaises, les caches d’armes ou de vivres. Leur force résidait dans leur invisibilité sociale : on ne se méfiait pas d’elles. Et elles transformaient cette absence de regard en avantage militaire.
D’autres femmes usèrent de leur séduction ou de relations sexuelles, volontaires ou non, pour obtenir :
des informations confidentielles,
des protections ponctuelles,
des libérations de proches,
ou parfois des moyens de négociation politique ou économique.
Ici, le consentement est souvent trouble, ambivalent, arraché. Certaines femmes ont fait de cette contrainte un levier. D’autres l’ont subie dans la continuité des violences esclavagistes. Le récit révolutionnaire masculin tendra à glorifier leur sacrifice… sans interroger le système patriarcal qui les y a exposées.
Certaines figures, comme Marie Roze Adam, épouse de Romaine-la-Prophétesse, sont connues pour avoir organisé des réseaux d’influence par le biais de mariages, de messes mystiques et de pratiques ésotériques, mêlant sexualité, spiritualité et diplomatie révolutionnaire.
En parallèle, il faut mentionner la violence des alliés. Car même au sein des forces haïtiennes, certaines femmes furent instrumentalisées, violées, reléguées à des tâches d’“intendance” forcée. La révolution ne les protégeait pas toujours. Elles devaient lutter sur deux fronts : contre l’ennemi colonial, et contre le machisme des compagnons d’armes.
Et pourtant, elles ont tenu. Elles ont persisté. Elles ont compris que leurs corps n’étaient pas que chair ou souffrance, mais territoire politique. Et sur ce territoire, elles ont planté les graines d’un féminisme noir, anti-colonial, et profondément incarné.
Folie, souffrance et sororité
Certaines figures féminines de la Révolution haïtienne n’ont pas tenu un fusil ni porté l’uniforme. Elles ont tenu autre chose : la douleur, le deuil, les visions. Leur rôle ne fut pas moins révolutionnaire ; il fut autre. En marge du récit militaire, elles ont incarné la mémoire vive, le deuil sacré, la souffrance transfigurée en acte politique.
C’est le cas de Dédée Bazile, surnommée Défilée-la-Folle. Ce surnom dit tout, ou plutôt il dissimule tout : le trauma, les abus, la violence d’un système qui, à force de briser les corps, fait parfois basculer les esprits. Dédée, jeune femme noire violée à répétition par son maître, devenue errante, marginale, “folle” selon les mots de l’époque.
Et pourtant, elle accomplit un acte immense : Le 22 octobre 1806, après l’assassinat du chef d’État haïtien Jean-Jacques Dessalines, dont le corps a été mutilé, abandonné, piétiné dans les rues de Port-au-Prince, c’est elle qui le relève.
Avec ses mains, elle reconstitue les morceaux, lave le sang, protège les restes. Elle veille sur son corps déchiré, organise son enterrement. Seule. Elle qui n’a pas de titre. Elle qui est “folle”.
Ce geste, qui pourrait sembler anecdotique dans l’histoire militaire, est en réalité l’un des plus puissants actes de sororité révolutionnaire. Défilée n’enterre pas seulement un homme. Elle restaure la dignité d’un peuple. Dans son silence erratique, dans ses gestes de soin, elle incarne la “folie” sacrée des opprimés qui refusent l’effacement, même après la mort.
Défilée-la-Folle est la plus connue, mais elle n’est pas seule. D’autres femmes anonymes, veuves, infirmières, mystiques, ont joué ce rôle de “gardiennes de la douleur”, essentielles à toute révolution durable. Ce sont elles qui ont pleuré les morts, soigné les corps, raconté les récits autour du feu, chanté les noms, gravé la mémoire dans les gestes. Elles ont formé un matrimoine révolutionnaire, souvent oral, souvent effacé, mais toujours transmis.
Aujourd’hui, Défilée est honorée en Haïti comme une figure sacrée. Des artistes lui rendent hommage, des poètes la ressuscitent, des militantes la brandissent. Non pas pour son “folklore”, mais pour ce qu’elle incarne : le cœur irrationnel, féminin, tenace, de la souveraineté haïtienne.
Les ambiguïtés de genre et de race
Dans le grand récit épique de la Révolution haïtienne, il est un chapitre souvent passé sous silence ou abordé avec gêne : celui du sort des femmes blanches. Victimes ou complices ? Cibles ou témoins ? La question est délicate, car elle touche aux limites morales de la violence libératrice, à l’articulation tragique entre genre, race et pouvoir.
En 1804, après plus d’une décennie de guerre, de trahisons, de massacres et de résistance, Haïti proclame son indépendance. Mais ce ne sera pas une indépendance symbolique : ce sera une rupture sanglante. Sous l’autorité de Jean-Jacques Dessalines, les dernières populations blanches françaises sont massacrées, dans un acte que le chef haïtien présente comme nécessaire à la survie de la nation noire.
Parmi les victimes, des hommes, des familles… et des femmes. Les récits d’époque, y compris européens, mentionnent des cas de viols, de mariages forcés, de mise à mort différée. Les femmes blanches sont souvent tuées en dernier, parfois épargnées temporairement, parfois utilisées comme monnaie de négociation ou instrument de propagande.
Mais Dessalines, dans sa logique d’extermination des colons, finira par trancher :
“Il ne peut y avoir d’éradication du pouvoir blanc si l’on laisse subsister les matrices de reproduction de ce pouvoir.”
Dit autrement : les femmes blanches, même non-combattantes, même mères, sont perçues comme un “risque génétique, politique, civilisationnel.” Une logique brutale, radicale, tragique ; mais compréhensible dans le contexte d’un peuple qui a subi les pires atrocités pendant des générations.
Cependant, l’ambiguïté demeure. Car toutes les femmes blanches n’étaient pas complices du système. Certaines avaient été mariées de force, d’autres avaient dénoncé la violence, d’autres encore avaient protégé des esclaves ou tenté de fuir la logique coloniale.
Le récit haïtien n’a jamais été totalement à l’aise avec cette part d’ombre. D’un côté, on glorifie l’éradication de la présence coloniale. De l’autre, on évite de parler des femmes blanches massacrées, pour ne pas troubler la légitimité de l’acte fondateur. Ce silence a laissé place à une relecture coloniale, où la Révolution haïtienne est parfois présentée comme “barbare”, “injuste”, “incontrôlable”.
Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce moment de bascule est le fruit d’un long processus de violence accumulée, de déshumanisation systématique. Et que si la libération de l’un implique parfois la disparition de l’autre, c’est toujours à la lumière de ce qui a précédé qu’il faut en juger.
Dans cette tension entre réparation et vengeance, entre justice et violence, les corps féminins (noirs comme blancs) deviennent le lieu d’une guerre symbolique dont les séquelles traversent encore la mémoire collective.
Pourquoi leur mémoire dérange encore
Elles ont versé le sang, versé des larmes, fait tomber des maîtres, élevé des chefs, soigné des blessés, porté des armes, enterré les morts, invoqué les loas, transmis le feu. Elles étaient là, au cœur du soulèvement le plus radical de l’ère moderne. Et pourtant, l’histoire les a effacées.
La Révolution haïtienne est célébrée comme l’acte fondateur de la souveraineté noire mondiale, le cri d’un peuple qui a dit « non » à l’esclavage, à la colonisation, à la déshumanisation.
Mais ce cri n’a pas été poussé par des hommes seuls. Il a été porté, épaissi, incarné par des femmes.
Alors pourquoi sont-elles si peu présentes dans les manuels, les monuments, les récits glorieux ?
Parce qu’elles dérangent. Elles dérangent le récit viriliste de l’héroïsme, où les combats se gagnent à la baïonnette et se transmettent de père en fils.
Elles dérangent les récits coloniaux, qui préfèrent montrer les femmes noires comme des victimes passives, ou des créatures sexuelles, jamais comme des stratèges, des commandantes, des visionnaires.
Elles dérangent même certaines mémoires nationales, qui peinent à faire coexister spiritualité vaudou, insoumission féminine, justice populaire et radicalité noire.
Mais leur retour est en marche. Grâce au travail de chercheuses, d’artistes, de militantes et de médias afrocentrés, les noms de Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Marie-Jeanne Lamartinière, Dédée Bazile, Romaine-la-Prophétesse et tant d’autres, ressurgissent. Non comme de simples figures secondaires. Mais comme des piliers.
Car reconnaître leur rôle, ce n’est pas seulement rétablir une vérité historique. C’est réparer une blessure. C’est dire aux jeunes filles afrodescendantes d’aujourd’hui :
Vous êtes l’héritage d’un combat. Vous êtes la mémoire d’une révolte. Vous êtes les descendantes de femmes qui ont refusé de plier, même face à l’empire. Et leur victoire est la vôtre.
Le 9 février 1965, Malcolm X, figure emblématique du Black Power, est refoulé à la frontière française. Officiellement pour “risque de troubles à l’ordre public”. Officieusement, parce que sa voix noire, libre et panafricaine dérangeait. Retour sur un acte d’effacement orchestré dans l’ombre, à la croisée du racisme d’État, de la guerre froide et des luttes anticoloniales.
Un homme refoulé, une nation troublée
Le 9 février 1965, l’aéroport de Roissy n’a pas encore les allures d’un hub mondial. Mais ce jour-là, un homme s’apprête à atterrir qui, à lui seul, incarne une révolution. Il s’appelle Malcolm X. Homme noir. Américain. Musulman. Ancien détenu devenu orateur de génie. Ex-militant de la Nation of Islam, désormais libre-penseur panafricain. Il vient à Paris pour y tenir une conférence sur l’émancipation noire, à l’invitation d’un collectif d’étudiants africains. Mais il ne franchira jamais les portes de la capitale.
Dès son arrivée, il est retenu par la police de l’air et des frontières, interrogé, puis refoulé sans explication claire. Motif officiel ? Aucun communiqué immédiat. Raison officieuse ? Il représente une menace potentielle pour “l’ordre public”. La réalité, plus complexe, est tapie dans les plis d’une France encore profondément marquée par les convulsions de sa propre histoire coloniale.
Ce jour-là, la République a peur. Peur d’un homme qui dérange les récits dominants, relie la cause des Noirs américains à celle des Africains et des Antillais, et fait vaciller le mythe d’une France aveugle à la race.
Elle ne craint pas une bombe. Elle craint une parole.
L’expulsion de Malcolm X n’est pas un simple fait divers diplomatique. C’est un acte politique, un signal clair envoyé à la diaspora noire : il n’y aura pas de convergence autorisée entre les luttes afro-américaines et les mouvements africains ou antillais. Pas sur le sol français. Pas sous ce drapeau.
Douze jours plus tard, Malcolm X sera assassiné à Harlem. La France, elle, restera silencieuse. Aucun mot. Aucune reconnaissance. Et pourtant, ce geste d’interdiction dit tout : il révèle ce que la République redoute depuis toujours ; l’éveil des consciences noires, unies au-delà des frontières.
QUI ÉTAIT MALCOLM X EN 1965 ?
Au moment où la France l’empêche d’entrer sur son sol, Malcolm X n’est déjà plus l’homme que l’Amérique croit connaître. Il n’est plus le porte-parole intransigeant de la Nation of Islam, ni le militant que les médias caricaturent sous l’image d’un « raciste noir » anti-blanc. Il est en pleine métamorphose, politique, spirituelle, géopolitique.
L’année 1964 marque un tournant. Il rompt publiquement avec Elijah Muhammad et les dogmes de la Nation of Islam. Désormais, il se revendique comme musulman sunnite, mais surtout comme internationaliste noir. Son pèlerinage à La Mecque (hajj) l’a transformé : il y découvre un islam universel, une fraternité qui dépasse la couleur de peau. À son retour, il change de nom : El-Hajj Malik El-Shabazz. Mais il reste Malcolm X dans le combat.
Ce nouveau Malcolm voyage. Il refuse l’enfermement dans la question raciale américaine. Il comprend que l’oppression des Noirs aux États-Unis n’est pas un fait isolé, mais le reflet d’une structure impériale globale. Il sillonne l’Afrique : Ghana, Égypte, Nigéria, Algérie. Il rencontre Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Ahmed Ben Bella, des chefs d’État africains fraîchement indépendants, dont il partage les espoirs panafricains.
Son objectif : unir la diaspora noire (Afro-Américains, Africains, Caribéens) dans une même lutte contre le racisme, le colonialisme et l’exploitation capitaliste. À ses yeux, la solution ne viendra pas des seules lois civiles ou d’un changement de président américain. Elle viendra d’un réalignement mondial des peuples opprimés, d’un front commun afro-asiatique.
Il fonde alors l’Organization of Afro-American Unity (OAAU), calquée sur l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’est une arme politique non-violente, mais redoutablement stratégique. Elle vise à porter la question noire américaine devant l’ONU, en la connectant aux luttes anticoloniales.
C’est ce Malcolm-là que la France veut empêcher de parler. Pas le prédicateur provocant de Harlem. Non. Mais le Malcolm diplomate, stratège, panafricain, révolutionnaire global.
Il ne vient pas à Paris pour provoquer. Il vient pour tendre la main à l’Afrique francophone, pour renforcer les liens entre les étudiants africains de France, les militants antillais, et les Afro-descendants du monde entier. Il vient tisser une toile. Et cette toile, l’État français, encore empêtré dans ses blessures coloniales, ne veut pas qu’elle prenne forme sur son territoire.
POURQUOI VENAIT-IL À PARIS ?
Le voyage de Malcolm X à Paris, prévu pour le 9 février 1965, n’était pas un détour touristique. Il répondait à l’invitation officielle de l’Union des étudiants africains en France (UEAF), un groupe panafricain actif dans les milieux anticoloniaux, très implanté dans le Quartier Latin. L’événement prévu : une conférence publique à la Salle de la Mutualité, haut lieu de la parole politique et militante à Paris. Thème annoncé : l’unité des peuples noirs face à l’impérialisme.
Ce rendez-vous n’avait rien d’anodin. En cette année 1965, la France post-coloniale est encore en ébullition. L’indépendance politique de ses anciennes colonies africaines est toute récente (1960), mais la tutelle économique et militaire française demeure. Dans les foyers de travailleurs africains, dans les amphis des universités, dans les syndicats étudiants, la colère gronde. L’engagement contre les guerres coloniales en Algérie ou au Cameroun a laissé des traces. Et désormais, les regards se tournent vers les États-Unis et ses figures de lutte noire.
Inviter Malcolm X à Paris, c’est briser l’isolement intellectuel de la diaspora africaine francophone. C’est aussi établir un pont symbolique et politique entre les luttes afro-américaines et les combats postcoloniaux. Les Antillais, les Réunionnais, les Sénégalais, les Guinéens, les Camerounais… tous ceux qui vivent en France mais dont l’identité reste marquée par l’histoire impériale, voient en lui un phare, une voix qui parle enfin leur langue de colère.
Cette conférence devait aussi marquer un tournant stratégique dans l’unité noire mondiale. L’idée d’un Black Internationalism se concrétise. Malcolm X veut internationaliser la cause noire en Europe comme il l’a fait en Afrique et au Moyen-Orient. La France devait être l’une des premières étapes de cette stratégie globale, juste avant son retour prévu aux États-Unis.
Mais ce qui devait être un moment historique s’est transformé en silence étouffé.
Dès sa descente d’avion, Malcolm X est retenu par la police aux frontières, empêché de parler, et reconduit dans l’avion suivant pour Londres. La conférence est annulée. L’espoir d’un rapprochement symbolique entre la jeunesse africaine francophone et le leader noir américain est brutalement brisé.
Ce n’est pas seulement un homme qu’on empêche d’entrer : c’est une parole, un lien, une conscience noire mondiale qu’on refuse de laisser germer sur le sol français.
UNE INTERDICTION DÉJÀ PRÉPARÉE
Malcolm X n’a pas été refoulé par hasard. Son expulsion n’est pas le fruit d’un simple malentendu administratif. Elle fut planifiée, décidée, exécutée dans l’ombre, bien avant qu’il ne mette un pied sur le tarmac de Roissy.
Dès le début des années 60, les services français du renseignement intérieur (DST, RG) suivent de près les mouvements panafricains, les syndicats étudiants africains, les réseaux anticoloniaux. L’Union des étudiants africains en France (UEAF), organisatrice de la conférence, est connue pour ses positions critiques vis-à-vis de la Françafrique. Elle est donc surveillée. Et quand elle annonce l’invitation officielle de Malcolm X, l’alerte est immédiatement transmise aux plus hauts niveaux de l’État.
En parallèle, les agences américaines (FBI et CIA) ont depuis longtemps inscrit Malcolm X sur leur radar rouge. Sa rupture avec la Nation of Islam et sa volonté de porter la question raciale américaine devant l’ONU inquiètent Washington. Il n’est plus seulement un orateur communautaire, il devient un diplomate non-aligné, un facteur d’instabilité géopolitique dans un monde bipolaire en pleine guerre froide.
Les Américains alertent alors leurs homologues européens, notamment français et britanniques. Des documents déclassifiés du FBI et de la CIA montrent que Malcolm X faisait l’objet d’une surveillance transatlantique étroite, avec échanges d’informations sur ses déplacements, ses contacts et ses prises de parole.
Le ministère français de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Roger Frey, prend rapidement la décision : refus d’entrée pour “risque de trouble à l’ordre public”. Cette formule vague, usitée à l’époque pour les “militants dangereux”, permet de justifier une expulsion sans avoir à fournir de motif concret. Une note confidentielle est transmise aux services de la préfecture de police et à la PAF (Police de l’air et des frontières) à Roissy. Tout est prêt. Avant même qu’il ne monte dans l’avion.
L’aspect le plus troublant ? Malcolm X n’était pas prévenu. Son passeport américain est valide. Il a voyagé librement en Afrique, au Moyen-Orient, et même au Royaume-Uni. Il ne figure pas sur une liste officielle d’indésirables publics. La France a donc anticipé son arrivée pour mieux le faire taire.
C’est ce que révèle l’enquête historique menée notamment par Dominique Rousset, à partir d’archives déclassifiées. Elle montre une France soucieuse de ne pas froisser son allié américain, mais surtout anxieuse à l’idée de voir sa jeunesse noire – africaine, antillaise, française ; entrer en résonance avec le feu du Black Power.
Car derrière la façade républicaine, la crainte est immense : celle que le verbe de Malcolm fasse éclore une conscience noire, fière, organisée et radicale sur le territoire même de l’ancien empire colonial.
LE CHOC À L’AÉROPORT
Le 9 février 1965, Malcolm X atterrit à Roissy, seul, fatigué mais déterminé. Il pense pouvoir honorer une invitation officielle, parler devant une salle de jeunes africains, construire un pont entre les luttes. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la France a déjà décidé de le faire taire.
À peine franchi le contrôle des passeports, il est retenu par les agents de la Police de l’air et des frontières. On lui demande de patienter. Il ne comprend pas. Il présente ses papiers, explique sa venue. Il n’est ni clandestin, ni condamné. Il est un citoyen américain, voyageant librement avec un passeport valide.
Mais le couperet tombe sans procès. Il ne pourra pas entrer. L’ordre vient “de plus haut”. Les autorités ne lui donnent aucune justification claire. La conférence ? Annulée. Les étudiants ? Informés trop tard. Malcolm X, calmement, déclare à la presse sur place :
« Je suis plus choqué que surpris. L’oppression, même lorsqu’elle se cache derrière des lois, reste de l’oppression. »
Il est reconduit dans le premier avion vers Londres. En quelques heures, son passage sur le sol français est effacé. Pas de photo officielle. Pas d’accueil. Pas de débat. Juste le silence policier et le refus.
La presse française du lendemain traite l’affaire avec discrétion. Quelques brèves, des titres ambigus : « Le leader noir américain refoulé à Roissy », « Des troubles évités ? » Aucun grand journal ne questionne la légitimité de l’expulsion. Aucun éditorial ne s’interroge sur le sens politique du geste. La République a muselé, sans explication. Et le silence médiatique vient parachever la censure.
Côté militant, en revanche, la colère monte. L’Union des étudiants africains en France (UEAF) dénonce une mesure autoritaire, une “atteinte grave à la liberté d’expression et au droit d’asile politique”.
Dans les foyers d’étudiants africains, dans les cercles antillais, dans certaines sections du Parti communiste ou du PSU, on comprend que ce refus d’entrée est plus qu’une affaire diplomatique. C’est un signal.
Un signal adressé à tous ceux qui, sur le territoire français, veulent relier la question noire américaine aux mémoires coloniales de l’empire français. Un signal qui dit :
« Cette parole n’est pas la bienvenue ici. Pas sur nos terres. Pas dans nos universités. »
Mais comme souvent dans l’histoire des censures, ce refus produit l’effet inverse : il sacralise la voix interdite. Dans les semaines qui suivent, les tracts circulent. Les cassettes de discours de Malcolm X s’échangent sous le manteau. Et douze jours plus tard, lorsqu’il est assassiné à Harlem, la nouvelle fait l’effet d’une bombe auprès de cette jeunesse noire que la France voulait précisément empêcher d’écouter.
UN REFLET DU RACISME D’ÉTAT EN FRANCE ?
L’interdiction d’entrée faite à Malcolm X ne peut pas se comprendre sans plonger dans la psyché politique de la France des années 1960 : un pays officiellement “décolonisé”, mais profondément hanté par l’empire. Une République encore fragile, qui se veut “aveugle à la race”, mais qui ne tolère pas qu’on vienne en parler trop fort ; surtout pas quand on est Noir, et libre.
En refusant Malcolm X, la France ne s’attaque pas à un homme violent, mais à un homme dont la parole menace ses fondations idéologiques. Car Malcolm ne vient pas prêcher la haine. Il vient poser une question simple et dérangeante :
Comment une République peut-elle être universelle si elle nie l’expérience noire ?
En ce sens, son expulsion est le miroir brutal d’un racisme d’État, maquillé derrière des mots polis : “trouble à l’ordre public”, “mesure administrative préventive”, “raison diplomatique”. Aucun terme ne parle de race, mais tout l’acte est motivé par elle.
Ce racisme n’est pas seulement structurel : il est stratégique. Il s’exprime dans une série d’actes qui, mis bout à bout, dessinent une logique d’exclusion des voix noires politiques, critiques, autonomes.
Car dans les années 60 :
Les militants FLN sont pourchassés à Paris, certains jetés dans la Seine pendant les manifestations.
Les écrivains antillais qui dénoncent la départementalisation sont marginalisés.
Les intellectuels africains sont surveillés, infiltrés, parfois expulsés.
Les tirailleurs sénégalais vivent en foyers délabrés, sans reconnaissance, sans pension.
Dans ce contexte, la parole noire radicale est systématiquement disqualifiée. Trop subversive, trop communautaire, trop étrangère à l’universalisme républicain. Pourtant, c’est précisément cette parole que portait Malcolm X. Une parole ancrée dans l’histoire, connectée aux luttes du Sud global, et capable de réveiller les consciences de ceux que la République voudrait oublier.
Focus – L’universalisme en question : La France s’est toujours voulue “indivisible” et “aveugle à la couleur”. Mais cette posture interdit de penser les réalités vécues des Noirs sur son territoire. La République ne voit pas les Noirs… jusqu’à ce qu’ils parlent trop fort.
En interdisant Malcolm X, la France ne protège pas seulement l’ordre public, elle protège son récit sur elle-même.Elle ne veut pas que l’on vienne dire que le racisme est systémique. Que la colonisation n’est pas finie. Que la couleur continue de produire des hiérarchies.
Et surtout, elle redoute que cette parole fasse écho. Car Malcolm X, ce jour-là, ne venait pas pour diviser. Il venait pour relier. Et c’est cela que l’État redoutait le plus : l’émergence d’une conscience noire collective, transnationale, critique, et debout.
Dans la Nouvelle-Orléans du XIXe siècle, une femme noire affranchie fait trembler les puissants, guérit les humbles, et incarne à elle seule le syncrétisme spirituel des peuples africains et créoles. Marie Laveau, entre mythe et histoire, fut bien plus qu’une prêtresse vaudou : elle fut une matrone, une guérisseuse, une stratège sociale et une figure de résistance. Voici son histoire.
L’ombre d’une tombe et le parfum d’un sortilège
Au cœur de la Nouvelle-Orléans, il existe une tombe que l’on visite plus que toutes les autres. Ce n’est ni celle d’un président, ni celle d’un général. C’est celle d’une femme noire, née libre en 1801, morte en 1881, et devenue légende : Marie Laveau.
Sa sépulture, dans le cimetière Saint-Louis n°1, est aujourd’hui couverte de croix tracées à la craie. Des offrandes s’accumulent : bougies, perles vaudou, billets griffonnés d’espoirs et d’angoisses. Des pèlerins murmurent des prières, parfois sans savoir à qui ils s’adressent vraiment. Certains viennent demander justice, d’autres de l’amour, ou la guérison d’un mal profond. Tous s’accordent à dire que quelque chose de sacré, d’invisible, veille encore depuis cette tombe.
Marie Laveau ne fut pas qu’une prêtresse vaudou. Elle fut une stratège politique, une guérisseuse, une femme d’affaires redoutée, une figure d’autorité respectée des puissants comme des plus pauvres. Dans une ville marquée par l’esclavage, la ségrégation, les cataclysmes et les superstitions, elle a bâti une forme de pouvoir qui échappait à la logique coloniale : un pouvoir spirituel, social et profondément afrocréole.
Ce que l’histoire officielle a souvent relégué au rang de folklore ou de “sorcellerie” fut, en réalité, une forme de résistance. Le vaudou, loin des caricatures exotiques, fut un langage de liberté, un espace de solidarité noire, un refuge dans une Amérique qui refusait l’humanité à ceux qu’elle exploitait.
Raconter la vie de Marie Laveau, c’est donc revisiter une mémoire noire effacée, une puissance féminine occultée, une sagesse africaine travestie par le racisme et le sensationnalisme. C’est interroger le pouvoir des marges. Et rappeler qu’avant d’être un mythe, elle fut une femme. Une femme qui a aimé, soigné, prié ; et combattu.
Une enfance dans les failles de l’Amérique esclavagiste
Marie Catherine Laveau voit le jour en 1801 à la Nouvelle-Orléans, dans une Louisiane encore imprégnée des échos de Saint-Domingue et des promesses brisées de la Révolution française. L’année précédente, l’indépendance d’Haïti a fait frémir les maîtres blancs de toutes les Amériques. En Louisiane, ancienne colonie française devenue espagnole puis à nouveau française, la population noire (libre ou non) est surveillée de près.
Marie naît d’une femme libre de couleur, Marguerite Darcantrel, et d’un homme blanc créole, Charles Laveaux. Elle appartient à cette caste particulière des gens de couleur libres, une société à part entière, ni esclaves ni entièrement libres. Ils possèdent parfois des terres, des maisons, voire des esclaves, mais restent soumis à des lois raciales strictes. Leur existence même est une tension permanente : trop libres pour être invisibles, trop noirs pour être égaux.
Elle grandit dans le quartier du Vieux Carré, parmi les ruelles étroites, les senteurs de girofle et d’encens, les bruissements de prières mêlées aux cris du marché. On dit qu’elle reçoit une éducation catholique solide, fréquente l’église Saint-Louis, mais qu’elle apprend aussi, en secret, les savoirs des guérisseuses, des accoucheuses et des femmes anciennes.
C’est dans cet entre-deux (entre l’Église et les esprits, entre le monde blanc et l’univers noir) que Marie Laveau se forge. Très jeune, elle comprend que la survie passe par la maîtrise des codes : il faut connaître les sacrements, mais aussi les herbes. Il faut prier le Christ, mais aussi les loas. Il faut savoir parler aux notables comme aux sans-noms.
Dans une Amérique où l’identité noire est systématiquement niée, elle apprend à en faire une force. Le pouvoir, pense-t-elle déjà, peut se bâtir dans les marges, dans les plis de la société, là où l’œil du maître ne voit pas.
Amours, mariages et veuvages (la fabrique d’un mythe)
La première fois que Marie Laveau se marie, elle a tout juste 18 ans. Le 4 août 1819, elle épouse Jacques Paris, un charpentier libre de couleur venu de Saint-Domingue, comme tant d’autres réfugiés fuyant la tourmente haïtienne. L’homme est discret, religieux, et porte la mémoire des soulèvements dans ses silences. Leur union est bénie à l’église Saint-Louis, selon les rites catholiques ; un choix stratégique autant que spirituel dans une ville où les apparences peuvent sauver la peau.
Mais le mariage est de courte durée. Quelques années plus tard, Jacques Paris disparaît. Mort ? Fugitif ? Enlevé ? La rumeur, comme toujours, fait feu de tout bois. Marie Laveau devient veuve ; officiellement. Car dans l’ombre, un autre homme entre dans sa vie : Louis Christophe Duminy de Glapion, un ancien militaire créole, blanc de peau et marginal par choix.
Avec lui, elle ne se marie pas. Trop dangereux. Leur union, bien que durable, reste hors des registres officiels. Ensemble, ils auraient eu plus d’une dizaine d’enfants, dont peu survécurent à l’enfance ; hécatombe silencieuse de l’époque, que l’histoire a trop souvent gommée.
Ce choix d’aimer sans sacrement, de bâtir une famille sans autorisation, devient un acte politique. Car en refusant le mariage chrétien avec un homme blanc, Marie Laveau contourne les lois raciales. Elle protège son autonomie. Elle préserve son pouvoir.
Dans le secret de sa maison, elle devient à la fois mère, guérisseuse, amante et stratège. Femme noire dans une société esclavagiste, elle façonne un espace de liberté par ses choix intimes. Et c’est là que commence vraiment la légende : dans ce refus de se plier à l’ordre établi, dans cette capacité à faire de sa vie une déviation magistrale du récit colonial.
On commence à la surnommer « la veuve Paris », puis « la grande prêtresse ». Son aura s’épaissit, à mesure que les mystères s’accumulent autour d’elle. A-t-elle vraiment ramené un homme de la folie ? A-t-elle fait tomber un maître blanc à genoux par une simple prière ? A-t-elle scellé un pacte avec les loas ou seulement avec son époque ?
Qu’importe. Le pouvoir, comme la foi, se nourrit de croyance. Et Marie Laveau le sait mieux que quiconque.
La prêtresse de tous les dangers (entre magie, guérison et politique)
Au cœur du Vieux Carré, à la lisière du visible et de l’interdit, Marie Laveau devient une figure centrale d’un monde que les puissants refusent de comprendre : celui des esprits, des plantes, des silences et des cicatrices. À une époque où les hôpitaux sont pour les Blancs, où les prêtres refusent d’enterrer les enfants des unions mixtes, elle soigne, écoute, réconcilie. Elle est à la fois la mémoire et l’antidote.
Son savoir ne vient ni des livres ni des laboratoires. Il est hérité, distillé dans le quotidien, transmis par des femmes africaines, créoles, amérindiennes, dans une langue faite de gestes, d’odeurs, de prières murmurées entre les murs humides des maisons basses de La Nouvelle-Orléans. Elle connaît les racines qui purgent, les huiles qui calment, les philtres qui rapprochent. Elle connaît surtout les peurs.
C’est dans ce flou (entre médecine populaire et rituels vodous) que son pouvoir s’impose. Elle n’est pas seulement guérisseuse. Elle est médiatrice. Confidente des esclaves, mais aussi des maîtres. Certaines femmes blanches viennent lui demander conseil : pour garder un mari, faire tomber une rivale, résoudre une stérilité. Des policiers ferment les yeux. Des juges l’écoutent à voix basse.
Le vodou, en Louisiane, n’a rien d’un folklore. C’est une spiritualité ancrée, vivante, parfois clandestine, toujours politique. En l’assumant, en le ritualisant, Marie Laveau en fait un contre-pouvoir. Elle y ajoute ses propres rituels : le fouet sacré, les danses sur Congo Square, les cérémonies nocturnes au Bayou Saint-Jean. Elle ne craint pas les regards, car elle sait ce qu’ils cherchent.
Son influence est telle que le pouvoir blanc hésite : faut-il la faire tomber ou s’en accommoder ? Certains la décrivent comme une sorcière. D’autres comme une sainte. On la dit capable d’obtenir la libération d’un esclave par une prière, d’effacer une dette par un charme. Elle incarne une justice parallèle, bien plus efficace pour les démunis que celle des tribunaux.
Mais ce pouvoir dérange. Car il est féminin, noir, populaire. Parce qu’il échappe à l’écrit, au contrôle, aux récits officiels. Parce qu’il vient d’une femme qui, sans armée ni mandat, gouverne une ville de l’ombre.
Une reine dans la tempête (rumeurs, persécutions et résistances)
Être femme, être noire, être libre. Trois fautes impardonnables dans l’Amérique du XIXe siècle. Et Marie Laveau les cumule. Sa légende grandit, mais avec elle viennent les murmures venimeux, les récits falsifiés, les caricatures qui déforment son image jusqu’à la rendre méconnaissable. Les journaux à sensation l’appellent « sorcière », « ensorceleuse de la nuit », parfois même « diablesse aux cent visages ». La vérité, elle, reste dans les marges.
Les rituels qu’elle organise, notamment au Bayou Saint-Jean, alimentent tous les fantasmes. Des corps en transe, des chants africains, des offrandes aux esprits… Ce que les dominants ne comprennent pas, ils le diabolisent. Ce qu’ils ne peuvent pas dominer, ils cherchent à le détruire. Marie, pourtant, ne cède rien. Elle connaît le prix de la peur. Elle sait que ceux qui l’accusent sont souvent ceux qui viennent supplier, en secret, pour une faveur, une guérison, un sort conjugal.
Les autorités tentent de la discréditer, parfois de la surveiller. Mais sa popularité rend toute répression délicate. Elle ne parle pas, elle agit. Sa force vient de la rue, des marchés, des mères sans mari, des domestiques épuisées, des affranchis menacés, des créoles déclassés. Elle est leur figure tutélaire. Pas une prêtresse distante. Une alliée active, une reine sans trône, mais avec un peuple.
Dans les récits oraux, elle devient presque invincible. On dit qu’elle sait tout sur tout le monde. Qu’elle peut arrêter une pendaison par une simple prière. Qu’elle lit dans les yeux comme dans un livre ouvert. La réalité, bien plus complexe, se niche entre admiration et nécessité. Dans une société où les institutions sont hostiles aux Noirs, Marie Laveau devient l’institution. Elle incarne un autre ordre, celui du soin, de la mémoire et de la lutte silencieuse.
Ce que les rumeurs révèlent surtout, c’est l’angoisse d’une société blanche face à une femme noire en position de pouvoir. Et plus encore : une femme qui ne demande pas la permission, qui ne quémande pas la reconnaissance, mais impose sa présence. Avec calme. Avec foi. Avec intelligence.
Une lignée effacée, une mémoire ravivée
Marie Laveau meurt comme elle a vécu : dans l’ambiguïté et la ferveur. Le 15 juin 1881, à l’âge supposé de 79 ans, la reine du vaudou quitte ce monde, mais son ombre ne s’efface pas. Son enterrement, modeste en apparence, attire une foule aussi bigarrée que fidèle. Les puissants se murmurent des prières volées. Les humbles, eux, pleurent une mère.
Mais à peine son corps repose-t-il au cimetière Saint-Louis n°1 qu’un autre mystère naît : qui est cette autre Marie Laveau, qui continue à pratiquer dans les années suivantes ? Sa fille, Marie II ? Une imitatrice ? Un mythe vivant ? Les archives se brouillent, les visages se confondent. Peut-être est-ce voulu. Peut-être que le pouvoir de Marie ne résidait pas tant dans une personne que dans une présence ; collective, fluidique, insaisissable.
La transmission se fait donc autrement. Pas par des écrits, mais par les corps, les gestes, les chants. Par les veillées de femmes noires, les rituels du bayou, les secrets murmurés au marché de Tremé. Chaque praticienne du vaudou qui l’invoque, chaque mural peint sur les murs de la Nouvelle-Orléans, chaque griot qui conte son nom, prolonge son souffle.
Longtemps marginalisé, le vaudou renaît aujourd’hui sous d’autres formes. Héritage afro-créole, il est aussi politique : un langage de survie et de réappropriation face à l’oubli organisé. Car ce que l’histoire officielle a tenté d’éradiquer, la mémoire populaire l’a ressuscité.
Marie Laveau n’a pas fondé une dynastie. Elle a fondé une lignée spirituelle. Pas de sang royal, mais une couronne d’héritage. Des femmes et des hommes, noirs, métis, créoles, qui trouvent dans son nom un refuge, un étendard, une puissance. Et dans chaque geste de soin, dans chaque offrande, dans chaque prière adressée à ses loa, elle est là. Vivante, présente. Une reine que la mort n’a pas su arrêter.
Reines noires et récits blancs (comment l’histoire a trahi Marie Laveau)
On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais ce qu’on dit moins, c’est qu’elle est souvent racontée à voix basse, quand il s’agit des vaincus. Et pour les femmes noires, reines sans trône dans des mondes colonisés, l’histoire n’a même pas pris la peine de murmurer. Elle a inventé. Dénaturé. Blanchi.
Marie Laveau, pourtant figure centrale de La Nouvelle-Orléans, n’échappe pas à cette règle. Dans les livres d’école comme dans le folklore touristique, elle est réduite à une “sorcière exotique”, une ensorceleuse sulfureuse, bonne à figurer dans des films ou des balades guidées dans les cimetières. La subtilité de son pouvoir spirituel, son rôle de guérisseuse, de cheffe communautaire, d’intermédiaire entre les mondes ; tout cela a été noyé sous des couches de fantasmes coloniaux.
Pourquoi ? Parce que Marie Laveau incarne une terreur blanche. Celle d’une femme noire libre, instruite, influente, respectée dans une ville où l’ordre racial ne laissait normalement pas de place à ce genre de souveraineté. Parce qu’elle n’a jamais eu besoin de demander l’autorisation d’exister. Et que son pouvoir ne venait ni d’un homme, ni d’un État, mais d’un monde africain réinventé en terre d’Amérique.
Alors les récits blancs ont fait leur travail : exotiser, diaboliser, effacer. L’histoire de Marie Laveau a été dispersée dans des archives biaisées, éclipsée par des chroniques racistes, réinventée par des conteurs peu scrupuleux, jusqu’à devenir floue, presque irréelle. Même sa tombe, aujourd’hui couverte de croix dessinées à la craie par des pèlerins modernes, est devenue un lieu de folklore plutôt qu’un lieu de mémoire.
Mais l’histoire ne meurt jamais vraiment. À travers les travaux d’historiennes noires, de chercheuses décoloniales, de poètes et d’activistes, le vrai visage de Marie Laveau se reconstruit. Celui d’une femme ancrée dans la tradition et pourtant profondément moderne. Celui d’une survivante de l’esclavage par héritage, d’une stratège du quotidien, d’une passeuse de mondes.
Ce n’est pas à l’histoire officielle de lui rendre justice. C’est à nous. À nos récits. À notre refus de la caricature. Car Marie Laveau n’était pas une légende : elle était un levier. Une clé. Un symbole de ce que peut la foi noire, quand elle n’a plus rien à perdre, et qu’elle commence à inventer son propre royaume.
Marie Laveau n’est pas morte.
Elle marche encore, dans les processions silencieuses du Mardi Gras indien, dans les prières murmurées sous la pluie de Tremé, dans les cercles de femmes qui pansent les blessures héritées de l’histoire, et dans le regard de celles qui refusent d’être effacées. On l’évoque quand on parle de justice raciale. On l’invoque quand on soigne sans moyens mais avec foi. On la reconnaît dans ces mères qui tiennent leur communauté à bout de bras, armées d’encens, de paroles fortes et de silences puissants.
À La Nouvelle-Orléans, des fresques la représentent avec un foulard noué comme une couronne. Des musiciennes la chantent. Des activistes afrodescendantes s’en revendiquent, dans les luttes pour la souveraineté spirituelle, la médecine alternative, les droits reproductifs et la mémoire noire. Elle est devenue un archétype, une figure tutélaire ; mais pas figée. Une mémoire mobile, féconde, vivante.
Car parler de Marie Laveau aujourd’hui, c’est aussi parler d’appropriation culturelle, de récupération commerciale, de racisme camouflé sous les oripeaux du mysticisme. Trop de t-shirts, de séries Netflix et de visites guidées font d’elle une “reine vaudou” folklorisée, en oubliant qu’elle fut une femme noire debout dans un monde bâti pour l’écraser. Chaque représentation édulcorée est une trahison. Chaque silenciation de ses racines africaines et de ses engagements communautaires est un autre effacement.
Mais sa vraie postérité est ailleurs. Elle est dans la résilience noire. Dans cette spiritualité qu’aucun Code noir n’a réussi à éteindre. Dans cette capacité à survivre sans jamais se soumettre. À créer du sacré dans les marges, du pouvoir dans l’invisible.
Marie Laveau, aujourd’hui, c’est un rappel. Un avertissement. Une invitation.
À réécrire nos histoires. À honorer nos ancêtres. À guérir avec ce qu’on a. À régner sans permission.
Et dans un monde qui prétend toujours nous dire qui nous sommes, son héritage nous chuchote ceci :
Crois en ce que tu sais. Invoque ce que tu portes. Sois ce qu’ils ne veulent pas que tu sois.
Mexico, au cœur de la capitale mexicaine. Les statues brillent sous le soleil de plomb. Cortés trône, l’épée levée, la cape au vent. Non loin, les façades baroques racontent, à coups de dorures et de pierres grises, l’épopée triomphale d’un empire qui a façonné deux mondes. Mais dans ce théâtre figé, une silhouette manque à l’appel.
Pas de buste, pas de plaque, pas même une ruelle à son nom.
Juan Garrido, homme noir, libre, chrétien, conquistador, pionnier du blé au Mexique, bâtisseur de chapelles et vétéran de toutes les campagnes (de la Floride à Michoacán) est aujourd’hui un fantôme dans la mémoire officielle. Il a servi trente ans sous bannière espagnole, semé le pain de l’Ancien Monde dans la terre du Nouveau, porté les armes aux côtés des plus grands, construit des sanctuaires pour les morts… et pourtant, l’Histoire l’a relégué au bas des marges.
Pourquoi ?
Pourquoi, dans cette Amérique ibérique si prompte à glorifier ses conquistadores, la mémoire de Garrido n’a-t-elle pas trouvé sa place ? Serait-ce la couleur de sa peau, incompatible avec la grandeur que l’on prête aux vainqueurs ? Ou le fait qu’il ait existé hors des cases ; ni esclave, ni colon classique, ni traître, ni héros bien commode ?
Dans une lettre poignante adressée au roi d’Espagne, il écrit :
« Yo, Juan Garrido, de color negro, vecino de esta ciudad, comparezco ante Vuestra Misericordia… »
« Moi, Juan Garrido, noir, résident de cette ville, je me présente devant votre Miséricorde …. ».
En quelques lignes, il résume sa vie : trente ans de service sans récompense, sans terre, sans gloire. Juste un homme noir, dans un monde blanc, réclamant le droit d’exister dans les annales d’un empire qu’il a aidé à construire.
Un homme qui, bien avant Toussaint Louverture ou Martin Luther King, s’est battu pour son nom, pour sa mémoire, pour sa postérité.
L’article qui suit est une tentative de réparation. Une traversée dans les pas d’un pionnier noir de la colonisation ; non pas pour l’ériger en icône sans faille, mais pour comprendre ce qu’il révèle de l’Histoire : ses silences, ses peurs, ses refoulements. Car raconter Garrido, c’est interroger la fabrique même des récits nationaux.
Né au bord du monde (du Congo à Lisbonne)
Avant d’être Juan Garrido, il fut un garçon sans nom portugais, un enfant d’Afrique arraché au cœur palpitant du royaume du Kongo, quelque part entre les rives de l’actuelle Angola et la future mémoire effacée d’un continent colonisé. Le XVIe siècle venait à peine de commencer, et déjà, les routes maritimes balayaient l’Atlantique, transportant avec elles marchandises, croix chrétiennes… et captifs.
On ne sait presque rien de son enfance. Seulement ceci : il fut emmené jeune au Portugal, sans doute via São Tomé, cette île-tremplin de l’esclavage atlantique. Mais il n’était pas esclave. Libre, affranchi ou né libre ? Le flou est volontaire. L’Europe, qui construisait alors ses empires, savait brouiller les origines des Africains utiles à sa cause.
À Lisbonne, il fut baptisé, christianisé, rebaptisé “Juan” ; un prénom parmi tant d’autres offerts comme un ticket d’entrée dans la Chrétienté impériale. Son nom, “Garrido”, viendrait probablement de son maître, ou de l’homme qui l’emmena combattre. Il fut formé, militaire, utile, et donc accepté… à condition de rester dans les interstices de la société.
C’est dans cette Europe à peine sortie du Moyen Âge, encore imbibée de dogmes raciaux naissants, que Garrido forgea son destin. Il ne sera pas esclave. Il ne sera pas passif. Il sera conquérant.
Et c’est ainsi qu’en 1510, il embarqua. Pas enchaîné dans une cale. Mais debout sur le pont.
Destination : les Amériques.
Avec ses armes, sa foi, et l’audace de ceux que le monde ne veut pas voir, il traversa l’Atlantique.
Mais pouvait-il seulement imaginer qu’en débarquant à La Española, il inscrirait son nom (noir, espagnolisé, dissimulé) dans les premiers chapitres de la conquête du continent ?
Sur les routes du sang et de l’or (Cuba, Porto Rico, Floride)
Dans les récits officiels, les premiers conquistadors sont castillans, fiers et blancs. Pourtant, parmi les silhouettes anonymes qui débarquent sur les rivages caribéens au début du XVIe siècle, Juan Garrido est déjà là. Noircissant les registres, illuminant l’histoire d’une présence que les chroniqueurs préfèrent taire.
Il sert dans les campagnes de Diego Velázquez à Cuba, accompagne Juan Ponce de León dans ses expéditions à Porto Rico, à la Dominique, et jusqu’en Floride, cette terre humide et inhospitalière, baptisée à la gloire d’une fête chrétienne. Il est là, toujours, parmi les hommes de guerre, les porteurs de croix et de poudre.
Mais Garrido n’est pas un simple soldat. C’est un professionnel de la conquête, un homme aguerri par les jungles, les batailles, les fièvres, et les trahisons. Il incarne un paradoxe douloureux : un homme noir engagé dans les mécanismes mêmes de la colonisation, mais jamais dans ses bénéfices.
Car s’il porte les armes, il ne porte pas le pouvoir. Ni terres, ni encomiendas, ni promesses royales. Ce qui lui est accordé, c’est le droit de survivre, et parfois, le droit d’être utile. Cela suffit, pour un temps.
Les Indiens tombent sous les balles, les maladies, les traités déloyaux. Garrido observe. Il combat. Il s’adapte. À ce stade, il n’est pas encore une figure de l’histoire, mais une ombre active dans les marges du récit impérial.
Et bientôt, le destin l’appelle ailleurs. Là où l’histoire s’accélère, là où la mémoire s’écrira dans le sang : le Mexique.
Avec Cortés : le Noir parmi les conquistadors de Tenochtitlán
Quand Hernán Cortés lève son armée vers le cœur de l’empire aztèque, Juan Garrido est du voyage. Pas en tant qu’esclave, ni comme simple serviteur ; mais comme soldat, compagnon de route, témoin du feu et du tumulte. Il marche aux côtés de ceux qui feront tomber une civilisation millénaire.
Dans les représentations classiques, les hommes de Cortés sont uniformes. Pourtant, ils sont métis dans tous les sens du terme : par leur origine, leur destin, leur morale. Des mulâtres, des noirs, des indigènes alliés ; les visages de la conquête sont multiples, et Garrido, avec sa peau sombre, trouble les frontières entre vainqueur et vaincu.
Il participe à la “Noche Triste”, il traverse les marécages d’Otumba, il revient avec les siens en 1521 pour assiéger une Tenochtitlán à l’agonie. Dans les récits des chroniqueurs, son nom apparaît en filigrane. Il n’est jamais le héros, mais il est là, pierre vivante dans l’édifice du Nouveau Monde.
Et pourtant, il refuse l’invisibilité. Une fois la guerre achevée, Garrido revendique ses droits. Il fonde un foyer, cultive la terre à Coyoacán, et surtout : il se dresse contre l’oubli. Il bâtit de ses mains une chapelle commémorative pour les morts espagnols, au bord du lac, sur les ruines du tzompantli. Il honore les siens, mais nul monument ne l’honorera, lui.
Dans cette conquête écrite au sabre, Garrido laisse une empreinte plus subtile. Il ne tue pas pour la gloire. Il sème le blé ; littéralement. Le premier à planter cette céréale en terre mexicaine, il introduit un aliment-clé dans l’économie coloniale. La conquête passe aussi par les champs.
Mais dans les archives, Garrido reste une anomalie. Trop noir pour figurer sur les peintures. Trop libre pour être réduit à un esclave. Trop loyal à Cortés pour être récompensé par ses rivaux. Alors il prend la plume, lui aussi. Dans une lettre au roi d’Espagne, il écrit :
« Yo, Juan Garrido, de color negro […] durante treinta años he servido y sigo sirviendo a Vuestra Majestad. »
« Je suis Juan Garrido, noir […] depuis trente ans, j’ai servi et je continue à servir Votre Majesté. «
Une vie entière de conquêtes. Et toujours, rien à lui.
Une semence noire dans les terres du pouvoir : blé, famille et mémoire
On se souvient des conquistadors pour leurs sabres. Rares sont ceux dont l’arme fut… une graine. Juan Garrido, lui, entre dans l’histoire de l’Amérique non seulement comme soldat noir de la conquête, mais comme pionnier agricole : le premier à semer du blé dans le sol du Mexique.
Un geste anodin ? Non. Dans un empire où le maïs régnait, introduire le blé, c’était planter l’Europe. Une céréale chrétienne, symbole de communion, de pain quotidien, de civilisation au regard des colons. Et Garrido, l’Africain, fut l’instrument de cette mutation. À sa manière, il participa à l’implantation silencieuse de l’ordre colonial. Pas par le pillage, mais par la terre.
Il le fit à ses frais. Sans rétribution. Sans terre octroyée. Sans esclave au départ. C’est plus tard, avec sa femme (dont on ignore tout, sinon qu’elle était libre) qu’il eut trois enfants. Une famille noire, implantée dans les premières décennies de la Nouvelle Espagne. Une généalogie effacée des manuels, comme si la lignée noire dans le Mexique colonial ne pouvait être qu’esclavagisée ou inexistante.
Pour survivre, Garrido se fait portero du cabildo (gardien de la mairie), avant de tenter, sans grand succès, la ruée vers l’or à Zacatula, avec quelques esclaves acquis à crédit. Le mythe de l’Eldorado ne lui rapportera que fatigue et frustration.
Ce qui reste de lui, c’est une supplique, adressée à Charles Quint. Une lettre humble et digne, longue et poignante. Il y détaille ses services, ses campagnes, ses loyautés, sa peau noire et sa misère blanche. Une demande de pension, en échange de trente ans de vie au service d’un roi dont il ne porte ni la langue ni le sang.
« […] siempre con dicho Marqués, todo lo cual hice a mis expensas sin que me dieran salario ni repartimiento de indios ni ninguna otra cosa. »
» […] toujours avec ledit marquis, le tout à mes frais sans qu’ils me donnent aucun salaire ni distribution d’indiens ni rien d’autre. «
Rien. Même pas la reconnaissance. Ni terres, ni honneurs, ni statues.
Et pourtant, dans les sillons qu’il a ouverts, le blé a poussé. Des millions de pains ont été cuits, des générations ont mangé, se sont nourries d’un geste semé par un Africain libre. Le pain blanc de la colonie porte, sans le savoir, la mémoire d’un homme noir.
Pourquoi Juan Garrido dérange l’histoire officielle ?
Juan Garrido est une dissonance dans la symphonie impériale. Il ne correspond à aucun archétype : ni esclave résigné, ni noble conquistador, ni indigène martyrisé. Il est noir, libre, soldat, cultivateur, croyant, et père de famille dans un empire qui ne savait pas faire place à cette complexité.
Il dérange l’Espagne d’alors, qui ne sait où le classer. Trop africain pour être héros, trop loyal pour être esclave, trop visible pour rester invisible. Il dérange l’Amérique latine d’aujourd’hui, qui peine à reconnaître l’ampleur de son héritage africain non-esclavagisé.
Dans les livres d’histoire, son nom est un astérisque. Une note de bas de page. Une rumeur érudite. Il ne figure pas dans les statues de Chapultepec. Aucun lycée ne porte son nom. Pas même à Coyoacán, où il fut le premier à cultiver le blé, ni à Tlacopan, où il bâtit une chapelle en mémoire des conquistadors morts.
Pourquoi ? Parce que son existence remet en question la fiction de la conquête. Si un Noir libre, instruit, catholique, a pu jouer un rôle central dans l’entreprise coloniale… alors les lignes sont floues. L’histoire n’est plus une confrontation entre Blancs conquérants, Indigènes conquis, et Noirs enchaînés. Elle devient un entrelacs de trajectoires, de tensions, de contradictions.
Garrido est la preuve gênante que l’Afrique était déjà actrice de l’histoire moderne, non pas seulement comme victime, mais comme partie prenante des grands bouleversements mondiaux. Un homme libre, mais pas émancipé. Un pionnier, mais pas célébré. Un survivant, mais pas canonisé.
Il n’entre dans aucune case. Il faut donc le rayer de la carte.
Ce que Juan Garrido dit à notre présent
Dans le vacarme des conquistadors et l’écho assourdissant des figures coloniales glorifiées, la voix de Juan Garrido traverse les siècles comme un murmure obstiné :
« Yo, Juan Garrido, de color negro… »
« Moi, Juan Garrido, Noir… »
Une déclaration d’existence. Une affirmation d’humanité. Une revendication d’histoire.
Il est ce que l’on pourrait appeler un ancêtre paradoxal. Ni héros officiel, ni esclave emblématique, mais une mémoire flottante, que l’on n’ose convoquer tant elle oblige à revisiter nos récits. Il force l’Amérique latine à se souvenir que son sol fut foulé par des hommes noirs libres dès les premiers temps. Il rappelle à l’Afrique qu’elle eut des enfants qui, sans être rois ni captifs, participèrent à la forge du Nouveau Monde. Il nous intime, à nous, afrodescendants d’Europe, d’Amérique ou des îles, de réclamer une histoire qui nous inclut dans toute sa complexité.
Car Garrido pose la question essentielle : que fait-on des trajectoires noires qui ne collent pas au récit dominant ? Celles qui ne sont ni tragiques, ni glorieuses, mais humaines ? Celles qui, comme la sienne, défient la binarité colonisateur/colonisé, dominant/dominé ?
En racontant son histoire, nous ne réhabilitons pas un pion du système colonial. Nous restaurons une mémoire inédite : celle d’un homme libre, noir, croyant, qui a choisi de servir une cause impériale ; et qui en retour n’a reçu ni terre, ni titre, ni tombe.
Son récit nous invite à repenser la notion d’agentivité noire, non pas à travers les lunettes occidentales de la réussite ou de la souffrance, mais à partir de choix complexes, de stratégies de survie, de réinventions identitaires.
Aujourd’hui encore, il n’existe aucun monument dédié à Juan Garrido. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Car lui rendre justice, ce n’est pas bâtir une statue, c’est réécrire les récits, ouvrir les archives, bousculer les certitudes. C’est inscrire son nom (et ceux de Beatriz de Palacios, Estevanico, Juan Valiente) dans la grande fresque panafricaine de la résistance, de la dignité, de la présence.
Juan Garrido n’est pas une exception. Il est un rappel. Celui que l’histoire noire ne commence pas avec l’esclavage.
Réduit à une statue dans les mémoires officielles, Antonio Maceo fut pourtant l’un des stratèges les plus redoutés de l’Empire espagnol. Fils d’esclave affranchie, initié aux loges maçonniques et génie militaire des guerres d’indépendance, Maceo est l’un des oubliés de l’Atlantique noir. Voici le portrait d’un homme qui a refusé de plier le genou, même face à la mort.
Le silence des statues
Antonio Maceo Grajales, commandant en second de l’armée cubaine de l’indépendance.
Santiago de Cuba. L’air est chaud, chargé de l’humidité salée venue du port. Les touristes déambulent paresseusement entre deux palmiers, iPhones à la main, à la recherche du cliché parfait de cette ville à la mémoire fracturée. Sur une large esplanade, un monument dresse son imposante silhouette de bronze : un homme à cheval, regard dur, sabre levé vers le ciel. Personne ne s’arrête. Pas un guide, pas un panneau explicatif. Le nom ? Antonio Maceo. L’un des plus grands stratèges de l’indépendance cubaine. Un général. Un esprit libre. Un Noir.
Un vieil homme passe, chapeau de paille vissé sur le crâne, et lâche comme une confidence : “El Titán de Bronce… ils ne veulent pas qu’on se souvienne de lui.” Puis il s’éloigne, emportant avec lui un pan d’histoire que nul ne semble vouloir écouter.
Pourquoi connaît-on si peu Antonio Maceo ? Comment expliquer que celui que les Espagnols surnommaient el León Mayor soit à peine évoqué dans les livres d’école, y compris à Cuba ? Comment un homme ayant mené plus de 500 batailles, blessé à 25 reprises sans jamais reculer, soit relégué à l’ombre d’une statue ignorée par les vivants ?
C’est que Maceo dérange. Il dérange encore, un siècle après sa mort.
Il dérange parce qu’il était noir dans un monde blanc. Parce qu’il croyait que la liberté politique sans égalité raciale n’était qu’un mirage. Parce qu’il refusa de se soumettre, ni à l’Empire espagnol, ni aux intellectuels de la République blanche qui viendrait après. Parce qu’il se méfiait des États-Unis avant même que leurs marines ne foulent le sol cubain.
Il dérange parce qu’il portait la machette comme un manifeste. Parce que sa pensée, comme sa peau, était indocile. Parce qu’il savait que l’indépendance sans justice n’était qu’un changement de drapeau.
Ce récit n’est pas seulement celui d’un homme. C’est celui de toutes les figures noires effacées des récits nationaux, rangées dans le tiroir du silence parce qu’elles menaçaient l’ordre établi. C’est un chapitre de l’Atlantique noir, un miroir tendu aux mémoires postcoloniales, une mémoire fracturée qu’il nous faut recoller.
Rendre à Antonio Maceo sa place dans l’histoire, ce n’est pas faire œuvre de nostalgie. C’est raviver une étincelle. C’est rappeler que la liberté ne s’octroie pas. Elle se conquiert. Et parfois, au prix du sang, du silence… et de l’oubli.
Mariana, l’étoile-mère
Avant le sabre, avant la révolution, avant même les cicatrices sur le corps et l’histoire… il y avait Mariana. Une femme au port altier, le regard habité par l’infini. Une mère née sur l’île, mais forgée dans le feu des héritages caribéens et dominicains. Mariana Grajales Cuello, matrice d’un combat qui dépasserait les limites de sa famille pour embrasser le destin d’un peuple.
On dit souvent que Maceo est né général. Mais c’est Mariana qui l’a formé, polissant son esprit à la rigueur d’une discipline sans concession, lui apprenant que la droiture n’était pas une posture mais une résistance. Dans cette famille, on ne fuyait pas l’adversité. On la regardait droit dans les yeux.
Quand la guerre éclate en 1868, Mariana ne tremble pas. Elle ne supplie pas ses fils de rester. Elle les pousse à y aller. À prendre la machette et à rejoindre les Mambises, ces rebelles qui refusent de plier face au joug espagnol. Mieux encore : elle les accompagne. Elle entre elle-même dans la manigua, cette forêt rebelle où se forge la nation en devenir.
Et ce n’est pas seulement Antonio qu’elle pousse vers le combat. Elle envoie ses neuf fils. Neuf. C’est toute une lignée qu’elle sacrifie pour l’idéal de liberté. Car Mariana ne croit pas en la liberté octroyée. Elle veut celle que l’on prend, les mains tachées de terre, de sueur et de sang. Elle veut une république où les Noirs marchent debout, et non à la périphérie de l’histoire.
Dans ses gestes, dans son silence, Mariana incarne une foi plus ancienne que les constitutions : celle de la justice par la dignité. Elle n’a pas de poste, pas de galons, pas de voix officielle. Mais son autorité s’impose. Même les généraux l’écoutent. Même Martí, le poète national, la surnomme la mère de la patrie.
À l’heure où d’autres figures de l’indépendance émergeaient des salons, Antonio Maceo, lui, venait de la terre. Et cette terre avait un nom : Mariana. C’est elle qui l’a initié à la pensée libre, au respect de soi, à la fierté noire comme fondement de l’engagement politique. En lui coulant dans les veines le sang de la révolte, elle a transformé son fils en légende.
Mais les légendes ont un prix.
Et le sien se paiera dans les jungles, les hôpitaux de fortune, les balles dans la chair. Car derrière chaque héros, il y a une mère dont les larmes ne couleront jamais en public.
Un général noir dans une armée de préjugés
C’était une guerre de libération, mais ce n’était pas encore une guerre d’égalité.
Quand Antonio Maceo, tout jeune, prend les armes en 1868, il ne rêve pas seulement d’indépendance. Il rêve d’un pays où un homme noir puisse commander sans avoir à s’excuser de sa peau. Mais dans l’armée rebelle, il découvre vite une autre forme d’ennemi : les préjugés tapis dans les rangs mêmes de ceux qui clament la liberté.
Dans cette armée de patriotes, la couleur ne disparaît pas sous l’uniforme. Maceo gravit les échelons à la pointe de sa machette ; mais chaque promotion est une lutte. Malgré ses faits d’armes, malgré ses victoires, il voit des hommes blancs, moins expérimentés, nommés au-dessus de lui. On le tolère, mais on le redoute. Son intelligence tactique dérange, sa peau dérange davantage.
Et pourtant, il avance. Infatigable. Insoumis. Déterminé à inscrire son nom dans l’histoire autrement que comme simple exécutant. Il mène plus de 500 combats. Reçoit plus de 25 blessures. Chaque balafre sur son corps est une réponse silencieuse à ceux qui doutaient. Et ses soldats, noirs pour la plupart, le suivent sans discuter. Parce qu’ils reconnaissent en lui quelque chose que les élites refusent de voir : un chef né du peuple, forgé dans la douleur.
On l’appelle El Titán de Bronce. Le Titan de Bronze. Ce surnom dit tout : force brute, ténacité, orgueil noir. Mais il dit aussi l’effort constant pour mériter sa place. Comme si, pour être reconnu général, Maceo devait d’abord être surhumain.
Il faut le dire clairement : Antonio Maceo n’est pas seulement un héros de guerre. Il est un défi vivant à la hiérarchie raciale. Un contre-récit. Un affront au récit officiel d’une nation blanche qui s’invente rebelle tout en perpétuant l’exclusion.
Et c’est peut-être pour cela qu’il ne sera jamais totalement intégré dans le panthéon lisse des figures consensuelles. Parce qu’il met le doigt là où ça fait mal : sur les contradictions d’une révolution qui criait « liberté », mais murmurait « pas pour tous ».
L’ombre du Zanjón
Le 10 février 1878, à Zanjón, les sabres se baissent. Le silence des armes signe officiellement la fin de la guerre. Après dix ans de lutte, les révolutionnaires cubains acceptent un compromis avec la Couronne espagnole. Une amnistie est accordée. Mais la liberté ? L’abolition de l’esclavage ? L’indépendance ? Rien.
Ce jour-là, beaucoup signent. Antonio Maceo, lui, se lève.
Là où tant d’autres voient la fatigue et l’opportunité d’une trêve, Maceo voit la trahison des idéaux. Il ne comprend pas qu’on puisse parler de paix sans émancipation. Il refuse qu’on efface dix années de sang versé sur l’autel d’un accord creux.
Il exige une entrevue avec le capitaine général espagnol, Arsenio Martínez Campos. Ils se retrouvent à Baraguá, en plein maquis, sous un ciel chargé. L’Espagnol parle de paix. Maceo parle de principes. « Nous ne voulons pas d’une paix sans indépendance, ni sans la fin de l’esclavage », martèle-t-il. Le militaire, décontenancé, prend note. Le silence est tendu. La scène entre dans l’histoire : la Protesta de Baraguá.
Mais l’histoire officielle préfère les signatures à l’insoumission.
Maceo ne gagne rien ce jour-là. Il reprend les armes, presque seul. Il est traqué, contraint à l’exil. D’abord à la Jamaïque, puis au Costa Rica, il vit dans une semi-clandestinité. Loin de la patrie, mais jamais de la lutte. Il devient une légende vivante. Et cette légende, paradoxalement, gêne.
Car Maceo rappelle à tous ceux qui ont accepté Zanjón une vérité douloureuse : ils ont renoncé trop tôt.
En refusant la compromission, Maceo inscrit dans la mémoire cubaine un acte rare : celui d’un homme qui dit non, même quand cela signifie perdre, s’isoler, disparaître. Ce « non » pèse plus lourd que toutes les médailles. Il marque la fracture entre deux visions de la liberté : celle qu’on négocie et celle qu’on arrache.
Le retour du Titan
1895. Dix-sept ans après avoir dit non à la paix de Zanjón, Antonio Maceo remonte à bord d’un petit navire vers les côtes orientales de Cuba. La mer est agitée, l’air chargé d’électricité. Il n’est plus un jeune général flamboyant. Il a 50 ans. Mais le feu en lui n’a pas faibli. Il est revenu pour finir ce qu’il a commencé.
À ses côtés : Flor Crombet, quelques hommes armés, peu de vivres. L’expédition semble suicidaire. Pourtant, à peine débarqué à Baracoa, Maceo retrouve la manigua ; la forêt, les grottes, les chemins secrets de la guérilla. Le peuple l’attendait. Le « Titán de Bronce » n’est pas un exilé revenu d’entre les morts : il est une promesse ressuscitée.
Les Espagnols le croyaient fini. Ils découvrent une force redoublée. Maceo, désormais lieutenant-général de l’armée indépendantiste, reprend la guerre là où il l’avait laissée. Mais cette fois, il a appris. Il se méfie des divisions internes. Il négocie avec Martí, avec Gómez. Il exige une direction militaire unifiée. Et il l’obtient.
Commence alors la grande traversée de l’île. En trois mois, Maceo et ses troupes traversent Cuba d’est en ouest, plus de 1 000 kilomètres à cheval, à pied, à sang. Ils affrontent la jungle, la boue, les fièvres, les fusils Mauser. Ils traversent les lignes espagnoles, les clôtures de barbelés, les postes fortifiés.
Chaque village croisé devient un bastion. Chaque victoire est une gifle au colonialisme.
Jamais dans l’histoire cubaine un général noir n’avait osé aller aussi loin, avec autant de maîtrise, d’endurance, de précision. Maceo n’est pas seulement un stratège ; il est un corps devenu cause. Il avance comme s’il savait que chaque pas sur cette terre conquise serait un jour gravé dans la mémoire populaire.
Mais cette campagne, aussi héroïque soit-elle, est aussi son chant du cygne.
Car Maceo dérange, même parmi ses alliés. Trop noir, trop populaire, trop indomptable. Il incarne une révolution qui ne s’arrête pas à l’indépendance politique, mais exige la justice raciale. Et cela, dans une société encore teintée de préjugés criants, c’est trop.
Son retour est triomphal, mais son avenir s’assombrit. Et Maceo le sait. Il écrit à ses proches qu’il ne craint pas de mourir, mais qu’il craint que son sacrifice soit récupéré, détourné, effacé. Il craint que l’histoire le transforme en statue muette, en figure lissée.
C’est pourtant sur cette route vers l’ouest, ce chemin qu’il trace avec fierté, que la mort va le surprendre.
Le guet-apens de San Pedro
Décembre 1896. La guerre gronde à l’ouest de Cuba. Antonio Maceo s’enfonce dans les plantations de tabac et de canne, dans cette campagne qui l’a vu triompher. Il n’est plus invincible, mais il reste redouté. Les Espagnols savent que s’ils veulent briser la révolution, il faut abattre son cœur : Maceo.
Le 7 décembre, à la lisière de Punta Brava, dans une propriété nommée San Pedro, il avance, accompagné de son médecin, d’une vingtaine d’hommes. Ce n’est pas une bataille. Ce n’est même pas une embuscade militaire ordinaire. C’est un piège, un assassinat politique camouflé.
Un traître a vendu leur position. Des coups de feu éclatent. Maceo, massif, à cheval, tente de se replier. Mais deux balles fauchent son corps. L’une transperce sa poitrine. L’autre explose sa mâchoire, pénètre son crâne. Le Titan de bronze s’écroule. À ses côtés, un seul homme reste : Panchito Gómez Toro, jeune fils du général Máximo Gómez. Il refuse de fuir. Il se jette sur le corps inanimé de son mentor. Il est massacré.
Le choc est immense. Le silence est total.
Les Espagnols ignorent d’abord qui ils viennent de tuer. Ce n’est que plus tard, en fouillant les cadavres, qu’ils réalisent. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que le sang répandu à San Pedro fertilisera la mémoire populaire.
Son corps, d’abord abandonné, est recueilli en secret. Deux frères créoles le cachent et jurent de ne révéler sa tombe qu’à la libération. Pendant des années, les Cubains rendront hommage à son fantôme sans sépulture, dans un murmure de résistance.
Mais au-delà de sa mort, c’est le sens de cette disparition qui dérange. Car Maceo, plus qu’un général, portait une vision : celle d’une Cuba libre, mais surtout juste. Une île où les Noirs ne seraient plus la chair à canon de la révolution, mais ses architectes.
Sa mort n’est pas seulement celle d’un soldat. C’est une tentative de neutralisation d’un imaginaire radical, d’un espoir insoumis. Et ce n’est pas un hasard si l’histoire officielle, pendant des décennies, l’a figé dans le bronze ; silencieux, glorifié, mais désarmé.
Héritage volé, mémoire combattue
Aujourd’hui encore, les statues d’Antonio Maceo dressent leurs poings dans les places publiques de Cuba. À Santiago, à La Havane, à Baraguá. Monumental, toujours à cheval, regard droit. Mais que sait-on vraiment de l’homme derrière l’icône ?
Maceo est commémoré mais peu compris. Honoré mais rarement enseigné. Dans les manuels d’histoire, son nom surgit, encadré de dates et de batailles, mais son combat pour la justice raciale, son refus des compromis coloniaux, son opposition à l’impérialisme américain… tout cela reste relégué dans les marges.
C’est que Maceo dérange, encore.
Il dérange les Espagnols, bien sûr, pour avoir humilié leurs colonnes militaires pendant près de trente ans. Il dérange aussi certains cercles cubains, pour avoir voulu l’égalité réelle des Afrodescendants, pas seulement leur présence dans les tranchées. Il dérange, enfin, les États-Unis, car Maceo ne voulait ni leur tutelle, ni leur aide militaire, anticipant l’annexion larvée qui suivrait la victoire des Mambises.
Son testament politique est radical : liberté, oui ; mais pas sans dignité.
Il meurt en refusant l’instrumentalisation, l’oubli, le renoncement. Et pour cela, l’Histoire officielle a tenté de le faire taire par un autre biais : le mythe figé. On le loue pour sa bravoure, mais on évacue son intelligence stratégique. On célèbre sa force physique, mais on efface son anticolonialisme noir assumé. On le montre comme un héros national, mais on évite de parler de sa couleur de peau comme d’un marqueur politique.
Mais dans la diaspora, quelque chose reste vivant.
En Haïti, en Jamaïque, à New York, à Paris, les descendants de la grande insurrection atlantique voient en Maceo un frère d’armes de Toussaint Louverture, de Samory Touré, de Zumbi dos Palmares. Un homme noir qui refusa la domination blanche sous toutes ses formes, qu’elle soit espagnole ou américaine. Un homme qui sut dire non, quand tant d’autres préféraient survivre.
Maceo n’est pas mort à San Pedro.
Il vit dans chaque geste de refus, dans chaque lutte pour la justice, dans chaque appel à l’unité diasporique. Il est ce murmure qui traverse les siècles et qui rappelle que la liberté n’est pas une concession : elle est conquise ou elle est trahie.
En salle le 25 juin 2025, le nouveau film de Jean-Pascal Zadi s’impose comme une œuvre rare dans le paysage cinématographique français : une comédie de science-fiction afrocentrée, portée par un casting noir francophone, qui mêle satire sociale, références panafricaines et imagination politique.
Peut-on imaginer une mission spatiale dirigée par l’Afrique et sa diaspora ? C’est la question (à la fois absurde et éminemment sérieuse) que pose Jean-Pascal Zadi dans Le Grand Déplacement. Derrière ce projet de comédie galactique se cache une réflexion acérée sur l’unité noire, les fractures héritées de l’Histoire, et les enjeux de la représentation afro dans le futur.
À rebours des formats dominants, Zadi offre une œuvre hybride, où les références à Marcus Garvey, Frantz Fanon ou encore les sœurs Nardal cohabitent avec les punchlines de Fary et les pas de danse en apesanteur. Une comédie, oui. Mais une comédie qui pense ; et qui dérange.
Une odyssée afro-spatiale à haute teneur symbolique
Le point de départ est simple : la Terre devient progressivement invivable, et l’Union africaine, en lien avec la diaspora, lance une mission pour explorer une planète habitable ; baptisée Nardal. Le vaisseau est opéré par l’UNIA, acronyme transparent de l’Universal Negro Improvement Association fondée par Marcus Garvey, et réunit des astronautes afrodescendants venus d’Europe, du continent et des Antilles. Très vite, la tension monte : conflits identitaires, différends politiques, querelles générationnelles et blessures coloniales refont surface.
Mais c’est précisément dans ce chaos que le film trouve sa force. Le Grand Déplacement ne cherche pas l’unité de façade, il met en scène les tensions profondes qui traversent les mondes noirs : colorisme, racisme intra-communautaire, domination masculine, méfiance entre diaspora et continentaux, appropriation des savoirs africains… Tous ces thèmes sont évoqués avec un humour corrosif, mais jamais gratuit.
Le film est littéralement traversé par la mémoire politique noire. Fary incarne Frantz Dubois, personnage qui synthétise les figures intellectuelles de Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois, dans une posture radicale, militante, parfois isolée. La planète Nardal, théâtre des espoirs et des désillusions du groupe, rend hommage aux sœurs Jeanne et Paulette Nardal, penseuses de la négritude trop souvent invisibilisées dans les récits officiels.
On croise également les ombres de Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Amílcar Cabral. Même le robot du vaisseau semble inspiré des traditions animistes et des cosmologies Dogon. La bande-son, marquée par un extrait de Africa Unite de Bob Marley, parachève cette cartographie afrofuturiste où la musique, la spiritualité et la politique se répondent.
Le choix du titre (Le Grand Déplacement) est tout sauf innocent. Il détourne, avec ironie, la théorie complotiste du “grand remplacement”, pour en proposer une lecture renversée : et si, demain, les Africains n’étaient plus ceux qui fuient, mais ceux vers qui l’on se tourne ? Le film imagine un futur où l’Afrique cesse d’être périphérique pour devenir centrale, stratégique, visionnaire.
Cette inversion symbolique rejoint les ambitions du cinéma afrofuturiste, mais dans une déclinaison francophone, ancrée dans l’humour, la mémoire coloniale et les réalités contemporaines de la diaspora.
Tourné à 85 % en Côte d’Ivoire, notamment à Yamoussoukro, le film échappe à l’imagerie misérabiliste souvent associée à l’Afrique. Le décor principal (un vaisseau spatial de 300 m² construit en studio) permet des mouvements de caméra fluides, des scènes d’apesanteur convaincantes, et une immersion visuelle inédite dans le cinéma français. La planète Nardal, quant à elle, combine les paysages de Ouarzazate au Maroc et les tons ocres du désert algérien de la Tadrart.
Ce soin porté à la direction artistique, couplé à une écriture ciselée, place Le Grand Déplacement au carrefour du divertissement et de la création exigeante.
Là où d’autres se contenteront de voir un “film engagé” ou une “comédie noire”, d’autres auront les clés pour en lire les strates cachées : la continuité avec la pensée de Garvey, la référence discrète à la création de l’OUA (en 1963, évoquée dans le film), le lien entre les conflits intra-africains et les divisions postcoloniales encore à l’œuvre.
Le Grand Déplacement n’est pas un film parfait. Mais il est nécessaire. Il ose poser des questions que peu d’œuvres françaises osent aborder : comment inventer un futur noir commun ?Comment penser la mémoire sans céder au repli ? Et si la science-fiction devenait un terrain d’émancipation afro ?
Jean-Pascal Zadi, en jouant avec les codes du genre, avec ses complicités d’acteurs (Fary, Fadily Camara, Éric Judor), et avec une sincérité politique rare, propose un objet inédit. Et salutaire.
Le Grand Déplacement, un film de Jean-Pascal Zadi avec Fary, Fadily Camara, Reda Kateb, Lous and the Yakuza et Éric Judor.
En salle le 25 juin 2025
À voir, à rire, à débattre. Et surtout : à décrypter.
Assassiné à 38 ans, Walter Rodney demeure une figure majeure du panafricanisme, du marxisme anticolonial et de la pensée critique africaine. Retour sur un destin incandescent.
Walter Rodney : le feu des peuples noirs
Georgetown, Guyana. 13 juin 1980. Le moteur d’une voiture s’éteint. Un corps gît au sol, calciné. Ce n’est pas un accident. C’est un avertissement. Walter Rodney n’est plus. À 38 ans, celui que l’on appelait « l’intellectuel des damnés de la terre » vient d’être assassiné, dans un silence devenu complice.
Mais que redoutait-on tant dans ce fils du peuple devenu voix des sans-voix ? Dans les marges de l’Histoire officielle, Rodney écrivait au nom de ceux que l’on avait privés de récit.
Walter Anthony Rodney naît en 1942, en pleine colonisation britannique, à Georgetown, au cœur d’une Guyane encore corsetée par la logique impériale. Son père est tailleur, sa mère couturière. Il grandit au sein d’une famille modeste, mais dont l’horizon ne se limite pas aux marges que l’Empire trace.
Brillant élève, Rodney accède à l’université des West Indies, puis intègre la prestigieuse School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres. Là, il affine sa pensée : il lit Marx, mais aussi C.L.R. James, Frantz Fanon, Du Bois. Très vite, sa plume devient un outil de combat, son érudition, un outil de libération.
En 1966, il rejoint l’Université de Dar es Salaam en Tanzanie, fief intellectuel de Julius Nyerere et laboratoire du socialisme africain. Rodney n’est pas un universitaire en tour d’ivoire. Il enseigne en kiswahili, il « ground » avec les paysans, les ouvriers, les étudiants.
À travers The Groundings with my Brothers (1969), il théorise l’éducation populaire, la conscientisation des masses. Pour lui, il n’y a pas de révolution sans pédagogie. Et il n’y a pas d’émancipation sans récit décolonisé.
Rodney retourne à Kingston pour enseigner. Mais ses prises de position contre l’élite caribéenne et ses liens avec le mouvement rastafari lui valent une expulsion par le gouvernement jamaïcain. Le 15 octobre 1968, il est interdit d’entrée dans le pays.
Le lendemain, les rues de Kingston s’embrasent. Ce sont les « Rodney Riots » : émeutes étudiantes et populaires contre la répression intellectuelle et raciale. Le ton est donné. Rodney devient un symbole. Non pas seulement un professeur, mais un catalyseur d’insurrection.
Avec How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972, Rodney fait voler en éclats les récits coloniaux. Il démontre, avec rigueur et passion, que l’Afrique n’a pas été retardée, mais systématiquement sabotée.
L’Europe n’a pas seulement exploité l’Afrique, elle l’a volontairement empêchée de se développer. Le sous-développement n’est pas un état, c’est une stratégie.
Ce livre devient une bible pour les mouvements de libération, de l’ANC à la Black Power aux États-Unis. Il est banni dans plusieurs pays. Mais il circule sous le manteau, comme une grenade à fragmentation intellectuelle.
En 1974, Walter Rodney rentre au Guyana. Il croit encore à la possibilité de changement. Mais le régime autoritaire de Forbes Burnham le craint. On lui refuse son poste de professeur. Il fonde alors la Working People’s Alliance (WPA), parti qui prône une solidarité politique transcendant les clivages ethniques.
Il dérange. Il dérange parce qu’il parle d’unité des peuples opprimés. Il dérange parce qu’il appelle les Afro-Guyanais et les Indiens à dépasser les divisions coloniales. Il dérange parce qu’il croit à une révolution sociale par et pour le peuple.
Rodney est surveillé, harcelé, accusé d’incendie, menacé de mort. Le 13 juin 1980, un agent infiltré des services militaires lui remet un talkie-walkie piégé. L’explosion tue Walter Rodney sur le coup.
Son frère Donald, témoin et survivant, sera injustement condamné. Il faudra attendre 2021 pour que sa condamnation soit levée, et 2016 pour qu’une Commission d’enquête conclue : oui, Rodney a bien été tué par l’État.
Walter Rodney est plus qu’un nom dans un livre d’histoire. Il est le point de jonction entre l’intellect et la rue, entre la pensée et l’action. Il incarne un modèle d’intellectuel organique, proche des peuples, loin des salons.
Son héritage résonne dans les luttes contemporaines : celles des peuples africains contre le néocolonialisme, celles des diasporas contre le racisme structurel, celles des jeunes pour une éducation critique, radicale et engagée.
« Ceux qu’on tue ne meurent jamais »
On croyait l’avoir tué en brisant son corps. Mais ses mots vivent dans les veines des insurgés. On pensait enterrer ses idées sous la peur. Mais elles s’élèvent, plus haut que les chars.
Walter Rodney n’a jamais cessé de parler. Il chuchote dans les oreilles des révoltés. Il vit dans les livres qu’on brûle. Et dans les peuples qui n’ont jamais cessé de lutter.
Sources et références
Rodney, Walter. How Europe Underdeveloped Africa. Bogle-L’Ouverture, 1972.
Rodney, Walter. The Groundings with My Brothers. 1969.
Shivji, Issa. “Remembering Walter Rodney.” Monthly Review, 2012.
Zeilig, Leo. A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story, Haymarket Books, 2022.
Tippu Tip, négociant noir du XIXe siècle, fut l’un des plus grands marchands d’esclaves de l’histoire africaine. Entre empire commercial, complicité coloniale et guerre oubliée, son parcours révèle les zones grises de notre mémoire noire. Voici l’histoire d’un homme qui a vendu l’Afrique ; et s’est vendu lui-même.
Le marchand et ses fantômes
Tippu Tip (1837-1905). /Négociant d’ivoire et d’esclaves en Afrique. Photographie de 1889.
Stone Town, Zanzibar. Juin 1905. Dans une grande maison en corail blanc, à deux pas de l’océan Indien, un vieil homme s’éteint. À ses côtés, ni foule, ni pleureuses. Quelques serviteurs silencieux, des murs tapissés de poussière et, sur une étagère branlante, une pile de cahiers : le récit de sa vie, rédigé dans un swahili rigide. Il s’appelait Hamad bin Muhammad al-Murjebi. Mais l’Histoire l’a retenu sous un autre nom : Tippu Tip, l’homme qui faisait pleuvoir l’or sur les caravanes et le feu sur les villages.
Son nom résonne encore dans les méandres du fleuve Congo, sur les routes de l’ivoire et les pistes de la chair humaine. Il fut à la fois explorateur, trafiquant, gouverneur et stratège, mais aussi bourreau, et parfois, traître à sa propre mémoire. Noir de peau, mais à la tête d’un empire d’esclaves. Arabe de nom, mais enraciné dans les terres bantoues. Érudit, mais brutal. Visionnaire, mais aveugle aux ruines qu’il semait.
Dans les récits européens, il fut un “allié” utile, un “grand commerçant”. Dans la mémoire africaine, il est plus difficile à classer. Tippu Tip, c’est ce que l’histoire n’aime pas : une figure grise, qui dérange autant qu’elle fascine. Un nœud dans la grande fresque de la traite, que ni l’Occident, ni l’Afrique ne parviennent à démêler sans douleur.
Chez Nofi, nous croyons que ces figures-là doivent être racontées, non pour les célébrer, mais pour mieux comprendre les mécanismes profonds de l’oppression, y compris lorsqu’ils prennent un visage noir. Car l’oubli est aussi une complicité. Et les bourreaux peuvent aussi venir de chez nous.
Zanzibar, creuset de contradictions (1830–1850)
Groupe d’esclaves de Zanzibar. Épreuve au collotype. Fait partie de la collection Michael Graham-Stewart sur l’esclavage. Une autre photographie non cataloguée, montée au verso, « Tullbagh – Cascade on Waterfall River ».
Zanzibar, au XIXe siècle, n’est pas seulement un port. C’est une porte. Celle qui s’ouvre sur l’océan Indien et sur l’intérieur du continent africain. On y respire l’odeur mêlée du girofle, du sang et du bois mouillé. Les boutres chargés d’hommes et de marchandises accostent sans relâche. Entre les murs blanchis à la chaux des palais omanais, la traite ne se cache pas. Elle est la colonne vertébrale de l’économie.
C’est ici que naît Tippu Tip, vers 1837, dans une maison de pierres et de secrets. Il est le produit d’un monde traversé de lignes multiples : sa mère est arabe, son père swahili, sa grand-mère bantoue. Il est tout à la fois africain, arabo-musulman, insulaire et continent, miroir d’un métissage vertical, celui qui assemble le haut (marchands) et le bas (captifs) sans jamais les confondre.
Dans cette société stratifiée, la couleur de peau ne suffit pas à définir la place de chacun. L’islam joue son rôle. L’argent aussi. Mais le pouvoir véritable, ici, c’est le droit de capturer autrui.
La traite dite “arabo-musulmane”, que certains voudraient édulcorer par pudeur ou déni, n’a rien de folklorique. Elle est structurée, violente, industrielle. Et dans cette machine, Tippu Tip grandit comme on s’endurcit. Il écoute les récits de son père, caravanier aguerri, qui traversait les terres de l’intérieur, à la recherche d’ivoire ; et d’hommes.
Il n’a pas vingt ans qu’il mène déjà ses propres expéditions. En tête d’une centaine d’hommes armés, il entre dans le cœur du continent non pas en conquérant mais en courtier de l’ombre, intermédiaire entre le besoin d’objets de l’Europe et la chair noire qui paiera l’addition.
Mais comment raconter un homme noir qui fait capturer d’autres hommes noirs ? Comment expliquer que l’Afrique a parfois vendu l’Afrique, sans réduire cela à une trahison pure, ni excuser l’indicible ?
Zanzibar ne donne pas toutes les réponses. Mais elle en expose les fondations : une société marchande, hiérarchisée, connectée à l’économie globale, où les Africains pouvaient être acheteurs comme produits, commerçants comme victimes.
Tippu Tip n’est pas un accident de l’histoire. Il en est le symptôme parfait.
L’empire des chaînes : construire sa richesse (1850–1870)
Bwana N’Zige et Tippo Tip (1889).
C’est à cette époque que Tippu Tip devient plus qu’un caravaneur : il devient un empire en mouvement.
À la tête de plusieurs dizaines, puis centaines d’hommes armés, il ne se contente plus de suivre les pistes commerciales ouvertes par ses aînés. Il les étend. Il les transforme. Il les saigne. Chaque traversée de rivière, chaque bourg incendié, chaque captif enchaîné est un acte de pouvoir. Pas un pouvoir d’État, mais un pouvoir qui s’impose par la peur et l’efficacité.
Les caravanes de Tippu Tip sont des forteresses nomades. Elles avancent avec des fusils à silex, des vivres, des porteurs, des guides, des chaînes. Les hommes sont capturés ou achetés, souvent les deux : achetés à prix d’armes, ou capturés dans des raids d’une violence implacable. Les femmes sont souvent réduites à l’état d’objets sexuels, épouses de route, esclaves domestiques ou monnaie d’échange.
Dans cette économie de l’horreur, l’ivoire est l’or blanc. Les défenses d’éléphant, massives, précieuses, rejoignent Zanzibar, puis Bombay, Londres, ou Paris. Elles décorent les pianos européens pendant que des enfants africains marchent pieds nus derrière les caravanes.
Et à chaque point de chute, Tippu Tip fonde un poste : Kasongo, Nyangwe, Riba Riba… Ces comptoirs deviennent des villes marchandes où se mêlent le swahili, l’arabe, le lingala, le français, et les cris des captifs. Il y implante des garnisons, instaure des taxes, nomme des délégués. Ce n’est pas encore un État, mais c’est déjà une domination territoriale. Le cœur de l’Afrique, avant même les Belges, est découpé par un homme noir au nom arabe.
Et c’est là que réside la complexité : peut-on appeler “collaboration” une expansion noire qui s’adosse à des logiques coloniales ? Peut-on parler de souveraineté quand elle repose sur des chaînes ? Ou faut-il dire que Tippu Tip, en marchand pragmatique, a simplement joué avec les règles d’un monde déjà pourri ?
Il faut aussi écouter ceux qu’on n’a pas laissés écrire : les résistants, les fuyards, les villages brûlés, les peuples déplacés, les lignages détruits. Car si Tippu Tip a enrichi Zanzibar, il a saigné le Congo.
Il y a dans ce silence une forme de vérité plus dure que toutes les archives : la richesse de quelques-uns ne s’est bâtie que sur la dévastation des autres. Et ce « quelques-uns », parfois, avait notre couleur.
L’homme qui rencontra Livingstone (1870–1880)
Dans les récits européens, Tippu Tip devient alors un personnage presque romanesque. Explorateur noir, parlant plusieurs langues, capable de négocier avec les puissances occidentales tout en dirigeant des armées de caravaniers.Un “allié” de la civilisation, nous dit-on. Mais il faut lire entre les lignes : les Européens l’admirent autant qu’ils s’en méfient.
C’est à cette époque qu’il rencontre David Livingstone, le célèbre missionnaire et explorateur britannique. Le contraste est saisissant : d’un côté, un homme blanc venu “abolir la traite” au nom de Dieu ; de l’autre, un homme noir qui en vit. Et pourtant, ils partagent la route, les repas, les nuits sous la tente. Il arrive même que Tippu Tip aide Livingstone à traverser des zones hostiles, lui fournisse des vivres ou des porteurs.
Ambiguïté parfaite. Car ce que Livingstone ne dit pas (ou préfère taire), c’est que sans ces “Arabes” comme Tippu Tip, aucun Européen ne pénétrait l’Afrique intérieure en vie.
Le contrat signé entre Henry Morton Stanley et Tippu Tip au nom du roi Léopold II au consulat britannique de Zanzibar en 1887, dans lequel Léopold nomme Tippu Tip gouverneur du district de Stanley Falls.
Dans ces zones alors inconnues des puissances coloniales, Tippu Tip est roi sans couronne, chef de guerre, diplomate, commerçant. Les puissances occidentales négocient avec lui, lui reconnaissent une autorité de fait, en attendant de mieux le remplacer.
Mais lui, que pense-t-il de ces Européens ? Certains récits rapportent qu’il se méfie de leur avidité, qu’il comprend très tôt que leur présence est le prélude à une dépossession plus vaste. D’autres disent qu’il voit en eux une opportunité de légitimer son pouvoir face à ses rivaux arabes et africains. Entre diplomatie et duplicité, Tippu Tip tente de jouer sur tous les tableaux.
Mais peut-on vraiment croire qu’il n’ait pas vu venir l’inévitable ? Que ces hommes venus avec des croix et des cartes finiraient par redessiner les frontières à l’encre du sang ? Ou a-t-il, comme tant d’autres, cru que son pouvoir local pourrait survivre à la marche de l’Empire ?
Une chose est sûre : en traitant avec Livingstone, Stanley, ou Leopold II, Tippu Tip devient un maillon actif du projet colonial. Pas un simple figurant. Il ouvre les portes du continent à ceux qui viendront l’enchaîner.
Gouverneur des ténèbres (1880–1890)
Le gouverneur Tippu Tip tenant conseil avec ses cheiks à Stanley Falls. Tippu Tip (1832 – 14 juin 1905), de son vrai nom Hamad bin Muhammad bin Juma bin Rajab el Murjebi, était un négociant d’esclaves swahili-zanzibarien, un marchand d’ivoire, un explorateur, un propriétaire de plantations et le gouverneur de Stanley Falls. Il a travaillé pour une succession de sultans de Zanzibar. Tippu Tip faisait le commerce d’esclaves pour les plantations de clous de girofle de Zanzibar. Dans le cadre du vaste et lucratif commerce de l’ivoire, il a mené de nombreuses expéditions commerciales en Afrique centrale en construisant des comptoirs commerciaux rentables qui s’enfonçaient profondément dans la région. Il achetait l’ivoire aux fournisseurs locaux et le revendait avec profit dans les ports côtiers. Image extraite de la page 185 Five Years with the Congo Cannibals par Herbert Ward, 1890.
1887. Zanzibar. Le monde bascule. Un contrat est signé entre deux hommes : Tippu Tip et Henry Morton Stanley, émissaire du roi Léopold II de Belgique. L’objet ? Nommer Tippu Tip gouverneur du district de Stanley Falls, dans ce qui deviendra le Congo Free State ; un euphémisme pour désigner l’enfer sur terre.
Tippu Tip, l’homme libre, devient gouverneur au nom d’un monarque européen. Il obtient un sceau, une fonction officielle, et le droit d’exercer son autorité sur un territoire aussi vaste que l’Allemagne. Un noir au service d’un roi blanc. Une alliance contre nature ? Ou l’ultime ruse d’un commerçant lucide qui pressentait la fin de son hégémonie ?
Dans ce territoire, le trafic continue. Mais désormais, il a l’aval d’un État. Tippu Tip impose des taxes, lève des troupes, régule les routes de l’ivoire… tout en devant composer avec une présence coloniale de plus en plus pressante. L’ambiguïté de son rôle culmine : collaborateur ? intermédiaire ? gouverneur fantoche ?
Son fils, Sefu bin Hamid, prend la relève sur le terrain. Mais très vite, les tensions explosent. Les Belges ne veulent plus de partage. Ils veulent l’exclusivité du contrôle. Ce sera la guerre arabo-congolaise (1892–1894). Sefu est tué. Les postes de Tippu Tip sont détruits. Ses alliés fuient ou se rendent. Son empire s’effondre.
Et là, une vérité nue apparaît : ce que les Européens donnent, ils le reprennent toujours. Tippu Tip croyait négocier sa survie. Il a servi d’outil de transition, un masque africain pour un projet européen.
Il rentre à Zanzibar, usé, vaincu, conscient que le vent de l’Histoire a tourné. Le Congo ne sera plus jamais entre des mains africaines. Il sera soumis, pillé, démembré ; avec, au début de la chaîne, un homme noir en turban blanc.
C’est cela, peut-être, la tragédie ultime : avoir voulu jouer avec les puissants, sans comprendre qu’on ne joue pas avec l’Empire. L’Empire joue avec toi.
Le marchand de mémoire (1890–1905)
Tippo-Tip, 1837-1905 Photographie à la gélatine argentée de Mohammad bin Hamed, ou Tippu Tip (vers 1830-1905). Né à Zanzibar, il se lance dans le commerce lucratif des caravanes en Afrique centrale et orientale. Dans les années 1870 et 1880, Tippu Tip était le personnage le plus puissant de ce qui est aujourd’hui l’est du Zaïre, avec quelque 50 000 fusils à sa disposition. Il accumule d’énormes richesses grâce à la traite des esclaves et au commerce de l’ivoire au profit de clients tels que le sultan de Zanzibar, auquel il reste farouchement fidèle, et Henry Morton Stanley. Malgré ses efforts, il ne parvient pas à maintenir sa position autour du lac Tanganyika face à la partition et à la conquête de la région par les Européens. À la fin des années 1880, il fut brièvement nommé gouverneur de Stanley Falls par le roi Léopold II des Belges (1835-1909), dont les activités impériales et commerciales finirent par dominer le bassin du Congo. Tippu Tip s’est finalement retiré à Zanzibar et a écrit son autobiographie, qui est devenue un classique de la littérature swahilie.
Vieux, malade, mais toujours influent, Tippu Tip se retire dans sa demeure de Stone Town, au cœur de Zanzibar. Là, entre les murs de corail et les balcons sculptés, il entreprend ce que peu d’hommes de son monde ont fait avant lui : il écrit.
Son autobiographie, dictée en swahili, est l’un des premiers témoignages d’un Africain sur l’Afrique intérieure avant la colonisation totale. Il y raconte ses caravanes, ses alliances, ses expéditions, ses rapports avec les Européens. Il y raconte sa version de l’Histoire. Mais ce récit est une construction : aucune ligne sur les souffrances infligées, aucun mot pour les captifs, aucune introspection morale.
Il y a quelque chose d’effrayant dans cette posture sereine. Comme si la traite n’était qu’un commerce, un passage obligé dans le grand livre du monde. Tippu Tip ne se présente pas comme un bourreau. Il se voit comme un homme d’affaires, un négociant dans une époque où la violence était la norme. Ce récit est donc aussi une tentative de rédemption par la plume, mais sans confession.
Et pourtant, il reste. Ce texte existe. Et il nous renvoie à notre propre inconfort. Car il ne s’agit pas d’un Européen parlant de l’Afrique. Il s’agit d’un Africain parlant de lui-même, sans détour, sans excuses. Il devient, malgré lui, un témoin capital de ce que fut cette période trouble : la fin d’un monde ancien et l’annonce du colonial.
Tippu Tip meurt en 1905, l’année même où la Belgique prend officiellement possession du Congo, et où la barbarie de l’État libre est dénoncée par des voix comme celle de Casement ou Morel. Il meurt alors que l’histoire coloniale s’écrit désormais sans les Africains.
Mais son silence sur les victimes, son refus d’assumer une part de responsabilité, sont autant de lignes vides que nous devons aujourd’hui remplir. Car écrire l’Histoire ne suffit pas. Encore faut-il savoir qui parle. Et pour qui.
Décoloniser le récit autour de Tippu Tip
Tippu Tip ne figure dans aucun manuel scolaire. Son nom ne résonne ni comme celui d’un héros, ni comme celui d’un bourreau. Il flotte, dans une zone grise. Trop africain pour être blâmé par l’Europe. Trop complice pour être salué par l’Afrique.
Et pourtant, il faut en parler. Non pas pour lui construire une statue. Mais pour déconstruire un mythe plus vaste : celui d’une Afrique uniquement victime.
Car l’Histoire est plus complexe. Oui, l’Afrique a été brisée, dévastée, exploitée par des puissances coloniales brutales. Mais des mains noires ont parfois tenu les chaînes. Des figures africaines, parfois brillantes, ont servi des logiques impériales ; par ambition, par opportunisme, par peur ou par orgueil.
Décoloniser le récit, ce n’est pas réécrire l’histoire pour qu’elle nous flatte. C’est lui rendre sa profondeur, son humanité, ses contradictions. Tippu Tip nous force à poser les bonnes questions :
Peut-on être Africain et oppresseur ?
Peut-on dénoncer l’esclavage atlantique tout en ignorant les traites orientales ?
Peut-on pardonner sans comprendre ?
Aujourd’hui, le nom de Tippu Tip est encore honoré à Zanzibar par certains comme un bâtisseur, un commerçant brillant, un visionnaire. D’autres le dénoncent comme l’un des plus grands marchands de chair humaine de son temps. Les deux ont raison. Et c’est là que réside notre devoir de mémoire : refuser les raccourcis. Affronter les zones d’ombre. Nommer les choses.
Car ce n’est qu’en regardant en face nos fantômes que nous pourrons écrire une autre histoire. La nôtre. Complète. Digne. Humaine.
Avant 1848, les Noirs en France étaient théoriquement libres. Mais entre lois racistes, exclusions et discriminations, leur égalité restait une illusion.
Libres, mais jamais égaux : le paradoxe français
Paris, 1781. Un jeune homme entre dans un salon littéraire de la haute société. Il a la peau sombre, le port droit, l’accent aristocratique. Certains le reconnaissent : c’est un violoniste virtuose, excellent escrimeur, enfant reconnu d’un planteur créole et d’une esclave affranchie. On l’appelle Joseph Bologne, chevalier de Saint-George.
Ce soir, il ne jouera pas. Il écoutera, sourira, brillera ; à distance. Car si la France de l’Ancien Régime tolère parfois la couleur, elle ne la célèbre jamais pleinement. Il est là, mais il n’a pas le droit d’épouser une Blanche. Il est noble, mais ne peut prétendre à certaines charges. Il est libre, mais son existence reste un objet d’interrogation : comment un Noir peut-il être à ce point… Français ?
Cette scène n’est pas une exception. Entre 1650 et 1850, des centaines, puis des milliers d’Africains, de Caribéens, de métis, foulent le sol de France. Certains viennent des colonies. D’autres sont nés ici. Ils sont musiciens, domestiques, soldats, diplomates, boutiquiers, servantes ou orphelins placés chez les grands. Leur liberté est proclamée depuis 1315, mais leurs droits ne cessent d’être restreints : interdiction d’entrer sur le territoire (1777), d’épouser des Blancs (1778), fichage systématique, surveillance, exclusions invisibles. L’égalité n’est qu’un mot.
La République se glorifie d’avoir aboli l’esclavage en 1848, mais oublie souvent ce qu’il s’est passé avant. Oublie que sur son propre sol, pendant deux siècles, elle a accepté la présence de Noirs ; à condition qu’ils restent à leur place. Cette histoire, c’est celle d’une liberté sans égalité. D’une humanité tolérée, mais jamais pleinement accueillie.
Aujourd’hui, elle mérite d’être dite. Non comme une note de bas de page, mais comme une part essentielle de ce que la France a été.
Une liberté proclamée, mais conditionnelle (1315 – 1777)
On aime le rappeler dans les cercles républicains : la France aurait aboli l’esclavage dès le XIVe siècle. En 1315, le roi Louis X le Hutin proclame :
« Le sol de France affranchit l’esclave. »
Ce texte est souvent cité comme preuve d’un humanisme précoce, d’un socle égalitaire avant l’heure. Mais la réalité est tout autre. Ce décret n’est pas né d’un élan antiraciste, mais d’une volonté juridique : interdire l’esclavage féodal sur le sol royal pour affirmer l’autorité du roi face aux seigneurs. Il ne concerne ni les Africains, ni les futurs esclaves des colonies. Et surtout, il ne fut jamais réellement appliqué. Car si la loi affranchit, l’administration, elle, oublie souvent de suivre.
Dès le XVIIe siècle, on peut voir des hommes et femmes noires servir à Paris, à Bordeaux ou à Versailles ; sans que leur liberté ne fasse l’objet d’un consensus.
Quand Louis XIV bâtit l’empire colonial français, il ne s’embarrasse pas de principes contradictoires. D’un côté, le sol de France serait incompatible avec l’esclavage. De l’autre, le roi met en place le Code noir (1685), qui légalise l’esclavage dans les Antilles et en Guyane. L’esclave devient bien meuble, vendu, transmis, puni à merci.
Mais lorsque des maîtres créoles veulent amener leurs esclaves avec eux en métropole, le flou juridique refait surface. Peut-on être esclave à Paris ? Peut-on punir un « nègre » en public à Bordeaux ? Peut-on vendre un domestique antillais à Marseille ?
Pour tenter de clarifier les choses, plusieurs édits sont promulgués :
En 1716, un texte reconnaît implicitement la possibilité d’avoir des esclaves en métropole, mais limite leur présence à trois ans.
En 1738, un nouvel édit impose le recensement obligatoire de tous les « nègres et autres gens de couleur » présents sur le territoire français.
L’interdiction des mariages avec des Blancs est introduite dans certains cas.
Ces lois sont souvent contournées, contestées, voire annulées par certains parlements locaux. Celui de Paris, réputé frondeur, se montre particulièrement réticent à appliquer ces mesures racistes. Il affranchit plusieurs esclaves par principe, au nom de l’honneur du sol français.
Malgré les lois et les débats, la présence noire en métropole devient un fait social. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, plusieurs milliers de Noirs et métis vivent en France, principalement à Paris, Nantes, Bordeaux et dans les ports de la Méditerranée.
Ils sont domestiques chez les nobles, pages exotiques dans les salons, musiciens dans les orchestres privés, soldats dans certaines compagnies, boutiquiers, artisans, servantes, cuisiniers, modèles de peinture, acteurs dans les ménageries royales, parfois protégés par des personnalités influentes.
Quelques noms émergent :
Jean Boucaud, affranchi par le parlement de Paris dès 1738.
Pampy et Julienne, esclave et esclave affranchie, devenus libres à Paris en 1776.
Zamor, esclave de Madame du Barry, éduqué, affranchi, mais toujours assigné à un statut ambigu.
Cette population vit dans un entre-deux : ni réduite en esclavage formel, ni pleinement citoyenne. Elle est tolérée dans l’apparat, l’ornement, la domesticité ; mais jamais dans l’égalité.
Le 9 août 1777, un événement passe inaperçu dans les rues de Paris, mais marque un tournant juridique décisif dans l’histoire noire de France. Le Conseil du roi promulgue un arrêt interdisant l’entrée en métropole aux Noirs, mulâtres et autres gens de couleur, libres comme esclaves. La loi ne se cache même pas derrière l’euphémisme : il s’agit d’une mesure raciale assumée. Elle ne parle pas de statut juridique, mais de couleur de peau. La pigmentation devient critère d’exclusion.
Derrière cet acte d’apparence administrative, c’est tout l’espace public français qui commence à se reconfigurer selon une logique raciale. L’obsession des autorités n’est pas tant d’interdire l’esclavage ; déjà instable juridiquement en métropole ; mais de limiter la présence visible des Noirs dans les villes françaises.
L’élite blanche s’inquiète de la “contamination” de l’espace social. Le port de Marseille, la cour de Versailles, les salons parisiens : trop de visages sombres y circulent à leur goût. Trop de créoles, trop de domestiques affranchis, trop de fils de famille “métis”, trop de libertés qui détonnent avec la hiérarchie raciale des colonies.
Pour faire appliquer cette politique, l’État crée un organe inédit : le bureau des gens de couleur. Sa mission :
recenser tous les Noirs, mulâtres, métis et assimilés vivant sur le sol français,
contrôler leurs papiers,
vérifier leur “légitimité à être là”,
et, si besoin, organiser leur expulsion.
C’est une prémisse du fichage racial moderne. Chaque homme noir devient suspect. Chaque femme métisse doit prouver son “utilité” ou son origine noble. Le fantasme sécuritaire et moral se mêle : on craint les mariages mixtes, les unions “contre nature”, les héritages illégitimes. On surveille les naissances, les fréquentations, les fortunes.
Cette administration de la couleur ne se contente pas de gérer une population. Elle produit une lecture raciale du territoire national. À partir de 1777, le noir devient un élément perturbateur de l’ordre public, non parce qu’il trouble cet ordre par ses actes, mais par sa seule présence.
Un an après, en 1778, une nouvelle couche est ajoutée à la ségrégation : l’interdiction du mariage entre Blancs et gens de couleur. L’union interraciale, tolérée jusque-là (notamment chez certains aristocrates créoles) devient désormais illégale.
Cette loi, loin d’être anodine, agit comme un verrou symbolique. Elle signifie :
Vous pouvez être éduqué, riche, civilisé ; mais vous restez en dehors de la communauté nationale.
Vous n’avez pas le droit de transmettre votre nom, votre statut, votre lignée.
Votre descendance ne sera jamais considérée comme pleinement française.
C’est une rupture majeure dans l’histoire du droit français. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, l’État interdit non plus seulement un statut, mais un amour. Un corps noir peut travailler, servir, jouer du violon, combattre… mais il ne peut épouser.
Ce n’est pas seulement une politique de mœurs. C’est une stratégie de contrôle de l’héritage. Dans une France où le statut social dépend de la transmission, interdire les mariages mixtes revient à figer les Noirs dans un statut d’étrangeté permanente. On peut tolérer leur présence, tant qu’elle reste ponctuelle, décorative, marginale. Mais leur installation, leur intégration, leur procréation deviennent inacceptables.
Les figures noires sont donc enfermées dans une impasse :
Celles et ceux qui réussissent deviennent suspect·es.
Ceux qui aiment deviennent criminels.
Ceux qui revendiquent deviennent dangereux.
L’arrêt de 1777 et la loi de 1778 ne sont pas des anomalies. Ce sont les premières pierres d’un système français de racialisation juridique. Et, déjà, un laboratoire des politiques raciales futures.
Une élite noire sous surveillance : privilèges tolérés, égalité refusée
Il était tout ce que la France disait valoriser : un musicien surdoué, un escrimeur invaincu, un homme de lettres, un officier de cavalerie. Il était, aussi, un homme noir, fils d’un planteur noble et d’une esclave affranchie de Guadeloupe.
Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, incarne mieux que quiconque le paradoxe français. À la fois célébré et écarté. Admis dans les salons, mais jamais dans les lignées. Commandant d’une garde nationale… mais exclu du mariage, de la magistrature, de l’armée régulière.
Malgré son talent exceptionnel, Louis XVI lui refuse la direction de l’Opéra de Paris, sous la pression de trois cantatrices blanches qui s’indignent à l’idée d’être dirigées par un “mulâtre”.
Il n’est pas victime d’un déni de compétence. Il est victime de ce que sa compétence dérange. Car un homme noir qui excelle dans l’art français menace le récit de supériorité blanche.
La fin du XVIIIe siècle voit apparaître une petite élite noire ou créole instruite, fortunée, parfois noble. Mais ces hommes (nés libres ou affranchis, souvent propriétaires, parfois artistes) ne sont jamais considérés comme pleinement français.
Julien Raimond, riche planteur de Saint-Domingue, milite à Paris pour les droits civiques des gens de couleur libres. Il est entendu, mais sans cesse repoussé dans l’espace colonial.
Guillaume Guillon Lethière, peintre métis, devient professeur, puis directeur de l’Académie de France à Rome, mais son origine reste un stigmate.
Thomas Alexandre Dumas, général de la République et père du futur romancier, brave les Alpes avec Bonaparte. Il est admiré pour sa bravoure, mais on lui refuse les honneurs qu’un blanc aurait reçus sans discussion.
Ces hommes incarnent une fracture : ils sont à l’intérieur du récit national, mais jamais au centre. Ils sont tolérés pour leur utilité, respectés pour leurs talents, utilisés pour leur valeur symbolique, mais écartés dès qu’ils réclament l’égalité.
La place des femmes noires dans cette élite fantôme est encore plus marginale, et souvent fantasmée. Elles ne sont ni citoyennes, ni héritières, ni sujettes politiques. Elles sont allégories.
Ourika, personnage de roman inspiré d’un fait réel, est une jeune Sénégalaise élevée dans un couvent aristocratique. Cultivée, douce, brillante, elle tombe amoureuse d’un jeune noble. Mais la société lui refuse cette union. Elle finit recluse, entre folie et chagrin, incapable de vivre dans un monde qui lui interdit d’aimer. Ourika n’est pas seulement un drame romantique : elle est le symbole de l’impossibilité d’être femme, noire et digne en France.
La Mauresse de Moret, que la rumeur disait fille de la reine Marie-Thérèse, est élevée dans un couvent royal. Sa peau noire intrigue, effraie, fascine. Elle n’eut aucun rôle officiel, aucun droit reconnu ; mais son simple corps noir dans un espace royal devient un objet de controverse.
Ces figures féminines, bien que rarement actives politiquement, révèlent une chose essentielle : même lorsqu’on les éduque, même lorsqu’on les protège, les femmes noires sont enfermées dans un statut de figure littéraire, jamais de sujet de droit.
Tous ces destins (Saint-George, Raimond, Lethière, Dumas, Ourika) dessinent les contours d’un plafond de verre racialisé avant l’heure. Ils montrent que la France, même avant le mot “colonisation”, avait déjà bâti un ordre racial d’exclusion douce.
On pouvait être noir et brillant, mais pas reconnu.
Noir et militaire, mais pas honoré.
Noir et aimé, mais pas marié.
Noir et utile, mais jamais citoyen à part entière.
Ce racisme sans esclavage est peut-être encore plus pernicieux : il permet à la France de se croire juste, éclairée, égalitaire ; tout en maintenant une hiérarchie de sang, de peau, d’héritage.
Une hiérarchie dont on ne parlait pas dans les lois… mais que chacun, dans les salons, les académies, les tribunaux, savait lire.
La Révolution et ses trahisons (1791 – 1802)
La Révolution française éclate avec fracas, brandissant l’étendard des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité. Pour les Noirs de France (qu’ils soient créoles, affranchis, métis ou descendants d’esclaves) c’est un souffle d’espoir.
En mai 1791, après de vifs débats, l’Assemblée nationale vote un décret historique : les hommes de couleur libres nés de parents libres ont les mêmes droits que les citoyens blancs. Ce n’est pas encore l’abolition de l’esclavage, mais c’est une reconnaissance symbolique immense : les barrières raciales tombent, du moins en droit.
Cette décision est portée par des figures noires majeures comme Julien Raimond, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Belley, qui plaident à Paris pour l’égalité des droits civiques. À Saint-Domingue, en Guadeloupe, en Martinique, la nouvelle fait trembler les planteurs blancs : ils voient venir la chute de leur hégémonie. En métropole, c’est une parenthèse. Brève, fragile. Mais réelle.
Pour la première fois, la République dit : la couleur ne doit plus déterminer la citoyenneté.
Le 4 février 1794, la Convention vote l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Les esclaves deviennent libres et citoyens.
Cette mesure révolutionnaire bouleverse le monde atlantique. Elle consacre la révolte des esclaves à Saint-Domingue, menée par Toussaint Louverture, comme moteur du changement. Elle confirme aussi la présence noire dans la République : Jean-Baptiste Belley, ancien esclave devenu député de Saint-Domingue, siège à l’Assemblée.
En France métropolitaine, cette abolition se traduit par une visibilité accrue des Noirs dans l’espace public. On les voit dans les clubs révolutionnaires, les bataillons, les ateliers. Certains reçoivent des affectations militaires, des fonctions administratives. Thomas Alexandre Dumas, général républicain, commande une armée dans les Alpes. Saint-George, qui avait été mis à l’écart sous Louis XVI, reprend du service.
Pour un court moment, l’égalité semble possible. Mais c’est un leurre.
Quand Napoléon Bonaparte prend le pouvoir, l’ordre revient. Et avec lui, les hiérarchies raciales.
En mai 1802, le Premier Consul fait voter une loi rétablissant l’esclavage dans les colonies, sur la base d’un argument économique : les planteurs veulent retrouver leurs privilèges. Mais le rétablissement ne se limite pas aux îles. Sur le sol métropolitain, les Noirs deviennent indésirables.
Sans loi explicite, Napoléon fait expulser les Noirs “trop visibles”, surtout ceux venus des colonies. Il dissout des unités militaires où ils étaient nombreux. Il interdit les mariages mixtes, comme sous l’Ancien Régime. Il rétablit la censure, le contrôle des papiers, la surveillance policière.
Le général Dumas est mis à l’écart, humilié, privé de solde. Il meurt pauvre, oublié. Jean-Baptiste Belley meurt en prison, discrédité. Saint-George est à nouveau rejeté, malgré ses états de service. Tous les visages noirs de la République disparaissent des gravures officielles.
Entre 1791 et 1802, les Afrodescendants ont tout connu :
l’espoir de l’égalité,
la fierté d’être intégrés à la nation,
puis la trahison, brutale, silencieuse, impunie.
Napoléon n’a pas seulement rétabli l’esclavage. Il a raturé la promesse républicaine. Il a remis en place les frontières raciales de l’Ancien Régime, avec plus d’efficacité, plus de force administrative, plus de cynisme.
La République noire qui aurait pu naître a été étouffée dans l’œuf. Et avec elle, les mémoires de ceux qui l’avaient rêvée.
Vers une normalisation fragile (1804 – 1848)
Après 1804, la France entre dans l’ère des faux-semblants. L’Empire napoléonien, puis la monarchie restaurée, prétendent avoir tourné la page des excès révolutionnaires ; tout en institutionnalisant le retour à l’ordre racial.
Aucune loi ne dit explicitement que les Noirs n’ont pas leur place en métropole. Mais tout, dans l’organisation administrative, sociale et symbolique, contribue à les rendre invisibles.
L’accès à certaines professions leur est implicitement refusé. L’administration repère les “individus de couleur” dans les grandes villes, et s’inquiète dès qu’ils sont trop nombreux au même endroit. Le fichage, amorcé dès 1777, se poursuit dans les préfectures et commissariats.
La tolérance devient conditionnelle :
« Sois discret, utile, et surtout seul. »
Le Noir acceptable est isolé, intégré à une domesticité blanche, sans projet de lignée. Il peut être violoniste, comme Saint-George l’était. Il peut être peintre, militaire ou ouvrier. Mais jamais leader, marié à une blanche, propriétaire d’un bien ou porteur d’une vision politique.
Pourtant, les Noirs ne disparaissent pas du territoire français.
Au contraire, la présence afrodescendante continue à Paris, Bordeaux, Marseille, principalement issue des colonies françaises et des anciennes possessions.
Certains sont descendants de soldats noirs venus avec l’armée révolutionnaire.
D’autres sont des anciens esclaves affranchis après 1794, puis revenus en métropole.
Quelques-uns sont nés en France de pères blancs et de mères noires, dans une ambiguïté juridique totale.
On les retrouve dans les ports, les casernes, les théâtres, les ateliers. Ils sont cochers, musiciens, blanchisseurs, modistes, parfois cabarettiers. Mais jamais considérés comme une communauté. Tout est fait pour nier leur existence collective.
Il n’y a ni école dédiée, ni lieu de mémoire, ni représentation politique, ni reconnaissance symbolique.
En 1826, une ordonnance de Charles X interdit à tout individu “étranger ou ancien esclave” de séjourner plus de deux mois sur le territoire français sans autorisation spéciale. Cette mesure ne vise personne explicitement ; mais dans les faits, elle s’applique presque uniquement aux Noirs. C’est un racisme administratif, feutré, mais redoutable.
Et pourtant, dans les interstices, certains continuent à exister. On note des mariages (souvent illégaux) entre femmes blanches et hommes noirs. Des enfants métis naissent, sans statut clair. Des figures afrodescendantes jouent dans les théâtres populaires, dans les cafés-concerts.
Leur présence dérange moins qu’avant, mais elle ne rassure pas non plus. L’égalité n’est pas combattue frontalement : elle est simplement différée, refusée par inertie.
Lorsque la Deuxième République abolit l’esclavage en avril 1848, dans la foulée des révolutions européennes, elle le fait dans les colonies. Mais en métropole, aucune mesure ne vient réparer les discriminations subies par les Noirs libres depuis deux siècles.
Pas de reconnaissance. Pas d’indemnisation pour ceux stérilisés dans leur dignité, entravés dans leurs droits, effacés des archives. Rien.
La République se veut aveugle à la couleur ; mais elle n’efface que le passé blanc.
L’égalité est proclamée, sans jamais nommer ceux à qui elle a été si longtemps refusée.
Une histoire française effacée, mais décisive
Ils n’étaient pas des ombres. Ils n’étaient pas des anecdotes. Ils étaient présents. Massifs par leur solitude. Puissants par leur silence.
De Saint-George à Ourika, de Dumas à Jean Amilcar, en passant par Zamor, Boucaud ou la Mauresse de Moret, les Afro-descendants présents en France entre 1650 et 1848 ne furent ni esclaves, ni pleinement libres. Ils vécurent entre les lignes. Dans une République qui n’existait pas encore, mais dont ils incarnaient déjà le dilemme : comment proclamer l’universalité en excluant certains corps ?
L’histoire officielle parle d’eux comme d’exceptions. Mais l’exception, ce fut le droit qu’on leur refusa. Pas leur génie. Pas leur humanité. Pas leur présence.
Ces hommes et ces femmes noirs ont été les catalyseurs muets d’un débat français toujours inachevé :
Où commence l’égalité ? Sur le sol ? Dans le sang ? Par la filiation ? Et quand l’histoire ne vous nomme pas, que reste-t-il de votre liberté ?
On dit souvent que la République est née en 1789. Mais on oublie que ses fondations ont été creusées sur des silences, sur des exclusions, sur des visages qu’on a préférés oublier. Les Noirs en France avant l’abolition sont les témoins de ce déni.
Aujourd’hui, réhabiliter leurs noms, leurs luttes, leurs élans, ce n’est pas réparer le passé : C’est rendre le présent plus vrai. Et c’est ouvrir un espace où la mémoire noire ne sera plus un supplément d’histoire, mais une page centrale de la conscience française.
Ils ont vécu, résisté, souffert sous Hitler. Voici l’histoire effacée des Noirs dans l’Allemagne nazie, entre silence, stérilisation et survie.
À l’ombre des croix gammées, des visages noirs
« Das Ergebnis! » (Le résultat !) et en bas « Der Rassestolz schwindet » (La fierté raciale disparaît)
Berlin, 1938. Dans la fumée épaisse d’un cabaret mal éclairé de Kreuzberg, un saxophone pleure une mélodie interdite. Sur scène, un musicien noir, costume trop large, cravate défraîchie, souffle dans son cuivre comme s’il pouvait expulser l’Histoire d’un seul souffle. En coulisse, les bottes claquent déjà sur les pavés. Le jazz est une insulte, une « musique dégénérée », un poison nègre venu d’Amérique. Mais pour ce musicien – et pour ceux qui l’écoutent, figés entre frisson et fascination – c’est un dernier acte de présence.
Qu’est-ce que cela signifie d’être noir dans l’Allemagne d’Hitler ?
Pas seulement une différence. Une anomalie. Une cible. Une silhouette qui dérange l’idéologie raciale du Reich. Trop visible pour passer inaperçue, mais trop peu nombreuse pour émouvoir les mémoires. Les Afro-Allemands, enfants métis de la colonisation ou fruits du scandale rhénan, ont grandi dans une société qui les regardait comme des erreurs biologiques. Ils n’étaient ni soldats ni prisonniers de guerre. Ils étaient… là. Oubliés des grandes commémorations. Effacés des livres d’histoire. Mais bien présents dans l’espace social – cabarets, cirques, films coloniaux, camps.
Entre stérilisation forcée, humiliations publiques, exclusion légale, résistances silencieuses ou compromissions tragiques, ces visages noirs ont traversé le Troisième Reich à la marge, dans une danse périlleuse avec la mort. Certains ont survécu à la seule force de leur anonymat. D’autres ont payé d’avoir voulu être reconnus. Quelques-uns ont servi les nazis. Quelques autres ont combattu contre eux. Mais tous portent les cicatrices d’une époque qui ne les voyait que comme des tâches à effacer.
Car cette histoire n’est pas qu’allemande. Elle est diasporique. Elle parle du corps noir dans l’espace blanc de la violence extrême. Elle parle des silences d’après, des archives mutilées, des témoins esseulés. Elle parle aussi de nous, de nos oublis, de nos urgences.
Cet article est un acte de mémoire. Une tentative de rendre aux invisibles leur nom, leur visage, leur voix. Car même à l’ombre des croix gammées, des visages noirs ont résisté. Et cela mérite d’être dit.
Héritage colonial et présence noire en Allemagne avant Hitler
Bien avant que les croix gammées ne s’imposent dans les rues, bien avant les premières stérilisations médicalisées et les discours raciaux d’Hitler, des visages noirs existaient déjà sur le sol allemand. Leur présence n’était pas un accident, encore moins une erreur. Elle était le fruit direct de l’Histoire ; d’un empire colonial africain oublié, de circulations transcontinentales, de curiosité, d’ambition ou d’asservissement.
À la fin du XIXe siècle, l’Allemagne possédait plusieurs colonies africaines : le Cameroun, le Togo, le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), l’Afrique orientale allemande (aujourd’hui Tanzanie, Rwanda, Burundi). De ces territoires, le Reich impérial avait ramené non seulement des ressources et des soldats, mais aussi des hommes et des femmes. Certains furent exhibés dans des Völkerschauen ; ces “zoos humains” dans lesquels on montrait les “peuples primitifs” aux badauds allemands. D’autres vinrent volontairement, dans l’espoir de poursuivre des études, de travailler comme artisans ou de servir comme interprètes, musiciens, domestiques. Une minorité parvint à fonder famille.
En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, Berlin abritait une petite communauté noire d’environ 1 800 personnes. La capitale prussienne devenait alors un lieu paradoxal : d’un côté, elle était une scène culturelle où les artistes africains ou afrodescendants pouvaient se produire dans les cabarets et les cirques. De l’autre, elle était un laboratoire raciologique où les anthropologues mesuraient des crânes pour prouver la prétendue infériorité des Noirs.
Cette double réalité (spectacle et stigmatisation) allait bientôt basculer dans la violence pure.
En 1936, le Frankfurter Volksblatt titrait : « 600 bâtards accusent, l’héritage du crime noir contre les Rhénans »
Après l’armistice de 1918, la République de Weimar naît sur les cendres d’un empire humilié. L’Allemagne perd ses colonies. Mais une blessure plus intime obsède les nationalistes : la présence des troupes coloniales françaises en Rhénanie, territoire allemand occupé dès 1920. Ces soldats venus du Sénégal, du Maghreb ou de Madagascar provoquent un tollé. Non pas pour leurs armes, mais pour leur couleur de peau. Pour ce qu’ils représentent : la domination de l’homme noir sur le sol de l’homme blanc.
Une campagne de propagande déferle alors sous le nom de “Honte noire” (Schwarze Schmach). Des affiches montrent des soldats africains menaçants, accusés de violer des femmes allemandes, de porter atteinte à la pureté de la race. La presse, les caricaturistes, les intellectuels d’extrême droite s’emparent du thème. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrit :
“Les Juifs ont amené les Nègres en Rhénanie […] afin de détruire la race blanche détestée par l’abâtardissement.”
L’objectif n’est pas seulement de salir les soldats noirs. Il s’agit d’installer dans l’imaginaire collectif une peur viscérale : celle du sang noir. C’est dans cette atmosphère empoisonnée qu’apparaît la figure du “bâtard de Rhénanie” ; ces enfants nés de mères allemandes et de pères africains, le plus souvent soldats de l’armée française. Aux yeux des nazis, ils incarnent le chaos, l’humiliation, le crime génétique. Leur simple existence est un problème politique.
Jeune Rhénan classé comme bâtard et inapte héréditairement sous le régime nazi.
Les Noirs vivant en Allemagne entre 1914 et 1933 évoluent ainsi dans un entre-deux : tolérés sans être pleinement acceptés, intégrés sans jamais appartenir. On les applaudit sur scène, mais on les expulse des écoles. On les utilise dans les films coloniaux, mais on nie leur droit à la citoyenneté. Dans les arrière-salles des cafés berlinois, dans les dortoirs de Hambourg, dans les cirques ambulants de Rhénanie, ils composent avec l’hostilité, l’exotisation et la solitude.
Ce n’est donc pas avec la montée d’Hitler que commence leur calvaire, mais bien avant, dans les plis d’une société qui les a toujours vus comme des anomalies. Le Troisième Reich ne fera qu’industrialiser ce mépris, le codifier, l’institutionnaliser.
Mais avant l’arrivée des croix gammées, les visages noirs portaient déjà en eux la peur des puissants : celle d’un monde que l’on ne pouvait pas complètement contrôler.
Législation raciale et contrôle des corps noirs
1935. Tandis que l’Allemagne accélère sa mue totalitaire, les lois de Nuremberg codifient l’impensable : la hiérarchisation officielle de l’humanité. On y distingue désormais les « êtres de sang allemand » des autres ; les Juifs, bien sûr, mais aussi les Noirs, nommés à demi-mot, comme une tache gênante qu’on n’ose pas encore regarder en face.
Dans l’article 13, l’un des plus explicites, il est écrit :
« La terre ne peut appartenir qu’à celui qui est de sang allemand ou apparenté. N’est pas de sang allemand celui qui a, parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir. »
(Source : Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis)
Avec cette phrase, être noir cesse d’être une couleur ou une origine. Cela devient une faute génétique, une souillure héréditaire. À partir de là, toute une série de mesures invisibilisent, marginalisent, puis enferment. Les Afro-Allemands sont déchus de leur citoyenneté. Leurs passeports sont confisqués.
Le service militaire leur est interdit ; mais pas les convocations policières. Les mariages avec des personnes “de sang allemand” sont proscrits, ceux déjà enregistrés sont annulés. L’université leur ferme ses portes. On les chasse des piscines publiques, des hôtels, des écoles. L’interdit est partout, mais rarement crié. Il se glisse dans les plis du quotidien, avec la régularité mécanique d’une oppression froide.
Le silence est une stratégie de survie. Mieux vaut ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer, ne pas montrer qu’on existe. Pour certains, c’est la seule manière de rester libre. Pour d’autres, ce sera vain.
Si la couleur noire est jugée impure, c’est surtout parce qu’elle peut se transmettre. Aux yeux des nazis, le vrai crime, ce n’est pas d’être noir : c’est de pouvoir le devenir par filiation. Le ventre des femmes allemandes devient alors un champ de bataille biologique. Et les enfants métis, le fruit d’une défaite inavouable.
En 1937, le régime nazi met en place un plan spécifique : la stérilisation systématique des enfants métis de Rhénanie. L’opération est confiée à la Sonderkommission3, dirigée par le tristement célèbre docteur Eugen Fischer, pionnier des études eugénistes en Namibie, où il avait déjà expérimenté sur les femmes Herero et Nama pendant le génocide de 1904.
Ces enfants, souvent nés d’unions entre des soldats noirs français (tirailleurs sénégalais, malgaches, marocains…) et des Allemandes pendant l’occupation de la Rhénanie, sont enlevés à leurs familles, examinés, fichés, puis opérés de force. On parle de plus de 400 jeunes gens stérilisés, parfois à l’adolescence, parfois dans l’enfance.
Certaines erreurs administratives révèlent l’ampleur du zèle : une jeune fille, fille d’un diplomate libérien, se retrouve raflée par erreur et envoyée dans un centre de stérilisation. Aucun recours n’est possible. Aucune justice ne sera jamais rendue.
Ces interventions chirurgicales, faites sans consentement, sans anesthésie complète parfois, laissent des séquelles physiques ; mais surtout, des blessures intimes que personne ne soigne. L’État nazi a voulu couper la lignée. Tuer la descendance sans avoir à tuer les corps.
Dans l’Allemagne nazie, la logique raciale ne se limite pas à la biologie. Elle infiltre aussi l’imaginaire, la culture, l’avenir. Être noir, c’est être exclu du projet national. C’est ne pas avoir de rôle à jouer dans le futur, sauf celui de figuration dans les spectacles coloniaux ou les films de propagande. C’est vivre sans école, sans papier, sans voix.
Ce que les lois ne tuent pas physiquement, elles tuent symboliquement. Elles disent aux jeunes afro-allemands :
“Tu n’es pas chez toi ici, tu ne l’as jamais été, tu ne le seras jamais.”
Et pourtant, ces jeunes vivent, aiment, rêvent, malgré tout. Certains cherchent à fuir, d’autres à s’effacer, d’autres encore, par instinct ou par courage, choisissent de s’exposer. Mais tous doivent composer avec une certitude terrifiante : ici, même l’existence la plus discrète peut faire de vous une cible.
Survivre dans l’ombre
Dans l’Allemagne d’Hitler, être noir, c’est habiter le territoire de l’ambigu. On n’est ni citoyen, ni déporté systématique. Ni visible dans les archives, ni totalement absent. On flotte, on rase les murs, on apprend à disparaître. Certains Afro-Allemands adoptent une stratégie de repli total : éviter les foules, limiter les interactions, ne pas répondre aux provocations. La rue est un piège. L’école est un terrain miné. Un simple regard peut devenir accusation. Une parole, un motif d’interrogatoire.
Theodor Wonja Michael, né en 1925 à Berlin, fils d’un Camerounais et d’une Allemande, se souviendra :
« Je n’étais nulle part. Trop allemand pour être africain. Trop africain pour être allemand. Trop humain pour le régime. »
Refusé à l’université, interdit de Wehrmacht, il devient portier, puis figurant dans les films coloniaux du régime. Il sait que son emploi n’est pas un métier : c’est une mise en scène tolérée, un rôle écrit pour des Noirs qui doivent ressembler à ce que le Reich veut montrer du continent africain. Et pourtant, il continue. Car le théâtre, même déformé, est parfois le seul lieu de survie.
Franz. Kriegsgefangene
Le prix de la discrétion est lourd : c’est renoncer à l’identité, à la revendication, à la protestation. Mais pour beaucoup, c’est le seul choix pour ne pas disparaître.
En parallèle des exclusions, l’État nazi déploie une autre stratégie : intégrer les Noirs là où il peut les instrumentaliser. C’est le cas des spectacles coloniaux, vitrines mises en place pour rassurer l’opinion allemande sur le prétendu rôle bienfaisant du Reich en Afrique. Le plus connu, le Deutsche Afrika-Schau, parcourt l’Allemagne avec ses troupes d’artistes noirs. On y danse, on y chante, on y mime une Afrique rêvée ; douce, docile, souriante. Certains y voient une chance de gagner un salaire, d’échapper aux rafles. D’autres y voient une compromission.
Des figures comme Bayume Mohamed Husen y participent. Né à Dar es Salam, ancien combattant dans les troupes coloniales allemandes, il tente d’exister dignement en Allemagne. Mais à force d’exister, il dérange. À cause d’un simple papier administratif oublié, il est arrêté, interné à Sachsenhausen, et y meurt dans le silence glacé du camp, le 24 novembre 1944.
On pense qu’il s’agit de Jean Voste (à droite), né au Congo belge, le seul prisonnier noir du camp de concentration de Dachau (avec l’aimable autorisation de Frank Manucci).
Le paradoxe est cruel : plus on joue le jeu du régime, plus on devient vulnérable. Ces spectacles offrent une fausse sécurité (un emploi, une visibilité) mais au fond, ils sont un piège. Une cage dorée qui peut se refermer à tout moment.
Si la Résistance noire en Allemagne nazie n’a pas pris la forme d’un soulèvement collectif, elle a existé à travers des gestes minuscules et courageux. Certains refusent de jouer dans les films coloniaux. D’autres aident des prisonniers de guerre africains en cachette. Quelques figures militantes comme George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago, tentent d’organiser une solidarité noire à Hambourg, avant d’être expulsées.
George Padmore, vers 1937
En 1933, Hilarius Gilges, communiste noir de Düsseldorf, est assassiné par les nazis. Il n’était ni riche, ni célèbre, ni diplomate. Il était un poing levé dans la nuit brune. Un rappel que l’insubordination noire, même isolée, était perçue comme un danger fondamental.
Le jazz, interdit, continue pourtant à vibrer dans certaines caves berlinoises. Des musiciens noirs ou métis, parfois accompagnés de Juifs ou d’intellectuels “dégénérés”, jouent encore, comme un bras d’honneur à la haine raciale. Ces instants ne sont pas seulement des concerts : ce sont des actes de résistance.
Ce qui frappe, dans ces trajectoires, c’est la complexité. Il n’y a pas de héros parfaits, ni de traîtres absolus. Il y a des vies prises en étau entre la peur, la survie, la dignité et la trahison. Il y a des gens qui ont choisi la scène pour échapper à la stérilisation. D’autres qui ont quitté leurs enfants pour les protéger. D’autres encore qui ont refusé de se taire, et sont morts sans sépulture.
Dans l’Allemagne nazie, les Afrodescendants n’avaient pas le luxe de faire de la politique. Leur simple présence était déjà une déclaration. Leur respiration, un rappel que le projet d’exclusion total n’était jamais tout à fait achevé.
Destins singuliers, tragédies collectives
Bayume Mohamed Husen
Il s’appelait Bayume Mohamed Husen.
Né à Dar es Salam, dans l’actuelle Tanzanie, il avait combattu aux côtés des troupes coloniales allemandes pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il débarque en Allemagne en 1929, c’est pour faire valoir un droit : une pension pour services rendus à l’Empire. Il n’obtient rien. Alors il reste. Il apprend. Il enseigne le swahili à l’université de Berlin. Il épouse une Tchécoslovaque, a un fils, puis une fille avec une Allemande.
Mais il n’est pas un citoyen. Il est un corps exotique, un Noir instruit dans une nation qui refuse de reconnaître son humanité.
La déchéance de citoyenneté tombe, le travail se fait rare. Il joue dans des films coloniaux, puis dans le Deutsche Afrika-Schau, avant d’être licencié. Un jour, il ose reconnaître son enfant métis à la mairie. Ce geste banal devient une provocation raciale. Il est arrêté, incarcéré, puis déporté à Sachsenhausen.
Il y meurt en novembre 1944. Officiellement, sans cause. En réalité, d’avoir été trop visible, trop cultivé, trop vivant.
Theodor Wonja Michael
Theodor Wonja Michael est l’un des rares Afro-Allemands à avoir laissé une trace écrite de son parcours. Fils d’un Camerounais et d’une Allemande, il termine sa scolarité primaire en 1939, mais est interdit d’études supérieures. Trop noir pour l’université, trop allemand pour l’exil.
Il devient figurant dans les films coloniaux tournés par le ministère de la Propagande. Il joue le rôle de “l’indigène loyal”, du serviteur dévoué, du sauvage souriant. Des rôles humiliants, mais qui lui permettent de gagner quelques marks et d’éviter les rafles.
“Nous étions les Nègres dont ils avaient besoin. C’était une question de vie ou de mort.”
– Theodor Wonja Michael
En 1943, il est envoyé aux travaux forcés, interné dans un camp près de Berlin. Il survivra, comme un miracle. Plus tard, devenu journaliste, écrivain, diplomate, il portera cette mémoire avec dignité : non comme un fardeau, mais comme un devoir.
Hans-Jürgen Massaquoi
Hans Massaquoi à l’école dans l’Allemagne nazie, dans les années 1930.
Son histoire commence à Hambourg, dans une famille singulière : une mère infirmière allemande, un père diplomate libérien. Hans-Jürgen Massaquoi grandit entre les photos de famille et les humiliations quotidiennes.
Il veut rejoindre les Jeunesses hitlériennes. Non par adhésion idéologique, mais parce qu’il ne comprend pas encore qu’il est exclu de tout cela. On le lui fait vite comprendre : il n’est pas Aryen. Il n’est pas un camarade. Il est un enfant noir dans un monde qui ne veut pas de lui.
Dans son autobiographie poignante, “Destiné à être noir”, il raconte comment, un jour, au zoo de Hambourg, des visiteurs désignent un groupe de Noirs enfermés dans une cage – probablement une reconstitution coloniale.
Un homme montre Hans du doigt et dit : “Regardez, ils en ont fait un enfant.”
Massaquoi survivra à la guerre. Deviendra journaliste. Écrira. Témoignera. Il deviendra ce que le Reich ne voulait pas : un homme debout, lucide, et libre.
Une autre des trois photos de Greykey, à Mauthausen.
À côté de ces figures connues, il y a les anonymes. Les danseurs de cabaret, les enfants métis raflés en Rhénanie, les femmes noires stérilisées dans le silence. Il y a Carlos Greykey, seul Républicain espagnol noir interné à Mauthausen, qui survit grâce à sa maîtrise de l’allemand.
Il y a Jean-Marcel Nicolas, Haïtien interné à Buchenwald, puis à Dora-Mittelbau, où l’on construisait les missiles V2 dans des conditions inhumaines. Il y a Valaida Snow, grande musicienne de jazz afro-américaine, arrêtée au Danemark en 1941, internée sans procès. Son instrument lui sera retiré. Son souffle, brisé.
Et tous ceux dont les noms ne sont jamais apparus dans les registres. Des silhouettes. Des absents. Mais leur mémoire, elle, persiste. Et elle nous regarde.
La guerre, entre persécution et engagement
La guerre vient rebattre les cartes, mais pas pour les rendre plus justes. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les Afrodescendants présents en Europe ne sont pas protégés par leurs passeports, leurs statuts ni leur nationalité. Ils sont noirs avant tout. Et cela suffit à les transformer en cibles.
Dans les camps nazis, certains Afro-Américains, Antillais ou Africains ; soldats, artistes, civils ; sont internés, souvent en violation totale des Conventions de Genève. Le bataillon 761, composé de soldats afro-américains, participera à la libération de certains camps comme Gunskirchen, mais cela n’empêchera pas que plusieurs de leurs camarades capturés aient été battus, affamés, exécutés.
Valaida Snow, reine de la trompette
La jazzwoman Valaida Snow, arrêtée à Copenhague alors qu’elle était en tournée, est incarcérée dans des conditions indignes. Le peintre afro-américain Josef Nassy est enfermé au camp de transit de Beverloo, puis en Bavière.
Lionel Romney (à droite)
Le marin Lionel Romney, citoyen américain, est interné à Mauthausen. Le Haïtien Jean-Marcel Nicolas, passé par Buchenwald et Dora-Mittelbau, côtoie les couloirs souterrains où l’on construit les armes de l’apocalypse, dans des conditions si atroces qu’elles défient l’imagination.
Hans Pape et Jean Marcel Nicholas à Paris, date inconnue Propriété de l’image : Domaine public
Être noir dans un camp nazi, ce n’est pas seulement être prisonnier : c’est être à la fois invisible et hyper-visible. Moqué, battu, souvent placé à l’écart. Aucun matricule ne mentionne la couleur de peau. Mais dans les regards des gardiens, dans les coups reçus, elle est omniprésente.
Paradoxe historique, tabou dans la mémoire : quelques hommes noirs ont servi dans les rangs de la Wehrmacht, l’armée d’Hitler. Non pas par adhésion au nazisme dans la majorité des cas, mais par calcul, par survie ou par opposition à d’autres idéologies.
C’est le cas de Norbert Désirée, Guadeloupéen né en 1909, qui figure au cœur de l’ouvrage Sombres Bourreaux de Serge Bilé. Il rejoint l’armée allemande durant la guerre, motivé par un anti-communisme viscéral, mais aussi par l’idée que l’avenir de la Guadeloupe passait par un redressement de la France – fût-il dicté par l’occupant.
D’autres, originaires des anciennes colonies allemandes, rejoignent les troupes, notamment en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est. Certains sont affectés à des unités exotiques, avec d’autres minorités raciales ou ethniques (Indiens, Arabes, Tatars, Caucasiens). Le régime nazi, tout en professant la suprématie blanche, n’hésite pas à utiliser des “non-Aryens” dès que cela devient militairement utile.
Cette vérité brouille les lignes. Elle oblige à repenser les dichotomies confortables entre bourreaux et victimes. L’histoire est plus sale, plus complexe, plus humaine – donc plus tragique.
Face à la terreur nazie, certains Noirs choisissent l’autre camp. Celui de la Résistance. Celui des Alliés.
Peu de noms sont restés, et pourtant, ils furent nombreux à combattre. Dans les maquis, dans les réseaux de renseignement, dans les troupes coloniales alliées.
Des soldats de la Dog Company du 761e Tank Battalion vérifient leur équipement avant de quitter l’Angleterre pour combattre en France à l’automne 1944. Armée américaine
Le bataillon 761, composé exclusivement d’Afro-Américains, combattra dans les Ardennes, libérera Gunskirchen et d’autres camps. Mais leur rôle sera minimisé, ignoré, parfois nié dans les cérémonies post-guerre.
Des soldats sénégalais, martiniquais, congolais, malgaches, meurent sur les plages de Provence, dans les forêts belges, dans les plaines allemandes. Ils portent l’uniforme français ou britannique. Ils libèrent l’Europe. Et pourtant, peu d’entre eux auront des rues à leur nom. Encore moins auront des statues.
Certaines figures noires rejoignent les réseaux de Résistance en France, en Belgique, aux Pays-Bas. D’autres agissent comme passeurs, hébergeurs, messagers. Leurs noms n’ont pas survécu aux archives, mais leurs actes ont sauvé des vies.
Et pourtant, l’après-guerre les recouvrira d’un silence épais. Comme si leur combat n’avait pas compté. Comme si leur couleur suffisait à les ranger, encore une fois, hors de l’Histoire. Après-guerre : silence, impunité et mémoire trouée
Rien à réparer : les oubliés des indemnisations
1945. Les canons se taisent. Les Alliés paradent. Les survivants sortent des camps. L’Europe se reconstruit. Les tribunaux de Nuremberg jugent les crimes contre l’humanité. Mais dans les couloirs des administrations dénazifiées, une catégorie reste dans l’angle mort : les Noirs.
Les survivants noirs, qu’ils aient été stérilisés, internés, torturés ou persécutés, ne reçoivent aucune compensation. Aucune lettre. Aucune pension. Aucun mot d’excuse.
Ceux qui avaient été privés de papiers reçoivent, dans le meilleur des cas, leur nationalité. Mais à quel prix ? Ils n’ont pas de lobby, pas de communauté organisée, pas de force politique capable de peser. Ils sont les survivants d’un génocide partiel, d’un effacement programmé, sans reconnaissance officielle.
Même ceux dont les corps portent les cicatrices (stérilisations sans anesthésie, coups reçus, travail forcé) sont renvoyés à l’oubli. Car ils n’entrent dans aucune catégorie juridique claire. Pas juifs, pas résistants décorés, pas héros du combat européen. Juste… noirs. Et ça, l’histoire officielle ne sait pas comment le traiter.
Pourquoi ces destins ont-ils été si longtemps ignorés ? Pourquoi n’a-t-on pas enseigné, dès l’école, l’existence de Bayume Mohamed Husen, de Wonja Michael, de Carlos Greykey ou de Jean-Marcel Nicolas ? Pourquoi le mot “Shoah” est-il devenu synonyme unique de douleur raciale, sans jamais mentionner les victimes africaines, caribéennes, noires-américaines ?
Il y a là un mécanisme d’effacement systémique. Les Noirs ont été “trop peu nombreux” pour faire masse, trop éclatés pour faire mémoire, trop gênants pour figurer dans une histoire déjà surchargée de culpabilité européenne. Ils n’étaient pas assez pour faire peur. Et trop pour ne pas déranger.
Dans le silence d’après-guerre, leurs récits sont restés confinés aux cercles familiaux, aux souvenirs oraux, aux pages de carnets jamais publiés. Certains, comme Hans-Jürgen Massaquoi, ont réussi à faire entendre leur voix. Mais ils restent des exceptions.
Les historiens, eux-mêmes souvent enfermés dans des grilles de lecture binaires ; bourreau/victime, juif/aryen, collaboration/résistance – n’ont pas su, ou voulu, intégrer cette complexité. La mémoire allemande a été reconstruite sur le dos de grands oublis. Celui-ci est peut-être le plus douloureux.
Il ne s’agit pas seulement de l’Allemagne. Ce silence est européen. La France, patrie de ces soldats coloniaux qui ont enfanté des enfants métis en Rhénanie, n’a jamais réclamé justice pour eux. Les pays africains, encore sous domination coloniale après 1945, n’avaient ni les moyens ni la légitimité de dénoncer l’eugénisme allemand.
La diaspora, quant à elle, a été ballottée entre fascination pour la libération noire américaine, oubli volontaire et ignorance imposée. Les grandes luttes afrodescendantes de l’après-guerre (Civil Rights Movement, décolonisation, Black Panthers) ont souvent omis cette page européenne de la souffrance noire. Elle ne cadrait pas. Elle ne nourrissait pas le récit héroïque. Elle faisait tache dans la narration glorieuse de la révolte noire.
Mais aujourd’hui encore, le nom d’aucun noir mort dans un camp nazi ne figure au Panthéon. Aucun monument à Berlin, à Paris, à Washington ne leur est consacré. Ils sont les absents de la mémoire mondiale.
Netflix a récemment annoncé que l’acteur français Omar Sy serait la vedette du spin-off de Tyler Rake (l’univers Extraction), reprenant le flambeau de Chris Hemsworth. Cette nouvelle fracassante nous rappelle que l’ex-comique du SAV des émissions de Canal+ n’est plus un amuseur : depuis Intouchables (2011), il enchaîne les hits mondiaux à un rythme effréné.
Si « Omar Sy » reste un prénom familier pour le grand public, on se demande pourquoi les cénacles du cinéma (cérémonies, festivals et critiques élitistes) semblent souvent l’oublier. Et pourtant, quand on pèse factuellement sa carrière, qui ne voudrait pas aujourd’hui se demander si ce trappiste de naissance n’est pas l’acteur français le plus influent de sa génération ?
Du gros succès français aux blockbusters américains
Omar Sy en Bishop chez Marvel
La trajectoire de Sy est celle d’une fusée : son rôle de Driss dans Intouchables catapulte son nom sur toutes les lèvres en France. Le film de Nakache et Toledano devient un phénomène planétaire : record historique avec 19,4 millions d’entrées en France (le meilleur score de tous les temps pour un film hexagonal), et 32 millions hors de France. Au box-office mondial, Intouchables dépasse les 426 millions de dollars. Ce raz-de-marée lui vaut un César du meilleur acteur (premier comédien noir à l’obtenir) et… la célébrité éternelle.
Avec Chris Pratt, occupé à mater Mokele-Mbembe
Dans la foulée, Hollywood s’intéresse à lui : Omar Sy campe tour à tour des personnages marquants dans des franchises à gros budget. On l’aperçoit comme le populaire Bishop dans X-Men: Days of Future Past (2014), pilote casse-cou, secondant Chris Pratt, dans Jurassic World (2015) et précieux adjoint dans Inferno (2016) d’après Dan Brown. Il se paye même le luxe de doubler Hot Rod dans Transformers 5 (2017). Ces incursions américaines servent son aura : Sy n’est pas cantonné au circuit « cinéma français » guindé, mais tourne dans des productions hollywoodiennes à très large audience.
L’apogée arrive avec Netflix : héros moderne de Lupin (2021), il bat tous les records de la plateforme. La première partie de la série a été vue plus de 70 millions de fois dans son premier mois, et au total « Lupin » cumule plus de 100 millions de visionnages sur Netflix. Sy devient ainsi l’ambassadeur de la « French touch » réinventée, portée sur le petit écran mondial. En 2021, Time Magazine le consacre même parmi les « 100 personnalités les plus influentes du monde » – il était le seul Français honoré cette année-là.
Le fameux Assane Diop si polémique…
Un palmarès à la hauteur de sa popularité
Acteur français, parliamo d’altri: on pense immédiatement à Jean Dujardin (Oscar 2012 pour The Artist), Marion Cotillard (Oscar 2008), Vincent Cassel (vedette mondiale de Ocean’s Twelve à Black Swan), ou Juliette Binoche (Oscar 1997), tous prestigieux représentants du cinéma tricolore à l’étranger. Gilles Lellouche ou Vincent Cassel, stars nationales, jouent moins dans des superproductions internationales. Mais Omar Sy les surpasse sur un plan : l’audience. Rien que sur Netflix, son image franchit les frontières de l’hexagone. Peu d’acteurs français peuvent se targuer d’un tel rayonnement planétaire actuel.
Back in France, Omar a bien décroché un César (Intouchables) et reste souvent élu « personnalité préférée des Français »: dès 2012 il devançait Gad Elmaleh dans le sondage du Journal du Dimanche, preuve d’un capital-sympathie rare. Son contrat avec Netflix (série Extraction à venir, plus séries HBO Max) et sa carrière en parcours de combattant (de la banlieue aux tapis rouges du monde entier) parlent d’eux-mêmes. À côté de ça, des comédiens comme Dujardin ou Cassel ont leurs statuettes et leur glamour, mais leur popularité populaire est moindre.
Omar Sy aux côtés de François Cluzet dans Intouchables
Reconnaissance hexagonale vs succès mondial
Alors pourquoi Omar Sy reste-t-il « sous-cité » dans les débats élitistes sur le cinéma français ? Les débats du monde du cinéma en France valorisent souvent l’exception culturelle et les films d’auteur à petit budget. Omar, lui, est avant tout une machine à divertissement : blockbuster social (Intouchables), séries Netflix, franchises d’action. Ce choix le place hors des radars des festivals pointus (pas de Palme d’or, pas de sélection cannoise marquante).
Il a d’ailleurs quitté la France dès 2012 pour vivre aux États-Unis, afin de préserver sa vie de famille, un geste qui est perçu comme peu « engagé » dans le milieu culturel français. Or, symboliquement, en France on adore labelliser « protecteurs du patrimoine » ceux qui ne trahissent pas les attentes du cinéma national. Omar Sy n’a fait que suivre sa route – et tant pis s’il se bâtit une carrière qui brouille les frontières cinéma art et industrie mondiale.
Inferno montre à l’écran Tom Hanks et Omar Sy
Pourtant, tous les faits plaident en sa faveur : c’est l’acteur français dont les exploits sont aujourd’hui suivis sur tous les continents. Il rafle les audiences télé, figure dans les sondages de popularité, s’exporte mieux que quiconque. Penser qu’il peut être « le plus grand » acteur français d’aujourd’hui n’est pas un pur fantasme mégalomaniaque mais un constat téméraire : les chiffres et le buzz mondial le démontrent. Et si les élites hexagonales tardent à s’en convaincre, c’est peut-être parce qu’elles préfèrent distinguer des carrières « format artiste » plutôt que de célébrer un caméléon du star-system.
Bilan lucide et stimulé
Affirmer qu’Omar Sy est le Français le plus influent du cinéma contemporain peut surprendre. Certains diront qu’il lui manque encore un Oscar ou une Palme pour valider son statut. Mais ces marqueurs symboliques comptent-ils face à sa portée réelle ? Entre les millions de spectateurs, les contrats Netflix et ses pronostics en Time 100, on tient un cas d’école : un artiste populaire accompli, déchaînant autant de ferveur dans les salles de quartier que devant son écran mondial.
Il donne la réplique dernièrement à Kerry Washington dans l’explosif Shadow Froce
Ce constat n’est ni une plainte ni une vaine provocation : c’est une invitation à réévaluer nos critères. Finalement, envisager Omar Sy au sommet de la pyramide des acteurs français contemporains, c’est peut-être simplement rendre justice à une carrière hors norme. Qu’on se le dise : accepter cette idée est légitime, et surtout, inspirant.
1963. Dans une ferme discrète de Rivonia, les leaders de l’ANC préparaient la libération de l’Afrique du Sud. Arrêtés, torturés, condamnés à vie, ils firent pourtant de leur procès un acte fondateur de la démocratie sud-africaine. Voici l’histoire bouleversante du procès de Rivonia, entre silence, résistance et vérité.
Une ferme, une cachette, une guerre à venir
Il y a des matins où l’Histoire hésite encore. Où le silence d’un lieu contient déjà le fracas à venir. Ce matin-là, à Liliesleaf Farm, en banlieue de Rivonia, tout semblait tranquille. La rosée s’accrochait aux feuilles de maïs. Une radio grésillait doucement à l’intérieur de la maison. Dans le jardin, un homme en bleu de travail arrosait les plants de tomates. Il s’appelait David Motsamayi, du moins officiellement. En réalité, c’était Nelson Mandela, déjà recherché, déjà condamné, déjà l’un des hommes les plus dangereux du pays selon le pouvoir blanc sud-africain.
La ferme n’était pas un lieu ordinaire. C’était une planque stratégique, un sanctuaire clandestin, mais aussi un laboratoire révolutionnaire. C’est là que se réunissaient, depuis des mois, les têtes pensantes de la lutte anti-apartheid : des leaders de l’ANC, du Parti Communiste Sud-Africain, des syndicalistes, des intellectuels, des activistes indiens, juifs, africains. Unis dans la clandestinité, ils formaient le noyau dur d’un projet qui allait faire trembler l’État raciste sud-africain.
C’est ici, dans cette maison à toit de chaume, que naquit uMkhonto we Sizwe (“La lance de la nation”), bras armé de l’ANC. Ce n’était plus l’heure des pétitions ni des sit-ins. Après le massacre de Sharpeville et l’interdiction de toute opposition politique noire, le choix de la résistance armée s’était imposé comme une nécessité. Pas pour tuer. Pas encore. Mais pour saboter. Faire sauter des pylônes électriques, perturber les lignes de train, attaquer symboliquement l’appareil d’État ; sans verser de sang. C’était, disaient-ils, une guerre de conscience avant d’être une guerre de feu.
Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Goldberg, Bernstein… Tous vivaient entre deux mondes : celui du repli discret et celui de la lutte souterraine. Leur quotidien était une corde raide tendue au-dessus de l’abîme. Une vie de fausses identités, de réunions secrètes, de manuscrits dissimulés et de nuits sans sommeil.
Mais le 11 juillet 1963, à l’aube, cette illusion de contrôle s’effondra.
La police investit Liliesleaf. Brutalement. Précisément. Elle savait. Quelqu’un avait parlé. En un instant, la cache devint prison. Le QG devint pièce à conviction. Et ceux qui rêvaient de libération furent menottés, un à un, sous l’œil satisfait du régime.
Ce matin-là, la clandestinité prit fin. Mais la guerre, elle, ne faisait que commencer.
De la cache à la cage : arrestations, détentions et trahisons
Le piège s’était refermé comme une mâchoire. En quelques heures, les principaux cerveaux de la résistance anti-apartheid tombèrent un à un. Nelson Mandela était déjà en détention, capturé l’année précédente sur une route entre Durban et Johannesburg. Mais ce 11 juillet 1963, à Liliesleaf Farm, l’appareil sécuritaire de l’État frappa au cœur du dispositif de l’ANC.
Ils furent quatorze à être arrêtés ou traqués immédiatement : Walter Sisulu, Govan Mbeki, Ahmed Kathrada, Denis Goldberg, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrew Mlangeni, Arthur Goldreich, Harold Wolpe, Abdulhay Jassat, Moosa Moolla, Lionel Bernstein, Bob Hepple, et James Kantor. Militants noirs, juifs, indiens, communistes, libéraux… Ce n’était pas une arrestation, c’était un coup de filet politique. La haute direction de uMkhonto we Sizwe (MK), bras armé de l’ANC, venait d’être décapitée.
Ils furent détenus sans inculpation, sans avocat, sans contact avec l’extérieur, grâce à la terrible General Law Amendment Act (loi 37 de 1963), qui autorisait jusqu’à 90 jours d’isolement total, renouvelables à volonté. Un mécanisme légal pour faire taire sans juger, torturer sans témoin, briser sans bruit. Certains furent battus. Menacés. Privés de sommeil. Déracinés psychologiquement.
Et pourtant, la prison ne fut pas un tombeau. Elle devint aussi un lieu d’évasion.
Le 11 août, un mois après les arrestations, Arthur Goldreich, Abdulhay Jassat, Moosa Moolla et Harold Wolpe s’échappèrent de la prison de Johannesburg en soudoyant un gardien. Déguisés en prêtres, ils traversèrent clandestinement la frontière. Leur fuite rendit le pouvoir fou de rage. Surtout celle de Goldreich, que les autorités considéraient comme “l’architecte principal de la conspiration”.
Mais tous n’eurent pas cette chance.
Bob Hepple, un avocat engagé, fut brièvement inculpé avant de voir ses charges abandonnées ; il quitta le pays sans témoigner, pour ne pas être instrumentalisé. James Kantor, son associé, fut arrêté par vengeance politique. Il n’était pas membre du MK, mais frère de cœur de Harold Wolpe. Pour le régime, cela suffisait.
Le pouvoir, humilié par les évasions et les fuites, décida alors de reconstruire le procès avec une rigueur clinique. Le but n’était plus simplement de condamner : il s’agissait de démolir, d’exhiber, d’avilir. La justice devenait arme. Le tribunal, scène. Les prévenus, symboles à abattre.
Face à cela, une autre figure émergea : le “communiquant” traqué. Avocats, juristes, intellectuels (Bram Fischer, Joel Joffe, George Bizos, Arthur Chaskalson) hommes blancs, souvent juifs ou progressistes, risquaient leur carrière, leur liberté, leur vie, pour défendre Mandela et les siens. Ils furent surveillés, intimidés, menacés. Mais ils tinrent.
Car ce procès n’était pas qu’un procès. C’était un combat narratif. L’État voulait imposer un récit : celui d’une “organisation terroriste” manipulée par des communistes, financée par l’étranger, déterminée à plonger l’Afrique du Sud dans le chaos. Mais ce que les accusés allaient construire, face aux juges, c’était une autre vérité. Une vérité plus vaste, plus dangereuse, plus belle : celle d’un peuple qui avait décidé de refuser l’humiliation, même au prix de sa vie.
Un procès pour faire peur : stratégie de l’État sud-africain
À Pretoria, le Palace of Justice n’a jamais aussi bien porté son nom. Tout y était chorégraphié : les toges, les postures, la mise en scène. Mais derrière le décorum juridique, ce n’était pas la justice qui se jouait ; c’était la peur. Une peur mise en spectacle, pour que chaque Noir, chaque Indien, chaque Blanc progressiste, comprenne que la rébellion se paie cher.
Le metteur en scène de cette pièce d’intimidation s’appelait Percy Yutar, procureur général du Transvaal. Petit homme nerveux, habité par une ambition froide, Yutar voulait faire du procès de Rivonia un tremplin personnel, et une démonstration de force nationale. Il savait que tous les regards étaient tournés vers lui : le gouvernement sud-africain, les colons blancs, l’opinion internationale ; et il entendait bien leur prouver qu’il tenait les rênes.
Devant les caméras du monde entier, il brandit des cartons de preuves, des cartes, des plans, des explosifs, des documents saisis à Liliesleaf. Il parla d’un complot subversif, d’un réseau international de révolutionnaires, de l’aide venue d’Algérie, de l’Ouganda, du Ghana, de l’URSS. Il insista sur la quantité de matériel :
“Suffisamment d’explosifs pour raser une ville de la taille de Johannesburg.”
Il décrivit les accusés comme des conspirateurs marxistes, déterminés à renverser l’État par le feu, le sabotage, et le sang. Il voulait faire peur, pas seulement au juge, mais à tout le pays.
Les chefs d’accusation étaient clairs :
recrutement pour la guerre de guérilla,
planification d’une insurrection armée,
actes de sabotage contre des infrastructures stratégiques,
collecte de fonds auprès de pays étrangers,
diffusion d’idéaux communistes.
En filigrane : l’accusation de haute trahison. Et avec elle, la menace d’une peine capitale. Yutar ne demanda pas explicitement la mort. Il n’en avait pas besoin. Il construisit son dossier pour que la sentence paraisse évidente, automatique, presque raisonnable.
Le juge, Quartus de Wet, président de la Cour suprême du Transvaal, observait. Implacable, mais prudent. Il savait que ce procès dépasserait les murs du tribunal. Que chaque mot résonnerait bien au-delà de Pretoria.
Car déjà, l’ONU s’était saisie de l’affaire. Des campagnes de soutien s’étaient organisées à Londres, à New York, à Dar es-Salaam. Des pétitions circulaient. Des étudiants manifestaient. La figure de Mandela, jusque-là surtout locale, commençait à incarner une cause mondiale.
Mais en Afrique du Sud, dans la presse blanche, la peur dominait. La peur du “chaos noir”, la peur du communisme, la peur d’un soulèvement. Et cette peur nourrissait la soif de punition. Le procès n’avait pas pour but d’établir la vérité. Il visait à étouffer un mouvement, dissuader les autres, marquer les esprits.
En exposant les corps, les visages, les noms de ces hommes, le régime pensait les briser. Mais ce qu’il ne comprenait pas encore, c’est que ces visages deviendraient des symboles. Et que ce procès, voulu comme une démonstration de force, allait devenir un acte de naissance politique.
Une défense héroïque : l’arme du droit face à l’injustice
Face à la machine judiciaire de l’apartheid, la tentation aurait pu être le silence. Ou la fuite. Ou pire : la résignation. Mais certains, peu nombreux, ont fait le choix de tenir la ligne, même quand la loi n’était plus qu’un instrument d’oppression.
Ils s’appelaient Bram Fischer, George Bizos, Arthur Chaskalson, Joel Joffe. Tous blancs. Tous juristes. Tous issus de milieux privilégiés. Et tous révoltés par l’injustice.
Le premier, Fischer, était une légende discrète : avocat renommé, intellectuel marxiste, descendant d’une des familles afrikaners les plus établies du pays. Il accepta de diriger l’équipe de défense au péril de sa carrière, de sa liberté, et de sa vie.
Joel Joffe, avocat d’affaires sans histoire, fut sollicité par la femme de Sisulu, Albertina, puis par Winnie Mandela. Il devint l’architecte silencieux de toute la ligne de défense. George Bizos, arrivé enfant de Grèce, croyait au droit comme à une forme supérieure d’éthique. Il ne quitterait plus jamais Mandela. Arthur Chaskalson, méthodique et discret, futur président de la Cour constitutionnelle, posa déjà les bases d’un contre-récit juridique.
Dans un pays où défendre un “terroriste noir” pouvait vous valoir une mise sous surveillance, un attentat ou un exil forcé, leur engagement était plus qu’un acte professionnel : c’était un choix de camp.
Et ils choisirent l’Humanité.
Ils n’étaient pas naïfs. Ils savaient que la sentence serait lourde, que le régime voulait écraser. Mais ils décidèrent de se battre sur tous les fronts :
en contestant la légalité des arrestations sous la General Law Amendment Act,
en dénonçant les aveux obtenus sous la torture,
en minant les preuves matérielles, souvent floues ou mal établies,
en plaçant la morale et la vérité au cœur de la défense, quitte à provoquer.
Car l’objectif n’était plus seulement de sauver les accusés. Il s’agissait de dévoiler le système, de le forcer à se regarder, de lui montrer que même à genoux, la dignité noire ne pliait pas.
Et au centre de cette scène : Nelson Mandela, accusé numéro 1.
Déjà condamné à cinq ans de prison pour avoir quitté le pays illégalement et appelé à la grève des travailleurs noirs (alors même que ces grèves étaient interdites) Mandela devint ici l’incarnation de la lutte, l’homme que le régime voulait faire taire à tout prix. Mais Mandela, au lieu de se défendre, allait accuser.
Il transforma le banc des accusés en tribune politique, en lieu de pédagogie et de conscience. Il savait que les murs du tribunal n’étaient qu’un écho. Ce procès n’était pas seulement juridique. Il était historique.
Et cette défense-là, héroïque, résolue, unie malgré les différences de race ou de religion, portait déjà en elle l’Afrique du Sud de demain : celle où un Noir et un Blanc pourraient s’asseoir côte à côte, non pour s’opposer, mais pour résister ensemble.
« I Am Prepared to Die » : Mandela, la voix d’un peuple debout
Le 20 avril 1964. Dans un tribunal écrasé de tension, Nelson Mandela se lève. Il ne porte pas la robe d’un avocat. Il ne lit pas un communiqué. Ce n’est pas une défense, c’est une déclaration d’existence. Pendant près de trois heures, il parle. Il ne demande rien. Il explique, révèle, accuse. Et surtout : il assume.
Le silence est total.
À ses côtés, ses compagnons de lutte. Devant lui, les juges du régime. Au-dessus de lui, l’ombre d’une potence. Et pourtant, il ne tremble pas.
« J’ai combattu la domination blanche, et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble en harmonie. C’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »
La phrase traverse la salle comme une lame. L’avocat George Bizos, plus tard, dira avoir eu peur que ces mots ne scellent leur condamnation à mort. Mandela lui-même, dans un ultime compromis, avait accepté d’ajouter : « si cela est nécessaire ». Mais l’essentiel était là. Ce discours, depuis, est connu sous un titre simple, brut, universel : « I Am Prepared to Die.«
Ce que Mandela fait à cet instant est inédit : il politise radicalement le procès. Il replace les actions du MK dans leur contexte historique : le racisme structurel, les violences de l’apartheid, l’interdiction des partis, la brutalité policière, la fermeture de tout espace démocratique pour les Noirs. Il ne nie pas les faits. Il les recontextualise. Il ne cherche pas à se sauver. Il cherche à sauver le sens.
Mandela raconte comment, face à l’impossibilité d’agir pacifiquement, l’ANC avait choisi une autre voie. Pas la guerre civile, mais le sabotage. Une forme de violence stratégique, visant les biens et non les vies. Une révolte pensée, contenue, assumée.
Il parle aussi de sa vision d’un pays réconcilié, non pas sur les ruines de l’apartheid, mais sur la reconnaissance mutuelle. Il cite le modèle britannique comme référence démocratique, s’éloignant des caricatures d’un communisme imposé. Il refuse le rôle du martyr mais endosse celui du libérateur conscient, même si la mort est au bout.
Pour les juges, c’est un défi. Pour le peuple, c’est une révélation. Pour le monde, c’est la naissance d’un symbole.
À cet instant, Mandela cesse d’être un homme pour devenir une idée. Il devient la voix d’un peuple qui a trop longtemps été privé de parole. La conscience d’une nation en gestation. Il sait qu’il ira en prison. Peut-être pour toujours. Mais il sait aussi que cette parole-là, personne ne pourra l’enfermer.
Et c’est cette parole, lancée depuis le banc des accusés, qui deviendra le socle moral d’une Afrique du Sud libre, trente ans plus tard.
La sentence : la vie au lieu de la mort, mais l’éternité dans les cœurs
12 juin 1964. Dans la salle d’audience du Palace of Justice, l’atmosphère est irrespirable. Les familles retiennent leur souffle. Les accusés sont debout. Le monde, à travers les radios, les câbles diplomatiques, les ambassades et les journaux, attend un mot. Un seul. Mort ou vie.
Le juge Quartus de Wet entre, robe noire sur épaules droites, visage fermé. Il lit longuement les attendus. Il parle de trahison. De violence. De conspiration. Il cite les preuves. Il parle de péril pour la République. Puis il s’interrompt.
Le moment que Mandela, Sisulu, Mbeki et les autres redoutaient depuis des mois est là.
Mais au lieu du mot attendu, tombe une alternative :
“La Cour vous condamne à la réclusion criminelle à perpétuité.”
Pas la mort. La vie. Une vie d’enfermement. De murs. De silence. Mais une vie.
Dans les bancs du public, une mère s’effondre. Une militante pousse un cri étouffé. Denis Goldberg, seul accusé blanc, se tourne vers sa mère et lui lance dans un souffle :
“It’s life. Life is wonderful.”
Dehors, dans le monde, le soulagement est immense. L’ONU avait déjà condamné le procès. Des pétitions avaient circulé. Des campagnes avaient été menées. Le gouvernement sud-africain savait que fusiller Mandela aurait fait de lui un martyr mondial.
Mais ne nous y trompons pas. Ce verdict n’était pas une clémence. C’était une condamnation lente, un exil de l’intérieur. Robben Island deviendrait une forteresse d’isolement. Une île-prison pour les voix qu’on voulait taire à jamais.
Huit des accusés furent envoyés là-bas. Goldberg, parce qu’il était blanc, fut placé à Pretoria, séparé des siens, enfermé dans une autre forme de solitude.
La presse gouvernementale tenta de présenter l’affaire comme un succès : la “victoire de la justice”, l’“échec d’un complot terroriste”. Mais partout ailleurs, ce fut le contraire. Le procès de Rivonia avait transformé les condamnés en symboles vivants.
Mandela devint le prisonnier politique le plus célèbre de la planète. Son nom, interdit en Afrique du Sud, fut crié dans les rues de Londres, de Lagos, d’Accra, d’Harlem et d’Addis-Abeba. Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… Tous devinrent les piliers silencieux de la résistance.
Le régime croyait avoir éteint la flamme. Il venait en réalité de lui donner une forme inextinguible.
Ils avaient condamné des corps. Mais ils avaient libéré des consciences.
Les années d’ombre : Robben Island, résistance derrière les barreaux
Robben Island. Un bout de roc balayé par le vent, à quelques kilomètres du Cap. Vue imprenable sur la ville… mais interdiction de la voir. Ce n’est pas une prison, c’est une tentative d’effacement. Un lieu choisi pour enterrer vivants ceux qui incarnaient l’avenir noir de l’Afrique du Sud.
Ici, les héros du procès de Rivonia sont enfermés dans des cellules minuscules, séparés, privés de journaux, de lettres, parfois de visites. Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… : tous condamnés à vivre sous un régime d’humiliation lente. Travail de force dans les carrières de chaux, repas indignes, lectures censurées, conversations espionnées.
Mais très vite, la prison devient autre chose.
Un séminaire. Une école. Un parlement. Un bastion.
Chaque matin, Mandela récite des poèmes à voix basse. Sisulu partage ses souvenirs politiques. Mbeki enseigne l’économie. Kathrada raconte l’histoire de l’islam en Afrique du Sud. Les murs se remplissent d’idées.
Robben Island devient l’université de la liberté. On y débat, on y lit clandestinement, on y pense un avenir. Ils sont coupés du monde, mais ils fabriquent un monde nouveau, en silence.
Le pouvoir, lui, continue sa propagande : « les terroristes sont en cage, tout est sous contrôle« . Mais la vérité est ailleurs. Dans chaque grève de la faim, chaque refus d’obéir à l’administration pénitentiaire, chaque message codé transmis à l’extérieur, la lutte continue.
Et au fil des années, le régime change. Les condamnés vieillissent, mais leur aura grandit.
Mandela, en particulier, devient le visage interdit de l’égalité. Aucun portrait de lui ne circule, mais son nom est une bannière. Il est à la fois absence et présence, silence et tonnerre.
Le régime sud-africain tente tout : isoler, manipuler, diviser. En vain.
Les hommes de Rivonia, derrière les barreaux, tiennent bon. Parce qu’ils savent. Ils savent que l’Histoire finit toujours par ouvrir la porte de la cellule, et que la mémoire d’un peuple emprisonné ne meurt jamais.
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Sources
Broun, Kenneth S., Saving Nelson Mandela: The Rivonia Trial and the Fate of South Africa, Oxford University Press, 2012.
Frankel, Glenn, Rivonia’s Children: Three Families and the Cost of Conscience in White South Africa, Jacana Media, 2011.
Sisulu, Elinor, Walter & Albertina Sisulu, New Africa Books, 2011.
Mandela, Nelson, I Am Prepared to Die, International Defence & Aid Fund for Southern Africa, 1979.
Hepple, Bob, “Rivonia: The Story of Accused No. 11”, Social Dynamics, vol. 30, n°1, 2004, pp. 193–217.
Clarkson, Carrol, Drawing the Line: Toward an Aesthetics of Transitional Justice, Oxford University Press, 2013.
Davis, Dennis & Le Roux, Michelle, Precedent & Possibility: The (ab)use of Law in South Africa, Juta and Co., 2009.
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