Médecin militaire, architecte d’un arsenal chimique et biologique clandestin, bras armé d’une ingénierie raciale au service de l’apartheid : Wouter Basson, surnommé “Dr Death”, incarne la face la plus ténébreuse de la science au service du pouvoir blanc sud-africain. De ses laboratoires secrets à ses procès tronqués, Nofi propose une plongée au scalpel dans l’histoire d’un homme aussi redoutable qu’insaisissable.
Il est des noms qui incarnent à eux seuls la noirceur d’un régime. Wouter Basson, cardiologue militaire, architecte du programme chimique de l’Afrique du Sud de l’apartheid, est l’un de ceux-là. À la différence des bureaucrates du racisme ou des ministres de la répression, lui opérait dans l’ombre, loin des tribunes, mais au cœur du dispositif d’élimination. Sous sa direction, le Project Coast mit en œuvre une stratégie inédite : utiliser la médecine, la pharmacie et la chimie non pour soigner, mais pour neutraliser, empoisonner, effacer ; sans bruit.
Sous couvert de recherches scientifiques, Basson organisa la fabrication de toxines ciblées, de drogues incapacitantes, de poisons biologiques, parfois destinés à des usages ethno-spécifiques. Il fut accusé d’avoir supervisé des assassinats politiques, fourni des armes chimiques à des commandos de la mort, et expérimenté sur des populations captives ; tout cela avec la complicité silencieuse de services occidentaux et dans le silence complice d’une communauté scientifique mercenaire.
Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme qu’il faut ici raconter, mais celle d’un État devenu laboratoire, d’un racisme devenu technologie, d’une impunité devenue doctrine. Le procès de Basson, son acquittement retentissant et sa paisible reconversion médicale disent autant sur la brutalité du régime passé que sur les limites de la justice transitionnelle sud-africaine. Derrière l’image policée d’une Afrique du Sud réconciliée, il reste une vérité chimique, toxique, qui n’a jamais été digérée. Voici l’histoire de ce poison national.
Généalogie d’un médecin d’État (l’itinéraire d’un fils du système)
Wouter Basson naît en 1950 à Pretoria, cœur administratif de l’Afrique du Sud blanche, dans une famille afrikaner ancrée dans la petite bourgeoisie fonctionnaire. Ce détail, en apparence anodin, est central : Basson grandit dans une société rigoureusement compartimentée, où la peau blanche ne signifie pas seulement privilège, mais devoir de maintien de l’ordre racial. Enfant du système, il en devient rapidement l’un des serviteurs les plus zélés.
Éduqué dans les meilleures institutions, baigné dans le calvinisme nationaliste des Afrikaners, il incarne cette élite blanche convaincue de porter une mission civilisatrice dans un continent jugé hostile. L’Afrique du Sud des années 1950-60 est alors en pleine montée technocratique : le régime d’apartheid, instauré en 1948, s’appuie de plus en plus sur la science et la bureaucratie pour imposer sa ségrégation. Basson, élève brillant, absorbe cet imaginaire technico-racial, où la rationalité médicale peut coexister avec les hiérarchies raciales les plus dures.
Son choix de carrière médicale n’est pas neutre. Il se spécialise en cardiologie, une discipline noble et stratégique, avant d’intégrer les structures sanitaires de l’armée sud-africaine. À cette époque, l’Afrique du Sud vit sous le régime paranoïaque de la guerre froide : le pays, allié tacite des États-Unis et d’Israël, se considère comme le dernier rempart contre la marée communiste africaine. Toute contestation noire, du PAC à l’ANC en passant par le SWAPO, est analysée à travers le prisme du péril rouge. Le médecin Basson devient alors officier, puis stratège, dans un monde où la médecine n’est plus un art de guérir, mais un outil de guerre.
Ses premiers pas dans le 7 Medical Battalion Group (unité d’élite chargée des opérations médicales spéciales) confirment son ascension rapide dans l’appareil sécuritaire. Il y développe une expertise discrète mais capitale : celle de la neutralisation biologique, de la manipulation chimique du vivant, de la logistique sanitaire appliquée à la guerre irrégulière. Basson est jeune, ambitieux, mais surtout parfaitement aligné avec les dogmes de l’État racial : en lui, Pretoria trouve un technicien loyal, un homme sans état d’âme, prêt à faire de la science un instrument du pouvoir.
Ainsi se forme, dans l’ombre de la bureaucratie blanche, celui qui deviendra le cerveau du Project Coast ; non par idéologie flamboyante, mais par fidélité glacée à un système qui valorise l’efficacité, la clandestinité et l’éradication silencieuse des ennemis de l’ordre établi.
Dans l’Afrique du Sud des années 1980, marquée par les sanctions internationales, la guerre régionale en Angola, et la radicalisation des mouvements anti-apartheid, le pouvoir blanc se replie sur une logique de contre-insurrection totale. C’est dans ce climat d’urgence stratégique que Wouter Basson entre dans les cercles les plus fermés du pouvoir afrikaner, à la fois comme praticien et comme stratège d’une nouvelle guerre — celle de la biotechnologie militaire.
Sa nomination comme médecin personnel de Pieter Willem Botha, Premier ministre puis président exécutif d’un régime assiégé, marque une étape décisive. Loin d’être une simple fonction protocolaire, ce poste offre à Basson un accès direct aux arcanes du pouvoir, aux réunions du Conseil national de sécurité, et aux confidences d’un président obsédé par l’idée que l’Afrique du Sud est la cible d’un complot mondial orchestré par le communisme, le Tiers-Monde et les élites libérales occidentales. Dans cet environnement paranoïaque, le médecin devient conseiller officieux, logisticien de l’ombre, et bientôt… architecte d’un arsenal invisible.
C’est au sein du 7 Medical Battalion Group, une unité paramilitaire spécialisée dans la guerre chimique et la médecine opérationnelle, que Basson se distingue. Cette unité, à la croisée des services secrets, de la médecine militaire et du commandement stratégique, est le terreau idéal pour son projet. On y forme des spécialistes en décontamination, en traitement des toxines, en survie chimique ; mais aussi, à huis clos, en création de substances incapacitantes. Basson y développe un réseau de scientifiques, d’officiers et de mercenaires, capables de fonctionner hors des radars étatiques classiques, sous couverture de recherches légitimes.
C’est dans ce contexte que lui est confiée, autour de 1981, la supervision d’un programme secret : le Project Coast. L’objectif n’est pas déclaré officiellement, mais les grandes lignes sont limpides : produire en toute clandestinité des armes chimiques et biologiques, développer des techniques de stérilisation ciblée, manipuler des drogues à des fins de contrôle social, et tester des moyens de neutralisation des opposants. Le projet, qui bénéficiera d’un financement opaque, de structures-écrans et d’une immunité politique presque totale, deviendra le plus vaste programme de guerre biologique jamais conçu par un État africain, avec la complicité tacite d’acteurs étrangers.
Basson ne s’impose pas seulement par ses compétences scientifiques, mais par sa froide efficacité, son absence d’états d’âme, et sa capacité à “livrer” ce que l’État exige sans jamais poser de question morale. Il devient l’homme de confiance du régime, le “Monsieur X” de l’apartheid sécuritaire. Sa double casquette (médecin du pouvoir et concepteur d’armes invisibles) en fait le maillon central d’un système où l’État moderne épouse la clandestinité technologique pour survivre face à un monde qu’il perçoit comme hostile. Le scientifique devient alors soldat, et le médecin, un potentiel bourreau.
Le projet Coast (science, guerre et racisme appliqué)
Le Project Coast ne fut pas une simple extension des forces armées sud-africaines ; il fut un État dans l’État, une excroissance technoscientifique autonome, structurée pour échapper à tout contrôle civil, parlementaire ou international. Conçu pour contourner les conventions de Genève et les mécanismes de surveillance des Nations Unies, il s’agissait d’une opération totale (militaire, chimique, logistique et idéologique) fondée sur une obsession : neutraliser les ennemis de l’apartheid par tous les moyens, visibles ou invisibles.
Au cœur du dispositif : un enchevêtrement de sociétés-écrans créées à la demande directe de Wouter Basson. Parmi elles, Delta G Scientific Company, société de recherche officiellement spécialisée dans les produits pharmaceutiques ; RRL (Roodeplaat Research Laboratories), laboratoire de toxicologie et de biologie moléculaire ; Protechnik Laboratories, consacrée à l’ingénierie chimique ; et Infadel, entité de renseignement officieuse destinée à l’approvisionnement clandestin en substances prohibées. Toutes ces structures, bien que relevant du ministère de la Défense, étaient enregistrées comme sociétés privées, permettant à Basson d’opérer hors du champ du droit militaire.
Ces sociétés, réparties entre Pretoria, Roodeplaat et d’autres zones semi-militaires, recrutaient des scientifiques sud-africains mais aussi des chercheurs étrangers, souvent issus de laboratoires marginaux ou d’universités périphériques en Europe, Israël ou Amérique latine. Des anciens chimistes de l’armée rhodésienne, des biologistes spécialisés en entomologie appliquée, des experts en neurotoxicologie vinrent ainsi gonfler les rangs de cette “officine” militaro-scientifique. Le salaire élevé, l’impunité garantie et la nature secrète des missions attiraient les talents les plus ambigus.
La clef de voûte du système restait cependant l’autonomie quasi absolue de Wouter Basson. Il disposait de budgets discrétionnaires prélevés sur des fonds spéciaux, échappant au Trésor public, souvent convertis en devises étrangères pour des achats sensibles. Les équipements venaient de Suisse, d’Allemagne, d’Israël ; les produits chimiques circulaient sous étiquettes falsifiées. Basson, selon ses propres dires, rendait compte directement à l’état-major de la SADF et au Conseil de sécurité de l’État, mais bénéficiait en réalité d’un blanc-seing. Aucun autre programme militaire sud-africain ne jouissait d’une telle liberté opérationnelle.
Dès sa naissance, le Project Coast s’inscrit donc dans une logique de double clandestinité : interne, pour échapper à la bureaucratie sud-africaine elle-même ; externe, pour dissimuler son existence aux agences de contrôle internationales. Il est à la fois un laboratoire secret, un cartel scientifique, et un outil géopolitique. Car dans l’esprit de Basson et de ses commanditaires, la guerre à venir ne se gagnerait pas uniquement sur les champs de bataille d’Angola ou dans les ruelles de Soweto, mais dans les gènes, les synapses, les toxines. C’est une guerre du vivant, conçue dans le silence, portée par la science ; et placée sous la direction d’un homme pour qui la médecine n’était plus qu’un vecteur de domination raciale chimiquement assistée.
Officiellement, le Project Coast avait pour mission de développer des moyens de défense non-conventionnels contre les menaces chimiques et biologiques, dans le contexte (prétendu) d’une guerre asymétrique opposant l’Afrique du Sud à ses voisins “communistes” ou à des groupes terroristes intérieurs. Cette rhétorique, répétée à satiété par les porte-paroles du SADF, servait de paravent à une réalité autrement plus inquiétante : l’instrumentalisation de la science au service d’un régime en guerre contre sa propre population.
Sous la direction de Basson, les équipes de Project Coast mirent au point une panoplie de toxines et d’agents incapacitants, allant de l’anthrax modifié aux mycotoxines paralysantes, en passant par la thallium, la ricine et des dérivés du curare. Certains programmes, évoqués dans des documents partiellement déclassifiés, visaient à concevoir des poisons “ethno-spécifiques” : des substances qui, dans la théorie raciale la plus délirante, devaient affecter des populations noires en épargnant les Blancs, sur la base de différences génétiques supposées. Aucune preuve absolue n’a établi leur efficacité, mais la volonté scientifique d’y parvenir fut bien réelle.
Plus concrètement, l’équipe détourna des substances déjà connues pour leurs effets psychotropes : mandrax (méthaqualone), ecstasy (MDMA), LSD. Officiellement utilisées dans les laboratoires psychiatriques ou pour des tests de décontamination, ces drogues furent transformées en armes sociales. Basson aurait, selon plusieurs témoignages, proposé de diffuser massivement ces substances dans les ghettos noirs pour affaiblir la combativité militante. Une guerre chimique “douce”, invisible mais ravageuse, conçue pour désorganiser l’ennemi de l’intérieur, sans avoir à l’affronter directement.
Mais le plus troublant reste l’implication directe de ces recherches dans des assassinats ciblés. Plusieurs figures de l’ANC et du PAC, exilées en Afrique australe, moururent dans des circonstances suspectes ; empoisonnements, pathologies soudaines, accidents aux causes floues. Si Basson a toujours nié formellement toute implication personnelle, la documentation de la TRC et les témoignages de membres du CCB (Civil Cooperation Bureau) suggèrent que Project Coast fournissait régulièrement des “kits” toxiques à des commandos clandestins. Certains récits évoquent même des seringues empoisonnées remises à des informateurs, ou des cigarettes trafiquées pour éliminer discrètement des opposants.
En somme, derrière la façade d’une recherche “défensive”, Basson développa une science offensive de la neutralisation sélective, combinant pharmacologie, biologie et stratégie politique. Le corps humain (noir de préférence) devint le terrain d’expérimentation d’un pouvoir blanc en fin de règne, prêt à tout pour maintenir sa domination. Loin de la guerre traditionnelle, Project Coast fut l’expression chimiquement pure d’un racisme d’État devenu technologie appliquée.
Une arme de guerre contre les peuples africains
Dans l’ombre d’opérations conventionnelles, Project Coast se signale par ses actes de guerre insidieuse ; des expérimentations meurtrières laissant rarement de trace visible, mais semant la terreur comme instrument de politique raciale.
Opération Duel constitue peut-être le fait d’armes le plus sinistre attribué à Basson : en 1982, près de 200 prisonniers namibiens capturés par le SWAPO auraient été empoisonnés, puis jetés à la mer depuis des navires militaires. Bien que aucun procès n’ait jamais eu lieu, les témoignages convergent vers une opération organisée ; non pas pour affronter l’ennemi, mais pour le faire disparaître sans traces, dans une guerre chimico-politique hautement symbolique.
Par-delà ce massacre, les rumeurs se multiplient sur l’usage de gaz neurotoxiques et d’agents incapacitant au Mozambique et en Angola, durant les raids aériens ou terrestres du SADF (South African Defence Force). Des survivants rapportent des morts inexpliquées, des hallucinations collectives, des symptômes neurologiques graves. Encore aujourd’hui, faute de dossiers médico-légaux officiels, ces récits restent difficiles à vérifier. Cette zone grise fonctionne à la fois comme arme psychologique et défense du secret d’État.
Enfin, les légendes urbaines du township évoquent les sinistres “Basson brownies” ; douceurs chocolatées altérées destinées à saper la cohésion militante. Distribués lors de fêtes ou de réunions, ces drogues auraient intoxiqué des activistes, semé la paranoïa et affaibli des structures communautaires. Si leur existence effective reste controversée, l’histoire témoigne de l’usage systématique des drogues comme armes de subversion, inscrites dans la doctrine de neutralisation du Project Coast.
Cette phase d’expérimentation illustre la dimension expérimentale, asymétrique, et racialisée de la stratégie de guerre biologique. Des corps africains, qu’ils soient résistants, militants ou simplement ciblés sur leur couleur, sont devenus terrain d’essai et de décision politique, souvent en dépit du principe médical d’“absence de malfaisance”.
La médecine seule ne suffisait pas à gagner la guerre de l’apartheid. Pour que les poisons du Project Coast aient une utilité stratégique, il leur fallait des exécutants. Ces mains de l’ombre, ce furent celles de la Civil Cooperation Bureau (CCB), un réseau parallèle d’assassins d’État déguisé en société privée, mais entièrement contrôlé par l’armée sud-africaine. Ce que Basson conçut en laboratoire, les hommes du CCB l’injectèrent, le glissèrent dans les verres, l’appliquèrent sur les poignards.
La collaboration est directe, assumée, documentée. Basson livrait des toxines prêtes à l’emploi, parfois sous forme de cigarettes empoisonnées, de seringues miniaturisées ou de gels cutanés. Le CCB, bras armé du SADF pour les “opérations non déclarables”, agissait avec la certitude de l’impunité. Ensemble, ils montèrent des plans d’élimination ciblée, non pas contre des soldats ennemis, mais contre des intellectuels, des militants, des prêtres, comme Frank Chikane, intoxiqué à petit feu via ses sous-vêtements, ou des cadres de l’ANC en exil, piégés dans des hôtels d’Afrique australe.
Mais le lien allait au-delà de la logistique létale. Basson fournissait aussi des conseils tactiques, suggérait des protocoles d’élimination indétectables, et offrait même des couvertures médicales aux agents blessés ou repérés. En retour, le CCB le protégeait, lui ouvrait des circuits de fuite, et faisait disparaître les preuves.
Ainsi, science et terreur ne furent pas dissociées. Elles cohabitèrent dans une même architecture de pouvoir : le savant et le tueur, le médecin et l’escadron, le laboratoire et le terrain. Dans cette union funeste, l’apartheid inventa une forme de guerre chimiquement pure, éthiquement morte. Un apartheid qui tuait sans fusil, mais avec une seringue.
Chute politique et impunité judiciaire
1993 : l’apartheid touche à sa fin, mais la machine sécuritaire, elle, ne s’éteint pas. Alors que les négociations entre l’ANC et le pouvoir blanc s’accélèrent, F. W. de Klerk ordonne officiellement le démantèlement du Project Coast. L’annonce est sobre, technocratique, comme s’il s’agissait d’une simple restructuration de département. En réalité, il s’agit d’un acte de précaution politique, d’un sabordage stratégique destiné à effacer les traces d’un programme devenu embarrassant dans le contexte d’une future transition démocratique.
Mais le démantèlement est tout sauf total. Une partie des stocks biologiques et chimiques est effectivement détruite ; du moins en surface. Certaines substances sont incinérées sous supervision militaire, des documents sont classés, des sociétés-écrans fermées. Mais selon plusieurs témoignages d’anciens agents, de nombreux lots de toxines, ainsi que des documents sensibles, sont détournés, dissimulés ou transférés à l’étranger.
Basson, qui reste aux commandes jusqu’au dernier jour, orchestre ce démantèlement ambigu. Il aurait, selon certains rapports non déclassifiés, fait acheminer une partie de ses archives vers des pays tiers ; Libye, Irak, peut-être même des États d’Amérique latine. D’autres éléments évoquent la vente clandestine de certaines découvertes à des puissances étrangères, contre protection postérieure. Rien n’est jamais prouvé, mais tout laisse entendre que la fin officielle de Project Coast fut surtout le début d’un vaste effort d’occultation.
Dans ce contexte de bascule politique, où la priorité est donnée à la paix civile et à la stabilité, le pouvoir blanc négocie son départ avec les leviers du chantage silencieux : archives classées, menaces de divulgation, réseaux encore actifs dans les services. La destruction partielle du programme sert donc une double logique : effacer les preuves et maintenir une carte de pression face à l’ANC.
Le résultat ? À l’aube de la “nouvelle Afrique du Sud”, le plus vaste programme de guerre biologique du continent est enterré sans procès, sans débat public, sans purification morale. Le poison fut neutralisé… mais pas jugé. Et son principal architecte, Wouter Basson, en ressort plus libre que jamais.
C’est en 2000, sept ans après la chute officielle de l’apartheid, que Wouter Basson se retrouve enfin devant la justice sud-africaine. L’enjeu est immense : 67 chefs d’accusation sont retenus contre lui, allant de meurtre à trafic de drogue, en passant par fraude, possession illégale d’armes chimiques et association de malfaiteurs. Sur le banc des accusés, ce n’est pas seulement un médecin qu’on juge, mais l’incarnation technocratique du crime d’État blanc.
Le procès, qui dure plus de deux ans, est un théâtre d’opacité et de pressions. La défense de Basson mobilise une batterie d’avocats de haut vol, payés grâce à un financement dont les origines n’ont jamais été clarifiées. Des témoins disparaissent, d’autres se rétractent. Certains documents-clés sont classifiés au nom de la “sécurité nationale”. Le ton est donné : on ne juge pas un homme, mais un système qui a toujours protégé les siens.
Plus troublant encore est le rôle ambigu de certaines puissances occidentales. Des révélations de journalistes et d’anciens espions laissent entendre que la CIA et le MI6 auraient cherché à éviter une condamnation de Basson, craignant qu’il ne révèle des coopérations passées, ou ne fasse tomber des noms embarrassants. Après tout, dans les années 1980, Basson avait déjà été reçu à Londres, Zurich, et Washington. Les archives de la TRC suggèrent même des échanges d’échantillons biologiques avec des États étrangers ; preuve que Project Coast n’était pas seulement sud-africain, mais inscrit dans une géopolitique clandestine globale.
Le verdict tombe en 2002 : acquittement sur toute la ligne. La justice sud-africaine estime que, malgré l’ampleur des accusations, les preuves sont insuffisantes, les procédures trop fragiles, les faits trop anciens. C’est un camouflet pour la TRC, pour les familles de victimes, pour l’opinion publique. Wouter Basson, devenu “Dr Death” dans la presse, est libre. Mieux encore : il reprend sa carrière de cardiologue… dans une clinique privée de Pretoria.
Son retour à la vie civile provoque l’indignation, mais aucune riposte judiciaire. Malgré les appels à un second procès, à une commission d’enquête parlementaire, malgré les pétitions, le silence s’installe. Basson devient l’homme que personne ne veut ; ni condamner, ni questionner. Un fantôme légal. Et Project Coast, le programme le plus sinistre de l’apartheid, reste à ce jour l’un des seuls crimes d’État de cette ampleur à n’avoir produit aucune condamnation.
Vérité confisquée, mémoire trouée
Au lendemain de l’apartheid, la Commission Vérité et Réconciliation (TRC) fut chargée de panser les plaies sans juger, de documenter les crimes sans punir, de réconcilier sans condamner. Dans cette logique fragile du compromis, le cas Wouter Basson s’imposa comme une énigme embarrassante. Sa convocation était inévitable ; sa coopération, quasi nulle.
Face aux commissaires, Basson déploie une stratégie d’évitement méthodique : témoignage fragmentaire, mémoire sélective, technicité médicale invoquée comme bouclier. Il admet avoir dirigé Project Coast, mais nie toute intention offensive. Les poisons ? “Pour se défendre contre des menaces extérieures”. Les assassinats ? “Pures spéculations”. Les sociétés-écrans ? “Structures de recherche appliquée”. À chaque question, une réponse administrative. Le crime devient procédure.
Mais ce n’est pas seulement l’attitude de Basson qui entrave la vérité. C’est le système entier. La TRC se heurte au mur de la raison d’État, ce principe selon lequel certaines vérités doivent rester classées pour garantir la stabilité politique. Des dossiers sont inaccessibles. D’anciens militaires refusent de témoigner. Des noms disparaissent des archives. La culture du secret, héritée de l’apartheid, survit au sein même du nouvel État.
Plus grave encore : l’incapacité de la TRC à établir une chaîne claire de responsabilité collective. Basson n’a jamais agi seul. Il avait des supérieurs, des ministres, des fournisseurs, des soutiens internationaux. Pourtant, la commission ne parvient pas à identifier l’ensemble du réseau. Le nom de P. W. Botha n’apparaît que brièvement. Aucune entreprise étrangère n’est inquiétée. Aucun scientifique recruté par Project Coast ne sera jugé. La vérité, ici, n’est pas absente ; elle est fragmentée, délibérément éparpillée dans les interstices du compromis national.
En somme, la TRC fut une réussite morale ; mais un échec judiciaire. Dans le cas Basson, elle fut un miroir brisé, reflétant les limites d’une justice conçue pour ne pas trop déranger l’ordre établi. Le poison ne fut pas exhumé. Il fut classifié. Et la mémoire collective, trouée, continue de vivre dans un pays qui préfère souvent le pardon à l’affrontement des vérités les plus gênantes.
À la question de savoir pourquoi Wouter Basson n’a jamais été condamné, une réponse purement judiciaire est insuffisante. Il faut la chercher dans la tectonique des intérêts géopolitiques de la fin du XXe siècle. Basson, plus qu’un simple médecin militaire, fut un rouage stratégique dans des jeux de pouvoir qui dépassaient largement les frontières de l’Afrique du Sud.
Durant les années 1980, l’Afrique du Sud de l’apartheid était à la fois paria diplomatique et acteur courtisé, notamment pour ses compétences militaires non conventionnelles. Selon plusieurs rapports de la TRC et d’enquêtes journalistiques indépendantes, Basson aurait entretenu des liens discrets mais réels avec la Libye de Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein, et certains intermédiaires du renseignement occidental. Dans ce grand théâtre de la guerre froide tardive, le médecin sud-africain aurait offert des “échantillons”, des savoir-faire, voire des collaborations exploratoires sur la guerre chimique.
Des documents évoquent des voyages en Libye au début des années 1990, sous couvert de coopération scientifique, alors que Tripoli cherchait à développer ses propres capacités non conventionnelles. D’autres sources font état d’échanges avec Bagdad avant la guerre du Golfe, dans une zone grise mêlant diplomatie parallèle et commerce létal. Rien n’a jamais été prouvé formellement, mais la coïncidence entre ces déplacements et l’arrêt des poursuites internationales à son encontre interroge.
Quant aux services occidentaux (CIA, MI6) leur posture reste équivoque. Officiellement, ils soutenaient la transition démocratique sud-africaine. Officieusement, ils auraient eu tout intérêt à ce que Basson ne parle pas. Que savait-il de leurs propres programmes ? De leurs échanges avec Pretoria durant les années de collaboration “anti-communiste” ? Quels réseaux internationaux aurait-il pu compromettre ? Les archives restent muettes, mais l’hypothèse d’une protection indirecte, par inaction ou marchandage, est difficile à écarter.
Dans l’Afrique du Sud post-apartheid, cette géopolitique du silence s’est traduite par une immunité de fait. Le pays, en pleine reconstruction, préférait la stabilité au scandale, la réconciliation aux procès à tiroirs. Basson devint alors un homme trop gênant pour tomber, protégé non par la justice, mais par l’équilibre instable d’un pays qui ne voulait pas faire éclater l’impensé de sa transition. L’homme n’a pas été blanchi. Il a été mis sous cloche. Et dans cette cloche, la vérité géopolitique reste enfermée avec lui.
Héritage empoisonné (entre mythe, peur et silence)
En janvier 2021, un article de presse déclenche une onde de choc en Afrique du Sud : Wouter Basson, alias “Docteur la Mort”, exerce à nouveau comme cardiologue dans une clinique privée du Cap, auprès d’une patientèle ignorante (ou amnésique) de son passé. Le pays découvre, ou redécouvre, qu’un homme accusé de crimes contre l’humanité, de guerre chimique, de meurtres clandestins, peut redevenir médecin sans entrave, prescrire des bêta-bloquants après avoir conçu des neurotoxines.
Ce retour, à peine déguisé, cristallise une vérité dérangeante : l’apartheid n’a jamais été jugé. Il a été négocié, contourné, gelé dans des compromis. Basson n’est pas un accident du système : il en est le produit chimiquement pur. Son immunité judiciaire, sa reconversion professionnelle, son maintien dans les cercles médicaux ne sont pas des anomalies ; ils sont la norme d’un État qui n’a jamais réclamé justice au nom des victimes.
L’indignation populaire est réelle, mais souvent impuissante. La génération post-apartheid, celle des “Born Frees”, redécouvre avec Basson que la réconciliation n’a pas effacé l’impunité. L’homme est devenu un symbole de ce que la transition a préféré oublier : les crimes scientifiques, l’État clandestin, la technocratie meurtrière. Dans les townships, son nom évoque plus la peur que la justice ; dans les médias, il revient comme un spectre, rappelant que certains cadavres n’ont jamais été exhumés.
En définitive, le cas Basson est l’allégorie parfaite de l’impunité d’État en Afrique postcoloniale : un technocrate zélé, jamais puni, recyclé dans le système qu’il a autrefois servi par la peur et le poison. Il incarne cette continuité silencieuse des élites (entre l’ancien et le nouveau régime) qui résiste à toute rupture réelle. La question n’est plus de savoir ce que Basson a fait, mais pourquoi un pays qui prétend avoir tourné la page l’a laissé refermer le livre sans procès.
Trois décennies après son démantèlement officiel, Project Coast n’a pas disparu : il survit dans les marges de l’histoire, dans les archives classées, et dans la mémoire militante. Ce programme militaire (sans doute l’un des plus sophistiqués et occultes jamais menés en Afrique) n’a jamais été pleinement révélé, encore moins compris. Ce qu’il reste de Project Coast, c’est d’abord une absence organisée, un non-dit d’État entretenu au nom de la stabilité politique.
Une partie des archives reste à ce jour sous scellés au nom de la “sécurité nationale”. Les demandes répétées de chercheurs, de journalistes ou de familles de victimes pour accéder aux rapports internes, aux carnets de laboratoires, aux correspondances diplomatiques, se heurtent à des refus systématiques. Officiellement, il s’agit de ne pas raviver les tensions raciales. Officieusement, tout indique que les documents restants pourraient compromettre encore davantage les réseaux de l’ancien régime ; et peut-être même certaines complicités étrangères.
Cette confiscation de la mémoire suscite une résistance croissante. Une nouvelle génération de militants sud-africains, issus notamment des mouvements #RhodesMustFall et #FeesMustFall, réclame l’ouverture complète des archives de l’apartheid, y compris celles liées à Project Coast. Pour eux, il ne peut y avoir de “nouvelle Afrique du Sud” sans une confrontation totale avec les crimes technocratiques, scientifiques, et géopolitiques du passé. Dans cette perspective, le cas Basson devient un mot-clé de lutte, un symptôme d’un État postcolonial qui refuse de se regarder en face.
Des voix s’élèvent aussi pour demander un nouveau procès, cette fois international, en invoquant le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité. Des ONG, comme Human Rights Watch ou le Centre for Applied Legal Studies, appellent à rouvrir l’enquête. Jusqu’ici, sans effet.
Ce qu’il reste de Project Coast, c’est donc un terrain disputé entre mémoire d’État et mémoire populaire. D’un côté, le silence, l’oubli organisé, l’effacement des preuves. De l’autre, la volonté de rouvrir les plaies pour qu’elles puissent, enfin, cicatriser proprement. Et tant que le poison restera enterré sous les tampons “confidentiel”, il continuera de suinter dans les interstices de la démocratie sud-africaine.
Wouter Basson n’est pas seulement un homme. Il est une métaphore. Celle d’un État qui, confronté à sa propre décomposition, a préféré confier sa survie à la science du mal. Cardiologue devenu chimiste de guerre, médecin d’élite devenu tacticien de l’invisible, Basson incarne le point de bascule d’un régime blanc qui, incapable de contenir les révoltes populaires par la force classique, a choisi la clandestinité du poison, de l’injection, du gaz. Dans cette logique, le Project Coast ne fut pas un écart de conduite mais l’expression chimiquement pure d’un racisme devenu technologique.
Que le principal architecte de cette machine de guerre n’ait jamais été condamné dit tout de l’architecture silencieuse de l’impunité. Une impunité fabriquée par des silences d’État, des classements sans suite, des collaborations internationales souterraines. Loin d’être un accident de parcours, la trajectoire de Basson illustre la manière dont les élites criminelles se recyclent dans les transitions démocratiques, pour peu qu’elles détiennent les bonnes informations, les bons dossiers, ou les bons alliés.
Aujourd’hui, alors que l’Afrique du Sud se débat dans les séquelles sociales, économiques et psychiques de l’apartheid, le nom de Wouter Basson reste l’un des plus puissants révélateurs de cette mémoire en trompe-l’œil. Car tant que l’histoire du Project Coast ne sera pas intégralement déclassifiée, tant que ses victimes ne seront pas reconnues, tant que ses responsables ne seront pas jugés, l’Afrique du Sud restera hantée par l’ombre d’une vérité empoisonnée. Et ce poison, à défaut d’être encore létal, continue d’empoisonner la promesse inachevée de justice.
Sources
- Gould, Chandré. Secrets and Lies: Wouter Basson and South Africa’s Chemical and Biological Warfare Programme. Struik Publishers, 2002.
- Burgess, Stephen. South Africa’s Weapons of Mass Destruction. Indiana University Press, 2004.
- van Vuuren, Hennie. Apartheid Guns and Money: A Tale of Profit. Oxford University Press, 2017.
- Gould, C., & Folb, P. Project Coast: Apartheid’s Chemical and Biological Warfare Programme. Centre for Conflict Resolution (CCR), 2002.
- Truth and Reconciliation Commission of South Africa. Final Report: Volume 2, Chapter 6 — Chemical and Biological Warfare. Cape Town, 1998.
- Human Rights Watch. South Africa: Half-Hearted Reform — The Official Response to the Truth and Reconciliation Commission. HRW Report, 2003.
- Basson Trial Transcripts, High Court of Pretoria, 2000–2002.