Longtemps reléguée au rang de simple observatrice dans les arènes diplomatiques mondiales, l’Afrique commence à hausser le ton. Tandis que Moscou et Pékin dessinent les contours d’un nouvel ordre multipolaire, les appels à une refonte du Conseil de sécurité se multiplient. Mais à quoi bon une réforme sans pouvoir réel ? Nofi démonte l’illusion d’inclusion et plaide pour une souveraineté africaine sans concession.
L’éternelle conférence des vainqueurs
Depuis 1945, le Conseil de sécurité des Nations unies fonctionne comme une table fermée, autour de laquelle seuls les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont eu le privilège de s’asseoir ; et de décider. États-Unis, Russie (ex-URSS), France, Royaume-Uni, Chine : cinq nations se sont arrogé un droit de veto, érigé en monopole géopolitique, comme si l’histoire du monde pouvait indéfiniment se figer autour de ce quintet de puissances autoproclamées gardiennes de la paix.
Mais cette architecture institutionnelle, construite sur les ruines d’un conflit mondial européen, n’a jamais été représentative de l’équilibre réel des forces ni des aspirations des peuples du Sud. L’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud n’y ont jamais eu voix au chapitre ; ou si peu, et jamais de manière contraignante. C’est cette injustice structurelle que Vladimir Poutine, dans un discours récent, a remis sur la table : faut-il continuer à ignorer les trois quarts de l’humanité dans la gouvernance mondiale ? L’idée n’est pas nouvelle, mais son retour dans l’agenda diplomatique vient marquer une inflexion stratégique.
Des figures comme Robert Mugabe ou Mouammar Kadhafi n’ont cessé de dénoncer cette mascarade multilatérale, où les dés sont pipés au profit des puissances occidentales. Marginalisés, diabolisés, voire éliminés, ils ont laissé place à d’autres voix, tout aussi critiques, mais désormais plus tactiques, plus ancrées dans les rapports de force économiques. Aujourd’hui, à l’heure des BRICS1 et du basculement multipolaire, le débat sur la réforme du Conseil de sécurité n’est plus théorique. Il devient vital. Et l’Afrique ne pourra plus être tenue à l’écart.
Une gouvernance mondiale conçue sans l’Afrique
Le Conseil de sécurité des Nations unies n’a jamais été un organe de gouvernance mondiale équitable ; il est, dès sa genèse, un cartel des vainqueurs. Né dans l’immédiat après-guerre, en 1945, il repose sur une équation fondamentalement asymétrique : seuls cinq États (les États-Unis, l’URSS (aujourd’hui Russie), la France, le Royaume-Uni et la Chine) se sont vus conférer le privilège d’un droit de veto, véritable totem de souveraineté absolue sur les affaires du monde.
Ce droit de veto, présenté comme un mécanisme d’équilibre entre puissances majeures, s’est en réalité mué en un instrument d’imposition unilatérale, contournant le principe même de démocratie internationale. Il suffit qu’un seul de ces cinq États s’oppose à une résolution pour qu’elle soit annulée, indépendamment de la majorité des voix. Ainsi, un État peut bloquer une décision soutenue par l’ensemble des autres membres de l’ONU. Ce n’est plus un forum global, c’est un conseil d’arbitres-joueurs, juges et parties, opérant au nom d’un passé glorifié.
L’Afrique, quant à elle, fut exclue dès l’origine. Aucun État africain ne participa aux négociations fondatrices de Yalta2 et de San Francisco3, car à l’époque, la quasi-totalité du continent vivait encore sous le joug colonial. On créa un système international en prétendant maintenir la paix… tout en maintenant l’Afrique sous domination. Cette contradiction originelle n’a jamais été corrigée. Depuis 80 ans, le continent africain reste figé dans un statut de second plan : invité sans voix, spectateur sans levier.
Même après les indépendances, les pays africains furent placés dans une posture de dépendance structurelle. Siégeant temporairement comme membres non permanents du Conseil, ils peuvent discuter… mais jamais décider. Leur rôle y est consultatif, périphérique, presque folklorique. Et lorsqu’ils osent contester l’ordre établi, on leur rappelle avec une cinglante brutalité qu’ils n’ont ni le droit de veto, ni les moyens de peser sur les grandes orientations diplomatiques mondiales.
Ainsi, ce Conseil dit “de sécurité” n’a jamais garanti la sécurité de l’Afrique. Il a entériné des interventions militaires, des embargos, des ingérences, souvent sous couvert humanitaire, mais toujours au détriment de la souveraineté des nations africaines. Cette gouvernance mondiale, conçue sans l’Afrique, s’est exercée contre elle.
Le veto comme outil néocolonial
Le droit de veto, loin de n’être qu’un instrument de régulation diplomatique, s’est affirmé au fil des décennies comme l’arme suprême de la domination postcoloniale. Ce n’est pas un outil de paix, c’est un levier de punition. Car lorsqu’un État ose défier l’orthodoxie occidentale, refuse de se soumettre aux dogmes libéraux, ou conteste la hiérarchie géopolitique implicite, il est promptement ramené à l’ordre. Le mécanisme est toujours le même : isolement, délégitimation, sanctions. Le veto sert alors de goupille à une machine punitive mondiale ; dont le système Swift4 constitue la cheville ouvrière.
Prenons le cas de Cuba. Parce que La Havane refusa de s’aligner sur l’agenda économique et politique des États-Unis, le pays fut frappé dès 1962 par un embargo total, renouvelé et renforcé depuis, en dépit des votes quasi unanimes de l’Assemblée générale de l’ONU pour sa levée. À chaque fois, le veto américain bloque toute avancée. Le résultat ? Un pays pris à la gorge, privé de médicaments, d’infrastructures modernes, de commerce équitable. Une nation condamnée à l’asphyxie non pas pour avoir agressé quiconque, mais pour avoir osé une autre voie.
L’Iran, de son côté, a subi des décennies de sanctions multiformes, allant de l’embargo pétrolier à l’exclusion du système bancaire Swift. Là encore, c’est moins son programme nucléaire que son insoumission géopolitique qui pose problème. Et la Russie, depuis le début du conflit en Ukraine, s’est vue couper des circuits financiers internationaux, accusée (non sans motifs) mais jugée et condamnée sans procès équitable par un tribunal où l’Occident est à la fois juge, témoin et procureur.
Mais l’exemple le plus emblématique reste peut-être celui du Zimbabwe de Robert Mugabe. À la fin des années 1990, le président zimbabwéen entreprend une réforme agraire visant à redistribuer les terres coloniales confisquées aux paysans noirs durant la période britannique. Crime suprême aux yeux de Londres et de ses alliés, cette tentative de réparation historique est immédiatement suivie de sanctions économiques, de gel d’avoirs, et surtout, d’un retrait du Zimbabwe du système Swift. En quelques années, l’économie du pays s’effondre : hyperinflation, exode, déstabilisation totale.
Et pourtant, le discours occidental prétend défendre la démocratie, le droit, la justice. Mais les faits sont têtus : le veto n’est pas l’instrument de l’équilibre, il est le glaive de la suprématie. Il ne protège pas les peuples, il écrase les récalcitrants. Il ne pacifie pas les conflits, il perpétue un ordre mondial fondé sur la force et l’exclusion.
L’Afrique en sait quelque chose. Nombre de ses dirigeants ayant tenté de s’affranchir (de Lumumba à Sankara, en passant par Gbagbo) ont vu les mécanismes de cette justice sélective s’abattre sur eux. Le veto agit comme un couperet silencieux, souvent invisible aux masses, mais redoutablement efficace pour étouffer toute contestation.
L’hypocrisie d’une réforme sans pouvoir réel
Depuis quelques années, les chancelleries occidentales multiplient les signaux d’ouverture à l’égard de l’Afrique : on parle d’inclusion, de représentativité accrue, de modernisation du Conseil de sécurité. À entendre ces discours bien rodés, le monde évoluerait vers un multilatéralisme plus équitable. Mais à y regarder de près, cette “réforme” n’est qu’un habillage sémantique d’un système conçu pour rester fermé. Car l’essentiel demeure intact : les nouveaux venus seraient admis… sans droit de veto.
On voudrait ainsi offrir aux États africains un strapontin au Conseil de sécurité, comme pour cocher la case de la diversité diplomatique. Mais qu’est-ce qu’un siège sans levier ? Quelle valeur a une présence sans pouvoir bloquant, dans une enceinte où seuls cinq États peuvent stopper à eux seuls une décision soutenue par l’ensemble du monde ? L’Afrique serait là pour faire joli, pour “participer” aux débats ; mais non pour peser.
Cette proposition n’est pas une avancée, c’est une manœuvre. Une tentative habile de désamorcer les critiques en concédant une présence symbolique, sans impact réel. Il ne s’agit pas de justice, mais de gestion cosmétique des apparences. Une réforme de façade, pour perpétuer une injustice de fond.
C’est d’ailleurs l’un des traits les plus pervers de la diplomatie occidentale contemporaine : inclure sans donner. Accueillir à condition de neutraliser. L’Afrique serait invitée à s’asseoir à la table, mais à condition qu’elle garde les mains attachées. En d’autres termes, ce n’est pas une réforme, c’est une cooptation.
À quoi bon siéger dans une institution où l’on ne peut ni amender, ni bloquer, ni imposer ? À quoi bon “participer” à des votes qui seront annulés d’un geste si Washington, Londres ou Paris en décident autrement ? Cette configuration n’offre pas de pouvoir, elle offre une illusion de respectabilité. Un mirage diplomatique dans un désert de décisions unilatérales.
L’Afrique, forte de 54 États et de 1,4 milliard d’habitants, mérite mieux qu’un rôle d’alibi. Elle doit exiger non une place, mais une égalité. Et si cette égalité ne peut être obtenue dans l’ancien cadre, alors peut-être faut-il songer à créer un autre. Car il vaut mieux être absent d’un système injuste que d’y figurer en tant qu’otage volontaire.
L’alternative émergente : vers un nouvel ordre multipolaire
Le monopole occidental sur la gouvernance mondiale vacille. Ce que l’on présentait hier encore comme un ordre naturel (basé sur la suprématie du Nord et la docilité du Sud) est aujourd’hui ébranlé par des réalignements géostratégiques profonds. À l’avant-garde de cette mutation : la Russie et la Chine. Deux puissances qui, chacune à leur manière, ont entrepris de saper les fondations du système hérité de 1945 en créant des structures alternatives. Moins pour affronter frontalement l’Occident que pour s’en libérer.
L’exclusion de la Russie du système Swift en 2022, suite au conflit en Ukraine, a agi comme un déclencheur. Privée d’accès au réseau bancaire mondial contrôlé depuis Bruxelles et New York, Moscou s’est vue contrainte de développer des solutions parallèles, notamment le SPFS (Service de transfert financier russe)5 et le recours croissant au yuan dans les échanges bilatéraux. Pékin, de son côté, pousse son propre système (CIPS)6 pour les transferts interbancaires internationaux. Le message est clair : le temps de l’unipolarité financière touche à sa fin.
Dans ce basculement, l’Afrique ne peut rester spectatrice. Elle est sollicitée, courtisée même, dans un nouvel écosystème d’alliances. Les BRICS+7, avec l’adhésion programmée de plusieurs pays africains, incarnent une volonté d’émancipation collective. Une zone de coopération Sud-Sud prend forme, fondée non sur l’aide conditionnée, mais sur les échanges stratégiques, les complémentarités économiques et la souveraineté technologique. L’idée d’une monnaie commune, échappant au dollar, circule déjà dans les cercles africains proches des puissances émergentes.
De la finance à la cybersécurité, de la diplomatie à la défense, une Afrique consciente de ses intérêts reconfigure ses alliances. Elle comprend enfin qu’elle ne peut plus rester une simple terre d’obéissance, vouée à valider les choix venus d’ailleurs. Elle doit devenir un pôle décisionnel autonome, capable de négocier ses partenariats à partir d’une position d’équilibre, et non de soumission.
Mais pour cela, elle doit cesser d’attendre sa reconnaissance dans les salons feutrés de l’ONU. Elle doit agir, construire ses propres institutions régionales, renforcer son intégration continentale et parler d’une seule voix. Ce n’est pas dans les cercles du Conseil de sécurité que l’Afrique obtiendra sa place. C’est en bâtissant elle-même les règles du jeu.
Pour une souveraineté africaine dans la gouvernance mondiale
Tant que l’Afrique acceptera de n’être qu’un figurant dans les grandes institutions internationales, elle sera traitée comme telle. Les discours d’inclusion sans substance, les sièges sans pouvoir, les applaudissements sans influence : tout cela ne sert qu’à maintenir l’illusion d’un multilatéralisme universel, alors que l’essentiel des leviers de décision demeure entre les mains des mêmes puissances occidentales depuis 1945.
Le temps des excuses est révolu. L’Afrique, forte de ses ressources, de sa jeunesse, de sa position stratégique, ne peut plus se contenter de “participer” à des jeux où les règles sont déjà écrites, et les dés pipés. Soit elle obtient un siège à droit égal (c’est-à-dire avec veto, pouvoir d’initiative, droit de blocage) soit elle doit se retirer avec fracas, et bâtir une alternative crédible.
Cela n’a rien d’utopique. Le monde évolue. L’hégémonie occidentale est fissurée, les blocs émergents prennent position, les peuples contestent la légitimité des institutions anciennes. C’est dans ce contexte que l’Afrique doit se positionner non comme une suppliante mais comme une puissance. Il ne s’agit plus de demander une place, mais de l’imposer ; par le poids des alliances, la discipline stratégique et l’intégration continentale.
Un modèle alternatif panafricain est non seulement possible, il est nécessaire. Une organisation continentale dotée d’une politique étrangère unifiée, d’une diplomatie coordonnée, d’une défense partagée et d’un système monétaire indépendant. Ce serait là la véritable souveraineté ; pas celle que l’on célèbre en grande pompe chaque 4 avril ou 5 août, mais celle qui s’exerce concrètement dans les arènes de la décision mondiale.
Le Conseil de sécurité des Nations unies peut bien survivre quelque temps encore, figé dans son ossature coloniale. Mais il tombera, comme sont tombés d’autres empires bâtis sur l’injustice. Le monde d’après ne se construira pas sans l’Afrique. Et il ne se construira certainement plus contre elle.
Sources
- Reuters (27 mars 2024), « Putin discusses security cooperation with West and Central African leaders »
- Le Monde (17 mars 2023), « De l’ONU au G20, l’Afrique cherche sa place dans les instances internationales »
- Le Monde (23 août 2024), « Présence russe en Afrique : la reprise en main de Vladimir Poutine »
- Le Monde (13 septembre 2024), « Conseil de sécurité de l’ONU : l’effet de la main tendue à l’Afrique par Washington n’est pas garanti »
Sommaire
Notes
- BRICS : Acronyme désignant un groupe de puissances émergentes composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud. Ce bloc vise à promouvoir un ordre mondial multipolaire et alternatif à la domination occidentale. ↩︎
- Conférence de Yalta (février 1945) : Réunion entre les Alliés (États-Unis, Royaume-Uni, URSS) pour définir l’après-guerre et la répartition des sphères d’influence. Elle marque la naissance conceptuelle du Conseil de sécurité. ↩︎
- Conférence de San Francisco (avril-juin 1945) : Conférence fondatrice de l’Organisation des Nations unies, au cours de laquelle furent établies la Charte des Nations unies et la composition permanente du Conseil de sécurité. ↩︎
- Système Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) : Réseau mondial de messagerie sécurisé utilisé pour les transferts interbancaires internationaux. Il est centralisé et basé en Europe, mais fortement influencé par les sanctions occidentales. ↩︎
- SPFS (Service de transfert financier russe) : Système russe de paiement alternatif développé par la Banque centrale de Russie en réponse aux sanctions occidentales et à l’exclusion de certaines banques russes du réseau Swift. ↩︎
- CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) : Système de règlement interbancaire développé par la Chine pour faciliter les paiements transfrontaliers en yuan, en alternative à Swift. ↩︎
- BRICS+ : Extension du groupe BRICS incluant d’autres économies émergentes telles que l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Égypte ou l’Argentine, visant à renforcer le poids géopolitique du Sud global. ↩︎