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Rapport Brazza : Anatomie d’un silence d’État colonial

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En 1905, Pierre Savorgnan de Brazza dévoile les dessous atroces du système colonial français au Congo : réquisitions sanglantes, camps d’otages, violences institutionnalisées. Son rapport, trop dérangeant, est enterré pendant un siècle. Nofi explore l’anatomie d’un silence d’État et la manière dont la République a maquillé ses crimes au nom de la “civilisation”.

L’histoire coloniale française regorge de silences stratégiques. Certains furent improvisés dans l’urgence, d’autres soigneusement construits par les élites pour que jamais les faits ne deviennent vérité politique. Le cas du rapport Brazzarelève de cette seconde catégorie. Longtemps occulté, ce document explosif rédigé en 1905 par l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza n’était pas seulement une pièce administrative. Il était un acte d’accusation. Un miroir tendu à la République, reflet d’une brutalité organisée sur les terres africaines du Congo français, à une époque où les grandes puissances européennes prétendaient apporter lumière, loi et civilisation.

Mais que disait exactement ce rapport ? Et pourquoi fut-il enterré pendant plus d’un siècle ? Derrière la façade du devoir d’humanité, l’empire colonial français (notamment en Afrique équatoriale) pratiquait une politique de prédation économique, d’asservissement physique et d’humiliation culturelle, souvent par l’intermédiaire de compagnies privées soutenues par l’administration. L’affaire Toqué-Gaud, souvent réduite à un simple “scandale isolé”, fut en réalité l’expression d’un système rodé où la violence symbolique et réelle tenait lieu de gouvernance.

Le rapport Brazza, rédigé à la suite de cette affaire, fut l’un des rares documents produits depuis l’intérieur même de la structure coloniale qui documentait avec précision les mécanismes de cette violence. Mais ce document n’avait pas vocation à éclairer. Il fut mis sous clé, résumé à une version inoffensive, et son auteur discrédité puis marginalisé jusqu’à sa mort, survenue peu après la fin de sa mission.

Cet article propose de revenir, sans fard ni filtre, sur l’affaire du rapport Brazza. Non pas pour exhumer un fait historique figé, mais pour comprendre comment un État peut effacer ses propres crimes, comment une administration peut organiser l’oubli ; et comment l’Afrique, en tant que sujet et non plus simple terrain, peut reprendre le récit de cette mémoire mutilée.

Genèse d’un scandale colonial étouffé

L’exécution barbare de Pakpa

L’année 1903 marque un tournant sinistre dans l’histoire du Congo français. À Fort-Crampel, poste administratif situé dans l’actuelle République centrafricaine, un acte de cruauté volontaire, froidement calculé, va mettre à nu la brutalité structurelle du système colonial français. Ce n’est pas un incident isolé. C’est un rituel sacrificiel orchestré par des représentants de la République.

Le 14 juillet (jour symbolique entre tous) Georges Toqué, administrateur colonial, et Fernand Gaud, commis des affaires indigènes, décident de « faire un exemple ». La cible : un certain Pakpa, ancien guide africain, accusé d’insubordination et d’indépendance d’esprit. Leur méthode ? Un meurtre rituel travesti en opération psychologique. Ils attachent de la dynamite autour du cou de Pakpa et le font exploser. Non pas dans un élan de folie, mais avec une préméditation minutieuse, assumée plus tard devant les juges. “Ça a l’air idiot”, dira Gaud lors de son procès, “mais ça médusera les indigènes. Si après ça ils ne se tiennent pas tranquilles…”

Cette phrase dit tout. Elle résume la logique profonde de la colonisation telle qu’elle s’exerce dans l’intérieur africain à l’époque : terroriser pour soumettre, déshumaniser pour gouverner. Pakpa n’est pas exécuté pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est : un homme libre qui refuse l’ordre colonial.

L’objectif de Toqué et Gaud est clair : frapper les esprits. Semer la peur pour consolider un pouvoir fragile. L’action s’inscrit dans une stratégie plus vaste d’intimidation : les administrateurs savent qu’ils n’ont ni les moyens logistiques, ni la légitimité morale pour contrôler les populations locales. Il leur reste donc la violence, pure, spectaculaire, destinée à briser tout embryon de résistance.

Ce meurtre ne restera pas longtemps confiné aux marges de l’empire. Grâce à quelques témoins (dont des militaires français choqués) l’affaire remonte jusqu’à Paris. Des journaux en parlent, timidement d’abord, puis avec une indignation grandissante. Le Journal des Débats, puis Le Temps, relaient l’affaire. La presse catholique, républicaine, et même socialiste s’en empare. L’émotion gagne les chambres parlementaires. Le scandale est lancé.

Mais attention : ce n’est pas le sort de Pakpa qui émeut la classe politique. C’est le risque diplomatique. Le “caoutchouc rouge” du Congo belge, exposé par des Britanniques comme Roger Casement, fait déjà grand bruit en Europe. La République ne veut pas voir son image ternie par des accusations similaires. Il faut réagir ; sans trop révéler. C’est dans ce contexte que naît l’idée d’une commission d’enquête. On choisira un nom prestigieux, à la réputation d’intégrité : Pierre Savorgnan de Brazza. Un homme respecté, mais affaibli. L’enquête est lancée. Le cadre est posé. Mais la volonté de vérité ? Elle, reste à prouver.

L’indignation médiatique et parlementaire

L’exécution barbare de Pakpa, en ce 14 juillet 1903, aurait pu rester l’un de ces innombrables actes de brutalité coloniale noyés dans l’indifférence administrative. Mais cette fois, quelques lignes franchissent la ligne rouge. Des témoins européens, outrés ou inquiets pour leur propre réputation, transmettent l’information. La presse parisienne, toujours à l’affût des excès que la République se plaît à condamner… chez les autres, s’en empare.

Très vite, Le Journal des Débats sonne l’alarme, bientôt suivi par Le Temps et L’Humanité, chacun y allant de sa rhétorique morale. La mise à mort de Pakpa choque, bien sûr ; mais plus encore, elle embarrasse. Car en pleine rivalité coloniale avec la Belgique de Léopold II, la France ne peut se permettre d’être associée à des pratiques qu’elle dénonce avec virulence dans le Congo voisin. Dans l’opinion publique européenne, on commence à parler de “caoutchouc rouge”, d’exploitation sanglante. Le mythe de la mission civilisatrice vacille.

Dans les salons de la République, c’est moins la violence en elle-même qui gêne que la possibilité de perdre la bataille de l’image. À l’Assemblée nationale, certains députés républicains s’inquiètent : le silence ne fera que confirmer les accusations. Une commission d’enquête internationale, redoutée comme un affront à la souveraineté française, pourrait être imposée. Il faut reprendre l’initiative. D’où l’idée (habile) de nommer une commission “interne”, nationale, pour contenir la crise.

C’est à ce moment que le nom de Pierre Savorgnan de Brazza resurgit. Ancien explorateur respecté, figure connue du public, il possède un avantage décisif : il incarne encore, dans l’imaginaire français, une forme de colonialisme “humain”, “moral”, opposé aux intérêts privés et à la répression aveugle. Le ministère des Colonies, dirigé par Étienne Clémentel, fait de Brazza un fusible idéal. Il est nommé à la tête de la mission, non pour révéler, mais pour rassurer. Clémentel l’écrit noir sur blanc : il faut montrer que les violences “ne sont que des cas isolés”, que la France “réprime systématiquement les abus”, contrairement à d’autres puissances.

Ainsi naît une commission d’enquête dont le but officiel est la transparence, mais dont le cadre est soigneusement balisé. Le budget alloué est conséquent (268 000 francs, un montant inhabituel pour une mission d’évaluation) mais le calendrier est limité à six mois, voyage compris. Tout doit aller vite. Le décor est posé : l’État veut désamorcer, non ouvrir un procès en responsabilité. Ce que la presse a déclenché, le gouvernement s’apprête à le contenir.

Le cas Pakpa devient ainsi un enjeu diplomatique, un calcul politique, et non une alerte morale. L’indignation médiatique est réelle, mais inégale ; l’élan parlementaire existe, mais il est borné par la raison d’État. Pour les colonies africaines, c’est une leçon amère : même leurs martyrs ne peuvent être reconnus que si leur mort met en péril les intérêts français. Dans ce bal de postures, Brazza, quant à lui, s’embarque pour le Congo avec une seule certitude : ce qu’il découvrira ne pourra pas être tu.

Les intentions officielles vs les attentes réelles

Lorsque Pierre Savorgnan de Brazza accepte de diriger la mission d’enquête au Congo français, il entre dans une arène dont les règles sont déjà écrites. Officiellement, il s’agit de “faire la lumière” sur les événements de Fort-Crampel et sur les conditions de vie des indigènes dans la colonie. Officieusement, il s’agit de produire un rapport diplomatiquement inoffensif, rassurant pour les parlementaires, valorisant pour l’image de la République, et suffisamment flou pour éviter toute sanction politique ou réforme structurelle.

Les instructions remises à Brazza par Étienne Clémentel, ministre des Colonies, sont révélatrices. Il lui est expressément demandé de démontrer que la France, à la différence de ses concurrents coloniaux, réprime les abus “lorsqu’ils sont portés à sa connaissance”, que les violences “restent individuelles” et qu’il ne saurait être question “d’un système organisé”. Tout est là : le cadre du récit est prédéfini. Brazza peut constater, mais pas accuser ; il peut rapporter, mais non dénoncer. Il doit, en somme, vérifier que l’Empire est resté dans les bornes de la décence républicaine. Tout dépassement serait une trahison du mandat politique.

Mais l’administration française sous-estime Brazza. L’homme a changé. L’ancien conquérant humaniste est devenu un observateur critique. Il sait ce qu’il va trouver, et ce qu’on attend de lui. Mais à l’inverse des bureaucrates parisiens, il n’a plus rien à prouver. Malade, fatigué, marginalisé, il décide de jouer son rôle à fond, au risque de déplaire. Pour lui, cette mission est une ultime tentative de vérité, une sorte de testament moral.

L’enquête qu’il mène avec ses compagnons (notamment l’agrégé de philosophie Félicien Challaye) dépasse largement les attentes initiales. Là où Paris veut des rapports modérés, Brazza accumule les preuves : témoignages africains, journaux de bord, constats visuels. Il enquête à Bangui, à Fort-Crampel, dans les zones de réquisition les plus reculées. Il déjoue les tentatives d’intimidation, franchit les limites posées par l’administration locale, et rédige plus de 1 200 pages de notes. À mesure qu’il avance, il découvre que ce qu’on lui a présenté comme des “abus isolés” est en réalité une mécanique implacable, ancrée dans le fonctionnement même de l’administration coloniale.

Mais les autorités françaises, elles, n’ont pas changé de cap. À Paris, on se prépare déjà à « reformuler » le rapport, à le résumer, à le ranger. La commission qui suivra (la fameuse commission Lannessan) n’aura aucun des enquêteurs originels. Elle n’aura pas non plus l’intention de publier le document intégral. Car ce qu’a produit Brazza n’est pas un rapport administratif. C’est une déflagration politique.

Le décalage entre les intentions initiales du ministère et la radicalité des découvertes de Brazza pose une question essentielle : peut-on enquêter honnêtement dans un cadre défini par ceux qu’on doit interroger ? L’expérience de Brazza montre que non. Dès lors qu’une mission de “vérité” est encadrée par les acteurs du système à examiner, elle devient par défaut une opération de gestion de l’opinion, et non de justice.

Le rapport Brazza, dans sa version intégrale, n’était pas censé exister. Il existe pourtant. Mais en 1905, ce qu’il révèle est jugé trop dangereux. Trop réel. Trop africain aussi, dans la manière dont les voix indigènes y prennent une place égale, voire supérieure, à celles des administrateurs. Ce seul fait le condamne à l’oubli.

Le Congo français vu par Brazza

La mécanique de la terreur économique

Au cœur du système colonial mis à nu par le rapport Brazza se trouve un modèle économique implacable : celui de la réquisition par la peur. Ce n’est ni une bavure, ni une improvisation brutale. C’est une logique construite, planifiée, rationnelle dans son immoralité. L’économie coloniale du Congo français repose sur un socle de coercition absolue : extraire le maximum de caoutchouc et d’ivoire au moindre coût, c’est-à-dire sans salaires, sans infrastructures, sans négociation. L’indigène ne travaille pas : il est contraint, traqué, puni s’il échoue. L’ordre économique est garanti par la terreur.

Dans les régions de l’Oubangui-Chari, Brazza découvre une méthode systématique. Pour s’assurer que les hommes partent récolter le caoutchouc, on capture leurs épouses, leurs enfants, parfois leurs vieillards. Ces otages sont regroupés dans des enclos, des cases, des factoreries. Leur libération dépend directement de la quantité livrée. Ce n’est plus seulement un impôt, c’est un chantage existentiel.

À Bangui, Brazza inspecte l’un de ces lieux : une case longue, de six mètres de large, où sont entassées 66 femmes. Pas de fenêtres. Une porte unique. 25 d’entre elles meurent en moins de deux semaines. Les cadavres sont jetés à la rivière. À Fort-Crampel, un camp d’otages est repéré, construit à ciel ouvert. Les enfants y hurlent, les femmes y dépérissent, les soldats gardent.

Le plus glaçant est l’absence de dissimulation. Les responsables locaux ne nient pas. Ils justifient. Ils expliquent. Ils parlent d’efficacité, de nécessité, de “discipline indigène”. C’est là que la logique économique rencontre la violence coloniale : les administrateurs ne considèrent plus les Africains comme des sujets, ni même comme des êtres humains, mais comme des variables de rendement.

La pression économique vient de Paris, mais aussi des compagnies concessionnaires. En 1899, elles sont 40. En 1905, elles ne sont plus que 33, dont à peine la moitié jugées “viables”. Leurs profits dépendent de la productivité locale. Et leur survie repose sur la coercition. Ces entreprises ne sont pas des opérateurs privés autonomes. Elles opèrent sous contrat avec l’État, avec l’armée comme bras exécutif. Ce système de prédation est donc parfaitement intégré à la chaîne de commandement impériale.

Brazza identifie également un mécanisme insidieux : l’impôt en nature. Plutôt que de percevoir un impôt monétaire, l’administration coloniale autorise (voire impose) le paiement en caoutchouc. Résultat : les populations ne sont pas seulement exploitées pour le compte des sociétés privées, elles sont contraintes de livrer leurs ressources à celles-ci au titre de leur devoir fiscal. L’économie coloniale se confond ainsi avec une forme de servage généralisé, sans contrat, sans durée, sans issue.

Mais au-delà des chiffres et des récits, c’est une logique de domination qui se dessine. L’administration française ne gouverne pas par l’intégration, mais par la dévastation organisée. L’ordre colonial repose sur la destruction méthodique des équilibres sociaux locaux : les hommes sont forcés d’abandonner leurs villages, les femmes sont prises en otage, les enfants grandissent dans la peur. L’objectif n’est pas de structurer un territoire, mais de le vider de sa résistance.

À travers cette mécanique économique de la terreur, c’est toute une vision du monde qui s’exprime. Une vision dans laquelle l’Afrique n’a pas d’autonomie, pas d’économie propre, pas de rationalité. Juste une fonction : fournir. Produire. Livrer. Ou périr.

Le rôle des compagnies concessionnaires

L’un des aspects les plus révélateurs du rapport Brazza réside dans sa démonstration froide d’un fait que l’administration coloniale voulait à tout prix dissimuler : au Congo français, l’autorité républicaine n’exerce pas un contrôle sur l’économie ; elle la délègue à des entreprises privées, dotées de pouvoirs quasi souverains, et largement affranchies de tout encadrement réel. C’est là le paradoxe du discours colonial français : une République qui proclame ses vertus morales tout en sous-traitant la violence à des agents de prédation économique.

À la fin du XIXe siècle, l’administration coloniale française accorde à des sociétés privées des concessions territoriales immenses, leur conférant le droit exclusif d’exploiter les ressources naturelles (notamment le caoutchouc et l’ivoire) sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés. En échange, ces entreprises doivent assurer une forme minimale de « mise en valeur » et verser une redevance symbolique à l’État. Mais dans les faits, cette « mise en valeur » n’est qu’une extraction brutale, massive, sans autre finalité que le profit immédiat.

Brazza constate que ces compagnies disposent d’une autonomie quasi totale. Elles lèvent elles-mêmes l’impôt, réquisitionnent les bras indigènes, organisent des expéditions punitives et maintiennent leurs propres réseaux de coercition ; parfois avec l’appui logistique de la troupe coloniale. Elles n’agissent pas dans l’ombre : elles opèrent sous les yeux bienveillants d’un État qui, tant que les recettes coloniales s’accumulent, détourne le regard.

L’exemple du « paiement de l’impôt en caoutchouc » illustre cette collusion. Loin d’être une anomalie, il devient une norme. Plutôt que de percevoir des taxes en argent ou en récoltes locales, les agents de l’État exigent du caoutchouc brut, collecté par les habitants des zones forestières. Ce caoutchouc est ensuite cédé directement aux concessionnaires. L’impôt, en apparence public, devient ainsi un transfert organisé de richesses au profit d’intérêts privés. La République joue le rôle d’intermédiaire de luxe dans un système de spoliation légalisée.

Ce montage hybride, qui mêle autorité étatique et logique de marché, ne produit pas une modernisation de la région ; il provoque un effondrement des structures traditionnelles. L’agriculture vivrière est abandonnée. Les communautés se désagrègent sous la pression des quotas de caoutchouc. Les territoires deviennent des zones de chasse humaine où les agents des compagnies traquent les « retardataires », les « insoumis », ou tout simplement les villages épuisés.

Brazza ne se contente pas de décrire les effets. Il en révèle les causes : la République n’est pas spectatrice, elle est architecte. Les concessions sont accordées en toute connaissance de cause. Les rapports intermédiaires, les alertes locales, les protestations des missionnaires ; tout a été remonté à Paris. Et pourtant, rien n’est modifié. Pire : les quelques agents coloniaux réfractaires à ce système, ceux qui refusent la violence gratuite ou contestent l’autorité des compagnies, sont mutés, marginalisés ou discrédités.

En ce sens, le Congo français n’est pas une colonie « mal administrée ». Il est administré pour être exploité. Et les sociétés concessionnaires, loin d’être des profiteurs isolés, forment un rouage central de cette économie politique du pillage. Ce que Brazza nomme avec précaution « la confusion des intérêts privés et publics » est en réalité une entente structurante, qui permet à la France de tirer profit de ses colonies tout en évitant les coûts humains, logistiques et moraux d’une occupation directe.

Ce modèle (que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « françafricain » avant l’heure ») repose sur une fiction : celle d’un empire humaniste et généreux. Or, comme le démontre le rapport, cette fiction ne tient que par l’occultation des faits, l’écrasement des voix africaines, et la délégation cynique de la violence.

1 200 pages d’accusation documentée

Loin du rapport administratif attendu par ses commanditaires, Pierre Savorgnan de Brazza livre, au terme de six mois d’enquête dans le Congo français, un document d’une densité inédite. Ce ne sont pas quelques observations techniques, ni un rapport moralement balancé. Ce sont 1 200 pages d’une rigueur glaçante, où chaque témoignage, chaque chiffre, chaque constat visuel vient démonter la mécanique coloniale mise en place par la France en Afrique équatoriale. Le résultat n’est pas une expertise. C’est un acte d’accusation.

Dès les premières lignes de ses notes, Brazza tranche : “J’ai trouvé dans l’Oubangui-Chari une situation impossible.” Il parle d’“annihilation de populations”, de “réquisitions systématiques”, de “dissimulation méthodique de la réalité”. Ce que le ministère des Colonies redoutait, il le trouve : un système organisé de violence, couvert par la hiérarchie, et reproduit de poste en poste avec une efficacité bureaucratique.

Chaque étape de son parcours, de Libreville à Fort-Crampel, est une descente dans les bas-fonds de l’ordre impérial. Il visite des factoreries où les femmes sont parquées comme du bétail. Il interroge des chefs de village, des otages libérés, des enfants marqués au fer. Partout, les récits concordent. Partout, les faits s’alignent. Il n’est pas question ici d’un “manque de rigueur” ou de “failles isolées” dans l’administration. Il s’agit d’un système pensé, exécuté, protégé.

Brazza documente les entraves dressées contre lui. À Krébédjé, il note que les autorités locales ont tenté de le détourner, de l’empêcher de voir les sites sensibles, de faire disparaître les otages. À chaque obstacle, il oppose une obstination rare. Ce n’est plus le simple explorateur romantique de la fin du XIXe siècle : c’est un homme désabusé, animé par un dernier souffle de vérité.

Ce qui frappe dans ces 1 200 pages, c’est la place qu’il accorde aux voix africaines. Les témoignages ne sont pas des annexes anecdotiques : ils constituent l’ossature du récit. Pour un homme issu de la haute société européenne, c’est un renversement radical. Brazza reconnaît implicitement que les seuls à pouvoir dire la réalité du colonialisme sont ceux qui le subissent.

Félicien Challaye, jeune philosophe présent dans la mission, racontera plus tard la force de ces récits. Il en publiera quelques extraits dans Le Temps, mais la plupart resteront inconnus. Ce sont des récits de femmes racontant les rafles de nuit, d’enfants décrivant les camps d’otages, de chefs de village expliquant comment on leur a pris leurs cultures, leurs armes, puis leurs familles.

Mais au-delà du contenu, c’est la structure même du rapport qui le rend explosif. Brazza ne ménage personne. Il accuse sans détour les administrateurs de terrain, les chefs de poste, les commandants de cercle. Mais il pointe aussi la responsabilité de la hiérarchie : le gouverneur général Émile Gentil est cité nommément pour avoir freiné l’enquête, écarté des témoins, et tenté de rediriger la mission. Brazza ne parle plus d’“erreurs” mais d’obstruction, de complicité, de duplicité d’État.

Ces 1 200 pages sont donc bien plus qu’un diagnostic. Elles sont un manifeste involontaire. Elles montrent que même dans le cadre d’une mission officielle, un homme peut décider de franchir la ligne, de dire ce qui ne devait pas être dit. Mais Brazza n’est pas naïf. Il sait que ce rapport ne sera pas reçu comme il le souhaiterait. Il le rédige avec la lucidité d’un mourant, conscient que son document sera probablement manipulé, déformé, voire enterré.

Et c’est précisément ce qui arrivera.

L’art du camouflage républicain

La commission Lannessan ou l’épuration d’État

Au lendemain de la mort de Brazza à Dakar en septembre 1905 (dans des circonstances demeurées suspectes, aggravées par une santé déjà dégradée mais précipitée par l’isolement) le ministère des Colonies se retrouve en possession d’un rapport ingérable. Trop dense, trop précis, trop accusateur. Un document qu’on ne peut réfuter sans se décrédibiliser, mais qu’on ne peut publier sans provoquer un séisme politique. Il faut donc neutraliser. Et pour cela, une solution éprouvée par tous les appareils d’État : la création d’une nouvelle commission, autonome, vierge, triée sur le volet. La commission Lannessan.

Officiellement, cette commission est chargée de faire la synthèse des documents recueillis sur le terrain. En réalité, elle est le filtre. Elle est l’appareil de traduction politique de ce que Brazza a voulu hurler par ses 1 200 pages. À sa tête, Jean-Louis de Lanessan, député radical, ancien gouverneur de l’Indochine et ancien ministre de la Marine. Un homme du système, parfaitement conscient des équilibres à maintenir entre la morale affichée et la réalité coloniale. Mais surtout, un homme qui connaît les règles du jeu : on ne met pas à mal l’État colonial sans conséquences.

Le premier acte de cette commission est révélateur. Aucun des membres de la mission originale n’est reconduit. Aucun inspecteur, aucun témoin direct. Tout est réécrit à partir de notes secondaires, résumées, réorganisées. Le travail de terrain est écarté comme source directe. On ne conserve que les extraits jugés « exploitables » dans une logique administrative.

Les 1 200 pages deviennent un rapport de 112 pages. Une réduction de plus de 90 %. Mais cette coupe n’est pas un simple résumé. C’est une épuration. Les passages les plus accablants sont supprimés. Les témoignages africains sont minimisés, quand ils ne sont pas tout bonnement exclus. Les noms de responsables ne sont plus cités. Les chiffres des décès, des otages, des mutilations sont gommés ou réinterprétés. Ce n’est plus un rapport d’enquête : c’est une synthèse politique.

Dans ce nouveau document, l’administration centrale est partiellement dédouanée. Le gouverneur général Émile Gentil, pourtant pointé nommément par Brazza pour entrave, est protégé par un principe d’“esprit de corps”. On reconnaît des “excès”, des “abus”, mais on les attribue aux subalternes, à des “initiatives isolées”, à des “manquements ponctuels”. La structure n’est pas mise en cause. Le système est sauvé.

La commission Lannessan n’est pas une trahison. Elle est un prolongement logique. Le système colonial français, à la différence de celui du roi Léopold au Congo belge, prétendait être encadré par la République, par le droit, par l’administration. Il fallait donc sauver la façade. Le rapport de Brazza en faisait voler les vernis. Le rapport Lannessan recolle les morceaux.

Ce tour de force bureaucratique est un modèle du genre. Il montre comment un État peut transformer une bombe en note de service. Comment un cri peut devenir un murmure administratif. Comment la mémoire d’un peuple peut être effacée au nom de la stabilité impériale.

Mais il montre aussi que l’État colonial français, au début du XXe siècle, n’agissait pas dans le désordre. Il savait très exactement ce qu’il faisait, et comment réagir lorsque la vérité menaçait de sortir du cadre.

La gestion politique du scandale

Une fois le rapport Lannessan achevé (amputé, poli, dépouillé de sa force accusatrice) la machine d’État s’emploie à verrouiller ce qu’elle redoute le plus : la diffusion publique. Car si la vérité est désamorcée sur le fond, il reste une menace de forme. Une fuite. Une mobilisation. Un basculement de l’opinion. Alors, la République va agir non comme un régime éclairé, mais comme une entité repliée sur ses intérêts coloniaux. Le silence devient stratégie.

Imprimé à seulement dix exemplaires, le rapport Lannessan est classé “confidentiel”. Aucun débat parlementaire n’est organisé. Et lorsque certains députés (parmi eux même Jean-Louis de Lanessan, ironie historique) demandent officiellement la publication du rapport complet, ils se heurtent à une fin de non-recevoir. Le député socialiste Gustave Rouanet, qui exige la transparence lors de la séance du 19 février 1906, est ignoré. Le ministre des Colonies, Raphaël Milliès-Lacroix, fait enterrer le document. Littéralement.

Mais il ne s’agit pas seulement d’un refus passif. L’État colonial déploie un effort actif pour étouffer la mémoire de l’affaire. Les quelques journalistes qui continuent à évoquer le cas de Fort-Crampel se voient marginalisés. Les universitaires favorables à une lecture critique du colonialisme sont discrédités. Les fonctionnaires trop curieux sont mutés. Quant aux rares survivants africains de l’enquête de Brazza qui avaient livré leurs témoignages, ils sont tout simplement oubliés. Leurs noms ne figurent nulle part dans la version finale du rapport.

Émile Gentil, gouverneur général pourtant directement mis en cause dans les notes de Brazza, est maintenu en poste pendant encore trois ans. Mieux : il évite toute enquête militaire. On le récompense presque de sa gestion de crise, preuve que dans le système colonial, la loyauté envers la structure prime sur la responsabilité face aux faits.

Ce réflexe de protection systémique n’est pas une surprise. Il est la règle dans toutes les administrations impériales, mais il est ici aggravé par la nature même du scandale. Le rapport Brazza, tel qu’il fut rédigé, aurait pu alimenter une critique radicale du colonialisme français : non pas sur ses « excès », mais sur son essence même. C’est ce qui le rendait dangereux. Il ne parlait pas seulement d’atrocités. Il révélait une logique, un mode de gouvernement par la peur, un réseau d’intérêts publics et privés. Il montrait que ce système n’avait rien d’accidentel : il était la règle.

Le traitement réservé à cette vérité fut donc cohérent avec les pratiques impériales : invisibilisation, déplacement du débat, réaffirmation de l’autorité, et instrumentalisation des discours moraux. Ce n’est pas la République qui s’est tue. C’est une République coloniale, consciente de ses crimes, qui a choisi de les couvrir.

Ce silence organisé a un prix : celui de la mémoire amputée. Il crée une fracture historique entre la réalité vécue par les populations africaines et la version édulcorée enseignée, diffusée, célébrée en métropole. Et il faudra attendre plus d’un siècle pour que cette vérité retrouve le chemin de la lumière.

Le lent réveil d’un document-clé

Durant plus d’un siècle, le rapport Brazza restera enfermé dans les silences de la République. Il ne sera ni publié, ni commenté, ni même cité. Il disparaît purement et simplement du champ historique officiel. Les rares allusions dans la littérature administrative sont vagues, superficielles, ou volontairement incomplètes. Le plus grave n’est pas tant l’absence de débat ; c’est l’oubli organisé, l’effacement méthodique d’un document qui aurait pu changer le regard porté sur l’Empire colonial français dès le début du XXe siècle.

Pendant des décennies, l’existence même de ce rapport est mise en doute. Certains chercheurs pensent qu’il a été détruit, d’autres qu’il a été classé à jamais sous embargo. Les rares historiens qui s’y intéressent (souvent issus des cercles anticolonialistes ou des études africaines) n’ont pas accès aux archives. Et dans les écoles françaises, l’affaire de Fort-Crampel devient une note de bas de page, dépourvue de contexte, vidée de sa portée politique.

Il faut attendre les années 1960 pour qu’un premier mouvement de redécouverte s’amorce. L’universitaire Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste de l’Afrique coloniale, met la main sur un exemplaire oublié du rapport dans les archives du ministère des Colonies à Aix-en-Provence. Ce n’est pas encore une révélation publique, mais c’est un signal. Le document existe. Il a survécu.

Ce sont ensuite des éditeurs militants, des chercheurs indépendants, des historiens marginaux qui vont faire œuvre de mémoire. Dominique Bellec retrouve les pièces annexes, les notes internes, les témoignages bruts qui avaient servi à rédiger le rapport. Peu à peu, le puzzle se reconstitue. La machine de l’oubli se fissure.

Enfin, en 2014 (soit 109 ans après sa rédaction) Le rapport Brazza est publié intégralement par les éditions Le Passager clandestin. Avec une préface de Coquery-Vidrovitch, l’ouvrage redevient accessible au grand public. Ce n’est pas un simple fac-similé historique : c’est une résurrection. Pour la première fois, la France post-coloniale est confrontée à l’une des archives les plus compromettantes de son passé impérial.

Ce retour dans l’espace public n’a rien d’anodin. Il intervient à une époque où les mémoires coloniales, longtemps refoulées, refont surface dans les sociétés africaines comme en France. Les massacres du passé, les pillages, les logiques de domination structurelle ne sont plus des objets de recherche marginale : ils deviennent des questions politiques, sociales, éducatives. Le rapport Brazza, longtemps tenu hors du champ républicain, revient comme une pièce à conviction dans le procès moral de la colonisation.

Mais ce réveil reste fragile. L’ouvrage n’est pas intégré dans les programmes scolaires. Il ne donne lieu à aucun discours officiel. Il est lu, analysé, mais rarement assumé. Car son contenu ne permet pas de s’abriter derrière les formules habituelles ; “excès”, “erreurs”, “période”. Il oblige à poser une question simple : et si le colonialisme français n’avait pas seulement été un système autoritaire, mais un système criminel ? Si tel est le cas, alors le rapport Brazza n’est plus un document historique ; c’est un témoignage à charge.

Sa redécouverte n’est donc pas une fin. Elle est un point de départ. Un appel à reconsidérer ce que l’on appelle encore, trop souvent, la « grande aventure coloniale ».

Une République à l’épreuve de sa propre violence

Le rapport Brazza n’est pas seulement une archive administrative exhumée d’un siècle d’oubli. Il est un miroir. Et ce qu’il reflète, c’est l’image d’une République coloniale engagée, non pas par erreur, mais par choix, dans un système de prédation humaine et de répression organisée. Ce document, bâillonné dès sa naissance, démontre que le colonialisme français en Afrique équatoriale n’était pas un élan civilisateur contrarié, mais une mécanique froide fondée sur la terreur, l’économie de spoliation, et l’invisibilisation des voix africaines.

Ce n’est pas l’existence d’exactions qui choque dans le rapport Brazza ; c’est leur caractère systémique. Ce n’est pas la brutalité des administrateurs de terrain ; c’est la protection dont ils bénéficient. Ce n’est pas l’inaction des hautes sphères ; c’est la sophistication du camouflage mis en place pour étouffer la vérité.

L’histoire du rapport Brazza nous enseigne aussi que dans le monde colonial, il ne suffit pas de dire la vérité. Il faut que celle-ci trouve un espace politique pour exister. Brazza a dit, écrit, documenté. Il en est mort. Son rapport a été enterré. L’État a gagné cette manche, en imposant le silence, en repliant l’archive dans l’ombre.

Mais les faits, eux, ont persisté.

Aujourd’hui, alors que les sociétés africaines réclament réparation, reconnaissance, et réécriture des récits historiques, ce rapport redevient essentiel. Non pas comme une pièce de musée, mais comme un outil critique. Une arme mémorielle. Il nous oblige à affronter une question que la République continue d’éviter : que vaut une démocratie qui, dès qu’elle sort de ses frontières, nie ses principes fondateurs ?

La mémoire coloniale ne peut pas être une option. Elle est une dette. Et dans cette dette, le rapport Brazza est un acte de rupture. Il prouve qu’au cœur même du système colonial, certains savaient. Certains ont parlé. Et d’autres ont choisi de faire taire.

L’histoire de cette censure est désormais connue. Reste à savoir ce que nous en ferons.

Notes et références

Victor Cochinat, l’intellectuel martiniquais dans la France impériale

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Découvrez la trajectoire singulière de Victor Cochinat (1819–1886), avocat martiniquais, journaliste et intellectuel engagé, figure oubliée de la pensée coloniale critique sous le Second Empire. De Fort-de-France à Paris, de la justice à la satire, son parcours éclaire les tensions entre assimilation et affirmation identitaire.

Le parcours de Jean-Baptiste-Thomas-Victor Cochinat s’inscrit dans une période charnière de l’histoire coloniale française, au croisement des logiques d’assimilation républicaine, des tensions impériales, et de l’émergence d’un regard noir sur la société métropolitaine. Originaire de Saint‑Pierre de la Martinique, Cochinat est l’une de ces figures que l’historiographie officielle a marginalisées, malgré un engagement intellectuel et politique notable.

Une ascension dans la société coloniale

Rédaction de la Petite Presse (La Fronde, 1874-12-13)

Né en 1819 dans l’une des cités les plus actives de la Martinique, Victor Cochinat appartient à cette élite créole éduquée, formée dans le moule des institutions françaises. Dès ses jeunes années, il reçoit une instruction solide, fondée sur les principes du droit civil et de la rhétorique. Il devient avocat, puis magistrat ; d’abord substitut, ensuite procureur de la République à Fort‑de‑France. Il représente alors cette génération issue des colonies, parfaitement intégrée aux codes de l’administration française, mais toujours reléguée dans une zone grise entre reconnaissance formelle et suspicion raciale.

Cochinat exerce ces fonctions durant les années précédant et suivant l’abolition définitive de l’esclavage en 1848. Le contexte est donc hautement sensible : la société martiniquaise est en pleine recomposition, les rapports de force économiques et sociaux se transforment, et le rôle des juristes devient central pour faire tenir l’ordre républicain naissant.

L’exil intellectuel à Paris

Victor Cochinat, l’intellectuel martiniquais dans la France impériale
Victor Cochinat (1823-1886), écrivain et journaliste français.

En 1850, Cochinat fait le choix, comme tant d’autres intellectuels des colonies, de « monter » à Paris. Il y rejoint un monde qui le fascine et le repousse. Très rapidement, il devient le secrétaire d’Alexandre Dumas, figure tutélaire pour les hommes de lettres noirs de l’époque. Cette rencontre est plus qu’une collaboration : elle illustre l’émergence d’un réseau diasporique informel dans le Paris littéraire du Second Empire.

Dans les années qui suivent, Cochinat prend la plume. Sous les pseudonymes de Maxime Leclerc ou Louis de Roselay, il écrit pour de nombreuses publications. Rédacteur en chef du Figaro‑programme en 1856, il dirige ensuite Le Foyer, journal culturel d’inspiration républicaine. Il y développe un style critique, volontiers moqueur, souvent acerbe. Il participe aux batailles culturelles de son temps, notamment contre le Parnasse, et dénonce le conformisme littéraire sous couvert d’objectivité.

Sa célèbre attaque contre les “Vilains Bonshommes”, surnom railleur qu’il donne aux parnassiens ayant acclamé Un Passant de Coppée en 1869, témoigne de son indépendance de pensée et de sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans des appartenances idéologiques figées.

Engagement pour une voix coloniale

Gustave le Gray – [Portrait of Victor Cochinat]

Dans la dernière partie de sa vie, Cochinat tente de renouer avec ses origines. Il voyage à Haïti (symbole pour lui d’un État noir libre, malgré ses instabilités) puis fonde La Revue exotique en 1880. L’objectif est clair : offrir un espace de visibilité aux productions intellectuelles venues des “périphéries”. Il s’agit, dans son esprit, de démontrer que les peuples colonisés sont capables de pensée autonome, de critique, de création.

Lancée sous l’égide de l’Académie des Palmiers, à laquelle appartiennent Hugo, Schoelcher ou Leconte de Lisle, la revue ne survit qu’un an. Toutefois, elle constitue une expérience fondatrice. Après sa mort, en 1886, cette entreprise renaît en 1889 sous le nom d’Alliance universelle. Elle connaîtra un succès institutionnel, mais sans l’âme critique et pionnière insufflée par Cochinat.

Une figure oubliée de l’universalisme colonial

[Recueil. Personnalités des arts et des lettres] : vue 20 – F. 7v. Victor Cochinat (Carjat phot.);

Cochinat est mort à Fort‑de‑France le 6 octobre 1886, loin des cénacles parisiens. Son œuvre est éparse, ses textes souvent non réédités, et son rôle sous-estimé. Pourtant, il incarne un moment-clé : celui où les sujets coloniaux accèdent à la parole publique, tentent de produire un discours situé, et refusent de n’être que des objets de réforme ou d’assimilation.

Ce que révèle le parcours de Cochinat, c’est l’ambiguïté constante entre intégration et critique, loyauté et subversion. Homme de loi devenu polémiste, créole assimilé devenu défenseur d’un monde “exotique” à faire entendre dans le concert intellectuel, il représente l’une des premières figures d’une pensée diasporique francophone.

Notes et références

  1. Janvier, Louis-JosephLa République d’Haïti et ses visiteurs (1840–1882), Paris, Marpon et Flammarion, 1883, 636 p.
  2. Chemla, Yves. « Comment la littérature haïtienne nous apprend à penser autrement »Littafcar (site académique sur la littérature africaine et caribéenne), 3 mars 2014.
  3. Le Voleur illustré, 61e série, vol. 40, no 1635, 1er novembre 1888, p. 450.
  4. Cochinat, VictorLacenaire, ses crimes, son procès et sa mort, Paris, Jules Laisné, 1864.

Fort-Crampel ou quand la France dynamitait ses sujets

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Le 14 juillet 1903, à Fort-Crampel, un homme noir est exécuté à la dynamite par deux agents coloniaux français. Ce n’était pas une bavure, mais le reflet cru d’un système colonial structuré par la violence et l’impunité. Retour sur l’affaire Gaud-Toqué, ou quand la République fit exploser sa propre façade humaniste.

Le silence avant l’explosion

Marché Fort-Crampel (1900 -1901). Source : Gallica, 3 albums de photo des missions de Georges Bruel. Mission du Haut-Chari (Oubangui-Chari et Tchad) en 1900-1901

Fort-Crampel, 14 juillet 1903. Tandis que la République française parade sous les drapeaux tricolores, célébrant la prise de la Bastille, dans une clairière reculée de l’Oubangui-Chari (actuelle Centrafrique) trois hommes africains croupissent dans un silo à grain. Pas de procès. Pas d’acte d’accusation. Seulement l’ordre vague d’un administrateur colonial alité par la fièvre : « Faites-en ce que vous voudrez. » Deux seront libérés. Le troisième, Pakpa, ne survivra pas. On ne lui tire pas dessus. On ne l’étrangle pas. On le fait exploser.

C’est Fernand Gaud, commis aux affaires indigènes, qui orchestre l’exécution. Une cartouche de dynamite, normalement réservée à la pêche, est fixée au cou de l’homme. Puis, dans un geste aussi technique qu’expéditif, on allume la mèche. Quelques secondes plus tard, il ne reste de Pakpa qu’un souvenir sanglant. Et un message :

« Le feu du ciel est tombé sur celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec le blanc. »

Cette phrase, citée lors du procès, n’est pas une métaphore. Elle est la signature d’un acte colonial assumé, une synthèse violente de la logique impériale. Pakpa n’est pas tué pour un crime. Il est exécuté parce qu’il incarne une menace diffuse : celle d’un Noir qui aurait pu désobéir, trahir, se soustraire à l’ordre. Il est réduit à une fonction pédagogique, un exemple dissuasif. On ne tue pas l’homme. On discipline la population.

L’affaire aurait pu être classée, comme tant d’autres, dans les marges de l’administration. Un accident, un excès, une bavure. Mais cette fois, une enquête éclatera. Tardive, sabotée, incomplète ; mais suffisante pour révéler ce que la France préférait ignorer : que sous les habits de la République, l’Empire fonctionnait selon d’autres règles. Raciales. Absolues. Administratives.

Car cette exécution n’a rien d’un moment de folie. Ce n’est pas un “dérapage” isolé. C’est un meurtre programmé, commis dans un espace de non-droit organisé, par des hommes formés pour maintenir un pouvoir total, dans un système où la vie noire pesait moins qu’une cartouche de dynamite.

Pakpa, ce nom si rarement évoqué, incarne bien plus que la victime d’un crime colonial. Il est le symptôme d’un Empire sans témoin, sans procès équitable, sans retour. Un Empire où le silence précède toujours l’explosion ; et où l’explosion est souvent la seule réponse à une existence jugée de trop.

L’Empire aux mains nues (architecture de l’impunité)

Ils n’étaient ni tyrans, ni criminels de guerre chevronnés. Juste deux fonctionnaires en mission. Fernand Gaud, 29 ans, ex-étudiant en pharmacie, relégué en Afrique après un parcours bancal. Un homme de second plan, frustré, mal intégré à la hiérarchie coloniale, mais assez zélé pour se rendre indispensable dans les marges. Georges Toqué, 24 ans, administrateur colonial sorti de l’École coloniale, incarnation du fonctionnaire-missionnaire de la République. Deux visages de l’autorité : l’un rustique, l’autre bureaucratique. Mais tous deux investis du même pouvoir absolu.

Leur complémentarité est inquiétante. Toqué détient le titre, l’instruction, la légitimité républicaine. Gaud détient l’initiative brutale, la familiarité avec la violence de terrain. Ensemble, ils administrent Fort-Crampel comme un territoire sans loi, où leur autorité ne rencontre aucune limite. Aucun juge. Aucun témoin crédible. Aucun recours pour les indigènes.

Ce que révèle leur histoire, c’est l’effet délétère de l’infrastructure coloniale française : des postes reculés confiés à des hommes trop jeunes, trop libres, trop imprégnés de l’idée que les Noirs n’ont pas les mêmes droits. À l’École coloniale, Toqué a appris à gérer des “populations primitives” avec “fermeté et méthode”. Il applique. Gaud, lui, n’a pas eu besoin de cours. Il improvise, comme beaucoup d’agents coloniaux envoyés sans préparation psychologique dans des environnements où la domination raciale était la seule boussole.

Le plus glaçant est sans doute leur tranquillité. Avant et après l’explosion de Pakpa, ils ne montrent ni panique, ni remords. Toqué ne sanctionne pas Gaud. Il réprouve la méthode, dit-il, mais sans sévérité. Gaud, de son côté, se justifie avec assurance :

« C’était pour impressionner. Pour dissuader. »

Ils parlent d’un être humain comme d’un pion mal placé sur l’échiquier colonial. À leurs yeux, ce n’est pas un meurtre, c’est une gestion de risque.

Il faut comprendre une chose : dans le cadre de l’administration coloniale, ils n’étaient pas des déviants. Ils étaient des rouages. Ce que l’un a suggéré et l’autre accompli s’inscrit dans une logique tolérée, parfois encouragée, par le silence de leurs supérieurs. Ils n’ont pas “mal agi”. Ils ont agi comme on agit dans une zone d’exception.

Fort-Crampel n’est pas un lieu maudit. Il est un modèle réduit de l’Empire, un concentré de ce que la République fait quand personne ne regarde. Poste isolé, sans présence judiciaire, sans presse, sans observateurs. Pas de prison, pas d tribunal, pas d’avocat. L’autorité repose uniquement sur la volonté du fonctionnaire blanc.

C’est ici que s’opère l’équation coloniale dans sa version la plus nue : les indigènes ne sont pas des citoyens, mais des ressources administrées. Le portage devient une corvée permanente. L’impôt, un prélèvement au sabre. La désobéissance, un crime instantanément puni, sans débat. Les hommes sont des corps. Les femmes, des otages. Les enfants, des garanties vivantes. Le caoutchouc, l’objectif. Tout le reste est variable.

Le témoignage de Brazza, arrivé plus tard, est sans appel : des otages entassés dans une case obscure, soixante-six personnes enfermées sans lumière, vingt-cinq morts en douze jours. Les survivants sortent faméliques, inaptes à marcher. À Fort-Crampel, la faim, la peur, et l’humiliation ne sont pas des erreurs. Elles sont des outils.

La dynamite, dans ce contexte, n’est pas une aberration. Elle est la quintessence de la logique coloniale : efficacité maximale, symbolisme brutal, coût minimal. Un Noir soupçonné de trahison ? Inutile de perdre du temps avec une enquête. Une charge, une mèche, un exemple. Gaud, en cela, n’innove pas : il optimise. Il incarne le gestionnaire colonial, celui qui transforme l’horreur en méthode, et la méthode en routine.

Fort-Crampel n’est pas une tache. C’est un précipité de l’Empire : une enclave où la République suspend ses principes pour mieux asseoir sa domination. Et les fonctionnaires qui y opèrent ne sont pas des brebis galeuses. Ils sont le produit exact du système qui les a envoyés là.

L’exécution de Pakpa (un meurtre programmé)

L’exécution à la dynamite, caricaturée par Bernard Naudin dans L’Assiette au beurre, 11 mars 1905.

Il n’y a pas eu de procès. Il n’y a pas eu de cri. Il n’y a pas eu de résistance. Il y a eu une phrase, chuchotée dans une pièce moite par un administrateur colonial alité par la fièvre : « Faites-en ce que vous voudrez. » Le 14 juillet 1903, dans ce poste reculé de Fort-Crampel, cette phrase ouvre la voie à l’un des actes les plus sinistres de la domination française en Afrique équatoriale.

Pakpa, indigène arrêté quelques jours plus tôt, accusé sans preuve d’avoir trahi, est conduit dans une clairière. Plutôt que d’organiser une exécution par balles (trop formelle, trop militaire) Fernand Gaud opte pour la dynamite. Il attache la cartouche autour du cou du prisonnier, l’amorce, s’éloigne, et laisse l’explosif faire son œuvre. L’homme est littéralement désintégré. Son corps, vaporisé. L’horreur n’est pas un effet secondaire : elle est le message.

Ce n’est pas une exécution, c’est une leçon. Gaud dira plus tard qu’il voulait marquer les esprits : « Méduser les indigènes. » Il n’utilise pas le mot “punir”, ni “protéger”, ni même “neutraliser”. Il dit “impressionner”. Faire peur. Instaurer la domination par l’effet de choc. À ses yeux, la brutalité n’a de valeur que si elle est vue, sue, répétée dans les villages. Le meurtre devient un outil pédagogique.

Et pour justifier son geste, Gaud convoque même un imaginaire biblique : « Le feu du ciel est tombé sur celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec le blanc. » Comme si le pouvoir colonial n’était pas seulement politique, mais sacré. Comme si la République avait, quelque part dans les nuages, un mandat divin.

À Fort-Crampel, ce 14 juillet, le pacte républicain n’est pas célébré. Il est inversé. L’égalité est pulvérisée avec le corps de Pakpa. La fraternité est réservée aux blancs. Et la liberté, elle, s’écrit dans la terreur. L’explosion n’est pas une détonation isolée : c’est l’acte fondateur d’un ordre colonial qui se passe de discours, de lois, et même d’aveux. Il suffit d’un geste. D’un éclat. D’un silence après le bruit.

Après l’exécution, rien ne se passe. Pas de rapport d’incident. Pas de commission. Pas même une note à Brazzaville. L’administration coloniale absorbe l’acte comme on absorbe un soubresaut logistique. Pakpa n’existe plus. Et ceux qui l’ont tué ne s’en cachent même pas.

Georges Toqué, l’homme qui a autorisé le crime d’un haussement d’épaule, ne blêmit pas. Il n’écrit pas une ligne de remords. Lorsqu’il apprend les détails (l’usage de la dynamite, la méthode barbare) il grimace, mais ne sanctionne pas. Il considère l’affaire close. Pakpa n’a pas de nom dans les registres. Il n’a donc pas droit à la justice.

Fernand Gaud, lui, se vante presque. Il raconte l’explosion. Il parle du silence qui a suivi. Il théorise. Il transforme l’horreur en outil pédagogique. Pour lui, l’acte est un exemple d’“efficacité coloniale”. Et si certains s’en indignent plus tard, c’est, selon ses mots, parce qu’ils “ne comprennent pas les réalités du terrain”.

Ce n’est que par un enchaînement improbable que l’affaire parvient à remonter jusqu’à la métropole. Des lettres, des témoins indirects, un début de scandale. Et surtout, le retour de Pierre Savorgnan de Brazza, missionné par la République pour enquêter sur les abus au Congo. Accompagné du jeune agrégé Félicien Challaye, il recueille des témoignages, confronte les silences, et finit par reconstruire le puzzle.

Mais même là, l’impunité se maintient. Le procès est délocalisé à Brazzaville, loin de Paris, loin de l’agitation politique. Gaud et Toqué comparaissent, non comme criminels de guerre, mais comme fonctionnaires ayant mal géré une “situation exceptionnelle”. L’un est reconnu coupable de “meurtre sans préméditation”. L’autre de “complicité”. Cinq ans de prison. Et encore : avec circonstances atténuantes.

Dans la salle d’audience, les colons s’indignent. Non pas du meurtre, mais du verdict. Pour eux, le problème, ce n’est pas la violence. C’est qu’on puisse la juger. « On accorde trop de valeur à un indigène. » Cette phrase, prononcée par des notables présents au procès, résume toute la philosophie coloniale de l’époque. L’Afrique ne valait pas un homme. Encore moins un procès équitable.

L’exécution de Pakpa ne choque pas l’Empire. Elle l’interroge à peine. Elle dérange seulement parce qu’elle fut visible. Parce qu’elle fut racontée. Et surtout, parce que le corps (cette fois) n’a pas disparu sans laisser de trace. Mais le système, lui, est resté intact.

Brazza, l’homme qui a vu

Brazza dans les années 1870, photographié par Fratelli Vianelli à Venise.

En 1905, l’État français, poussé par une presse en ébullition et des parlementaires inquiets, envoie une figure légendaire pour “faire la lumière” sur la situation au Congo français : Pierre Savorgnan de Brazza. Ancien explorateur, humaniste au cœur de fer, il est chargé d’évaluer les conditions de vie des populations indigènes, après des rumeurs persistantes de violences, d’exactions, et d’extorsions. Ce qu’on attend de lui, en vérité, c’est une opération de relations publiques. Une mission de façade. Un écran de fumée.

Mais Brazza n’est pas un homme de façade. Dès son arrivée à Libreville, il constate que tout est fait pour l’empêcher d’enquêter. Retards logistiques, refus de transport, crédits bloqués. Son adjoint Charles Hoarau-Desruisseaux est même sommé de rester à distance. On lui interdit de rejoindre la mission sur le terrain. Brazza est isolé, surveillé, freiné à chaque étape. C’est un sabotage bureaucratique, élégant et mortel. On veut l’empêcher de voir.

Mais il voit quand même.

Malgré la maladie qui l’épuise (diarrhées, fièvres continues, amaigrissement extrême) il poursuit sa route, soutenu par sa femme Thérèse et quelques compagnons fidèles. À chaque étape, il note, il consigne, il interroge. Et ce qu’il découvre dépasse l’entendement.

Dans le cœur de l’Afrique équatoriale française, Brazza découvre une machine coloniale tournant à la terreur pure. À Bangui, il entre dans une case longue de six mètres, sans fenêtre, sans ventilation, dans laquelle sont entassés 66 otages. Femmes, enfants, vieillards. Ils ne sont pas accusés d’un crime. Ils sont là pour forcer les hommes du village à livrer leur quota de caoutchouc. Ce sont des gages humains. Des moyens de pression.

En douze jours, vingt-cinq d’entre eux meurent. Les corps sont jetés à la rivière. Les survivants sont libérés dans un état de délabrement absolu. Plusieurs meurent dans les jours suivants. Une femme rentre chez elle en allaitant l’enfant d’une autre. À Fort-Crampel, Brazza découvre une infrastructure comparable à un camp de concentration avant la lettre. Les otages y sont parqués dans des conditions inhumaines. Les femmes pagaient seules sur des pirogues, battues si elles ralentissent. Les hommes sont introuvables : disparus, en fuite, ou déjà morts.

Et ce n’est pas tout. À l’entrée d’un sentier, il tombe sur un squelette abandonné, desséché, oublié. Il ordonne qu’on l’enterre selon les coutumes locales. Un acte dérisoire face à l’ampleur de la catastrophe, mais d’une portée symbolique immense. Pour la première fois, un haut représentant de la République reconnaît l’humanité d’un cadavre noir.

Le rapport qu’il rédige est clair, méthodique, accablant. Il y consigne ceci :

« Ce n’est pas un fait isolé. Ce que j’ai vu témoigne d’un système. Le département [des colonies] ignore, ou feint d’ignorer, la réalité des procédés employés. »

Son compagnon de mission, Félicien Challaye, agrégé de philosophie, écrit dans Le Temps des chroniques féroces. Il décrit sans fard les otages affamés, les enfants sans nom, les femmes suppliciées, les villages désertés. Il nomme l’horreur. Il la rend publique. Il refuse l’euphémisme.

Mais à Paris, l’administration fait tout pour enterrer le rapport. Il ne sera publié intégralement qu’un siècle plus tard. En 2014. Entre-temps, Brazza meurt. Usé, brisé, ignoré. Il refuse d’être porté sur une chaise (le “tipoye” réservé aux colons malades), marche jusqu’au dernier bateau, soutenu par sa femme. Il s’éteint le 14 septembre 1905, à Libreville. Seul. Sans honneur. Sans réponse.

Brazza aura vu. Et ce qu’il a vu (ce que la France n’a pas voulu voir), c’est que son Empire ne se tenait debout que parce qu’il s’appuyait sur des cadavres.

Un procès pour l’exemple… mais de qui ?

Quand l’affaire finit par remonter à la surface, l’État français se retrouve piégé par sa propre image. Impossible d’ignorer l’exécution de Pakpa après le rapport Brazza. Impossible, aussi, de faire comme si ce n’était qu’un incident local. Mais juger deux agents coloniaux revient à jeter une lumière crue sur les rouages de l’Empire. Il faut donc une manœuvre plus fine : faire un procès, mais sans juger le système. Accuser les hommes, pas l’institution. Punir sans se remettre en question.

C’est dans ce cadre que s’ouvre, en août 1905, le procès de Fernand Gaud et Georges Toqué à Brazzaville. La localisation n’est pas anodine : en éloignant la procédure de Paris, on réduit la pression médiatique. Seul un journaliste, Félicien Challaye, est présent ; le même qui a accompagné Brazza et publié des témoignages implacables dans Le Temps.

L’audience commence. Gaud, malade, joue la torpeur. Il parle peu, esquive. Toqué, lui, se défend avec fougue : il dénonce les conditions d’exercice de sa mission, les injonctions contradictoires, l’absence d’infrastructure judiciaire. Il admet le recours au travail forcé, aux prises d’otages, aux châtiments corporels. Il admet, sans ciller, que des familles ont été affamées pour obtenir leur obéissance. À ses yeux, ce n’est pas de la cruauté. C’est de l’administration.

Mais à aucun moment, les fondements du système ne sont mis en cause. L’interrogation centrale ne porte pas sur l’humanité du geste, mais sur la chaîne de commandement. Qui a donné l’ordre ? Qui a dérapé ? Toqué accuse Gaud d’avoir agi seul. Gaud affirme avoir reçu un feu vert implicite. Ils s’accusent mutuellement, chacun tentant de se dégager.

Le tribunal ne tranche pas clairement. Le 26 août 1905, Gaud est condamné à cinq ans de prison pour meurtre sans préméditation, Toqué à la même peine pour complicité. À l’époque, ces sanctions paraissent sévères aux yeux des colons, qui dénoncent « un excès de zèle judiciaire pour une vie indigène. » Dans la salle, plusieurs commentateurs murmurent que la République a “cédé à la pression parisienne”.

Mais la sentence, aussi lourde qu’elle semble, ne touche pas l’édifice impérial. Aucune instruction n’est lancée sur les pratiques de portage forcé. Aucun supérieur hiérarchique n’est convoqué. Aucun protocole n’est modifié. Gaud et Toqué sont désignés comme des déviants, des exceptions ; alors même que leurs actes s’inscrivent dans une normalité coloniale documentée, acceptée, institutionnalisée.

Le procès devient donc un rituel d’auto-purification pour la République : elle condamne deux hommes, pour mieux absoudre son Empire. Elle donne des gages à la presse, apaise les parlementaires, rassure l’opinion. Le crime est jugé. L’ordre est restauré. Le décor reste intact.

Et Pakpa ? Aucune mention de ses proches. Aucun statut de victime reconnu. Aucun monument, aucune stèle, aucune mémoire. Il n’est pas le cœur de l’affaire. Il en est le prétexte invisible.

Ce procès n’a pas jugé un meurtre. Il a scellé un silence.

Mémoire dynamitée, République aveugle

L’histoire de Pakpa n’est pas enseignée. Elle ne figure dans aucun manuel, aucune commémoration nationale, aucun monument. Son nom n’est pas gravé, sa souffrance pas reconnue, son exécution à la dynamite traitée comme un fait divers. Pourtant, il incarne ce que l’historiographie officielle refuse de nommer : la cruauté délibérée comme outil de gouvernement, la déshumanisation comme pilier de l’autorité coloniale, et le silence comme stratégie d’État.

Le colonialisme français ne fut pas seulement une aventure de “grandeur” ou de “mission civilisatrice”. Il fut, dans ses périphéries les plus reculées comme à Fort-Crampel, une bureaucratie de l’humiliation, gérée par de jeunes technocrates blancs convaincus d’œuvrer pour l’ordre. La République n’a pas déraillé un jour de juillet 1903. Elle a fonctionné comme prévu. Ce jour-là, elle n’a pas dysfonctionné. Elle a révélé son double visage.

Et c’est peut-être cela le plus insoutenable : l’apparente banalité des acteurs. Gaud, pharmacien raté. Toqué, jeune diplômé. Pas de monstres. Pas de fanatiques. Juste des hommes ordinaires, investis d’un pouvoir extraordinaire, dans un système sans garde-fous. Et lorsque ce pouvoir s’est mué en droit de vie et de mort, aucun principe, aucune loi, aucune morale n’est venue l’entraver.

Ce que Brazza a découvert, ce n’est pas une exception. C’est une architecture. Une structure administrative, logistique, politique ; où la terreur était rationnelle, les cadavres comptés, les châtiments normalisés. Une mécanique de l’Empire. Il l’a dit. Il l’a écrit. Il en est mort. Et l’on a mis un siècle à publier son rapport.

Aujourd’hui encore, cette mémoire est en miettes. Dynamitée, comme Pakpa. Effacée sous le vernis des discours officiels. Or, se souvenir, ce n’est pas “faire repentance”. C’est refuser le mensonge, refuser que le silence remplace la justice. Refuser que l’histoire ne retienne que les noms des bourreaux ; et jamais ceux des victimes.

Alors il faut dire Pakpa. L’écrire. Le rappeler. Non pas comme une figure tragique, mais comme un homme tué par un système qui se croyait éternel. Et poser, au seuil du XXIe siècle, une question sans réponse facile : combien de Pakpa l’histoire française a-t-elle oubliés ?

SOURCES

Comment les Noirs ont transformé la piraterie en machine à libérer

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Longtemps relégués aux marges du mythe, les pirates noirs du XVIIIe siècle furent bien plus que des flibustiers oubliés. Fugitifs de l’esclavage et artisans d’une contre-société radicale, ils ont transformé le navire pirate en espace d’insubordination, de réinvention, et parfois même de pouvoir. À rebours des récits édulcorés, cet article exhume la mémoire effacée de ces révolutionnaires sans nation ; et interroge la mer comme premier terrain de décolonisation noire.

Naître esclave, mourir libre

Sur le rivage de Madagascar, vers la fin du XVIIe siècle, un homme nommé Abraham Samuel dirigeait un comptoir fortifié comme s’il régnait sur un royaume oublié. Ancien esclave noir devenu capitaine de pirates, Samuel n’était pas un homme d’exception dans l’univers maritime de l’époque ; il était un symptôme. Sous son commandement, des marins blancs exécutaient ses ordres, des traités étaient négociés avec les tribus locales, et son autorité s’étendait bien au-delà des récifs. Pourtant, rares sont ceux qui prononcent encore son nom.

Quand on évoque la piraterie, les images qui surgissent sont celles de perroquets, de coffres au trésor et de sabres levés dans des films pour enfants. Hollywood a blanchi l’océan, lissant l’histoire dans une fresque fantaisiste où l’odeur de poudre masque celle de la chair. Mais ces navires noirs aux pavillons grimaçants ne voguaient pas que pour l’or : ils portaient aussi des vies en rupture, des corps qui refusaient l’ordre racial imposé à terre.

Car pour bien des Noirs du XVIIIe siècle, monter à bord d’un navire pirate n’était pas une fuite mais une mue. Là, dans l’entrelacs du gréement et des lois alternatives, l’ancien esclave pouvait devenir homme. La mer, loin des plantations et des codes noirs, ouvrait un espace inédit ; non pas une utopie égalitaire, mais une brèche suffisamment large pour réinventer sa condition.

Ainsi, la piraterie ne doit pas être vue comme une simple aventure ou une dérive criminelle, mais comme une scène politique. Un théâtre d’insurrection où des Noirs, en quête de dignité, ont saisi le gouvernail de leur propre destinée. Ce n’était pas une échappatoire. C’était une refondation.

Fuir la cale ou l’appel du large

Dans l’imaginaire colonial, le port devait incarner l’ordre ; douanes, milices, registres de cargaison, tout semblait y être surveillé, pesé, contrôlé. Et pourtant, c’est précisément là, dans ces interstices entre bateaux et tavernes, entre rumeurs de cargaison et départs précipités, que de nombreux esclaves ont vu poindre une lueur de fuite. Car les ports atlantiques (de Boston à Charleston, de Bridgetown à Port Royal) étaient tout sauf hermétiques. Ils étaient des carrefours bouillonnants, saturés de bruits, de langues, de gestes clandestins. Des lieux poreux, ouverts à la ruse et au passage.

C’est dans ces marges flottantes que des hommes asservis ont tenté leur chance. Ils n’avaient parfois ni plan, ni allié, seulement l’intuition qu’un navire pouvait offrir l’éloignement nécessaire pour ne jamais revenir. Les bateaux marchands, en quête de bras bon marché, acceptaient volontiers les marins expérimentés, quelle que soit leur couleur de peau ; à condition qu’ils travaillent dur et se taisent. Quant aux baleiniers, leurs expéditions longues et périlleuses décourageaient les candidats blancs, laissant aux marins noirs une voie d’accès, même au prix de corvées exténuantes.

Ces navires n’étaient pas encore des refuges, mais ils ouvraient une brèche. Une fois embarqué, un fugitif n’était plus un esclave : il devenait un marin. Un homme parmi d’autres, capable de manœuvrer une voile, de hisser un ancre, de scruter l’horizon. Et à la première escale, à la première mutinerie, il pouvait devenir pirate. L’océan, vaste et indifférent, devenait complice silencieux d’un effacement d’identité imposée (celle de propriété humaine) au profit d’une métamorphose volontaire.

Sur la mer, les chaînes rouillent plus vite. L’ordre hiérarchique rigide de la terre ferme (où la couleur de peau détermine le sort) se fragilise au rythme des marées. Et sur un bateau pirate, il vacille jusqu’à parfois s’effondrer. Ce n’est pas l’égalité rêvée des philosophes, mais une horizontalité pragmatique, forgée dans la nécessité : pour survivre, il faut des bras solides, des cerveaux vifs, des volontés aguerries. Le reste (origine, religion, pigmentation) devient secondaire.

Le monde maritime a toujours eu ses propres règles, mais la piraterie pousse cette logique jusqu’à l’extrême. On élit les capitaines, on partage le butin, on signe des codes de conduite. Sur certains navires, le Noir (esclave la veille encore) peut devenir un membre à part entière de l’équipage, voire un officier. Ce n’est pas l’idéologie qui motive cette reconnaissance, c’est la compétence. Savoir lire les étoiles, manier le gouvernail, charger un canon : voilà les attributs du respect.

Pour l’homme noir, la mer devient alors un miroir inversé : ce que la plantation lui refusait (dignité, parole, pouvoir) le navire pirate peut lui accorder. Non sans contradictions, non sans abus, mais avec une ouverture qui, comparée au carcan colonial, relève de la subversion pure. La cale d’un négrier l’avait condamné au silence ; le pont d’un navire pirate lui offre la possibilité de se redéfinir.

Ainsi, la piraterie attire autant qu’elle transforme. Elle devient une forge identitaire où l’homme noir ne se contente plus de fuir ; il se bâtit. Non pas comme sujet de l’Empire, mais comme acteur d’un monde parallèle, éphémère, mais éminemment politique. Un monde où, le temps d’une traversée, l’horizontalité remplace la domination.

La confrérie noire (statut, armes, et parole)

Sur les ponts grinçants des navires pirates, les hiérarchies du monde colonial ne disparaissaient pas totalement ; mais elles cédaient du terrain. Le sang bleu n’y avait aucune valeur, le titre de naissance encore moins. Ce qui comptait, c’était l’endurance dans la tempête, la précision d’un tir de canon, la loyauté en cas de mutinerie. Le respect se gagnait au feu de l’action, non dans les registres de propriété.

Dans cette logique de survie partagée, la compétence devenait la seule monnaie durable. Un Noir capable de manœuvrer une goélette dans les bourrasques, de tenir tête à un abordage ou de réparer un mât brisé valait plus qu’un blanc maladroit et velléitaire. C’est là que s’est construite une forme d’égalité tactique, imparfaite mais réelle : une reconnaissance de l’utilité, de la bravoure, de l’intelligence.

Marcus Rediker résume cette dynamique en parlant des navires pirates comme de véritables « démocraties flottantes ». On y élisait le capitaine et on pouvait le destituer ; les décisions se prenaient collectivement, le butin était partagé selon des parts prédéfinies. Ce modèle (radicalement opposé à celui du navire négrier ou militaire) permettait à des hommes, même anciennement esclaves, d’être considérés comme acteurs et non comme rouages.

Mais cette fraternité n’était pas idéologique ; elle était circonstancielle. Elle naissait de la lutte contre des ennemis communs : l’État, les marchands, les armées. Une alliance de marges, forgée dans l’urgence et parfois brisée dès que la peur s’évaporait. L’homme noir y gagnait une voix, certes, mais une voix fragile, tolérée tant qu’elle servait le collectif.

Malgré cela, le simple fait qu’un ex-esclave puisse avoir un mot à dire dans la répartition du butin ou l’élection d’un chef représentait une rupture brutale avec l’ordre colonial. Sur le navire pirate, il n’était plus « propriété » : il devenait pair. Pas frère, pas maître, mais homme.

Si la piraterie n’était pas un sanctuaire égalitaire, elle fut au moins un laboratoire d’expérimentation sociale ; et certains Noirs y gravirent des échelons impensables ailleurs. Les archives nous livrent les noms de quelques figures noires de commandement, passés entre les mailles de l’histoire officielle : Diego Grillo, John Mapoo, Abraham Samuel, ou encore “Caesar”, officier sous les ordres de Barbe Noire. Leurs postes n’étaient pas honorifiques. Ils commandaient des équipages, dirigeaient des abordages, négociaient parfois même les termes de la survie collective.

Le poste de Quartier-maître, par exemple (véritable contre-pouvoir du capitaine, gestionnaire du butin et arbitre des conflits) fut occupé par plusieurs hommes noirs. Hendrick van der Heul en est un exemple frappant. Dans le monde de la plantation, il n’aurait été qu’un “esclave marron” bon à fouetter. Sur le pont de son navire, il pesait plus que le capitaine lui-même.

Mais l’insigne le plus visible de cette reconnaissance n’était ni le titre, ni le butin : c’était l’arme. Porter une arquebuse ou une paire de pistolets à silex sur un navire pirate, ce n’était pas qu’une question de combat ; c’était une question de confiance. Kenneth Kinkor le rappelle : aucun texte ne recense d’interdiction formelle faite aux Noirs de porter des armes à bord, et beaucoup furent signalés comme combattants d’avant-garde, au moment des abordages. Sur certains navires, les marins noirs formaient même la première ligne, celle à qui l’on confiait la prise du navire cible. Mission de prestige, mission de foi.

Cela en dit long. Ces hommes, arrachés au monde esclavagiste qui les classait en bas de l’échelle humaine, devenaient ici des guerriers. Mieux : des camarades d’armes. Rien ne peut mieux signifier le renversement de statut qu’un pistolet à la ceinture et une part équitable dans le trésor. Cette reconnaissance, bien que toujours contingente, redonnait à ces marins noirs ce que l’Empire leur avait nié : une valeur humaine, une parole qui compte, et une force que personne n’osait plus ignorer.

Les ombres du pavillon noir (limites et fractures)

Le drapeau noir flottait peut-être contre les puissances impériales, mais il n’effaçait pas tous les démons. Derrière l’illusion d’égalité en mer, une autre réalité s’écrivait ; moins glorieuse, plus brutale. Car si certains Noirs trouvaient sur les navires pirates un statut revalorisé, d’autres continuaient à être traités comme des pions jetables. Tout dépendait de leur point d’entrée dans le système : esclave capturé, marin volontaire, ou simple prise de guerre.

L’île d’Annobón, au large de l’Afrique de l’Ouest, incarne cette fracture. Là, en 1721, des pirates débarqués ont imposé la terreur : viols collectifs sur les femmes africaines, villages incendiés, habitants massacrés. La “fraternité maritime” s’évanouissait dès que les bottes foulaient la terre. Le Noir libre à bord devenait suspect à terre ; le Noir autochtone n’était qu’une proie. La piraterie, dans ces moments, ressemblait plus à un prédateur colonial qu’à une force libératrice.

Le traitement des captifs noirs variait d’ailleurs selon leur utilité immédiate. Certains étaient intégrés comme matelots après capture, d’autres simplement revendus comme esclaves ; la piraterie, malgré sa prétendue rupture, participait encore aux logiques du marché humain. Bartholomew Roberts, pirate célèbre, conservait à bord des esclaves qu’il utilisait pour les tâches les plus ingrates : pomper l’eau, nettoyer les latrines, ramer sans relâche. Même là, la couleur pouvait redevenir une frontière ; surtout lorsque la compétence manquait ou que la volonté de liberté n’était pas affirmée.

Ces ambiguïtés soulignent une vérité inconfortable : la piraterie, bien qu’ouverte par moments à une forme de méritocratie raciale, ne fut jamais exempte de racisme. Ce racisme n’était pas toujours structuré ou doctrinaire ; il était souvent pragmatique, cynique, lié aux nécessités du navire ou à l’arbitraire d’un capitaine. Mais il existait, et il réapparaissait dès que l’équilibre fragile entre utilité et solidarité s’effondrait.

Ainsi, le pavillon noir ne protégeait pas toujours les siens. Il accueillait, utilisait, parfois élevait ; mais pouvait aussi trahir. Pour les Noirs à bord, la liberté n’était jamais un acquis ; c’était une conquête quotidienne, fragile, toujours sous condition.

Le pont d’un navire pirate pouvait être une scène de transformation radicale ; mais cette métamorphose était réversible. Le retour à terre, l’approche d’un port colonial, ou même la capture par des autorités navales suffisait à faire s’effondrer ce fragile échafaudage d’égalité. Le Noir redevenait alors, aux yeux de l’Empire, un corps appropriable, une marchandise à récupérer. Et ce, même s’il avait été un combattant, un officier, ou un leader en mer.

Cette précarité du statut n’était pas seulement extérieure. Elle était également inscrite dans les logiques pirates elles-mêmes. À bord, les règles pouvaient changer selon l’équipage, la personnalité du capitaine, ou les conditions du moment. Ce qui faisait d’un Noir un pair aujourd’hui pouvait faire de lui un esclave demain, si l’intérêt du groupe l’imposait. Une mutinerie mal tournée, une escale mal choisie, et la nouvelle identité acquise se dissolvait dans les chaînes.

Certaines distinctions s’opéraient aussi entre les Noirs « choisis » (ceux qui rejoignaient l’équipage par volonté ou par ruse) et les Noirs « pris », ceux arrachés de force à des navires négriers. Ces derniers étaient souvent maintenus dans des fonctions subalternes, comme s’ils n’avaient pas encore « mérité » leur place sur le pont. La piraterie, dans ces cas, agissait comme un miroir déformant de la société coloniale : plus fluide, certes, mais toujours capable de reproduire les mêmes logiques d’exclusion.

Et puis il y avait le regard des autres ; celui de la terre ferme, celui des tribunaux, celui des chroniqueurs blancs. Les pirates noirs ne survivaient que rarement aux récits. Ils disparaissaient des procès-verbaux, des légendes populaires, des archives. Quand ils réapparaissent, c’est souvent à travers des filtres suspects : caricaturés, anonymisés, réduits à leur couleur ou à leur rôle de traîtres.

La liberté conquise sur mer, aussi réelle fut-elle, ne garantissait ni sécurité, ni mémoire. Elle restait conditionnelle, menacée, effaçable. Le pavillon noir offrait un souffle ; pas une absolution. Et pour beaucoup, ce souffle n’aura été qu’un intervalle avant la reconduction à l’ordre ancien.

Le navire comme utopie subversive

À une époque où l’ordre impérial quadrillait les mers et les terres avec ses codes, ses comptoirs, ses catéchismes, le navire pirate faisait figure d’anomalie flottante. Il ne battait pavillon d’aucune nation, ne reconnaissait aucune autorité divine ou royale. Il se plaçait résolument en dehors ; et en cela, il incarnait une forme radicale de dissidence. C’était une zone autonome temporaire avant l’heure, un espace-limite où les hiérarchies pouvaient être suspendues, recomposées, voire renversées.

Loin d’être un chaos anarchique, la piraterie était structurée par des règles propres ; écrites, débattues, ratifiées par les membres de l’équipage. Ce que l’on appelle aujourd’hui les articles de piraterie tenait lieu de proto-constitution égalitariste. On y trouvait des principes étonnamment modernes : égalité des parts (selon fonction, et non statut social), droit au vote pour l’élection du capitaine, protection des blessés de guerre, et même clauses contre les querelles internes ; réglées parfois par duel à terre, parfois par arbitrage.

Cette codification interne n’était pas naïve : elle était vitale. Dans un environnement aussi périlleux que la mer et face à des puissances coloniales toujours à l’affût, la survie dépendait de la cohésion, de la loyauté, et d’un minimum d’équité perçue. Chacun savait que l’injustice ou l’arbitraire pouvaient déclencher mutinerie, division, voire mort collective.

Pour un Noir, souvent exclu des lois protectrices à terre, cette forme de contrat social valait mieux que toutes les constitutions impériales. Ici, il pouvait exiger un partage du butin. Il pouvait contester un chef. Il pouvait inscrire sa voix ; non pas dans les marges d’un procès, mais dans le texte même de la règle commune. Le navire n’était pas une utopie parfaite, mais c’était une utopie fonctionnelle, un théâtre de réinvention où les damnés de la terre pouvaient, l’espace d’une traversée, devenir des sujets politiques à part entière.

On se représente souvent le pirate comme un aventurier sans attaches, animé par la soif d’or et d’ivresse. Mais cette image romantique efface une vérité bien plus dense : les navires pirates étaient peuplés de déclassés, de survivants, d’hommes jetés hors du monde “civilisé”. Marins blancs fuyant la conscription, petits criminels bannis, esclaves échappés des plantations, ouvriers navals ruinés : tous convergeaient vers ces bateaux comme vers une arche de la rupture. Ce n’était pas une utopie d’élus ; c’était une coalition de damnés.

Dans cette alliance, la solidarité n’était pas un luxe moral : elle était une nécessité stratégique. Il fallait se faire confiance, dormir sous les mêmes planches, combattre coude à coude, répartir les maigres victuailles et les périls constants. C’est dans cette promiscuité forcée que se nouait une forme de fraternité inédite, faite d’usure, de courage et de compromis.

Noirs et Blancs partageaient souvent plus qu’un espace clos : ils partageaient un passif d’humiliations, d’oppression, d’exploitation. L’un avait fui les coups de fouet, l’autre les salaires impayés ou les cabanes pourrissantes des marins pauvres. Ensemble, ils construisaient un ordre alternatif, dans lequel le butin était réparti, le pouvoir discuté, et (parfois) le destin judiciaire commun. Car aux yeux des puissances coloniales, tous ces hommes n’étaient que pirates : sans couleur, sans nom, condamnés d’avance.

Ce lien, tissé sur le rejet mutuel des maîtres, ne garantissait pas une égalité de cœur. Le racisme ne disparaissait pas comme par magie au large des côtes. Mais il se trouvait relégué, contenu, neutralisé par une fraternité d’expérience. Ce que la terre avait séparé par le fouet et l’église, la mer le recollait à coups de labeur, de sabre, et parfois, de dernière volonté.

La piraterie ne proposait pas une révolution idéologique : elle offrait un terrain d’alliance entre les exclus. Et dans cette convergence fragile mais réelle, les esclaves fugitifs et les marins marginaux esquissaient, malgré eux, les prémices d’une solidarité trans-raciale ; non rêvée, mais vécue.

L’histoire effacée des révolutionnaires sans nation

Ils ont existé (ces hommes sans blason, sans patrie, sans héritage) et pourtant leur mémoire s’est évaporée comme brume au lever du canon. Ni statues, ni rues à leur nom. Pas même une mention sérieuse dans les manuels d’histoire. Pourquoi ? Parce qu’ils incarnaient un double scandale : celui du pauvre qui se rebelle et celui du Noir qui commande.

La piraterie noire a été méthodiquement refoulée pour deux raisons majeures. D’abord, le mépris de classe : les pirates, au fond, n’étaient que des « voyous des mers », des prolétaires trop bruyants, trop indisciplinés pour être intégrés dans les récits glorieux de l’expansion maritime. Ensuite, l’effacement racial : reconnaître que des Noirs aient pu organiser, diriger, et survivre dans un ordre insurrectionnel autonome revenait à admettre une capacité d’émancipation hors du cadre colonial ; une hérésie intellectuelle pour les pouvoirs en place, et parfois encore pour les historiens.

Mais ces hommes furent bien plus que des corsaires improvisés ou des criminels de fortune. Ils furent des acteurs politiques, inventant, en actes, une autre forme de société. Une société brutale, certes, mais plus perméable, plus horizontale, et surtout profondément subversive. Chaque arme portée, chaque mot prononcé dans un conseil d’équipage, chaque refus de se soumettre à l’ordre racial était un acte de souveraineté. Une déclaration d’humanité.

Il est temps de les réhabiliter. Non comme des héros sans tâche, mais comme des figures de rupture. Leur insubordination n’était pas gratuite : elle avait une logique, une cible, une portée. Ils ne combattaient pas seulement pour de l’or ; ils combattaient pour un statut, une voix, une reconnaissance.

Et si, au fond, la première révolution noire moderne n’avait pas commencé à Saint-Domingue, mais bien plus tôt ; sur le pont d’un navire pirate, quelque part entre les côtes d’Afrique et les Caraïbes ? Si la mer avait été le premier théâtre de la décolonisation ; non proclamée, mais vécue ?

L’histoire ne répondra peut-être jamais avec certitude. Mais il appartient à notre mémoire collective de poser la question ; et de ne plus jamais l’éluder.

SOURCES

  • Marcus RedikerVillains of All Nations: Atlantic Pirates in the Golden Age (Boston: Beacon Press, 2004).
  • Kenneth J. Kinkor, “Black Men under the Black Flag,” in Bandits at Sea: A Pirate Reader, ed. C. R. Pennell (New York University Press, 2001).
  • Arne Bialuschewski, “Black People under the Black Flag: Piracy and the Slave Trade on the West Coast of Africa, 1718–1723,” Slavery & Abolition, vol. 29, no. 4 (2008): 461–475.
  • Charles R. FoyPorts of Slavery, Ports of Freedom: How Slaves Used Northern Seaports’ Maritime Industry to Escape and Create Trans-Atlantic Identities, 1713–1783 (PhD diss., Rutgers University, 2008).
  • Daniel DefoeA General History of the Pyrates (1724), ed. Manuel Schonhorn (Dover Publications, 1999).
  • Oxford English Dictionary, 2nd ed. (Oxford: Oxford University Press, 1989).

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

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Avant d’être personnages de folklore, Bouki et Ti Malice sont des prismes. Par eux transitent des siècles d’esclavage, de résistance, d’humour comme art de survie. De la savane ouest-africaine aux mornes haïtiens, leurs aventures ne cessent de refléter les tensions du pouvoir, de la ruse et de la naïveté. Portrait d’un duo mythique, aussi cruel que tendre.

Quand la brousse entre dans la Caraïbe

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

À l’origine, avant même d’être des personnages de chair et d’os dans les imaginaires créoles, Bouki et Ti Malice rampaient et bondissaient à quatre pattes dans les savanes d’Afrique de l’Ouest. Là-bas, dans les récits transmis de village en village par les griots, Bouki était une hyène (« Bouki » en wolof) à la démarche maladroite, la mâchoire vorace, et l’odeur de la soumission dans le pelage. Animal de disgrâce et de faim, il représentait l’échec, la lourdeur, la bête qui obéit plus qu’elle ne comprend.

Face à lui, Leuk le lièvre. Petit, nerveux, fuyant. Un cabotin des fourrés, qui ne gagnait jamais par la force mais toujours par l’esprit. Rusé à l’excès, joueur parfois cruel, mais toujours vif. Dans ces contes originels, la confrontation est constante : la hyène court, le lièvre esquive. Bouki grogne, Leuk riposte par la ruse. C’est l’éternel duel entre le muscle soumis et l’intelligence frondeuse.

Ce duo n’était pas qu’un divertissement pastoral. Il était pédagogie, satire sociale, mise en scène des rapports de pouvoir dans les sociétés africaines. Leuk, le malin, ne riait jamais gratuitement : il riait pour survivre, pour déjouer la faim, le roi, l’ordre établi. Et Bouki, dans ses défaites, incarnait parfois les travers du peuple (sa naïveté, sa paresse, ses failles) mais aussi sa capacité à toujours se relever, à courir de nouveau malgré les humiliations.

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

Lorsque les récits franchissent l’Atlantique dans les cales des navires négriers, les bêtes africaines ne restent pas tout à fait les mêmes. Elles se métamorphosent. Sous le soleil des Antilles, Bouki et Ti Malice quittent peu à peu leurs fourrures pour revêtir des traits humains. Leurs voix s’épaississent, leurs visages prennent les rides des anciens du quartier, et leurs ruses ou leurs sottises deviennent des anecdotes familières. Le bestiaire originel devient galerie de personnages, croqués à même la vie.

Dans les campagnes d’Haïti, Bouki devient un paysan famélique, souvent vêtu de haillons, toujours affamé, parfois touchant. Malice, lui, se transforme en un jeune homme frêle, mais vif d’esprit, volontiers escroc, irrésistiblement charmeur. L’animalité n’a pas disparu, elle s’est diluée dans les gestes, dans les regards. Elle a changé de peau, tout simplement.

En Martinique et en Guadeloupe, la mutation est plus nuancée. On y retrouve encore Zamba, le félin lent et crédule, incarnation locale de Bouki. Le lièvre, quant à lui, devient Lapin ; ou reste une allégorie au sourire en coin. Le duel demeure, mais chaque île lui insuffle ses nuances : l’histoire s’adapte au terroir, au créole, au rire des enfants qui l’écoutent sous les carbets.

Curieusement, cette dynamique animale-humaine n’est pas propre au monde afro-caribéen. Elle dialogue, parfois sans le savoir, avec les contes européens. Le Grand-Loup naïf n’est pas si éloigné de Bouki, et le rusé Maître Renard pourrait bien être un cousin éloigné de Ti Malice. Mais là où le Renard français agit avec froideur aristocratique, Malice agit avec urgence. Il ne trompe pas pour dominer, il trompe pour vivre ; nuance capitale, fruit d’une histoire différente, trempée dans la douleur et la débrouille.

Dans les plantations, les chaînes ne laissaient pas place au rêve. Mais la nuit, quand les tâches s’achevaient et que la sueur séchait lentement sur les dos écorchés, une autre parole surgissait. Ce n’était pas une parole savante ou officielle. C’était une voix basse, espiègle, pleine d’ombres et de clins d’œil. Elle disait : « Krik ? » ; et l’autre répondait : « Krak ! ». Alors commençait le conte.

Ces histoires, mises en scène autour de Bouki et Ti Malice, n’étaient jamais innocentes. Sous couvert d’humour, elles offraient un miroir déformé du monde colonial : le maître devenait bête, le souffre-douleur trouvait sa revanche, et la survie passait par le mensonge bien tourné. Ti Malice n’était pas qu’un farceur : il était la voix du captif qui retournait l’ordre établi en l’enrobant de malice. Bouki, lui, rappelait les effets tragiques de la crédulité ; mais aussi la dignité d’exister malgré tout.

Il fallait raconter ces histoires après le crépuscule. Ce n’était pas qu’une règle esthétique. C’était un code sacré, hérité du vaudou et des traditions africaines. Conter avant la tombée de la nuit, c’était appeler les esprits à l’heure où ils n’étaient pas encore prêts, risquer la malchance, attirer le mauvais œil sur sa maison. Le conte, dans ces conditions, n’était pas qu’un art populaire. Il devenait rituel, pacte, soupape.

Rire dans les ténèbres de l’esclavage, ce n’était pas fuir la réalité. C’était l’encercler autrement. D’un trait d’esprit, d’une chute absurde, les conteurs africains créolisés dressaient un rempart contre la terreur quotidienne. Le fouet ne pouvait rien contre le mot bien placé. Et c’est ainsi que Bouki et Ti Malice, nés dans les savanes, sont devenus des héros de résistance nocturne dans les champs de canne.

Miroir d’un monde noir post-traumatique

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

Bouki, dans la bouche des anciens, c’est l’idiot magnifique. Celui qu’on aime moquer, mais jamais rejeter. Celui qui tombe dans tous les pièges, surtout les plus grossiers, et qui pourtant revient, à chaque histoire, la tête basse mais le cœur intact. Il n’apprend pas vraiment, ou mal. Il fait confiance, trop vite, trop souvent. Mais il incarne une forme d’humanité brute, vulnérable, émouvante par sa constance.

Dans le théâtre oral des contes haïtiens, Bouki n’est pas seulement la victime de Ti Malice ; il est aussi le reflet du peuple dans ses fragilités : la faim qui déforme le jugement, la fatigue qui érode la vigilance, le besoin d’amour qui rend aveugle. Il est paresseux parfois, glouton souvent, un peu bêta toujours. Mais il aime ses enfants, chérit sa femme (quand elle existe), et surtout : il persiste. Bouki n’abandonne jamais.

Il y a chez lui quelque chose du Sisyphe créole. À chaque chute, il remonte son rocher. Quand Malice l’humilie, il repart, les pieds nus et l’ego cabossé, mais l’âme toujours ouverte. Ce n’est pas un héros triomphant. C’est un survivant obstiné. Une figure de la dignité silencieuse.

Dans un monde où la ruse est reine, Bouki, par son absence de duplicité, devient paradoxalement le plus humain. Il nous tend un miroir cruel, mais juste : celui de nos naïvetés, de nos rêves trop simples, mais aussi de notre capacité à rester debout, même dans le ridicule.

Ti Malice, c’est le cerveau agile du duo. Un personnage qui ne se contente pas de survivre : il entend dominer, manipuler, faire plier le réel à sa volonté. Là où Bouki encaisse, Malice anticipe. Là où l’autre croit, lui soupçonne. Il est l’enfant bâtard de la débrouillardise et du vice ; un être qui comprend très tôt que, dans un monde structuré par l’injustice, l’éthique est un luxe pour les naïfs.

On le décrit souvent comme farceur, espiègle, joueur. Mais sous la couche de comédie, Ti Malice cache une lucidité presque inquiétante. Il voit les failles de Bouki comme des opportunités. Il triche, vole, ment ; toujours avec le sourire. Et c’est justement ce sourire qui dérange : car il est le masque d’une intelligence qui, dans un autre contexte, aurait fait un fin stratège ou un politicien hors pair.

Ti Malice, c’est aussi la revanche symbolique de l’opprimé qui refuse de plier. Il incarne une forme de résistance, certes amorale, mais pragmatique. Dans les récits issus de l’esclavage, il devient la voix de ceux qui, n’ayant pas le pouvoir, cultivent l’astuce comme arme de guerre. Il ne cherche pas à renverser l’ordre ; il l’exploite, le contourne, s’y faufile.

Mais cette stratégie a un coût : Malice est seul. Son triomphe est souvent amer. Car si l’on rit de ses tours, on se méfie de sa duplicité. Il charme, puis il trahit. Il fait rire, mais n’inspire pas confiance. On l’admire à distance, comme on regarde un feu de paille : avec fascination, et prudence.

Il est l’autre face du monde noir post-traumatique : celle qui, au lieu d’endurer, choisit d’attaquer ; même au risque de devenir un monstre dans le miroir.

Derrière leurs rires en cascade et leurs grimaces de papier-mâché, Bouki et Ti Malice jouent une comédie bien plus grave qu’il n’y paraît. Chaque conte, chaque ruse, chaque humiliation cache une mise en scène fine (parfois cruelle) des rapports sociaux hérités de l’esclavage et reconduits dans la société post-coloniale. Ces deux-là, en surface complices, incarnent en creux une fracture : celle entre dominé et dominateur, entre celui qui subit et celui qui manœuvre.

Bouki, par sa passivité, son manque de discernement et sa condition de perpétuel perdant, reflète l’image de ceux que les structures du pouvoir laissent sur le bord du chemin. Il est le paysan naïf, l’ouvrier exploité, l’homme ordinaire à qui on promet monts et merveilles, et qui finit toujours par payer l’addition. En face, Ti Malice, avec ses détours, son verbe, sa souplesse sociale, incarne une figure de l’opportunisme ; mais aussi, paradoxalement, celle d’une certaine élite noire ou métissée, formée dans l’ombre du système colonial et souvent prête à se courber pour mieux grimper.

On peut y voir un oncle et son neveu, mais aussi un peuple et sa bourgeoisie, un corps souffrant et un cerveau calculateur. La dynamique entre les deux est faussement ludique. Elle interroge, au fond, la trahison : que vaut une ruse si elle se construit sur le dos des siens ? Et que vaut la vertu si elle mène à l’échec, encore et encore ?

Dans ce théâtre populaire, Bouki et Ti Malice deviennent les archétypes d’une lutte de classes qui dépasse les frontières d’Haïti. Ils posent une question brutale : dans un monde brisé par la colonisation, qui a le droit d’être rusé ? Et surtout, à quel prix ?

Quand la fiction éclaire l’histoire

Longtemps, Bouki et Ti Malice n’ont existé que dans l’air, dans les rires partagés sous les vérandas, dans les veillées tièdes où la parole valait refuge. Ils appartenaient à l’oralité pure, celle qui ne laisse pas de traces mais qui s’inscrit dans les corps, dans les intonations, dans les silences complices. Raconter Bouki et Malice, c’était un art. L’écrire, c’était risquer de le figer.

Mais il fallut bien un jour que ces figures migrent aussi vers le papier, ne serait-ce que pour ne pas disparaître. Ce fut Alibée Féry, écrivain et conteur haïtien du XIXe siècle, qui osa le premier. Avec lui, les personnages gagnèrent en fixité ce qu’ils perdirent peut-être en souplesse. Le verbe s’encre, les dialogues se couchent sur la page. Une nouvelle étape commence : celle de la littérature populaire haïtienne.

Un siècle plus tard, entre mai 1991 et mai 1992, les dialogues de Bouki et Malice font leur retour dans les colonnes du Nouvelliste, quotidien de Port-au-Prince. Chaque semaine, un nouvel épisode : le public suit les péripéties de ces deux larrons comme on suivrait une série télé. Le conte, jadis murmuré, devient feuilleton. Il touche un autre lectorat, urbain, lettré, curieux de voir ses racines noires et rurales ressurgir dans l’imprimé.

D’autres plumes s’en emparent : Suzanne Comhaire-Sylvain dans Le Roman de Bouqui, Jean André Victor avec ses 50 dialogues choisis, Colette Rouzier qui offre une version jeunesse. Chaque auteur adapte, traduit, condense. Mais tous gardent l’essence : celle d’un folklore insaisissable, qui résiste à l’oubli, même quand on tente de le cadrer entre deux couvertures.

Le passage de la bouche au livre, loin d’avoir dilué leur puissance, a permis à Bouki et Ti Malice d’entrer dans le panthéon littéraire haïtien ; tout en gardant ce parfum d’impertinence populaire qui leur appartient.

Le conte n’est pas un simple divertissement. Dans les sociétés noires post-esclavagistes, il est un lieu de mémoire. Une mémoire chaude, incarnée, transmise non par les archives officielles (trop souvent muettes ou biaisées) mais par la parole des aïeux, par les intonations tremblantes, par les silences chargés de ce qu’on ne peut plus dire. Bouki et Ti Malice, à ce titre, sont plus que des personnages : ce sont des relais. Des véhicules de la mémoire affective d’un peuple traumatisé.

À travers eux, c’est toute l’expérience noire qui s’exprime : la faim, la trahison, la débrouillardise, l’humiliation, l’amour aussi. Chaque histoire devient une métaphore vivante. Une petite scène grotesque (Bouki qui perd son bœuf, qui se fait rouler par Malice, qui revient pieds en sang) devient un éclat d’histoire. L’histoire d’un peuple qui n’a cessé d’être dupé, mais qui, contre toute attente, continue d’avancer.

Le conte fonctionne ici comme une capsule émotionnelle. Il transmet des savoirs (moraux, pratiques, politiques) mais surtout, il transmet une sensation : celle d’avoir vécu malgré tout. Ce n’est pas pour rien qu’on les raconte aux enfants. Pas pour les endormir, mais pour les réveiller au monde. Le rire qu’ils provoquent est souvent nerveux, grinçant. C’est un rire qui soigne autant qu’il pique. Un rire qui dit :

« Oui, on a souffert. Mais regarde ce qu’on a fait de cette douleur. »

Et puis il y a cette langue, ce créole charpenté d’images, ce français métissé de musiques orales, qui porte les récits de Bouki et Malice. Cette langue elle-même est archive. Elle contient les chocs, les blessures, les transformations d’un monde bouleversé par la violence coloniale. Quand on écoute ces histoires, on entend aussi la voix des absents ; de ceux qui n’ont laissé aucun écrit mais dont l’empreinte traverse les siècles par la magie du conte.

On pourrait croire que Bouki et Ti Malice appartiennent à un monde révolu ; celui des cases en terre battue, des veillées à la chandelle, des anciens au verbe lent. Et pourtant, leurs figures continuent de résonner, bien au-delà des mornes haïtiens ou des plantations guadeloupéennes. Pourquoi ? Parce qu’au fond, ils parlent d’un rapport universel au pouvoir, à la faiblesse, à la ruse, à la survie. Leur langage est celui de l’humanité nue, dépouillée des apparats, confrontée à ses instincts les plus archaïques.

On retrouve leurs pendants partout : dans la figure d’Anansi l’araignée au Ghana, dans les farces du lapin Br’er Rabbit des Afro-Américains du Sud, ou dans les malices de Ti Jean en Louisiane créole. Même au cinéma ou dans la pop culture, l’opposition entre le dupeur et le dupe demeure un ressort narratif fondamental. Car ces deux figures, aussi enracinées soient-elles dans un terroir afro-caribéen, ne sont pas limitées à une géographie. Elles touchent à une vérité plus large : celle des sociétés fondées sur des déséquilibres de force.

Ti Malice incarne la ruse comme forme de génie populaire, Bouki la crédulité comme trait universel. Dans un monde où les rapports de domination ne cessent de se renouveler (qu’ils soient économiques, culturels, ou numériques) les leçons de leurs aventures restent cruellement d’actualité. Il y aura toujours des Malice qui savent détourner les règles, et des Bouki qui s’y font prendre.

Mais cette universalité n’est jamais purement théorique. Elle est incarnée. Elle est noire. Elle est créole. Elle vient d’une expérience du monde où l’injustice n’est pas une idée abstraite, mais une réalité quotidienne. C’est là toute la force des contes de Bouki et Ti Malice : ils disent le monde tel qu’il est, tout en laissant croire qu’il pourrait être autrement.

Une sagesse masquée dans le rire

Il faut se méfier des contes. Ce qu’ils disent avec légèreté est souvent ce que les livres d’histoire taisent avec gravité. Bouki et Ti Malice ne sont pas que deux amuseurs publics issus du folklore haïtien. Ils sont les porte-voix d’une mémoire collective, les gardiens d’une philosophie populaire née dans les ténèbres de la traite, murie dans les champs de canne, transmise dans les bouches tremblantes des grands-mères au crépuscule.

À travers leur éternel duel (naïf contre rusé, cœur contre tête, muscle contre verbe) c’est toute une cartographie des tensions sociales, raciales et morales du monde afro-diasporique qui se dessine. Un monde où l’on survit souvent grâce à l’ironie, où le rire devient stratégie, où le conte n’est jamais qu’un jeu.

Et si, au fond, ces personnages avaient mieux compris notre époque que bien des analystes ? Dans un monde saturé de manipulations, de mensonges politiques, de naïvetés exploitées et de rapports inégaux, Bouki et Ti Malice continuent de poser la bonne question : faut-il mieux être dupe avec dignité… ou malin sans scrupule ?

C’est peut-être là, dans cette tension, que se loge leur vraie sagesse ; une sagesse masquée par le rire, mais trempée dans l’expérience crue du monde.

À propos – Transmettre sans trahir : Griokids, la mémoire en héritage

Si Bouki et Ti Malice ont traversé les siècles, ce n’est pas un hasard. C’est parce que des voix ont continué à les porter. Aujourd’hui, cette mission prend un nouveau visage avec Griokids.com, une plateforme dédiée à la transmission du patrimoine folklorique africain et caribéen, pensée pour les plus jeunes ; mais sans jamais les prendre de haut.

À contre-courant de la mondialisation culturelle qui aplatit tout sur son passage, Griokids fait le pari d’un enracinement joyeux. On y trouve des contes animés, des récits audio, des fiches pédagogiques ; mais surtout, une volonté farouche de préserver la chaleur de l’oralité, le souffle des histoires dites avec amour, en créole, en wolof, en lingala, en français… avec des accents de partout et d’hier.

Griokids n’éduque pas, il enracine. Il ne muséifie pas, il fait vivre. Parce que transmettre, ce n’est pas figer : c’est continuer la ronde. Et dans cette ronde, Bouki et Ti Malice dansent encore ; malicieusement.

Découvrez leurs aventures sur www.griokids.com

SOURCES

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

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En mai 1803, sur les rives de Géorgie, un groupe d’Africains réduits en esclavage choisit de marcher dans l’eau plutôt que de vivre à genoux. Ce geste, longtemps étouffé par l’histoire officielle, s’est transmis à voix basse dans les communautés noires, jusqu’à devenir un mythe fondateur de la résistance afro-diasporique. Igbo Landing, c’est le lieu où la mer est devenue sanctuaire, où le refus de l’inhumain s’est inscrit dans le silence des marais. Ce n’est pas une légende. C’est un héritage.

Le silence des eaux, le cri des ancêtres

« Le dieu de l’eau nous a amenés ici, le dieu de l’eau nous ramènera. » Ainsi chantèrent, selon la tradition orale, les Igbo enchaînés, alors qu’ils s’enfonçaient lentement dans les marais de Dunbar Creek, Géorgie. Ni larmes ni cris, mais un chant en langue maternelle, une dernière prière collective adressée au divin pour refuser l’indicible.

Nous sommes en mai 1803. La traite transatlantique bat son plein. Un groupe de soixante-quinze captifs africains, fraîchement débarqués à Savannah, est revendu pour travailler dans les plantations de St. Simons Island. Mais une fois sur la goélette censée les y conduire, ces hommes et femmes, venus principalement de la région Igbo (actuel sud-est du Nigeria), renversent leurs geôliers, prennent possession du navire et, dans un dernier acte de souveraineté, marchent volontairement vers la mort plutôt que d’embrasser la servitude.

Longtemps considéré comme une légende folklorique, ce drame réel, aujourd’hui connu sous le nom d’Igbo Landing, incarne une forme ultime de révolte : celle du corps qui se libère par l’eau, quand la terre ne promet plus que chaînes. Plus qu’un épisode historique méconnu, Igbo Landing est devenu un mythe structurant, enraciné dans la mémoire des peuples africains et afrodescendants, un chant de dignité transmis de bouche en bouche, de génération en génération.

Ce récit, à la croisée du réel et du sacré, mérite d’être revisité comme un socle de la résistance diasporique, une mémoire refoulée que l’on exhume, non sans frisson.

UN ACTE DE RÉSISTANCE RADICALE (LE FAIT HISTORIQUE)

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit
La région d’Igbo Landing, comté de Glynn, Géorgie, États-Unis.

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, la traite négrière transatlantique atteint son apogée. Les côtes de l’Afrique de l’Ouest, entre le Bénin, le Nigéria et le Cameroun actuels, deviennent des zones de déportation massives. Des royaumes comme le Biafra, les États Igbo et le Dahomey, déstabilisés par les conflits internes ou les incursions européennes, alimentent le commerce d’humains, souvent au profit d’intérêts marchands européens.

Dans ce contexte, les Igbo (peuple d’agriculteurs, de commerçants et de penseurs, réputés pour leur sens aigu de la communauté et de la liberté) sont ciblés mais aussi redoutés. Les négociants d’esclaves les considèrent comme rebellesdifficiles à briser, et parfois incompatibles avec la discipline des plantations. Cette réputation n’est pas sans fondement. Les Igbo possèdent une tradition profondément ancrée de gouvernance décentralisée et de résistance à l’autorité arbitraire. Leur spiritualité, centrée autour du dieu Chukwu et des esprits de la nature, leur offre un ancrage identitaire fort, qui dépasse l’humiliation du déracinement.

Ainsi, quand ces hommes et femmes sont capturés, arrachés à leurs terres, ils n’arrivent pas sur les côtes américaines vierges d’identité ou de volonté. Ils portent en eux un souffle d’insoumission. Et c’est précisément ce souffle que le destin va embraser sur les eaux de Géorgie.

Le voyage des Igbo vers Savannah commence comme tant d’autres : dans la cale fétide d’un navire négrier, entre vomissures, chaînes et râles d’agonie. C’est la sinistre routine de ce que l’on appelle aujourd’hui le Middle Passage ; un trajet transocéanique d’environ deux mois entre les côtes ouest-africaines et les colonies américaines, où le taux de mortalité dépasse parfois les 20 %.

Mais ce voyage-là, précisément, porte une anomalie dans son sillage : la présence d’un groupe d’Igbo, réputés pour leur cohésion, leur résistance à l’asservissement, et leur sens du sacré. Débarqués à Savannah, ils sont vendus à deux planteurs notoires de la région : John Couper et Thomas Spalding. Prix d’achat : 100 dollars l’unité ; une somme importante, mais sans comparaison avec le coût humain de cette transaction. La destination : St. Simons Island, au large de la Géorgie, une île où les champs de coton et de riz réclament des bras dociles. Eux n’en sont pas.

Pour ce court trajet côtier, les Igbo sont embarqués sur une goélette plus modeste, nommée selon les sources The Schooner York ou The Morovia. Mais alors que le navire remonte la crique de Dunbar, la tension atteint son paroxysme. Il ne s’agit plus seulement d’un transport de marchandise humaine. Quelque chose fermente dans l’entrepont. Une stratégie. Un pacte tacite. Peut-être même une prière.

Et puis, l’inimaginable se produit : les captifs brisent leurs chaînes, se soulèvent, désarment ou noient certains membres de l’équipage. La goélette s’échoue. Ce n’est pas une mutinerie impulsive. C’est une opération de reconquête. Pas de la liberté physique (car ils savent que la terre n’a plus rien de sûr) mais de leur propre destinée.

Ainsi s’écrit l’amorce d’un chapitre à part dans l’histoire de la traite : celui où les esclaves prennent la mer non pour fuir, mais pour s’y engloutir volontairement, à la manière des samouraïs tombés en disgrâce.

Le navire s’est échoué dans les eaux calmes, mais traîtresses, de Dunbar Creek. Le silence qui suit l’assaut est presque solennel. À bord, les corps des blancs noyés flottent ou sombrent. Les Igbo, eux, ne fuient pas. Ils ne cherchent pas à s’évaporer dans les marécages ou à se faire passer pour libres. Ils se dirigent, d’un pas sûr, vers la rive.

C’est là que le récit entre dans le domaine du sacré. Selon plusieurs témoignages oraux collectés au fil des siècles (notamment par le Federal Writers’ Project dans les années 1930) les captifs, menés par un chef spirituel ou un ancien, entonnent un chant dans leur langue d’origine : 

“The water spirit brought us, the water spirit will take us home.” 

Ce n’est ni une fuite ni une supplique. C’est une incantation.

Un à un, en rang, ils entrent dans le cours d’eau. Les chaînes ont été rompues, mais ils ne cherchent pas à conquérir la liberté selon les termes des hommes qui les ont vendus. Ils la reprennent selon les lois de leur foi, de leurs ancêtres, de leur dignité. Ils choisissent l’élément liquide comme seuil de passage ; entre ce monde et l’autre, entre l’asservissement et le souvenir.

La scène, rapportée de manière fragmentaire par Roswell King, un superviseur de plantation local, est brève et irréversible : les Igbo refusent de vivre sur une terre qui les considère comme bétail. Ils se dissolvent dans le marécage avec la ferveur d’un peuple qui, jusque dans la mort, refuse l’avilissement.

Il ne s’agit pas d’un suicide individuel. C’est un acte collectif, ritualisé, peut-être inspiré par des traditions funéraires africaines ; ou par la certitude que mourir ensemble, les pieds dans l’eau, vaut mieux que survivre seul, le dos courbé dans les champs.

Le message est limpide, même à plus de deux siècles de distance : mieux vaut disparaître debout dans l’eau que vivre à genoux dans la boue.

ENTRE HISTOIRE ET MYTHOLOGIE

Dans les années 1930, bien avant que les universités ne redécouvrent la portée historique d’Igbo Landing, ce sont des vieillards sans titres qui en ont conservé l’essence. Parmi eux, Floyd White, Wallace Quarterman et d’autres Afro-Américains âgés de plus de quatre-vingts ans, interviewés par le Federal Writers’ Project. Ces anciens, souvent descendants directs des Gullah, ne citaient pas de dates ni de sources officielles. Mais ils parlaient avec la certitude de ceux qui savent ce que l’histoire a oublié.

“Ils sont descendus dans la rivière en chantant, pour rentrer chez eux. Ils voulaient pas de cette vie ici.” 

Ainsi racontait White, presque un siècle après les faits. Et ce genre de récit, loin d’être unique, tissait une toile de mémoire invisible, transmise sans papier ni encre, mais avec ferveur.

Chez les Gullah (communauté afro-américaine insulaire, héritière directe des cultures d’Afrique de l’Ouest) cette histoire devient plus qu’un souvenir : elle se mue en parabole. Avec le temps, la marche des Igbo dans le marécage se transforme. Le geste n’est plus seulement celui de captifs fuyant la servitude. Il devient celui d’Africains capables, littéralement, de marcher sur l’eau. Comme s’ils défiaient les lois physiques de ce Nouveau Monde pour retourner à l’ancien.

Dans cette version du mythe, les eaux de Dunbar Creek ne sont pas un tombeau, mais un pont. Un passage mystique entre deux continents, une forme d’ascension qui inverse les règles de l’humiliation. Le sol américain, souillé par l’esclavage, est refusé. L’Atlantique redevient utérus.

Et cette mémoire-là, transmise oralement à travers les générations, devient à son tour une forme de résistance. Car si les archives blanches oublient, la parole noire, elle, grave.

À mesure que le récit d’Igbo Landing infuse la conscience des communautés afrodescendantes du Sud des États-Unis, une mutation mythologique s’opère. L’image des captifs marchant dans l’eau se mue, dans certaines versions, en celle d’Africains s’envolant littéralement ; quittant ce monde avec des ailes invisibles, échappant aux chaînes en défiant la gravité. On ne parle plus seulement de refus de la servitude, mais d’un retour céleste.

Dans plusieurs témoignages collectés par le Federal Writers’ Project, l’histoire prend une dimension surnaturelle : les esclaves, après avoir défié le fouet du contremaître, plantent leur outil dans la terre (un geste de rupture) puis s’élèvent dans les airs. 

“Ils ont volé comme des oiseaux, ils sont partis, retournés là-bas, en Afrique.” 

Certains parlent de transformation en vautours, d’autres en anges. Le fait brut devient fable, la révolte devient envol.

Ce glissement n’est pas un effacement du passé réel, mais un enrichissement symbolique. Dans les traditions africaines de la diaspora, le vol a toujours représenté plus que le mouvement physique. C’est un acte de libération spirituelle. Voler, c’est s’échapper du corps souffrant, échapper aux maîtres, aux chaînes, aux champs. Voler, c’est rentrer à la maison quand la terre d’exil ne veut pas de vous autrement.

Des anthropologues, comme Terri L. Snyder, y voient un prolongement poétique du suicide collectif d’Igbo Landing. Mais d’autres, comme Jeroen Dewulf, estiment que ce mythe est antérieur, enraciné dans des récits du Loango et du Kongo, au centre de l’Afrique. Quelle qu’en soit l’origine exacte, le mythe des “Africains volants” témoigne d’un même besoin : celui de réinventer une échappatoire quand la liberté est devenue impensable.

C’est aussi un mythe qui s’adresse à ceux qui restent. Car dans ces récits, il n’y a pas de spectateur passif. Il y a toujours une transmission ; une incitation à ne pas se résigner. L’envol des ancêtres devient l’élan des descendants.

Le mythe d’Igbo Landing, et celui des Africains volants qui en découle, n’a jamais cessé de voler d’une génération à l’autre ; jusqu’à imprégner la littérature, le cinéma, la musique, l’art contemporain. Ce n’est pas un simple folklore figé dans les marges : c’est un motif vivant, réinterprété sans cesse, comme une trame invisible traversant l’histoire culturelle noire.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Dans « Song of Solomon«  (1977), Toni Morrison fait du vol une métaphore centrale de l’émancipation. Le personnage principal, à la recherche de ses racines, découvre une légende familiale où des hommes auraient pris leur envol pour échapper à l’esclavage. Sans jamais citer Igbo Landing, Morrison en capte l’esprit ; cette idée selon laquelle l’envol est une réponse poétique à l’oppression, un refus d’être fixé par la douleur.

Dans « Roots« , Alex Haley évoque explicitement le suicide collectif des Igbo comme un acte sacré. Il en fait non pas un drame, mais un acte de mémoire, de transmission. De même, Paule Marshall, dans « Praisesong for the Widow« , bâtit tout un roman autour du pèlerinage d’une Afro-Américaine sur les traces de ses ancêtres, jusqu’à St. Simons Island, où elle ressent dans sa chair le poids du sacrifice.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Le cinéma n’est pas en reste. Julie Dash, avec son chef-d’œuvre « Daughters of the Dust«  (1991), puise profondément dans le mythe des Africains volants. Les paysages éthérés, les dialogues murmurés, les silences habités d’esprits ; tout y rappelle Igbo Landing.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Plus tard, Beyoncé s’en inspire visuellement dans son clip Love Drought, extrait de Lemonade, où l’on voit des femmes noires marcher dans l’eau comme dans un rituel ancestral. Là encore, pas de citation directe, mais une allégeance esthétique et spirituelle.

Enfin, la pop culture scelle définitivement l’héritage du mythe dans « Black Panther«  (2018). Dans la scène finale, le personnage de Killmonger, mourant, choisit d’être jeté à la mer : 

“Enterre-moi dans l’océan avec mes ancêtres qui ont sauté des navires, parce qu’ils savaient que la mort valait mieux que la servitude.” 

Cette phrase, simple et tranchante, ressuscite en un instant toute la mémoire engloutie d’Igbo Landing.

La culture populaire, souvent réduite à un divertissement, devient ici un outil de réhabilitation. Elle rend visibles les voix qu’on a trop longtemps noyées. Elle fait voler l’histoire là où l’archive s’était tue.

LE SILENCE ET LA MÉMOIRE

Il y a des silences qui pèsent plus lourd que des chaînes. Pendant plus de deux siècles, les eaux de Dunbar Creek ont abrité non seulement des corps, mais un récit que l’Amérique officielle s’est obstinée à taire. Aucun monument, aucune plaque, aucun effort de reconnaissance publique ne venait rappeler que, sur cette rive, des hommes et des femmes avaient choisi la mort plutôt que l’asservissement. L’histoire d’Igbo Landing n’était pas niée : elle était simplement… ignorée.

Et le mépris est allé plus loin. En 1940, au cœur du Sud ségrégationniste, les autorités locales décidèrent d’installer, précisément sur ce site sacré, une station d’épuration des eaux usées. Là où des ancêtres africains s’étaient donné la mort pour préserver leur dignité, on déverserait désormais les déchets des vivants. Le symbole est brutal. L’histoire n’est pas seulement effacée : elle est profanée.

Ce choix n’a rien d’anodin. Il s’inscrit dans une tradition américaine bien rodée : celle qui consiste à étouffer les mémoires rebelles, à désacraliser les lieux de résistance noire, à ensevelir les actes de dignité sous des couches de béton administratif.

Pourtant, la mémoire d’Igbo Landing n’a jamais cessé d’exister ; mais en sourdine, dans les communautés Gullah, dans les contes transmis lors des veillées, dans les silences habités des anciens. L’État pouvait nier, mais la terre se souvenait. Et un jour, les descendants aussi allaient se rappeler.

Il aura fallu attendre l’aube du XXIe siècle pour que les rives de Dunbar Creek soient enfin reconnues pour ce qu’elles sont : un sanctuaire. Et ironiquement (ou plutôt symboliquement) cette reconnaissance n’est pas venue des institutions fédérales ou des grandes universités. Elle est venue de la jeunesse.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit
Marqueur historique, inauguré le 24 mai 2022

En 2021, un groupe d’élèves du Glynn Academy Ethnology Club, à Saint Simons Island, entreprend un travail minutieux de recherche historique sur Igbo Landing. Avec la ténacité que seule une conscience neuve peut porter, ces adolescents fouillent les archives, croisent les témoignages, écrivent un mémoire argumenté, et soumettent une demande officielle au Georgia Historical Society pour ériger un marqueur historique. Un vrai. En granit, en mots gravés, avec validation académique. Pas une légende orale de plus ; mais une reconnaissance d’État.

Leur dossier est accepté. L’émotion est immense. Grâce à eux (épaulés par la Coastal Georgia Historical Society et la St. Simons African American Heritage Coalition) une plaque commémorative est enfin financée, installée et inaugurée le 24 mai 2022. Elle se dresse aujourd’hui dans un espace vert à proximité du site, car la crique elle-même, ironie mordante, est toujours une propriété privée.

Ce geste n’efface pas l’humiliation d’hier, mais il répare, un peu. Il offre aux descendants des Igbo et à toute la diaspora noire un point d’ancrage. Un lieu où déposer des fleurs, des prières, des récits. Un lieu pour dire : 

“On ne vous a pas oubliés. On ne vous oubliera plus.”

Ce marqueur n’est pas un objet de musée. C’est une balise dans la mer de l’amnésie. Et elle a été posée par une génération qui, en refusant l’effacement, perpétue l’acte de résistance d’origine.

Aujourd’hui, Igbo Landing n’est plus un simple marécage au bord d’une île de Géorgie. Pour beaucoup, c’est une terre sanctifiée. Ce lieu où la mort a été choisie librement, et non infligée, a fini par se charger d’une force quasi mystique. Chaque pas dans les hautes herbes de Dunbar Creek, chaque bouffée d’air salé y est un rappel silencieux : ici, l’Atlantique n’a pas seulement englouti des corps ; il a conservé une âme.

Depuis les années 2000, historiens, artistes, militants, prêtres africains et membres de la diaspora s’y rendent en pèlerinage. Certains versent de l’eau bénite, d’autres entonnent des chants ancestraux. En 2002, une grande cérémonie est organisée par la St. Simons African-American Heritage Coalition. Des participants venus de tout le pays, mais aussi du Nigéria, du Bénin, de Haïti, ou du Belize (pays marqués eux aussi par des résistances similaires) marchent ensemble vers le site pour “libérer les âmes” des Igbo. Comme si, plus de deux siècles plus tard, les ancêtres attendaient encore d’être reconnus.

Pour les communautés Gullah, ce lieu est depuis longtemps considéré comme un seuil entre deux mondes. Il n’est pas rare d’y percevoir, selon les récits locaux, des chants portés par le vent, ou des silhouettes au loin dans la brume. La crique n’est pas hantée ; elle est habitée. Par une mémoire qui ne veut pas s’effacer, par une force qui parle aux vivants.

Ce n’est donc pas un hasard si Igbo Landing est aujourd’hui étudié dans les écoles locales, intégré aux programmes d’histoire sur la côte géorgienne. Enseigner ce récit, c’est accepter que l’histoire des États-Unis ne commence pas avec les Pères fondateurs ; mais aussi avec ceux qui, arrachés de l’Afrique, ont refusé d’y renoncer jusque dans la mort.

ENTRE POLITIQUE, ART ET RÉSISTANCE

Dans un monde saturé de récits de soumission et de douleur liés à l’esclavage, l’histoire d’Igbo Landing vient tout bouleverser. Elle renverse la grammaire du martyre. Elle ne raconte pas des corps brisés mais des volontés intactes. Elle ne se laisse pas enfermer dans la compassion facile. Elle dérange, car elle oppose un silence déterminé à l’ordre esclavagiste, une mort collective à la survie domestiquée.

À Igbo Landing, la mort n’est pas une défaite. C’est une décision. Une forme d’ultime autonomie. Ces hommes et femmes auraient pu tenter la fuite, se disperser, s’intégrer au système à contrecœur. Mais ils ont choisi la fin, ensemble, comme un peuple uni. Ce n’est pas un suicide au sens occidental, c’est un rituel, une proclamation. Nous ne sommes pas à vendre. Nous ne serons pas possédés.

Ce choix fait écho à d’autres résistances noires à travers les Amériques. Aux révoltes sanglantes de Saint-Domingue, où les esclaves ont fait plier un empire. Aux marrons du Suriname et de Jamaïque, qui ont fondé leurs propres sociétés dans les montagnes. À Nat Turner, qui en 1831 mena une insurrection messianique en Virginie. À Harriet Tubman, qui mena les siens hors des enfers en disant : 

“J’ai libéré mille esclaves. J’aurais pu en libérer mille de plus, s’ils avaient su qu’ils étaient esclaves.”

Tous ces gestes (fuite, révolte, sabotage, insoumission) partagent un ADN avec celui d’Igbo Landing. Mais ce dernier porte une gravité supplémentaire : il ne cherche pas la survie, il exige le respect. Même dans l’extinction.

Dans cette perspective, Dunbar Creek devient un texte à ciel ouvert, un contre-récit fondamental : celui d’Africains qui, au cœur de la machine esclavagiste, n’ont jamais abdiqué leur souveraineté.

Là où l’eau a parlé plus fort que les chaînes

Dunbar Creek n’est pas seulement un marécage géorgien où quelques corps se sont dissous il y a plus de deux siècles. C’est un seuil. Un murmure persistant au fond des consciences diasporiques. Une blessure devenue balise.

Les Igbo de 1803 n’ont laissé ni journaux intimes, ni traces écrites, ni tombeaux. Mais ils ont laissé mieux : un acte pur. Irréductible. Un refus qui traverse le temps. Un chant porté par l’eau : “Le dieu de l’eau nous a amenés ici, le dieu de l’eau nous ramènera.” Ce chant-là n’a pas coulé. Il s’est transmis, par la veillée, le conte, la chanson, l’image, jusqu’à s’imprimer dans la culture mondiale, parfois sans qu’on sache d’où il vient.

Igbo Landing nous rappelle une vérité brutale : la mémoire noire ne meurt jamais de sa propre main. Elle est souvent ensevelie, niée, ignorée. Mais il suffit d’un mot, d’un geste, d’une œuvre, pour qu’elle refasse surface. Et quand elle ressurgit, elle dérange ; car elle parle d’orgueil, de mystique, de sacrifice volontaire. Elle dit que les esclaves n’ont pas toujours été soumis. Qu’ils ont, parfois, refusé d’entrer dans l’histoire de l’oppresseur. Qu’ils ont choisi la mer comme dernier mot.

Dans un monde encore hanté par les héritages de l’esclavage, le geste d’Igbo Landing n’a rien perdu de sa force. Il nous invite à réinventer nos récits, à rendre sacrés les lieux profanés, à écouter les chants qu’on croyait éteints.

Et surtout, il nous oblige à poser une question dérangeante, peut-être la plus essentielle : si l’on devait choisir entre survivre à genoux ou disparaître debout… qu’aurions-nous fait, nous ?

SOURCES

La Charte du Mandé, entre mythe et matrice

À l’heure où les récits fondateurs africains peinent à se faire entendre dans le tumulte de l’histoire mondiale, la Charte du Mandé (proclamée au XIIIe siècle selon la tradition orale) revient comme un souffle ancien aux accents modernes. Texte mythique ou manifeste politique ? De Kouroukan Fouga aux rues de Kayes, en passant par les couloirs de l’UNESCO, Nofi interroge la portée d’un serment qui revendiquait la dignité humaine bien avant les Lumières. Entre exaltation symbolique et controverse académique, une plongée critique dans ce que certains appellent déjà “la première déclaration des droits de l’homme”.

À l’ombre de Kouroukan Fouga : une parole enfouie

Ils disent que tout a commencé par un serment, prononcé les mains pleines de poussière et d’avenir.

Au pied d’un vieux baobab, quelque part entre Kangaba et les confins de la savane, un griot égrène les mots comme on tisse des sorts. Sa voix, rythmée par le balancement du corps et le martèlement d’un tambour doux, traverse l’air du crépuscule. Autour de lui, le vent soulève la terre rouge, mêlant les odeurs de mil, de feu de bois et de mémoire.

L’homme parle, ou plutôt chante. Il dit le nom de Soundiata Keïta, l’enfant boiteux devenu roi des rois. Celui qu’on croyait condamné à ramper mais qui fit plier les trônes. Il raconte comment, au lendemain de la victoire contre Soumaoro Kanté, les peuples du Mandé se rassemblèrent sur la plaine de Kouroukan Fouga. Là, entre les mains jointes des sages et les flèches croisées des chasseurs, fut énoncée une parole ; pas un décret, pas une loi gravée dans le marbre, mais un souffle porté par la tradition orale : une charte.

On dit que cette charte abolissait l’esclavage. Qu’elle affirmait la dignité humaine. Qu’elle interdisait la faim, la guerre de razzia, le mépris du faible. Qu’elle reconnaissait à chacun le droit d’être maître de soi, libre dans ses actes et gardien de son propre travail. Un manifeste d’égalité, avant l’heure, bien avant les Lumières, avant 1789, avant la Déclaration universelle.

Mais que vaut une parole ancienne dans un monde moderne ? Une charte non écrite peut-elle encore nous parler, nous troubler, nous guider ? Peut-on croire qu’un empire africain, au XIIIe siècle, ait rêvé des droits humains ; non comme une invention, mais comme une évidence ?

À l’ombre du baobab, le griot continue de dire. Et dans chaque syllabe, quelque chose d’inouï pulse sous les siècles : une promesse de justice, murmurée dans la poussière.

Genèse politique d’une mémoire orale

Il n’y a pas de parchemin. Pas de sceau royal. Pas de manuscrit jauni retrouvé dans une cave de monastère. Ce que nous appelons “Charte du Mandé” n’est ni un acte notarié ni une constitution au sens occidental du terme. C’est une mémoire portée par le souffle. Un texte de feu, transmis de gorge en gorge, de griot en griot, comme une braise qu’on ravive à chaque génération.

La scène fondatrice, elle aussi, est chantée plus qu’écrite. Kouroukan Fouga, l’an 1236. Soundiata Keïta, auréolé de sa victoire sur le roi sorcier Soumaoro, convoque les peuples du Mandé. Là, sur cette vaste plaine devenue agora, s’assemblent les chefs de clan, les chasseurs, les forgerons, les anciens. Tous les piliers d’une société encore mal cicatrisée par des années de guerre. Ce jour-là, entre les applaudissements des vents et la vigilance des ancêtres, on prononce ce que l’on retiendra plus tard comme une charte : quarante-quatre articles, dit-on, qui tracent les lignes d’une société fondée non pas sur la conquête, mais sur le pacte.

Les mots frappent fort, simples et radicaux :

“La faim n’est pas une bonne chose, l’esclavage non plus.”

C’est la phrase qui revient le plus souvent. Elle claque comme une sentence et s’élève comme une prophétie. On y entend le cri de ceux qui furent pris dans les chaînes, la promesse de ceux qui refusent de voir recommencer le cycle du mépris.

Ce texte est tout sauf neutre. Il pose des bornes : à la guerre de razzia, à la privation de liberté, à la déshumanisation du semblable. Il affirme aussi des droits subtils, presque inaudibles si on n’y prête pas attention : le droit à la parole, le droit de se mouvoir, le droit de posséder le fruit de son labeur. Rien qui ne soit juridiquement normé, mais tout ce qui fait l’ossature d’une société juste.

Pour certains, cette charte n’est qu’une fiction tardive, réécrite à la lumière des idéaux modernes. Pour d’autres, elle est la preuve que l’Afrique n’a jamais attendu les Lumières pour penser le droit, la dignité et la paix.

Entre ces deux feux, reste une certitude : dans un monde façonné par la domination coloniale et l’effacement des savoirs africains, cette parole ressuscitée dérange. Elle dérange parce qu’elle suggère que les peuples africains n’étaient pas seulement dans l’histoire, mais dans la pensée politique. Et que cette pensée, bien que transmise sans plume ni papier, portait déjà en elle les germes d’une justice universelle.

Et si la première déclaration des droits de l’homme était africaine ?

Et si tout ce que l’on croyait savoir sur l’origine des droits humains devait être repensé ? Si le chant du griot précédait les imprimeries parisiennes, si la parole malinké avait murmuré “égalité” avant que les révolutionnaires de 1789 ne l’écrivent à l’encre noire sur parchemin blanc ? L’idée dérange, elle agite les certitudes. Pourtant, elle s’impose peu à peu, non comme une vérité historique absolue, mais comme une possibilité crédible, presque poétique.

La Charte du Mandé, proclamée en 1236, affirme des principes que l’on retrouvera plus de cinq siècles plus tard dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) ou la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Le droit à la vie, la condamnation de l’esclavage, la libre disposition de son travail, le respect du prochain ; ces idées ne sont pas nées sur les bancs du Parlement français, mais, peut-être, sur les terres du Mandé, entre le bruit des calebasses et le grondement du djembé.

Il serait naïf de prétendre que la charte mandingue équivaut juridiquement aux déclarations européennes. Mais il serait tout aussi faux de la reléguer au rang de simple mythe. Dans l’article sur la faim et l’esclavage, dans le serment des chasseurs appelant à la fraternité et à la justice, dans l’idée que toute vie est une vie, on perçoit une éthique radicalement humaine. Une souveraineté fondée non sur le droit divin ni la domination de classe, mais sur l’interdépendance et la reconnaissance mutuelle.

Dans cette tradition, la propriété du travail n’est pas une abstraction bourgeoise ; c’est une évidence sociale. L’individu n’est pas seul, il est responsable de sa famille, de sa terre, de sa parole. Et la paix civile n’est pas imposée d’en haut, elle est le fruit d’un équilibre entre devoirs et droits, mémoire et avenir.

Dans l’Afrique contemporaine, marquée par les inégalités, les conflits ethniques, les résidus d’esclavage par ascendance, ces mots anciens résonnent étrangement comme des mots d’ordre. Ils nous rappellent que les valeurs universelles n’ont pas de centre unique, qu’elles peuvent naître aussi bien dans une assemblée de griots que dans un hémicycle éclairé au gaz.

Ce texte est une prière faite à voix haute contre l’effacement. Et c’est cela qui dérange : la capacité des vaincus à léguer un idéal.

Car dans cette charte, il ne s’agit pas simplement d’un passé glorieux à brandir, mais d’un futur à reconquérir. Une manière de dire que l’afrofuturisme ne commence pas dans les galaxies fictives, mais dans les plis de nos mémoires.

La polémique des origines

À première vue, la Charte du Mandé semble être une relique glorieuse, un témoignage du génie politique africain précolonial. Mais derrière cette image lumineuse couvent des braises de controverse, attisées par les débats académiques les plus vifs. Car la question qui hante les historiens n’est pas tant ce que dit la charte, mais ce qu’elle est vraiment.

Pour Jean-Loup Amselle, anthropologue réputé, et Francis Simonis, historien de l’Université d’Aix-Marseille, l’affaire est claire : la Charte du Mandé est une reconstruction contemporaine. Elle serait, selon eux, le produit d’une volonté de doter l’Afrique d’un ancêtre des droits de l’homme, un geste guidé plus par l’idéologie afrocentriste que par une rigueur historique. Simonis va plus loin : il évoque “l’invention” de la charte, au sens archéologique du terme ; une création datée de 1998, lors d’un atelier à Kankan, en Guinée, où plusieurs versions orales ont été fusionnées pour produire un texte unifié.

Le reproche principal ? L’absence de sources écrites médiévales, la variabilité des récits oraux, la confusion entre le Serment des chasseurs de 1222 et la Charte de Kouroukan Fouga de 1236. À leurs yeux, l’UNESCO aurait commis une erreur en classant cette charte comme patrimoine culturel immatériel sans s’assurer de sa vérifiabilité scientifique.

Mais à cette approche positiviste, d’autres opposent une autre vision, plus ancrée dans les réalités africaines. Pour Éric Jolly et Noël Sanou, spécialistes de l’oralité et de la culture mandingue, cette charte n’est pas une invention, mais une transformation. Elle évolue comme tout texte oral, s’adapte, s’actualise, sans cesser d’être authentique. Car dans les sociétés africaines, la parole vivante a valeur d’archive. Le griot est à la fois mémoire et médiateur, et le récit ne ment pas : il traduit une vérité sociale, non une chronologie figée.

Le débat n’est pas seulement historique, il est profondément éthique. En 2009, lorsque l’UNESCO inscrit la Charte du Mandé au patrimoine mondial, elle choisit de reconnaître la légitimité d’un récit africain. Mais ce choix soulève une question vertigineuse : faut-il que l’Afrique prouve son passé par des manuscrits pour qu’il soit crédible ? L’écrit doit-il primer sur l’oral pour qu’un texte entre dans la mémoire collective mondiale ?

Dans le fond, la controverse révèle une fracture plus large : celle entre deux conceptions de la vérité. L’une, froide et factuelle, réclame des preuves tangibles. L’autre, plus intuitive, voit dans la Charte un symbole puissant, une déclaration de principes enracinée dans la pensée africaine. Et au croisement de ces deux feux, une interrogation demeure : la vérité historique est-elle plus précieuse que la vérité symbolique ?

Peut-être que, parfois, ce sont les fictions collectives qui portent les plus grands élans de liberté.

Le Mali contemporain et ses contradictions

On l’invoque avec ferveur lors des commémorations nationales. Elle trône sur les affiches pédagogiques, citée dans les discours présidentiels comme un patrimoine de fierté. Et pourtant, dans le Mali d’aujourd’hui, la Charte du Mandé ressemble parfois à un miroir fendu. Elle reflète autant qu’elle déforme. Elle éclaire des idéaux qu’elle n’a pas su faire advenir.

Car derrière les célébrations officielles, une autre réalité subsiste ; têtue, brutale, insupportable. Celle de l’esclavage par ascendance, encore bien présent dans plusieurs régions du pays, notamment chez les Soninké. Des femmes interdites de mariage, des enfants privés d’éducation, des familles stigmatisées pour être « de naissance servile ». En 2021, au moins vingt personnes ont été emprisonnées au motif… qu’elles réclamaient la fin de cette hiérarchie sociale ancestrale. Ce n’est pas une légende. C’est une plaie ouverte, dans une république qui se targue de porter une charte antiesclavagiste vieille de huit siècles.

À ces contradictions s’ajoutent les tensions ethniques, les milices communautaires, les conflits fonciers, et une crise de légitimité de l’État central. Comment parler de paix, de justice et de solidarité (les mots mêmes de Kouroukan Fouga) quand le tissu social est lui-même lacéré ?

Un jeune activiste de Kayes, interrogé dans un reportage de la BBC, l’a dit avec une ironie cinglante :

“Ils nous parlent de Soundiata… mais dans mon village, les jôn ne votent pas.”

Sa phrase claque comme un rappel à l’ordre. Elle dit l’écart entre le récit fondateur et le quotidien, entre la promesse et le vécu.

Peut-on dès lors réactiver un texte ancien comme projet d’émancipation moderne ? Peut-on relire la Charte du Mandé non comme une relique, mais comme un manifeste ? C’est là tout l’enjeu. Il ne s’agit pas de sacraliser un passé glorieux, mais de s’en emparer pour transformer le présent. D’en faire non pas un musée, mais une matrice politique. Une boussole dans les tempêtes contemporaines.

Reste une exigence : que les principes proclamés à Kouroukan Fouga ne servent pas à masquer les injustices, mais à les combattre. Que la parole du griot ne soit pas une incantation vide, mais une invitation à l’action. Autrement dit : faire de la charte non un mythe qui endort, mais une vérité qui dérange ; et qui pousse à agir.

Ce que le Mandé nous dit encore

Le crépuscule est revenu. Le vieux griot est toujours là, sous le même baobab, ses mains calleuses posées sur le bois de son ngoni. Sa voix, râpeuse et lente, s’effile dans le soir qui tombe. Il n’a pas changé de place, mais le monde autour de lui, lui, vacille. Les téléphones filment, les enfants écoutent distraitement, les anciens hochent la tête — et pourtant, quelque chose, dans l’air, demeure solennel.

Il murmure un dernier vers, comme on ferme un livre sans le clore vraiment :

“La parole que j’ai dite, je l’ai reçue. Que celui qui l’entend sache qu’elle ne m’appartient pas. Elle vient de plus loin, et va plus loin encore.”

La Charte du Mandé ne prouve peut-être rien. Elle n’a ni codex, ni sceau, ni date gravée dans la pierre. Elle flotte entre les siècles, comme un papyrus invisible. Mais ce qu’elle affirme (la dignité humaine, la solidarité comme loi, la liberté comme socle) touche à l’essentiel. Elle rêve tout. Et c’est peut-être là sa force : elle ne s’impose pas, elle inspire.

Dans un monde où les récits dominants étouffent les voix minorées, dans une Afrique souvent regardée par d’autres avant de s’écouter elle-même, la Charte du Mandé chuchote un contre-récit. Elle invite à penser l’histoire non comme un monopole européen, mais comme une polyphonie où l’Afrique n’est pas seulement actrice, mais aussi autrice.

Car finalement, ce texte-là n’est pas fait pour être lu dans le silence d’une bibliothèque. Il est fait pour être dit, repris, réinventé ; et surtout, vécu.

Dans chaque mot de cette charte souffle une urgence : celle de croire qu’une autre histoire africaine est possible ; et peut-être, déjà écrite.

Notes et références

  1. La Charte du Mandé et autres traditions du Mali, éd. Albin Michel, 2003.
  2. Djibril Tamsir Niane, Sunjata ou l’épopée mandingue, Présence Africaine, 1960.
  3. CELTHO (Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale), La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, L’Harmattan, 2008.
  4. Éric Jolly, « L’épopée en contexte. Variantes et usages politiques de deux récits épiques (Mali/Guinée) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/4, p. 885-912.
  5. Noël Sanou, « La Charte du Mandé : reconfigurations textuelles et mémorielles », Afroglobe, vol. 1, n°1, avril/mai 2021, p. 72–105.
  6. Francis Simonis, « Le griot, l’historien, le chasseur et l’Unesco », Ultramarines, n°28, 2015.
  7. UNESCO, « La Charte du Mandén, proclamée à Kouroukan Fouga », Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, 2009.
  8. Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Slavery by descent in Mali must be criminalised, communiqué du 23 mai 2023.
  9. Al Jazeera, « Slavery is alive in Mali and continues to wreak havoc on lives », 29 octobre 2021.

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien

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Un homme entre deux mondes, deux couleurs, deux rêves brisés. Jean-Pierre Boyer, métis d’un tailleur français et d’une ancienne esclave congolaise, incarne à lui seul le drame et les aspirations de l’Haïti post-indépendance. Sa vie est une fresque de révolutions trahies, d’alliances contrariées et de luttes pour une souveraineté si chèrement acquise qu’elle coûta l’âme de la nation.

Le prix de l’indépendance noire

Il est des hommes que l’Histoire préfère oublier, non pas parce qu’ils furent insignifiants, mais parce qu’ils furent trop complexes pour le confort des récits simplifiés. Jean-Pierre Boyer est de ceux-là. Ni héros flamboyant comme Dessalines, ni traître caricatural comme on a pu le dire de certains autres, Boyer fut un architecte fragile d’un rêve noir devenu fardeau : celui d’une nation affranchie, debout, mais étranglée à genoux par la dette et les contradictions de sa propre souveraineté.

Dans les rues de Port-au-Prince, son nom n’éveille plus que de vagues souvenirs ; une avenue, une école, peut-être un manuel d’histoire scolaire. Pourtant, sans lui, Haïti ne serait pas l’État qu’il est devenu : un pays unifié, affranchi de l’esclavage sur l’ensemble de l’île, mais aussi prisonnier d’un modèle autoritaire, d’une dette abyssale et d’une défiance interne qui ne s’est jamais vraiment apaisée.

Boyer, c’est le mirage de la stabilité dans un monde post-colonial sans repères. Un homme né entre deux mondes (le sang français de son père et l’héritage africain de sa mère) projeté au sommet d’un État noir qu’il a tenté de gouverner comme une république, mais qu’il a fini par façonner comme un empire bureaucratique. Il a cru pouvoir acheter la reconnaissance de la liberté haïtienne. Il a cru que des lois suffiraient à organiser un peuple blessé. Il s’est trompé. Et dans cette erreur réside peut-être la plus douloureuse vérité du monde noir post-esclavagiste : la liberté ne s’achète pas, elle se vit ; ou elle se perd à nouveau.

Ce récit n’est pas une simple biographie. C’est un retour sur l’un des chapitres les plus fascinants (et les plus négligés) de l’histoire des Noirs dans l’Atlantique moderne. Un récit de pouvoir, de compromis, de mémoire. C’est aussi une invitation à penser autrement le rôle des chefs noirs face à l’Histoire : non pas comme des sauveurs ou des traîtres, mais comme des hommes pris dans l’étau cruel de l’impossible.

Naissance d’un révolutionnaire mulâtre

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
Journal La Victoire, 1800-1899. Avec un paysage et deux portraits : Jean-Pierre Boyer et Toussaint Louverture.

Port-au-Prince, 1776. Tandis que les colonies britanniques d’Amérique du Nord rêvent bruyamment de liberté, une autre merde silencieuse fermente sous les cocotiers de Saint-Domingue. Dans cette colonie la plus prospère de l’empire français, où l’indigo coule comme du vin et le sucre vaut plus que l’or, la liberté est un mot éteint dans la gorge des esclaves. Les chaînes résonnent plus fort que la cloche des églises, et les flots charrient plus de sang que d’écume. Dans cet enfer sucré, un enfant vient au monde : Jean-Pierre Boyer, fils d’un tailleur français et d’une femme noire affranchie, née quelque part sur les rives du Congo.

Son existence, dès le départ, est une contradiction incarnée : libre, mais assigné à résidence par sa couleur ; éduqué, mais dans un système bâti pour son effacement. Il grandit à l’ombre d’une plantation, entre deux mondes qui refusent de se reconnaître. Puis, un jour, la République l’appelle.

Envoyé en France, Boyer arrive à Paris en pleine convulsion révolutionnaire. La Bastille est tombée, les têtes roulent, et l’idée folle d’égalité (ce mot presque hérétique pour une colonie comme Saint-Domingue) se faufile dans les salons comme dans les casernes. Là-bas, en métropole, il apprend l’Art de la guerre et celui de l’idéal : liberté, égalité, fraternité. Ce triptyque deviendra sa boussole ; même s’il finira souvent par le tordre, le plier, et parfois, l’ignorer complètement.

Mais en revenant à Saint-Domingue, la réalité le frappe de plein fouet. La Révolution n’a pas encore traversé l’Atlantique. Ou plutôt, elle est arrivée, mais défigurée. Les esclaves réclament leur dû, les colons leur empire, et les hommes comme Boyer, entre deux teintes de peau, sont soupçonnés par tous. À ses côtés, un autre mulâtre, André Rigaud, se dresse contre Toussaint Louverture, le général noir qui s’est taillé un royaume dans les cendres de l’ancien monde.

La guerre des couteaux éclate en 1799. Ce n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir : c’est un duel idéologique, un règlement de comptes entre les enfers d’hier et les promesses bafouées de demain. Boyer, fidèle à Rigaud, prend les armes contre Louverture. Il combat un homme qui, paradoxalement, incarne ce qu’il a toujours rêvé d’être : un noir libre, puissant, maître de son destin.

Mais derrière les lignes de front, une autre guerre se joue : celle de la loyauté. Boyer, bien qu’enfant de la Révolution, choisit la France. Pas la France métropolitaine, mais celle des valeurs qu’il a apprises entre les murs humides des académies militaires. À tort ou à raison, il croit que seul l’ordre républicain peut sauver Saint-Domingue de son propre chaos. Ce choix (la fidélité à un empire qui ne l’a jamais pleinement reconnu) le hantera jusqu’à son dernier souffle.

Ainsi naît le révolutionnaire mulâtre : forgé dans les flammes de l’idéalisme européen, mais contraint de marcher sur les cendres chaudes d’une île qui ne voulait pas de maître, qu’il soit blanc, noir ou entre les deux.

La guerre des couteaux (première désillusion d’une République noire)

Ce n’est pas Toussaint Louverture qui a trahi la Révolution, diront certains, c’est la Révolution elle-même qui a refusé de regarder en face ce qu’elle avait engendré. En 1799, Haïti (encore appelée Saint-Domingue) est un volcan. Les colons tremblent, les esclaves regardent vers le sommet, les libres de couleur serrent les dents. Et au milieu, Jean-Pierre Boyer choisit son camp : celui d’André Rigaud, celui des mulâtres, celui d’un ordre nouveau mais pas trop, un ordre libéré de la sujétion blanche, mais pas encore prêt à embrasser la souveraineté noire dans son entièreté.

La guerre des couteaux, malgré son nom tranchant, n’est pas simplement une lutte militaire. C’est une dissection de la révolution haïtienne elle-même. Deux généraux, deux visions, deux peaux. Louverture veut un État noir, autoritaire peut-être, mais solide. Rigaud, Pétion, Boyer ; eux rêvent d’un État libéral, influencé par les idéaux français, mais où le pouvoir reste aux mains des hommes de couleur libres, éduqués, souvent francophones, souvent propriétaires.

Alors, on s’étripe. Boyer n’est pas encore au sommet de sa gloire, mais déjà, il manie le sabre avec la froideur des gens qui savent que l’Histoire est écrite dans la violence. Aux côtés de Pétion, il s’impose, il galvanise. Son aversion pour Louverture n’est pas qu’idéologique : elle est intime, viscérale. Car Toussaint, en refusant de se soumettre aux envoyés de la République française, a brisé le mythe de la loyauté impériale que Boyer chérit encore. Dans ce combat, Boyer se bat pour une République ; mais pas nécessairement pour une liberté absolue.

Quand Jacmel tombe aux mains de Louverture en mars 1800, la guerre est perdue. Rigaud embarque pour la France. Pétion et Boyer n’ont d’autre choix que de suivre. Ce premier exil est plus qu’un repli stratégique : c’est un enterrement d’illusions. La République n’a pas de place pour deux visages. Louverture, ce Spartacus créole devenu général, l’a bien compris. Boyer, lui, mettra encore des années à s’en rendre compte.

À Paris, il est à nouveau l’homme invisible. Mulâtre, mais colonisé. Républicain, mais suspect. On le regarde comme une anomalie politique. Mais il observe. Et quand Napoléon, devenu Premier Consul, décide de reconquérir Saint-Domingue, c’est Boyer qui revient dans les bagages de l’expédition Leclerc, aux côtés de Pétion et de Rigaud. Ils croient encore pouvoir rétablir un ordre qu’ils n’ont jamais vraiment eu le temps d’installer.

Ce sera leur deuxième erreur.

Le président malgré lui (héritage de Pétion, début de l’autocratie)

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
« La prestation de serment du président Boyer au palais d’Haïti », par Adolphe Roehn

Jean-Pierre Boyer n’a jamais été élu par le peuple. Il a été désigné, façonné, presque hérité ; comme un testament politique livré dans le silence d’une chambre de malade. En 1818, lorsque Alexandre Pétion s’éteint, rongé par la tuberculose et par la fatigue d’avoir trop cru à une république sans institutions solides, c’est à Boyer qu’il confie son pouvoir. Non pas à un parti, pas à un Sénat ; à un homme. Et cet homme, c’est celui qui avait toujours su se montrer utile mais discret, loyal sans zèle, un soldat des idées républicaines, mais capable de pragmatisme brutal. En d’autres termes : le successeur idéal pour une république qui ne voulait plus de débats.

Dès sa prise de pouvoir, Boyer ne cache pas ses intentions. Il ne cherche pas à réformer, il cherche à durer. La Constitution de 1816, écrite sous Pétion mais perfectionnée par lui, le nomme président à vie. Il ne la conteste pas. Au contraire, il s’en enveloppe comme d’une cuirasse. Le pouvoir n’est plus un mandat : c’est un sacerdoce ; et il s’en proclame l’unique interprète.

Ce tournant, c’est celui d’un homme qui a vu la République échouer trop de fois, se faire trahir par ses propres enfants, et qui croit qu’il peut en prolonger l’esprit en en étouffant la lettre. Boyer est alors convaincu que le désordre est l’ennemi principal d’Haïti, pas l’injustice. Alors, il centralise. Il uniformise. Il parle peu, mais légifère beaucoup. Il garde la presse sous étouffoir, encadre l’armée, et fait de la capitale le cerveau unique d’un État encore embryonnaire.

Et puis, il y a Marie-Madeleine Lachenais.

Là encore, l’Histoire ne sait pas trop quoi faire d’elle. Veuve de Pétion, conseillère officieuse devenue compagne officielle de Boyer, elle est de ces femmes que les manuels taisent mais dont les archives murmurent l’influence. À deux, ils incarnent une continuité. Un pouvoir qui ne change pas de visage, seulement de voix.

Mais Boyer ne gouverne pas un pays stable. Il hérite d’un Sud affaibli, d’un Nord monarchiste dirigé par Henri Christophe, et d’une population de cultivateurs plus attachés à la terre qu’à l’État. Son règne commence donc par une ambition : réunifier l’île. Ce sera sa première grande manœuvre de pouvoir ; et sa première grande illusion aussi.

Car s’il rêve d’unifier les Haïtiens, Boyer oublie que les Haïtiens eux-mêmes n’ont jamais vraiment été un seul peuple. Les divisions ne sont pas seulement géographiques. Elles sont sociales, raciales, historiques. Mais il avance quand même, avec cette foi presque militaire en l’ordre par la loi, en l’unité par la discipline. Et pendant un temps, il y parvient.

À ce moment de son règne, Boyer est un sphinx. Ni dictateur brutal ni président démocratique. Un homme de transition. Un homme qui croit que, face au chaos du passé, un État fort est une vertu, même s’il coûte la liberté.

Mais ce que Boyer n’a pas encore compris, c’est qu’un peuple qui n’a pas choisi son chef, même s’il le tolère, finit toujours par se lasser. Et que les chaînes, même dorées, finissent par peser.

L’île entière ou rien (l’utopie expansionniste)

L’histoire ne manque pas d’hommes qui ont voulu unifier des territoires morcelés au nom d’un idéal supérieur. Ce que Rome appelait l’ordre, Napoléon la grandeur, Boyer l’appellera la cohérence. Pour lui, Haïti ne pouvait survivre scindée en deux ; au Nord, un royaume noir monarchique déchu ; à l’Est, une colonie espagnole nostalgique d’un empire en ruine. Si la révolution avait un sens, elle devait embrasser toute l’île. Sinon, c’était un mensonge.

En 1820, Christophe est mort, sa monarchie s’est effondrée dans le silence d’un suicide. Boyer, plus stratège que conquérant, ne verse pas de sang pour annexer le Nord. Il avance doucement, comme une ombre. Il fait promettre l’ordre, la continuité, la paix. Et dans le fracas mou des ruines christophiennes, il s’installe ; président d’un Haïti unifié, du Cap au Cayes, du fleuve Artibonite aux plantations abandonnées de la Grand’Anse.

Mais Boyer ne s’arrête pas là. À l’Est, la partie espagnole de l’île (aujourd’hui République dominicaine) se cherche une voie. En novembre 1821, elle déclare son indépendance de l’Espagne. Mais c’est une indépendance orpheline, sans armée, sans institutions, sans vision claire. Certains rêvent d’un rattachement à la Grande Colombie de Bolívar, d’autres prônent la solitude, et quelques-uns (plus nombreux qu’on ne l’a longtemps dit) voient dans Haïti non pas un occupant, mais un rempart. Un État noir, libre, stable, prêt à garantir l’abolition de l’esclavage et la fin du joug impérial.

Boyer y voit une opportunité : consolider la Révolution, sanctuariser l’abolition sur toute l’île, éloigner la menace européenne d’un retour colonial. En février 1822, il entre à Saint-Domingue avec 10 000 hommes. Pas comme un conquérant ; comme un libérateur. Ou du moins, c’est ainsi qu’il le raconte. Car très vite, le langage du sauveur se mue en langage de l’administration. Les lois haïtiennes s’appliquent. La terre est redistribuée. Les biens de l’Église sont confisqués. L’espagnol, peu à peu, cède la place au créole. Et le drapeau haïtien flotte partout.

Mais ce rêve pan-insulaire a un coût. Il repose sur une illusion : celle que l’abolition suffit à bâtir une adhésion. Que la liberté partagée gomme les mémoires divergentes. Que les cicatrices de l’histoire coloniale, en se touchant, peuvent se refermer.

Or, à l’Est, l’Église a encore son pouvoir. Les élites blanches, leurs terres. Le ressentiment est latent. Et ce que Boyer n’a pas prévu, c’est que dans un monde post-esclavagiste, l’identité devient une ressource aussi politique que la terre ou le café. Les Dominicains ne veulent plus de la couronne espagnole. Mais cela ne veut pas dire qu’ils veulent le sceptre noir.

Pendant vingt-deux ans, Boyer tentera de tenir l’île unie. Vingt-deux ans de tension, de résistances sourdes, de révoltes matées, d’alliances fragiles. Mais déjà, l’utopie se fissure. Car même dans les empires noirs, l’occupation est un mot lourd. Et Boyer, malgré toute sa prudence, devient à son tour ce qu’il avait toujours juré de combattre : un pouvoir distant, imposé, perçu comme étranger.

La dette ou la mort (le prix du noir libre)

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
Boyer recevant l’ordonnance de Charles X des mains du baron de Mackau.

Il y a des victoires qui ressemblent à des trahisons. Le 17 avril 1825, après vingt-et-un ans d’indépendance, Haïti reçoit enfin ce que tout État libre attend : la reconnaissance officielle d’une puissance mondiale. Mais c’est une reconnaissance extorquée, délivrée par les canons braqués de quatorze navires français stationnés dans la rade de Port-au-Prince.

Le roi Charles X n’a pas envoyé une délégation diplomatique ; il a envoyé le baron de Mackau avec une ordonnance, une facture et une menace : la France reconnaîtra Haïti comme nation souveraine à une seule condition ; le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs or, censée « dédommager » les anciens colons pour la perte de leurs plantations, de leurs terres… et de leurs esclaves.

Boyer sait ce que cette somme représente : l’hypothèque du futur d’un peuple tout entier. Mais il sait aussi ce que refuse pourrait signifier : une nouvelle guerre. L’île est épuisée, les caisses sont vides, et l’Europe n’attend qu’un prétexte pour réécrire le chapitre colonial. Il accepte. Il plie, mais ne rompt pas. Il négocie, réduit l’indemnité à 90 millions. C’est un geste d’homme d’État ; ou un sacrifice qu’on ne lui a jamais vraiment pardonné.

Pour payer cette rançon de la liberté, Boyer impose des taxes insoutenables, réactive le travail forcé, resserre son emprise sur les cultivateurs. Le peuple, qui avait vu en lui un libérateur silencieux, commence à le percevoir comme un percepteur impitoyable. Car c’est bien cela, au fond : Boyer devient le caissier de la dette coloniale, le gestionnaire d’une souffrance transformée en créance.

Et cette dette n’est pas seulement financière. Elle est morale, existentielle. C’est l’humiliation de devoir payer pour sa liberté. C’est l’absurdité d’indemniser ceux qui ont possédé des corps, des vies, des siècles d’humanité piétinée. Haïti devient le premier État noir à payer pour n’avoir plus d’esclaves. Ce n’est pas une métaphore : c’est une réalité documentée, chiffrée, brutale.

Boyer ne s’en remettra jamais. Il continue de gouverner, mais quelque chose s’est cassé. La confiance populaire. La légitimité morale. Son image dans l’imaginaire noir diasporique. Il voulait l’ordre, il aura la rancune. Il voulait la reconnaissance, il aura le ressentiment.

Pendant ce temps, la dette s’accumule, les intérêts étranglent les exportations, et le rêve haïtien devient un champ d’épines pour ses enfants. Ce n’est pas qu’Haïti ait échoué. C’est que le monde ne l’a jamais autorisée à réussir.

Le café et les chaînes (une réforme agraire en trompe-l’œil)

Quand Boyer regarde l’intérieur du pays, il ne voit pas un peuple de paysans, mais une économie en suspens. La terre, ce symbole de liberté arrachée, n’est toujours pas source de prospérité. Il y a du café, du cacao, des hectares fertiles ; mais trop de mains oisives, trop de désorganisation. Ou du moins, c’est ainsi qu’il le croit.

Alors, il décide de codifier l’agriculture comme on codifie un traité de paix. En 1826, il fait adopter un Code rural, calqué sur les textes napoléoniens, visant à forcer les cultivateurs à rester sur leurs terres, à travailler les plantations, à maintenir les routes. C’est l’État qui dicte désormais le rythme des saisons, l’ordre des récoltes, les mouvements des hommes.

Mais le paysan haïtien, lui, n’a pas oublié. Il se souvient que les chaînes ne se portaient pas toujours autour du cou, mais souvent autour des poignets, du ventre, de la mémoire. Il ne veut pas d’un nouvel esclavage, même masqué sous les habits de la République. Ce que Boyer appelle « organisation » ; les masses le vivent comme une trahison.

Et pourtant, les chiffres parlent d’essor. Le café haïtien inonde les ports de Liverpool, de Marseille, de Philadelphie. En 1824, près de la moitié du café consommé en France vient d’Haïti. L’agriculture explose. Mais elle n’enrichit pas le peuple. Les cultivateurs restent coincés dans un système de corvées et de prélèvements, sans véritable propriété, sans accès au crédit. La richesse s’exporte, les souffrances restent.

Dans ce contexte, Boyer tente une autre manœuvre audacieuse : il invite des milliers de Noirs américains à venir s’installer en Haïti. L’idée est noble ; un retour aux sources, une terre promise pour ceux que les États-Unis refusaient d’intégrer. En 1824, environ 6 000 Afro-Américains, majoritairement libres, traversent l’Atlantique vers Haïti. Certains viennent avec espoir, d’autres avec résignation.

Mais Haïti n’est pas prête. Ni économiquement, ni socialement. Boyer n’a ni les moyens ni l’infrastructure pour les accueillir. Très vite, la désillusion s’installe. Beaucoup repartent. Les rares qui restent s’adaptent, fondent des familles, importent leur langue, leur culture, leur méthode de culture ; mais sans jamais vraiment se fondre.

Ainsi, le café, fruit symbole de liberté cultivée, devient aussi celui de la tension. Car derrière l’odeur enivrante des grains torréfiés, il y a le silence des frustrations paysannes, les conspirations rurales, les révoltes qui grondent. Boyer, qui voulait redonner au pays sa colonne vertébrale économique, a sans le vouloir mis en place un système qui bride la paysannerie plutôt que de la libérer.

Encore une fois, son pouvoir s’est heurté à cette vérité brûlante : la liberté ne se régente pas depuis un palais. Elle pousse, parfois, dans le désordre, comme les mauvaises herbes sur les routes qu’il voulait trop droites.

Un homme seul (crépuscule d’un souverain isolé)

Le pouvoir, disait un écrivain haïtien, a ceci de cruel qu’il isole même dans la foule. À mesure que les années passent, Jean-Pierre Boyer ne règne plus ; il s’accroche. Ce qui fut autorité devient inertie, ce qui fut stabilité devient verrouillage. Le pays, lui, s’agite. Il réclame, murmure, puis crie.

En 1842, un tremblement de terre détruit une partie de la République. Mais ce ne sont pas seulement les murs qui s’effondrent. C’est la façade d’un régime. Boyer ne voit plus que des ennemis : dans les campagnes, dans les salons, parfois jusque dans ses propres rangs. Il envoie des espions, multiplie les interdictions, ferme l’université. La République qu’il avait rêvée se replie sur elle-même, épuisée, soupçonneuse, encroutée dans ses propres lois.

Pendant ce temps, à l’est, le ressentiment dominicain s’organise. La société secrète La Trinitaria, fondée par Juan Pablo Duarte et ses compagnons, tisse les premières mailles d’un nationalisme neuf, distinct, post-haïtien. Là-bas, on ne parle plus d’unification, mais de libération. Boyer n’entend pas ce grondement ; ou il le sous-estime. Il croit encore que les Dominicains sont fatigués, divisés, désorganisés. Il a tort.

Et dans le cœur même de l’État haïtien, une autre révolution germe. En mars 1843, un soulèvement parti du sud (mené par le général Charles Rivière Hérard) finit par encercler Port-au-Prince. Boyer comprend que cette fois, il n’y aura ni compromis, ni second souffle. Les soutiens de la veille sont devenus les conjurés du matin. Même ses généraux, naguère loyaux, se rangent derrière les insurgés.

Alors, dans un dernier éclat de lucidité, il abdique. Pas dans le tumulte, mais dans une lettre sèche, presque digne :

« En me soumettant à un exil volontaire, j’espère détruire tout prétexte d’une guerre civile causée par mon moyen. »

Pas de grand discours, pas de chute théâtrale. Juste un départ. Un adieu par fatigue, plus que par panique. Boyer quitte Port-au-Prince comme il avait gouverné : en silence, le regard ailleurs.

Il part pour la Jamaïque, avec sa compagne de toujours, Marie-Madeleine Lachenais. Elle meurt peu après. Et lui, le président à vie devenu fantôme, s’installe à Paris — ville des révolutions qu’il n’a jamais su importer sans les déformer.

Dans la capitale française, Boyer est un exilé parmi d’autres. Il suit les journaux haïtiens, écrit à Faustin Soulouque, espère un retour. Peut-être un titre. Un poste. Une réhabilitation. Mais il n’y aura rien. Juste une mort discrète, en 1850, au 11 rue de Castiglione. Il est enterré au Père-Lachaise, loin des plantations, loin des montagnes, loin de l’île qu’il a tant voulu façonner et qui, au bout du compte, ne l’a jamais pleinement adopté.

Boyer fut peut-être le plus haïtien des présidents, et pourtant, il est mort en étranger.

Boyer dans l’imaginaire postcolonial

Portrait du président Jean-Pierre Boyer d’Haïti, alors qu’il dirigeait l’ensemble de l’île d’Hispaniola au sommet de sa carrière, vêtu d’un uniforme militaire orné d’épaulettes, symbole de son rang élevé.

Il y a quelque chose d’injuste, presque cruel, dans la manière dont l’Histoire a rangé Jean-Pierre Boyer dans ses arrière-salles. Ni statue majeure, ni mythe populaire, ni même figure de rejet total. Simplement oublié. Une parenthèse de vingt-cinq ans (le plus long règne de l’histoire haïtienne) réduit à une ligne administrative dans les manuels, à une gêne discrète dans les cérémonies officielles.

Et pourtant, il est partout.

Dans le Code rural, toujours débattu.
Dans les frontières d’Haïti, toujours disputées.
Dans la dette que le pays a fini par rembourser jusqu’au XXe siècle ; comme un tribut à la culpabilité du monde.
Dans la mémoire dominicaine aussi, où son nom rime plus souvent avec occupation qu’avec libération.

Jean-Pierre Boyer n’a pas échoué parce qu’il était faible. Il a échoué parce que la tâche était impossible. On lui a demandé de gouverner un pays né dans les cendres, sans alliés, avec une population divisée, des élites méfiantes, une économie détruite et une Europe menaçante aux portes. Il a tenté de tenir. Il a cru qu’en codifiant l’ordre, il stabiliserait la liberté. Il a cru qu’en payant la France, il achèterait la paix. Il a cru qu’en imposant l’unité, il cimenterait l’histoire. Mais rien de tout cela n’a vraiment tenu.

Et c’est peut-être là que réside sa tragédie : il fut un homme de compromis dans une époque qui n’offrait que des extrêmes. Il n’avait ni la splendeur de Dessalines, ni le charisme mystique de Louverture, ni la finesse tactique d’un Simón Bolívar. Mais il avait une obsession : faire durer la République. Une République étroite, autoritaire, mais noire. Et pour cela, il a tout sacrifié ; y compris le soutien de ceux qu’il gouvernait.

Aujourd’hui, alors qu’Haïti tente encore de sortir de ses impasses structurelles, que l’ombre de la dette coloniale continue de peser comme une malédiction, le silence autour de Boyer dit quelque chose. Non pas qu’il n’ait rien apporté ; mais que ce qu’il a tenté de bâtir est trop inconfortable pour les mythes nationaux. Ni martyr, ni sauveur. Juste un homme, un président noir, confronté à un monde qui ne voulait pas croire qu’un État noir pouvait être libre sans être puni.

Peut-être est-ce cela, en fin de compte, l’héritage de Boyer : un avertissement voilé, un chapitre complexe, un miroir brisé où l’on devine encore, entre les éclats, les visages d’un futur jamais complètement réalisé.

Sources

François de Pescay, le médecin noir que la France a effacé de son histoire

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Médecin, intellectuel, pionnier oublié : François Fournier de Pescay fut le premier afro-descendant (mais pas le premier africain) à exercer la médecine en Europe. Né entre Saint-Domingue et Bordeaux, il incarne à lui seul les contradictions d’une République qui prêchait l’égalité tout en codifiant l’exclusion. De la Révolution française à l’Empire napoléonien, puis dans la jeune République d’Haïti, son parcours révèle une vérité dérangeante : en France, le mérite noir n’a jamais suffi pour accéder à la mémoire nationale.

Premier médecin afro en Europe : pourquoi on ne parle jamais de lui ?

Il est né sur les flots, entre deux continents, entre deux mondes, entre deux vérités. François Xavier Fournier de Pescay, enfant de Saint-Domingue et de Bordeaux, surgit en 1771 à la frontière du droit et de l’interdit, du sang noble et de la peau noire, du privilège et de l’humiliation. Fils d’un planteur blanc et d’une femme noire libre, il incarne dès sa naissance le paradoxe colonial : un métis trop brillant pour rester invisible, mais trop noir pour être célébré.

Chirurgien de la Révolution, médecin de Napoléon, professeur en Haïti, penseur, traducteur, il fut l’un des premiers Afro-descendants à exercer la médecine en Europe, et l’un des rares à naviguer, sans jamais trahir ses origines, entre la France coloniale et la République noire d’Haïti. Et pourtant, son nom est resté dans les marges de l’histoire, là où l’on range les destins qui dérangent.

Cet article est un hommage restitué. Il s’agit de faire réapparaître la silhouette de Fournier de Pescay à la lumière crue qu’il mérite : celle des grandes figures effacées, des passeurs entre deux humanités, des hommes que la République oublie quand ils sont trop noirs pour son Panthéon, et trop brillants pour son silence.

Naître entre deux mondes

François Xavier Fournier de Pescay voit le jour le 7 septembre 1771, quelque part entre Saint-Domingue et Bordeaux, sur le pont d’un navire qui le transporte de la colonie vers la métropole. Cette naissance flottante résume à elle seule le destin double et disloqué qui l’attend. Il est fils d’une femme noire libreAdélaïde Rappau, et d’un planteur blancFrançois Pescay, membre d’une famille noble de Blaye. Un métis, donc (ou plutôt un « bâtard de l’Empire », selon la terminologie du temps) né de l’union impossible entre une descendante d’Africains et un héritier des Lumières esclavagistes.

Car dans la France de l’Ancien Régime, le Code noir interdit formellement le mariage entre Blancs et Noirs, même libres. Ce texte fondateur du racisme d’État français consacre une hiérarchie des êtres humains où la « noirceur » est synonyme d’infériorité, de servilité, voire d’animalité. Ainsi, bien que né d’un amour sincère, l’enfant Fournier de Pescay est d’emblée exclu de toute reconnaissance légale. Sa venue au monde est à la fois une transgression intime et une provocation politique.

Dans cette faille du droit colonial naît un homme qui portera, sa vie durant, la blessure d’une République qui n’est pas faite pour les siens.

Débarqué à Bordeaux, le jeune métis entre dans une ville schizophrène. D’un côté, foyer d’idées nouvelles, ville frondeuse et intellectuelle, elle s’enflamme pour Rousseau, pour Voltaire, pour les Droits de l’homme. De l’autre, métropole négrière, elle prospère sur la traite des Africains, les cargaisons humaines, et les fortunes sucrières venues de Saint-Domingue. Bordeaux pense l’égalité universelle tout en tirant sa richesse de l’exploitation raciale.

C’est dans ce paradoxe que Fournier de Pescay forge ses armes. Il suit une formation médicale à Bordeaux, puis à Paris, et se révèle d’une précocité exceptionnelle. Dans les amphithéâtres de la Révolution, il est l’un des tout premiers Afro-descendants à manipuler le scalpel en métropole. Face aux corps blancs allongés sur les tables de dissection, lui, l’enfant né du ventre noir d’une mère libre, dissèque les mensonges d’un monde qui prône l’universel, mais pratique l’exclusion.

Il entre en médecine comme on entre en résistance. Car pour un homme de couleur au XVIIIe siècle, guérir des corps n’efface pas les plaies de l’histoire.

Chirurgien de la République (entre idéaux et tranchées)

À peine formé, François Fournier de Pescay rejoint les armées révolutionnaires en 1792, aux côtés de deux de ses frères. Il ne combat pas l’arme à la main, mais avec un scalpel, une trousse médicale et une foi inébranlable dans le progrès. Il soigne, il opère, il sauve, dans un monde où la mort frappe autant par la poudre que par l’infection.

Il est l’un des rares hommes de couleur à exercer une fonction aussi cruciale dans une armée blanche, en pleine mutation idéologique. La Révolution proclame que tous les hommes naissent libres et égaux ; mais sur les champs de bataille, cette égalité reste à sens unique. Sa compétence est respectée, mais jamais célébrée. Il est utile, mais jamais totalement reconnu. Fournier de Pescay incarne alors cette contradiction fondamentale de la République française : celle d’un universalisme qui sélectionne ses égaux.

Pour lui, chaque opération chirurgicale est aussi une démonstration politique : un homme noir peut maîtriser la science, porter la blouse, soigner les blessures d’un soldat blanc. Mais cette simple évidence reste radicale dans un pays qui a codifié l’infériorité raciale dans son droit et ses colonies.

En 1806, après quelques années à Bruxelles, Pescay est rappelé au service de l’Empire. Il intègre la Garde impériale, corps d’élite de l’armée napoléonienne. Cette nomination est rare, exceptionnelle même, pour un homme de son origine. Elle signale un fait troublant : l’Empire peut reconnaître le talent, mais jamais l’égalité.

Napoléon ne l’ignore pas. L’homme qui a rétabli l’esclavage en 1802, brisé la République noire de Toussaint Louverture, et mis sous tutelle les colonies, ne croit pas à la fraternité universelle, mais à l’utilité des hommes. Pescay, lui, devient médecin personnel du prince des Asturies, futur Ferdinand VII d’Espagne, prisonnier au château de Valençay. Le poste est prestigieux, diplomatique, presque confidentiel. C’est une mission de confiance ; mais aussi une cage dorée.

On lui confie la santé d’un roi captif, mais pas la reconnaissance d’un citoyen à part entière. Loin du champ de bataille, il est maintenu dans un espace d’élite sans influence, dans l’ombre du pouvoir blanc. Car l’Empire, comme la Révolution, tolère l’exception noire à condition qu’elle ne prétende ni à la visibilité, ni à l’égalité réelle.

Fournier de Pescay, pourtant, ne plie pas. Il soigne, il écrit, il pense. Et il attend son heure.

Bruxelles, savoir et silence (une ascension discrète)

En 1799, lassé des campagnes militaires et des limites imposées à sa carrière, Fournier de Pescay s’installe à Bruxelles, alors sous influence française. Il y trouve un espace plus propice à l’exercice du savoir ; non pas parce que le racisme y est absent, mais parce que l’anonymat y offre un répit. Il enseigne, soigne, écrit. Et surtout, il fonde la Société de médecine de Bruxelles, une institution scientifique de référence, au sein de laquelle il est nommé secrétaire général adjoint.

Ce poste n’est pas symbolique : il traduit une réelle reconnaissance de ses compétences médicales et de sa rigueur scientifique. En 1801, il publie un traité pionnier, Essai historique et pratique sur l’inoculation de la vaccine, dans lequel il défend l’usage de la vaccination contre la variole. Un homme noir qui vulgarise la médecine moderne au tournant du XIXe siècle : cela aurait dû faire date.

Mais la mémoire nationale, elle, choisira de l’ignorer. Car il n’est ni un général en uniforme, ni un penseur radical de salon. Il est un homme d’action, de savoir, et de retenue. Et cela ne suffit pas pour entrer dans le récit héroïque de la République.

Fournier de Pescay coche toutes les cases de la grandeur républicaine : excellence académique, dévouement médical, loyauté politique, contribution à la science. Et pourtant, il n’est jamais cité dans les manuels scolaires, jamais panthéonisé, rarement mentionné dans les récits de la Révolution ou de l’Empire.

Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas là pour rassurer. Sa simple existence, son intelligence, son parcours, mettaient à nu le mensonge d’un universalisme à géométrie raciale. Son mérite démentait les hiérarchies héritées de l’esclavage. Il n’était pas le « bon nègre » des récits coloniaux, ni l’exception folklorisée. Il était un intellectuel noir dans une Europe blanche, sans complexe, sans docilité.

Ce silence autour de lui n’est pas un oubli : c’est un choix. Un effacement. Un acte politique, aussi cruel qu’un décret.

Haïti : retour à la terre natale, conflit avec Boyer

En 1823, après une longue carrière au service de la France, François Fournier de Pescay embarque pour Haïti, cette république noire proclamée dans le sang et l’insoumission, où il espère enfin pouvoir servir sans se justifier. Il n’y retourne pas en exilé, mais en bâtisseur. Il y est nommé directeur du lycée national de Port-au-Prince, puis professeur de médecine et de chirurgie, et enfin inspecteur général du service de santé.

Son objectif est clair : donner à Haïti les fondements d’une élite intellectuelle autonome, capable de penser et de soigner par elle-même. Il participe à la structuration des institutions éducatives, notamment en rédigeant le règlement de l’Académie d’Haïti, embryon de la première université haïtienne. Il y introduit non seulement la médecine, mais aussi le droit, l’histoire, les sciences ; une vision encyclopédique, fidèle à l’idéal des Lumières… mais au service d’un peuple noir libéré.

Dans ce contexte, Fournier de Pescay n’est plus un pion toléré d’un pouvoir impérial. Il devient un architecte d’indépendance intellectuelle, un passeur de savoir au cœur d’un État noir souverain. Du moins le croit-il.

Car cette terre d’émancipation n’est pas exempte de ses propres contradictions. Sous la présidence de Jean-Pierre Boyer, Haïti est unifiée mais centralisée, gouvernée d’une main autoritaire par une élite mulâtre souvent méfiante envers les influences extérieures, même celles qui viennent de ses propres fils.

Rapidement, Fournier de Pescay se heurte à la rigidité administrative, aux luttes d’ego, aux clans de pouvoir. Son projet éducatif, trop ambitieux, trop autonome, dérange. Il critique les dérives, les compromissions, les régressions bureaucratiques. Le conflit avec Boyer devient inévitable. Le grand médecin, celui qui croyait rentrer au pays comme bâtisseur, découvre qu’il est perçu comme un intrus, un esprit libre dans un système obsédé par le contrôle.

Déçu, isolé, malade, il quitte Haïti en 1828. La République noire qu’il espérait servir ne sait plus quoi faire de lui.Et la France, de son côté, n’a toujours pas effacé le stigmate de sa naissance.

Une fin effacée (entre Pau et l’oubli)

De retour en France en 1828, François Fournier de Pescay n’est plus le jeune chirurgien prometteur, ni le pédagogue exalté qu’il avait été. La maladie a gagné sur son corps comme le silence a gagné sur son nom. Il se retire d’abord à Paris, puis s’installe dans le Midi, à Pau, loin des cercles de pouvoir, loin aussi de la république qu’il avait servie sans relâche.

Il meurt le 8 juillet 1833, à l’âge de 61 ans. Sans panache, sans grand hommage, sans pierre levée à sa mémoire. À cette époque, les journaux n’en parlent pas. Les institutions qu’il a servies ne publient pas d’éloge. La France, qui décorerait bien plus tard d’autres figures, laisse son nom glisser dans l’oubli administratif. Son portrait, pourtant peint en 1831, est remisé dans les collections du Service de santé des armées ; belle ironie pour un homme dont l’œuvre fut précisément de soigner, d’enseigner, d’instituer.

François de Pescay, le médecin noir que la France a effacé de son histoire
 Portrait de François Fournier de Pescay, par Augustine Cochet de Saint-Omer, 1831.

Fournier de Pescay avait reçu la Légion d’honneur sous Louis XVIII. Une décoration rare pour un homme noir, et un symbole ambigu : on reconnaît son utilité, mais non sa pleine appartenance. Son parcours, pourtant exemplaire, n’a jamais été inscrit dans les récits nationaux. Pas de manuels scolaires, pas de plaques commémoratives, pas de colloques. Il est de ces figures dont l’existence embarrasse les mythes français.

Pourquoi ? Parce qu’il est noir, savant, républicain, et qu’il a refusé toutes les assignations. Il n’était ni l’exception docile, ni le héros folklorisé. Il était l’intellectuel afro-descendant que la France a produit malgré elle, et que son propre universalisme n’a jamais su accueillir à égalité. Trop français pour Haïti, trop noir pour la République.

Héritage confisqué

À l’heure où l’on glorifie les grands principes de la Révolution française, où l’on cite Montesquieu, Rousseau et Voltaire comme les prophètes de la liberté universelle, le parcours de François Fournier de Pescay agit comme un contre-poison. Il rappelle que ces mêmes penseurs n’ont pas défendu l’émancipation des Noirs, que la Déclaration des droits de l’homme de 1789 n’a jamais été pensée pour inclure les esclaves, et que la République a longtemps toléré (voire promu) des formes de racisme structurel.

Fournier de Pescay est un homme du réel, pas de la légende. Il est l’exemple vivant que l’excellence noire a existé malgré les lois, malgré l’exclusion, malgré les récits officiels. Il démontre que l’universalisme proclamé par la France n’a jamais été inconditionnel. Qu’il s’est souvent construit contre ceux qu’il prétendait libérer.

C’est pour cela qu’il dérange. Parce qu’il ne permet pas de se raconter l’histoire à moitié.

Il est temps de tirer Pescay de l’oubli. Pas pour célébrer un héros de vitrine, mais pour restituer une vérité longtemps étouffée. On ne répare pas l’histoire, mais on peut lui redonner ses visages. Le sien mérite d’être inscrit dans les programmes scolaires, intégré aux musées de la République, et honoré dans les lieux publics.

Pourquoi son nom ne figure-t-il pas sur les frontons d’hôpitaux ? Pourquoi n’est-il pas enseigné dans les facultés de médecine ? Pourquoi l’Académie nationale de médecine n’a-t-elle jamais honoré ce pionnier ? Pourquoi ne pas lui ouvrir les portes du Panthéon, aux côtés de Félix Éboué ?

Ce n’est pas une question de mémoire minoritaire. C’est une question de cohérence historique. Car l’histoire de la France n’est pas seulement celle de ceux qu’elle a faits citoyens ; c’est aussi celle de ceux qu’elle a empêchés de l’être.

Sources

  • Wikipedia – François Fournier de Pescay
  • Dictionnaire des sciences médicales (1813)
  • Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, 1860
  • J.A. Rogers, World’s Great Men of Color, vol. 2
  • Bibliothèque interuniversitaire de santé (BIU Santé)

Funni x Gloria Kabe : récits de femmes, cuisine du monde

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Le 26 juillet, à Paris, un dîner unique réunit céréales anciennes, cuisine végétale et mémoire collective africaine. Entre Bénin et Paris, la marque Funni dévoile son tout premier dîner public aux côtés de la cheffe afro-vegan Gloria Kabe. Un événement inédit où chaque plat devient un acte de transmission. À travers cinq séquences gustatives, ce repas rend hommage aux femmes rurales africaines et redéfinit la souveraineté alimentaire comme un geste poétique et politique.

FUNNI x GLORIA KABE : UN DÎNER POUR SE SOUVENIR, POUR SOIGNER, POUR SEMER

Funni, c’est une marque. Mais c’est d’abord un geste. Un geste qui plonge ses racines au nord du Bénin, dans les champs de fonio, de niébé, de sorgho. Trois céréales anciennes, millénaires, trop souvent effacées des récits dominants de la nutrition. Ces graines, pourtant, portent en elles les mémoires agricoles de tout un continent. Elles racontent la résilience, la biodiversité, les gestes lents et précis des femmes rurales. Elles disent la souveraineté, le soin, la transmission.

Funni naît de cette volonté : reconnecter la chaîne alimentaire au tissu vivant de l’histoire africaine. À travers des techniques naturelles comme la germination, la fermentation ou le toastage, Funni transforme ces céréales oubliées en produits biodisponibles, sensoriels, ancrés dans une écologie à la fois du sol et de l’âme.

Mais au-delà du produit, il y a une ambition : réhabiliter les savoirs nutritionnels africains et les femmes qui les portent.

Car Funni, c’est aussi un réseau de plus de 700 femmes rurales partenaires, souvent invisibles, mais toujours indispensables. Elles sont les tisseuses patientes de ce projet, celles qui récoltent, sélectionnent, transmettent. À contre-courant des modèles agricoles extractivistes, elles incarnent un autre futur : plus juste, plus enraciné, plus vivant.

Le 26 juillet 2025, Funni organise son tout premier dîner public à Paris. Ce n’est ni un lancement de produit, ni une performance gastronomique. C’est un rituel. Un espace-temps suspendu, pensé pour donner corps à une mémoire collective, celle des agricultures féminines, des nourritures décolonisées, des saveurs tues.

Le lieu ? Une adresse sobre, au cœur du 3e arrondissement.

Les invité·es ? Cinquante-cinq convives choisis avec soin : artistes, militant·es, journalistes, chef·fes, semenciers, penseur·ses, activistes du goût. Le dress code ? Noir. Comme une élégance silencieuse. Comme un hommage. Le ton ? Intime et politique. Mémoriel et sensoriel. Comme une veillée. Comme un chant.

Funni x Gloria Kabe : récits de femmes, cuisine du monde

Pour porter cette vision à la table, Funni s’est associée à Gloria Kabe, cheffe afro-vegan autodidacte d’origine congolaise. Dans sa cuisine, il n’y a ni folklore, ni fétichisme. Il y a de l’intuition. De la grâce. De la radicalité douce. Elle travaille le végétal comme on écrit un poème. Sans dogme, mais avec une mémoire. Une urgence de raconter ce qui ne l’a pas été.

À travers son parcours, Gloria incarne une génération qui questionne, déconstruit et réinvente l’afrodescendance culinaire. Sa démarche artistique, inclusive et sensible, fait de la cuisine un langage symbolique, un outil de guérison, un miroir de l’âme diasporique.

Pour ce dîner, elle compose un menu en 5 séquences ; 5 tableaux gustatifs qui dialoguent avec les semences anciennes, les gestes oubliés, les transmissions intergénérationnelles. Chaque plat devient une voix. Chaque ingrédient, une archive comestible.

C’est une vérité silencieuse : les femmes africaines nourrissent le monde. Dans les campagnes du Sahel, les montagnes du Kivu, les vallées du Soudan, ce sont elles qui sèment, récoltent, sélectionnent. Ce sont elles qui conservent les graines, qui nomment les sols, qui savent quand planter. Elles possèdent une connaissance fine des cycles de la terre, une science intuitive du vivant, bien plus précise que bien des manuels d’agronomie.

Et pourtant, dans les récits globaux de l’alimentation durable, elles sont invisibles.
Leurs savoirs sont souvent considérés comme folkloriques. Leurs gestes, comme archaïques. Leurs grains, comme marginaux.

Funni refuse cet oubli. En tissant des partenariats directs avec ces femmes rurales, la marque redonne sens et valeur à ces pratiques. Elle les rend visibles, audibles, tangibles. Elle fait exister une autre chaîne de production : circulaire, éthique, narrative.

Ce dîner n’est pas un simple événement culinaire. C’est une performance politique. Une œuvre comestible. Une cérémonie contemporaine. Il interroge ce que veut dire « bien manger » quand on vient d’Afrique ou de sa diaspora. Il interroge la place du végétal dans les cultures noires. Il brouille les frontières entre santé et plaisir, entre art et nourriture, entre mémoire et futur.

Il rappelle aussi une évidence : la souveraineté alimentaire ne peut se penser sans souveraineté narrative. Cuisiner, c’est aussi écrire. C’est dire au monde : voici qui je suis, voici d’où je viens, voici ce que je rêve.

Funni et Gloria Kabe posent ensemble une question essentielle : et si l’avenir de la nutrition mondiale passait par l’Afrique ? Pas une Afrique fantasmée ou réduite à ses super-aliments tendance. Une Afrique réelle, rurale, parfois silencieuse mais jamais soumise. Une Afrique où les mains des femmes sèment encore du fonio, où les marmites parlent encore le langage de l’âme, où la cuisine est encore un acte de soin.

Ce dîner n’est que le début. Un manifeste en cinq bouchées. Une invitation à écouter ce que mangent les marges, ce que murmurent les traditions, ce que les graines anciennes ont à dire du monde qui vient.

📍 INFOS PRATIQUES

  • Contact presse : Luka – eventsfunni@gmail.com
  • Date : Samedi 26 juillet 2025
  • Heure : 18h30 – 23h
  • Lieu : 4–6 rue de Braque, Paris 3e
  • Nombre de places : 55 convives
  • Tarif : 95€ / personne
  • Dress code : noir — chic, sobre, élégant
  • Réservations : bientôt disponibles
  • Instagram : @eat_funni

Haïti, 7 juillet 2021 : Anatomie d’un assassinat d’État

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Dans la nuit du 7 juillet 2021, le président haïtien Jovenel Moïse est abattu dans sa résidence de Pétion‑Ville. L’opération est rapide, silencieuse, menée par un commando étranger. quatre ans plus tard, le mystère demeure entier : qui a tué le président ? Et surtout, pourquoi ? Cette enquête retrace les failles, les complicités et les silences d’un assassinat qui a mis à nu la décomposition d’un État.

La nuit où Haïti a basculé

Haïti, 7 juillet 2021 : Anatomie d’un assassinat d’État
L’ancienne première dame d’Haïti, Martine Moise, se tient près du cercueil de son mari décédé, l’ancien président Jovenel Moise, à Cap-Haïtien, en Haïti, le 23 juillet 2021.  © Matias Delacroix, AP

Un président abattu, une première dame blessée, une nation sans repères

Haïti, en juillet 2021, n’était déjà plus qu’une démocratie vacillante. Le pays sombrait dans une crise institutionnelle, gangrené par la violence des gangs, les pénuries chroniques et une corruption qui semblait avoir infiltré jusqu’aux derniers bastions de l’État. Depuis plusieurs mois, le mandat du président Jovenel Moïse était l’objet d’une vive controverse : ses détracteurs l’accusaient de s’accrocher au pouvoir au-delà de la date légale, alors que lui soutenait que son quinquennat ne prenait fin qu’en 2022. Cette tension constitutionnelle, sur fond d’impunité généralisée et de paralysie gouvernementale, préparait le terrain d’un drame.

Ce drame survint dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, peu après une heure du matin. Dans sa résidence privée de Pétion‑Ville, quartier résidentiel situé sur les hauteurs de Port‑au‑Prince, Jovenel Moïse fut assassiné avec une violence glaçante. Criblé de balles, le corps du président témoignait d’une exécution méthodique. À ses côtés, Martine Moïse, première dame du pays, grièvement blessée, parvint à survivre et fut rapidement évacuée vers les États‑Unis.

Très vite, l’onde de choc dépassa les frontières haïtiennes : les premiers éléments de l’enquête révélèrent l’implication d’un commando étranger composé majoritairement de Colombiens, et de double-nationaux haïtiano-américains. L’opération semblait planifiée, financée et exécutée avec une précision inquiétante. Mais derrière les images spectaculaires des assaillants capturés et des corps laissés au sol, surgissait une question plus vertigineuse : qui avait réellement commandité ce crime ? Et pourquoi ?

Plus qu’un simple assassinat politique, la mort de Jovenel Moïse allait rapidement se muer en cauchemar judiciaire, en révélateur d’un État en décomposition, et en nouvelle fracture d’une société haïtienne déjà au bord du gouffre.

République fantôme

Quand l’État vacille entre mandat contesté et légitimité effondrée

Avant même que ne retentissent les coups de feu dans la nuit de Pétion‑Ville, le pouvoir de Jovenel Moïse était déjà contesté, délégitimé, et profondément fracturé. Élu en 2016 à l’issue d’un scrutin entaché de fraudes et annulé une première fois, Moïse avait pris ses fonctions en février 2017. Cinq ans plus tard, la question centrale divisait tout le pays : son mandat devait-il s’achever en 2021 ou en 2022 ?

Pour l’opposition et une partie de la société civile, le mandat débutait dès l’élection initiale de 2015, malgré les irrégularités. Pour Moïse, au contraire, son quinquennat commençait en 2017, date de son investiture effective. Cette querelle apparemment technique a eu des conséquences explosives. Elle a alimenté des mois de manifestations, parfois violentes, une paralysie institutionnelle prolongée (le Parlement n’étant plus fonctionnel) et un gouvernement dirigé par décrets, sans contrôle parlementaire.

Haïti s’enfonçait ainsi dans une forme de présidentialisme autoritaire, où Moïse, isolé, accusait une « oligarchie mafieuse » de vouloir l’évincer, tandis que ses opposants voyaient en lui un président hors-la-loi. La confiance envers les institutions fondait comme neige au soleil. L’État, déjà fragilisé, perdait toute capacité à arbitrer les tensions.

Mais la crise haïtienne n’était pas qu’institutionnelle. Elle était aussi souterraine, opaque, liée aux circuits invisibles du trafic de drogue et de la corruption organisée. Stratégiquement situé entre l’Amérique du Sud et les États-Unis, Haïti est depuis longtemps une plaque tournante du narcotrafic régional. Le contrôle de cette route n’implique pas seulement les gangs ou les cartels ; il touche également des pans entiers de l’appareil d’État.

Des rumeurs persistantes (et parfois des témoignages directs) faisaient état de connivences entre le pouvoir et les trafiquants, y compris dans les sphères les plus proches de la présidence. Le nom de Dimitri Hérard, chef de la sécurité présidentielle, aujourd’hui incarcéré, est souvent cité comme symbole de cette porosité entre fonctions officielles et réseaux criminels. Plusieurs rapports accusaient des proches du président d’avoir protégé, voire facilité, les opérations de groupes armés ou de réseaux transnationaux.

Dans ce contexte, l’assassinat de Moïse ne pouvait être interprété comme un acte isolé. Il apparaissait déjà comme l’aboutissement d’un système où l’autorité légale était concurrencée, infiltrée ou achetée. La République haïtienne, minée de l’intérieur, offrait un terrain idéal pour un coup de force ; qu’il soit politique, mafieux ou hybride.

Le complot des ombres

Comment un puzzle de mercenaires, d’hommes d’affaires et de traîtres a pris forme

L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas né d’une pulsion soudaine. Il s’est au contraire inscrit dans une stratégie longuement planifiée, où se mêlaient ambition politique, opportunisme financier et complicités internes. Les enquêteurs ont mis en évidence deux scénarios initiaux envisagés par les commanditaires présumés : un plan A, supposé plus “légal”, visant à arrêter le président et le remplacer par une autorité de transition ; et un plan B, plus expéditif, qui consistait à l’éliminer physiquement.

Au centre de cette machination, une croyance répandue dans l’entourage des assaillants : celle que Moïse détenait chez lui plusieurs millions de dollars en liquide, ainsi que des documents sensibles. Le mobile du vol s’est donc entremêlé à des motivations politiques ; notamment le projet d’installer Christian Emmanuel Sanon, un pasteur haïtiano-américain peu connu, mais présenté par les organisateurs comme un président intérimaire « clé en main ». Certains membres du commando croyaient sincèrement participer à une “mission officielle de libération”. Ils ne comprirent leur instrumentalisation qu’après l’attaque.

Plusieurs figures-clés se détachent dans ce puzzle tentaculaire. En premier lieu, Joseph Félix Badio, ancien cadre de l’unité anti-corruption haïtienne, est soupçonné d’avoir coordonné les aspects logistiques de l’opération. Il aurait ordonné l’assassinat de Moïse deux jours avant l’assaut, court-circuitant le plan initial d’arrestation.

Autre nom majeur : Christian Emmanuel Sanon, présenté comme le « président désigné » par les comploteurs. Basé en Floride, il aurait participé au recrutement de mercenaires à travers la société CTU Security, une entreprise colombienne dirigée par un ex-militaire, Antonio Intriago. Sanon aurait bénéficié d’un financement opaque, lié à Worldwide Capital, une entité basée à Miami, qui aurait injecté des fonds pour couvrir la logistique, les billets d’avion et les équipements.

L’ex-policier Wilson Coq‑Thélot complète cette galerie d’acteurs. D’après les autorités haïtiennes, il aurait servi de lien entre les planificateurs et les exécutants, en assurant la coordination sur le terrain.

Entre mai et juillet 2021, la machinerie s’accélère. Plusieurs réunions ont lieu en République dominicaine, où les commanditaires peaufinent le plan d’action. 28 hommes, dont 21 anciens militaires colombiens, sont recrutés. Ils reçoivent des promesses de salaire, des visas rapides, et des instructions floues mais présentées comme légales. Certains croient réellement venir arrêter un président pour le compte d’une autorité haïtienne légitime.

Une fois arrivés à Port-au-Prince, ils sont logés dans des maisons sécurisées, avec armes, véhicules et faux uniformes. L’opération prend des allures de raid paramilitaire : les mercenaires sont équipés, disciplinés, et agissent en unité structurée. Le soir de l’assaut, ils se présentent comme des agents de la DEA, afin de semer la confusion et de neutraliser les gardes présidentiels sans résistance.

Toute cette logistique, aussi professionnelle soit-elle, repose pourtant sur un socle instable : aucun mandat, aucune légitimité, aucun soutien réel d’institutions internationales. Ce fut un coup d’État déguisé, un acte de guerre maquillé en opération policière.

Minuit, silence. 1h05, carnage.

La reconstitution glaçante d’un meurtre présidentiel

La nuit du 6 au 7 juillet 2021, Pétion‑Ville s’endormait sous tension, mais rien ne laissait présager le basculement historique qui allait s’y jouer. À 1h05 du matin, un cortège de six véhicules pénètre dans les hauteurs du quartier présidentiel. À son bord, une partie du commando colombien et haïtiano-américain, armés, équipés, et organisés en formation tactique.

Ils se présentent comme des agents de la DEA, l’agence antidrogue américaine ; un mensonge stratégique destiné à désarmer toute opposition. Des vidéos filmées par des voisins confirment cette ruse : une voix dans un mégaphone ordonne en anglais aux policiers haïtiens de ne pas tirer, arguant qu’il s’agit d’une opération officielle. La supercherie fonctionne. Aucun garde du corps ne riposte.

Une fois à l’intérieur, les mercenaires isolent les agents de sécurité et accèdent à la chambre présidentielle. Les faits, reconstitués par les experts légistes et les témoignages, sont glaçants. Jovenel Moïse est criblé de balles : douze impacts, dont certains au crâne et à la poitrine. Son œil gauche est arraché. Aucune trace de lutte, aucun garde blessé ; comme si l’exécution s’était déroulée dans un huis clos méticuleusement orchestré.

Martine Moïse, quant à elle, reçoit plusieurs balles mais survit miraculeusement. Elle parvient à appeler à l’aide dans les heures suivantes et sera évacuée vers les États-Unis dans un état critique.

Le commando fouille ensuite la maison, emportant des documents sensibles, des téléphones et des valises d’argent. Plusieurs sources évoquent le vol de sommes comprises entre 18 et 45 millions de dollars en liquide ; un chiffre qui, s’il est confirmé, renforce l’hypothèse d’un mobile partiellement financier.

Vers 2h30, le commando tente de s’exfiltrer. Mais le plan initial se délite. La police haïtienne est alertée. Un périmètre est bouclé, plusieurs hommes sont pourchassés, et une fusillade éclate autour de la maison où certains mercenaires s’étaient retranchés avec des otages. La tension monte jusqu’au petit matin. Plusieurs assaillants sont tués, capturés ou en fuite. D’autres se réfugient dans l’ambassade de Taïwan, où ils seront arrêtés après 24 heures de siège.

En moins de dix heures, Haïti perd son président, révèle la porosité de son appareil sécuritaire, et expose au monde un niveau de déliquescence étatique rarement atteint. La nuit du 7 juillet ne fut pas seulement un meurtre présidentiel. Ce fut une démonstration brutale de l’impuissance d’un État à protéger son propre chef.

L’enquête ou l’écran de fumée

Des arrestations, des juges menacés, une vérité introuvable

À l’aube du 7 juillet 2021, alors que la nouvelle de l’assassinat du président Moïse se répand, Haïti entre dans un état de sidération totale. Le gouvernement décrète immédiatement l’état de siège : les frontières sont temporairement fermées, les rassemblements interdits, et l’armée appelée en renfort. Mais derrière cette démonstration de force, l’improvisation est palpable. La chaîne de commandement est floue, le pouvoir vacant, et les risques de chaos politique majeurs.

Sur la scène internationale, les condamnations pleuvent. L’ONU, l’Union africaine, l’OEA, les États-Unis, la France, le Vatican : tous appellent au calme et réclament une enquête indépendante. L’assassinat d’un chef d’État en exercice, sur son sol, par des mercenaires étrangers, constitue un précédent rarissime dans l’histoire contemporaine. La dimension géopolitique de l’affaire suscite autant d’émotion que de soupçons.

Très vite, les autorités haïtiennes annoncent plusieurs arrestations. Au total, plus de 40 personnes sont interpellées, dont 18 ex-soldats colombienstrois Haïtiano-Américains (dont James Solages et Joseph Vincent), ainsi que des citoyens haïtiens liés au cercle présidentiel, comme le chef de la sécurité du palais, Dimitri Hérard. Ce dernier est accusé d’avoir délibérément désorganisé les dispositifs de protection le soir du drame.

Mais au-delà des arrestations, l’enquête s’enlise. Trois juges désignés pour instruire le dossier se récusent successivement, invoquant des menaces de mort et des pressions politiques. L’un d’eux, Gary Orélien, sera accusé de corruption et de manipulations. Les témoins disparaissent, les preuves sont dispersées, et l’instruction peine à définir qui a commandité l’assassinat, avec quels objectifs et financements.

Des demandes d’extradition sont adressées à plusieurs pays, notamment aux États-Unis, où certaines ramifications financières semblent mener. Mais la coopération internationale reste partielle, et le flou demeure sur les réseaux impliqués ; notamment les sociétés comme CTU Security ou Worldwide Capital, basées en Floride.

Face à l’inefficacité apparente de l’enquête haïtienne, le FBI et la justice fédérale américaine se saisissent de certaines parties du dossier. En février 2023, quatre hommes sont inculpés en Floride, dont Antonio Intriago, directeur de CTU, et Arcangel Pretel Ortiz, chargé du recrutement des mercenaires. En parallèle, plusieurs détenus haïtiens sont extradés aux États-Unis, où l’enquête progresse à un rythme bien plus soutenu qu’en Haïti.

Ce double circuit judiciaire (nationalement paralysé, internationalement actif) témoigne d’une réalité amère : Haïti, incapable de mener seule une instruction d’une telle ampleur, dépend désormais de juridictions étrangères pour espérer un semblant de vérité.

Un pays décapité, une capitale livrée aux gangs

Le chaos politique et sécuritaire après Pétion‑Ville

Au lendemain de l’assassinat de Jovenel Moïse, Haïti bascule dans un vide constitutionnel sans précédent. Aucun président du Sénat, aucune instance législative fonctionnelle, un gouvernement démissionnaire ; l’État haïtien se retrouve décapité, sans successeur clairement désigné. Deux hommes revendiquent immédiatement le pouvoir : Claude Joseph, Premier ministre par intérim, et Ariel Henry, nommé quelques jours avant l’attentat mais jamais officiellement installé.

Ce duel, reflet de la fragmentation du pouvoir haïtien, plonge le pays dans une crise institutionnelle ouverte. Après plusieurs semaines de tensions, Claude Joseph finit par se retirer sous la pression internationale, laissant Ariel Henry prendre la tête d’un gouvernement de facto, sans légitimité électorale. Cette transition n’apaise en rien les craintes : pour beaucoup, elle s’apparente à un arrangement entre élites, plutôt qu’à un processus démocratique.

L’assassinat du président Moïse agit comme un accélérateur de désintégration nationale. Les gangs armés, déjà puissants, étendent leur emprise sur des portions entières du territoire. Port‑au‑Prince devient une zone de guerre informelle, avec enlèvements quotidiens, violences urbaines, et contrôle armé de quartiers entiers. L’État, affaibli, ne parvient plus à assurer ni sécurité, ni justice, ni services de base.

Sur le plan international, Haïti apparaît comme un État failli, incapable de garantir sa propre stabilité. Les appels à une mission d’intervention étrangère se multiplient, notamment de la part du gouvernement haïtien lui-même. Une mission de soutien multilatérale dirigée par le Kenya est envisagée, avec l’appui de l’ONU, mais rencontre de nombreuses résistances, tant internes qu’externes.

L’enquête sur l’assassinat révèle l’implication de ressortissants de plusieurs pays (Colombie, États-Unis, République dominicaine), ce qui confère à l’affaire une dimension géopolitique sensible. Les relations bilatérales s’en trouvent momentanément tendues, notamment avec la Colombie, dont plusieurs citoyens sont emprisonnés en Haïti dans des conditions jugées inhumaines.

Les États-Unis, bien que prompt à condamner l’attentat, restent silencieux sur les liens potentiels entre les comploteurs et certains anciens agents fédéraux, notamment ceux ayant collaboré avec la DEA ou le FBI. Ce silence alimente les suspicions d’une tutelle opaque, voire d’un « deal » tacite pour éviter certaines révélations gênantes sur les relations entre le pouvoir haïtien et les agences américaines.

Dans ce climat d’opacité et de méfiance généralisée, l’assassinat de Moïse n’a pas seulement modifié le paysage politique haïtien : il l’a réduit à l’état de fragmentation permanente, où aucune autorité ne semble plus capable de gouverner sans soutien international.

Quatre ans de mensonges et de silences

Toutes les pistes, sauf une vérité claire

L’assassinat de Jovenel Moïse, au-delà de son caractère spectaculaire, a rapidement suscité une multitude d’hypothèses. Était-ce un acte politique visant à empêcher une réforme ou une révélation compromettante ? Un règlement de comptes entre clans d’affaires rivaux ? Ou un coup d’État raté maquillé en braquage sanglant ?

Certains observateurs, comme l’analyste Frédéric Thomas, évoquent un règlement de comptes entre factions oligarchiques, chacune liée à un pan de l’État ou de l’économie parallèle. Moïse, dans ses derniers mois, avait dénoncé publiquement les « oligarques » du secteur énergétique, menaçant de publier des contrats léonins. Il préparait, selon son entourage, une « opération mains propres » visant à réformer les circuits de corruption, notamment dans les douanes et le secteur de l’électricité.

Dans cette lecture, l’assassinat serait une riposte préventive de ceux qui avaient tout à perdre d’un tel nettoyage. D’autres y voient plutôt l’échec d’un coup d’État civilo-militaire, dont le plan aurait mal tourné en raison de trahisons internes ou d’une impréparation logistique.

Dès les premières heures de l’enquête, la présence de ressortissants colombiens et de Haïtiano-Américains vivant en Floride a orienté les soupçons vers une possible ingérence étrangère, voire une opération montée avec le silence complice d’acteurs internationaux. Plusieurs des mercenaires capturés ont affirmé avoir été recrutés pour une mission légale, appuyée selon eux par des « autorisations américaines ».

Un nom revient avec insistance : James Solages, un des Haïtiano-Américains arrêtés, qui affirmait au départ travailler pour la DEA. Les autorités américaines ont rapidement démenti tout lien officiel avec cette agence, mais le doute persiste. D’autres noms, plus obscurs, liés à la sécurité privée, aux réseaux évangéliques ou à des anciens militaires circulent, sans que les responsabilités soient formellement établies.

Les États-Unis, bien qu’engagés dans l’enquête via le FBI, ont jusqu’ici évité de rendre publics les liens financiers ou logistiques entre les commanditaires du meurtre et certains de leurs ressortissants. Ce silence alimente la thèse d’une complicité passive, voire stratégique, dans le but de préserver des intérêts diplomatiques ou géopolitiques dans la région.

Plus récemment, de nouveaux rebondissements ont éclaté. En février 2024, le juge haïtien Walter Wesser Voltaire a formellement inculpé plusieurs personnalités, dont Martine Moïse elle-même, l’ex-première dame, mais aussi l’ancien Premier ministre Claude Joseph, et l’ex-directeur général de la police nationale, Léon Charles.

Leur implication présumée, encore floue, repose sur des éléments non divulgués en totalité, mais cette décision relance l’hypothèse d’un complot intérieur, fomenté au sein même du pouvoir haïtien. La théorie d’un assassinat avec complicités internes de haut niveau, voire motivé par la succession présidentielle, regagne du terrain. Ariel Henry, lui-même cité dans plusieurs écoutes téléphoniques, a toujours nié toute implication, mais ses appels avec Joseph Badio la veille du meurtre restent inexpliqués.

En somme, le dossier Moïse est devenu une hydre à plusieurs têtes. Chaque hypothèse soulève d’autres zones d’ombre, d’autres complicités, d’autres non-dits. Et au cœur de ce brouillard, une certitude demeure : le crime dépasse de loin ses exécutants. Ceux qui ont pressé la détente cette nuit-là n’étaient que les instruments d’un jeu d’influence opaque, où se croisent argent, pouvoir, politique, et trahisons d’État.

L’héritage du sang

Ce que l’assassinat de Moïse dit de l’avenir d’Haïti

Quatre ans après l’assassinat de Jovenel Moïse, aucun procès n’a été ouvert en Haïti. Le dossier, fragmenté entre Port-au-Prince, Miami et Bogotá, reste embourbé dans les lenteurs judiciaires, les menaces contre les juges, les disparitions de témoins et les manipulations politiques. Quatre magistrats instructeurs se sont succédé, sans parvenir à établir une version cohérente des faits ou à désigner un commanditaire officiel.

Les rares inculpations récentes (notamment celle de Martine Moïse et d’anciens hauts responsables) suscitent autant de questions que d’espoirs. S’agit-il d’un réel sursaut judiciaire ou d’une instrumentalisation politique du dossier ? Les observateurs restent prudents, d’autant plus que les principaux cerveaux présumés du complot sont toujours en liberté, ou extradés à l’étranger sans coordination judiciaire.

Sur le plan institutionnel, l’assassinat a aggravé la désintégration de l’État haïtien. Aucun président n’a été élu depuis, le Parlement reste dissous, et les élections sans cesse repoussées. Le pays est dirigé par un gouvernement intérimaire sans base légale, pendant que les gangs contrôlent 80 % de Port-au-Prince et que la population sombre dans la misère.

Le vide sécuritaire est tel que la communauté internationale a dû intervenir : en 2023, sous mandat de l’ONU, une mission multinationale dirigée par le Kenya a été formellement approuvée pour tenter de restaurer un semblant d’ordre. Mais son déploiement, maintes fois retardé, témoigne du degré de défiance et de saturation face à Haïti, considéré par certains comme une cause perdue.

L’assassinat de Moïse a marqué un point de non-retour dans l’histoire contemporaine d’Haïti. Il a révélé les fractures profondes de son système politique, la perméabilité de ses institutions au crime organisé, et l’incapacité de son appareil judiciaire à traiter des affaires d’État. Mais il a aussi forcé la communauté internationale à regarder en face la faillite de décennies de politiques d’assistance inefficaces.

Pour sortir de ce tunnel, plusieurs pistes s’imposent. La mise en place d’un tribunal spécial indépendant, avec soutien international, pourrait restaurer une part de crédibilité judiciaire. Une réforme constitutionnelle s’avère également urgente, tout comme un processus électoral crédible. Mais sans une volonté réelle (à la fois locale et globale) de s’attaquer aux racines de l’impunité, les leçons de Pétion-Ville risquent de rester lettre morte.

L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas seulement une affaire criminelle. C’est un symptôme terminal d’un État qui s’effondre à la croisée de la violence, du pouvoir opaque et de l’abandon international. Quatre ans plus tard, ni vérité, ni justice, ni rédemption n’ont émergé de ce carnage présidentiel. Il reste une plaie ouverte, à la fois nationale et géopolitique, que seule une refondation radicale du système haïtien pourra, un jour, espérer refermer.

SOURCES

Les faits relatés dans cet article s’appuient sur une combinaison de rapports officiels, d’enquêtes journalistiques et de documents judiciaires accessibles au public. Parmi les sources principales figurent les dépêches de l’Associated Press (AP, 2024), qui ont révélé l’inculpation de plusieurs figures politiques haïtiennes, dont la veuve du président Martine Moïse. Les analyses publiées dans The New Yorker et Axios (2023) ont permis de contextualiser l’implication de sociétés privées basées en Floride, telles que CTU Security, ainsi que le rôle de ressortissants étrangers dans la logistique de l’assassinat.

Michael Jackson, Spike Lee et le parrain de la favela 

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En 1996, Michael Jackson tourne un clip dans une favela de Rio. Ce que le monde ignore, c’est que ce tournage historique n’a été possible qu’avec l’accord… d’un trafiquant. Récit d’un moment suspendu entre musique, politique et réalité urbaine.

Quand Michael Jackson tourne avec les barons de la favela

Rio de Janeiro, 1996. La caméra de Spike Lee balaie les hauteurs de Dona Marta, une favela accrochée aux flancs de la ville comme une cicatrice béante sur le visage d’un Brésil inégalitaire. Là, entre des murs délabrés, des visages brillent d’excitation : Michael Jackson est venu tourner son clip. Mais ce décor, à mille lieues des studios hollywoodiens, n’a rien d’un plateau classique. Ici, pour filmer, il faut d’abord… parlementer avec un trafiquant.

Le gouverneur de Rio est contre. La police ne mettra pas les pieds dans Dona Marta. Pourtant, les caméras tourneront bien. Car dans l’ombre du gouvernement officiel, un autre pouvoir régule la vie du quartier : celui de Marcinho VP, chef du trafic et figure tutélaire du Comando Vermelho. Ce jour-là, la sécurité du roi de la pop ne dépend pas de gardes du corps, mais d’un pacte avec le « patron » des lieux.

Entre pop culture, géopolitique urbaine et deals en coulisse, ce clip de « They Don’t Care About Us » révèle une vérité souvent tue : dans certaines zones du monde, l’ordre ne vient pas d’en haut. Il se négocie.

Marcinho VP, le parrain poète de Dona Marta

Son nom civil : Márcio Amaro de Oliveira. Mais à Santa Marta, on ne l’appelait jamais ainsi. Là-haut, sur les hauteurs escarpées de Rio, où les escaliers remplacent les rues et où l’asphalte s’efface dès que l’État tourne le dos, Marcinho VP était plus qu’un nom : c’était une figure d’autorité, une légende vivante, une contradiction ambulante.

À seulement 24 ans, il régnait déjà sur l’un des points névralgiques du Comando Vermelho, la faction criminelle la plus puissante de la ville. Charismatique et impitoyable, Marcinho s’était imposé dans un monde où la hiérarchie est gravée dans la peur et consolidée par les armes. Mais ce qui le distinguait des autres “chefs de morro”, c’était cette épaisseur intellectuelle étrange, presque dérangeante, pour un homme en guerre contre l’ordre établi.

Dans Abusado, l’enquête monumentale du journaliste Caco Barcellos, Marcinho apparaît comme un personnage quasi littéraire : il lit Nietzsche, interroge le sens de la violence, cite Che Guevara entre deux consignes tactiques. Son autre surnom, Juliano VP, faisait écho à un trafiquant-poète mythique de la favela voisine. Pour ses proches, Marcinho était un homme cultivé dans un monde brutal, un stratège capable de composer avec l’hostilité du système et la misère du quotidien.

Mais le vernis de l’intellectuel n’efface pas la réalité du terrain. Marcinho était aussi un gestionnaire du chaos. Il assurait la paix sociale à sa manière : arbitrage des disputes entre voisins, financement de fêtes communautaires, distribution d’aides ponctuelles. En l’absence de services publics, c’est lui qu’on allait voir pour une bouteille de gaz ou une médiation. Une autorité de fait, forgée dans l’illégalité mais tolérée (voire respectée) parce qu’elle répondait à un vide laissé par les institutions.

Et lorsque Michael Jackson débarque à Rio pour tourner dans une favela, ce n’est ni le maire, ni le gouverneur qui a le dernier mot. C’est Marcinho VP. L’homme que la police pourchasse est aussi celui qui garantit la sécurité du roi de la pop. Une ironie qui, au Brésil comme ailleurs, révèle une vérité plus profonde : dans les marges, la gouvernance n’est pas toujours celle qu’on croit.

Tournage sous tension

Ce n’est pas une scène de cinéma. Ce n’est pas un thriller urbain. C’est une histoire bien réelle, quelque part entre le surréaliste et le tragiquement banal : celle d’un clip tourné comme une mission diplomatique, dans un territoire que l’État lui-même n’ose plus traverser.

En 1996, Michael Jackson veut donner corps à « They Don’t Care About Us« , son protest song contre le racisme, la brutalité policière et l’abandon des minorités. Un morceau coup-de-poing, politiquement chargé. Et quoi de plus percutant qu’une favela brésilienne pour lui servir de décor ? À Rio, il choisit Dona Marta ; pas pour son exotisme, mais parce qu’elle incarne cette violence structurelle contre laquelle il chante.

Mais très vite, les caméras se heurtent à la réalité. Le gouverneur de Rio s’y oppose frontalement. Le Brésil rêve encore d’organiser les Jeux Olympiques de 2004 ; hors de question de laisser le monde voir ce qu’on cache derrière les plages de carte postale. Montrer la misère ? La dope ? Les murs criblés de balles ? Ce serait une mauvaise publicité. Alors l’État fait ce qu’il fait souvent dans ces zones-là : il recule.

Mais Spike Lee, lui, avance. Et il fait ce que les autorités n’osent plus faire : il parle avec le vrai décideur des lieux. Le nom est connu : Marcinho VP. Le baron du morro. Le patron du Comando Vermelho à Santa Marta.

Le deal est clair. Pas d’argent échangé, pas de dessous-de-table. Juste une entente tacite : Michael et son équipe peuvent tourner, à condition que la favela reste calme. En retour, le quartier reçoit du matériel, de la visibilité, du respect. Et Marcinho tient parole. Pendant trois jours, Dona Marta devient une enclave pacifiée, verrouillée par les hommes du trafic. Pas un cri. Pas une rafale. Juste la musique. Et les enfants qui dansent avec Michael, sourire aux lèvres, entre deux murs décrépis.

Spike Lee le dira plus tard avec une phrase qui résonne comme une gifle à la face du monde :

« Pendant trois jours, Dona Marta était le lieu le plus sûr du monde. »

Ironie mordante : ce n’est pas la police qui protège la plus grande star de la planète, c’est un trafiquant. Ce n’est pas l’État qui garantit la sécurité, mais le “roi” officieux d’un territoire oublié. De cette situation absurde naît un clip mondial, devenu aujourd’hui symbole d’un double constat : les luttes contre l’oppression sont universelles, mais leur mise en œuvre dépend souvent de pouvoirs invisibles ; ou illégitimes.

Michael, Marcinho et la favela : trois visages d’un même cri

Il y a des images qui marquent à vie. Celle de Michael Jackson, en tee-shirt blanc, encerclé d’enfants dansant pieds nus sur les hauteurs de Dona Marta, en fait partie. Mais derrière l’émotion collective, il y a un enchevêtrement de symboles bien plus complexes.

Michael Jackson n’est pas seulement une pop star ; c’est un corps noir hyper-exposé, longtemps défiguré par les projecteurs et la chirurgie, mais qui, en 1996, décide de revenir à la source : parler haut et fort de l’abandon des siens. « They Don’t Care About Us » n’est pas une chanson commerciale. C’est un manifeste, une plainte universelle contre la brutalité raciale, les violences systémiques, le silence des puissants. Ce jour-là, en chantant ces paroles au cœur d’une favela, il inscrit la douleur afro-américaine dans une cartographie globale de l’oppression.

Face à lui, invisible mais omniprésent, Marcinho VP. Il ne danse pas, ne chante pas. Il ne figure pas dans le clip. Pourtant, sans lui, rien ne se serait produit. Il est celui qui rend le tournage possible. Non pas par humanisme naïf, mais parce qu’il comprend (à sa manière) l’impact de cette image. Dans son monde, offrir la paix pour trois jours, c’est une démonstration de force. Mais c’est aussi un geste symbolique : le bandit devient gardien, le marginal devient médiateur. Un renversement de rôles dérangeant, mais terriblement réel.

Et puis il y a les habitants. Ceux qu’on voit à l’écran, souriants, vibrants, fiers. Pour eux, la venue de Michael n’est pas un caprice d’artiste. C’est un moment d’histoire. Une validation. Un fragment de rêve qui s’écrase sur leur bitume. La pop culture ne les regarde plus de loin : elle vient chez eux. En 2010, une statue de Michael Jackson est inaugurée à Dona Marta. Pas par l’État. Par les habitants.

Ce triangle (Michael, Marcinho, le peuple) résume toute l’ambiguïté du moment. Une star mondiale, un trafiquant philosophe, une communauté abandonnée mais digne. Trois figures qui, pour quelques jours, tissent ensemble un récit inattendu. Un cri global, une paix locale, et une vérité qui dérange : parfois, ce sont les marges qui réécrivent le centre.

Quand la pop culture rencontre l’ordre parallèle

Le tournage de « They Don’t Care About Us » à Dona Marta n’était pas un simple coup de com’. C’était un moment suspendu, presque irréel, où la culture mondiale a fait irruption dans une zone grise, oubliée par l’État mais structurée par ses propres règles. Michael Jackson, superstar au message universel, a trouvé un écho dans un territoire régi non par la loi, mais par un autre pouvoir : celui d’un anti-héros local, Marcinho VP.

Ce qui s’est joué là, ce n’est pas seulement un clip. C’est une leçon de géopolitique urbaine. Dans les marges des métropoles du Sud global, il faut souvent négocier avec ceux que l’on appelle « hors-la-loi » pour garantir la sécurité, la stabilité, voire la paix. Et quand la caméra de Spike Lee s’allume, c’est ce paradoxe qu’elle capte : un monde où les règles sont floues, où les rôles sont inversés.

La vraie question, au fond, est celle-ci : qui gouverne vraiment dans les marges ? Quand l’État abandonne, quand la police opprime, quand la justice ne descend plus jusqu’aux collines, d’autres prennent la relève. Et ce sont parfois ceux que la société désigne comme ennemis qui deviennent (de fait) les gestionnaires du quotidien.

Entre pop culture, politique et sous-commandement urbain, le clip de Michael Jackson restera comme un artefact de cette réalité hybride, où l’espoir côtoie l’illégalité, et où l’art met le doigt là où ça fait mal.

Références

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

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Depuis janvier 2025, les rebelles du M23 ont repris Goma et Bukavu avec l’appui direct de l’armée rwandaise. Un rapport confidentiel de l’ONU révèle l’ampleur de cette ingérence, ses motivations économiques, et l’impact dévastateur sur les civils. Plongée au cœur d’un conflit régional masqué par les diplomaties.

L’ONU dénonce un rôle clé du Rwanda dans l’offensive du M23

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Dans un rapport confidentiel consulté début juillet, les experts des Nations unies affirment que l’armée rwandaise a joué un rôle déterminant dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), aux côtés des rebelles du M23. Ce soutien militaire aurait été décisif lors des offensives menées en janvier et février derniers, qui ont conduit à la prise stratégique des villes de Goma et Bukavu.

Selon les enquêteurs onusiens, les Forces de défense rwandaises (FDR) ont fourni un appui structurant au M23 : commandement directmatériel de pointe (notamment des drones turcs Bayraktar TB2, des systèmes anti-aériens et des outils de guerre électronique), entraînement tactique et accès à des renseignements sensibles. Ce soutien, estiment-ils, a permis aux rebelles de lancer une offensive éclair contre une armée congolaise en grande difficulté.

L’ONU chiffre à environ 6 000 le nombre de soldats rwandais présents en RDC au plus fort de l’offensive. Leur déploiement, selon le rapport, visait à encercler et sécuriser la conquête de Goma et Bukavu, capitales économiques et administratives de l’est congolais.

Ces révélations interviennent quelques jours seulement après la signature d’un accord de paix à Washington entre Kinshasa et Kigali ; un accord dont la portée réelle reste sujette à caution, au vu de l’ampleur de l’implication militaire documentée.

Une supériorité militaire fulgurante sur le terrain

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

D’après les experts de l’ONU, l’appui rwandais a transformé le M23 en une force de frappe redoutablement efficace. En quelques semaines, les rebelles ont pris le contrôle de Goma, puis de Bukavu, avec une rapidité et une coordination qui dépassaient de loin leurs capacités traditionnelles. L’utilisation stratégique de drones d’observation et de combat, combinée à un appui logistique rwandais en première ligne, a paralysé la riposte de l’armée congolaise (FARDC).

Selon les sources du rapport, la tactique employée par le M23 reposait sur des frappes ciblées, une guerre électronique visant les communications des FARDC, et des opérations coordonnées impliquant du matériel militaire sophistiqué non disponible localement. Ce basculement technologique, attribué à l’appui de Kigali, a permis aux rebelles d’anticiper, de désorganiser et de submerger les positions congolaises, sans véritable résistance.

À cela s’ajoute la neutralisation tactique de la MONUSCO, la mission de maintien de la paix de l’ONU sur place, dont les bases ont été survolées et parfois contournées lors de l’offensive. Plusieurs drones, identifiés comme d’origine turque, ont été filmés lors des assauts, confirmant l’escalade technologique du conflit.

Ressources minières, ambition régionale : les vraies raisons de Kigali

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Derrière l’engagement militaire du Rwanda en territoire congolais, les experts de l’ONU identifient des motifs politiques et économiques clairs. Selon leur rapport, l’objectif de Kigali ne se limiterait pas à des préoccupations sécuritaires liées aux groupes armés hutus. Il viserait également à consolider un contrôle indirect sur les vastes ressources minières de l’Est congolais, notamment dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.

Les documents collectés par les enquêteurs révèlent que le M23, sous protection rwandaise, a mis en place une administration parallèle dans les zones conquises. Cette structure gérerait la collecte de taxes, le contrôle des routes commerciales et l’extraction de minerais stratégiques comme le coltan, la cassitérite et l’or ; tous essentiels à l’industrie technologique mondiale.

Le rapport fait aussi état de circuits d’exportation opaques permettant le blanchiment de minerais congolais via le Rwanda. Kigali est ainsi accusé d’utiliser les zones tenues par le M23 comme zones tampons économiques, captant les richesses de la région tout en niant toute implication officielle.

Cette stratégie d’“influence invisible” s’inscrirait dans une volonté plus large du gouvernement rwandais de peser sur l’échiquier régional, en projetant puissance, stabilité apparente et maîtrise territoriale dans la région des Grands Lacs.

Une crise humanitaire à grande échelle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Les conséquences de l’offensive M23–Rwanda sont catastrophiques pour les civils. D’après les dernières estimations des Nations unies, plus de 500 000 personnes ont été déplacées depuis janvier 2025, fuyant les combats autour de Goma, Bukavu et les zones rurales voisines. Camps de fortune, pénuries alimentaires, épidémies : la région fait face à une crise humanitaire majeure, dans un silence international assourdissant.

Le rapport évoque également de nombreux cas de violations des droits humains : pillages systématiques, exécutions sommaires, violences sexuelles massives, notamment dans les territoires passés sous contrôle du M23. Plusieurs hôpitaux et centres de soins ont été attaqués ou abandonnés, notamment dans les zones de Masisi et Rutshuru, aggravant la vulnérabilité des populations.

Les ONG présentes sur le terrain dénoncent une situation de non-assistance chronique, due à l’instabilité sécuritaire mais aussi à un certain laxisme diplomatique, les principales puissances semblant éviter une confrontation directe avec Kigali.

En parallèle, les tentatives de retour de certaines familles déplacées sont entravées par la militarisation croissante des zones conquises. L’installation d’administrations pro-M23 et les contrôles à l’entrée des villages visent à dissuader tout mouvement de population contraire aux intérêts du nouveau pouvoir de fait.

Réactions diplomatiques : entre déni, prudence et diplomatie parallèle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Des rebelles du M23 montent la garde lors d’un meeting organisé au Stade de l’Unité, après la prise de la ville de Goma, République démocratique du Congo, le 6 février 2025/REUTERS/Arlette Bashizi/File Photo

Face aux révélations de l’ONU, Kigali maintient une ligne officielle de dénégation. Le gouvernement rwandais parle de “mesures défensives nécessaires” pour contrer la menace que représentent, selon lui, les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), un groupe armé hutu historiquement lié au génocide de 1994. Aucune reconnaissance directe de l’implication militaire du Rwanda dans l’est de la RDC n’a été faite, malgré les preuves matérielles accumulées par l’ONU ; photos, vidéos de drones, intercepts radio et témoignages corroborés.

Du côté de Kinshasa, le ton est monté. Le président Félix Tshisekedi a dénoncé une “occupation déguisée”, accusant Paul Kagame de vouloir balkaniser la RDC sous couvert de lutte contre les FDLR. Plusieurs responsables congolais ont appelé à des sanctions internationales, tandis que la société civile et la diaspora congolaise organisent des mobilisations croissantes dans les capitales occidentales.

Sur le plan international, la situation crée un malaise. Si l’Union africaine et les États-Unis ont salué la signature, fin juin à Washington, d’un accord de paix entre Kinshasa et Kigali, l’efficacité réelle de cet accord reste sujette à caution. Le rapport de l’ONU révèle en effet que des troupes rwandaises étaient encore actives sur le sol congolais après la signature, en contradiction directe avec les engagements pris.

Dans les coulisses, plusieurs médiations sont en cours. Le Qatar mène des discussions indirectes avec le M23. L’Angola et le Kenya tentent de relancer les processus de Luanda et Nairobi. Mais sur le terrain, la réalité est claire : la paix diplomatique n’a pas encore atteint les collines de l’Est.

Une poudrière régionale en expansion

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Copyright 2010 Peter Greste

L’instabilité dans l’est de la RDC dépasse désormais les frontières congolaises. L’offensive éclair du M23, appuyée par le Rwanda, marque une nouvelle phase de la guerre des Grands Lacs, avec un risque réel de déstabilisation régionale. Les tensions entre Kinshasa et Kigali s’inscrivent dans une histoire de conflits transfrontaliers non résolus, aggravés par les enjeux miniers, les migrations forcées et les alliances fluctuantes.

Plusieurs pays voisins, dont l’Ouganda et le Burundi, observent avec inquiétude l’ascension militaire du M23. Des mouvements de troupes ont été signalés aux frontières, et des accrochages sporadiques font craindre un embrasement plus large. Dans ce contexte, les accords bilatéraux se multiplient en coulisses, redessinant un échiquier régional fragile.

La mission de l’ONU (MONUSCO), en voie de retrait, se trouve dans une impasse. Incapable d’empêcher l’avancée des rebelles, elle est de plus en plus perçue comme spectatrice d’un conflit asymétrique, voire complice par son inaction. Son départ annoncé risque d’ouvrir un vide sécuritaire dans lequel s’engouffreront milices, États et intérêts privés.

Face à cette dynamique, les analystes redoutent l’émergence d’un proto-État rebelle soutenu par une puissance étrangère ; une configuration qui rappelle d’autres zones de conflit où des gouvernements parallèles exploitent les ressources d’un territoire sous contrôle militaire.

La RDC, vaste, riche, mais politiquement fracturée, pourrait devenir le cœur d’une nouvelle guerre froide africaine, où se mêlent ambitions régionales, intérêts géoéconomiques et abandon diplomatique.

Sources

Quand l’Europe avait la peau noire

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Pendant des millénaires, l’Europe ne fut pas blanche. Une étude révolutionnaire révèle que la peau claire est une évolution tardive, issue de migrations, de régimes alimentaires et d’adaptations lentes. Bien loin des récits simplistes, l’histoire de la pigmentation européenne redessine notre rapport au corps, à la mémoire et aux origines.

Les vrais premiers Européens n’étaient pas blancs

Pendant des décennies, un récit s’est imposé dans les manuels comme une évidence : sitôt arrivés en Europe, les Homo sapiens venus d’Afrique se seraient métamorphosés sous le ciel gris du Nord. Leur peau, disait-on, se serait rapidement éclaircie, dictée par la nécessité biologique de synthétiser la vitamine D dans des environnements à faible ensoleillement. Ce mythe (car il faut désormais oser le nommer ainsi) a longtemps servi de pilier scientifique à la vision d’une Europe blanche depuis les origines.

Mais une étude publiée en 2025 par l’Université de Ferrare est venue fissurer ce socle narratif. En analysant l’ADN de 348 individus anciens, ayant vécu entre 45 000 et 1 700 ans avant notre ère, les chercheurs ont découvert une réalité bien plus lente, plus complexe (et plus brune) que prévu.

Les résultats sont sans appel : 63 % des individus analysés possédaient encore une peau foncée il y a à peine 4 000 ans, à une époque où les civilisations européennes connaissaient déjà l’agriculture, le cuivre, et parfois l’écriture. En comparaison, seulement 8 % des génomes présentaient des marqueurs génétiques associés à une peau claire. Ces chiffres bousculent radicalement l’idée d’une adaptation rapide et universelle. Ils nous rappellent que les vérités génétiques, parfois, prennent leur temps ; et que les fictions historiques, elles, s’installent vite.

Étudier les génomes anciens, c’est comme tenter de lire un poème carbonisé. Les mots sont là, parfois amputés, parfois confus, souvent silencieux. Mais grâce aux outils probabilistes récents, ce silence peut être brisé. C’est ce qu’ont tenté Silvia Perretti et son équipe à l’Université de Ferrare.

Face à des ADN fragmentés, abîmés par les millénaires, les chercheurs ont choisi une approche aussi rigoureuse qu’audacieuse : un modèle probabiliste d’inférence, capable d’estimer la pigmentation même lorsque les données sont partielles. Cette méthode n’est pas une approximation vague ; elle repose sur la comparaison de centaines de marqueurs génétiques corrélés à la production de mélanine.

Pour tester leur fiabilité, les scientifiques ont confronté leur modèle à des génomes de référence bien conservés, comme celui d’Ust’-Ishim, un homme ayant vécu en Sibérie il y a 45 000 ans, ou encore celui de SF12, un mésolithique suédois. Résultat : le modèle probabiliste a surpassé les méthodes traditionnelles, offrant des prédictions robustes même dans des conditions extrêmes de dégradation.

Ce raffinement méthodologique change la donne. Il permet, pour la première fois, de cartographier la pigmentation cutanée sur 40 000 ans d’histoire humaine, avec un degré de précision inédit. Et ce faisant, il ne révèle pas seulement des variations biologiques ; il trace un nouveau récit anthropologique, dans lequel la lenteur du changement devient aussi significative que sa direction.

L’analyse, menée sur près d’un demi-millier de génomes anciens, n’a pas seulement révélé des chiffres. Elle a mis en lumière une histoire de la pigmentation humaine aussi lente qu’inattendue, et profondément divergente du récit dominant.

Pendant des millénaires, l’Europe n’était pas blanche ; ni biologiquement, ni symboliquement. Même aux portes de l’âge du Bronze, entre 5 000 et 3 000 ans avant notre ère, la majorité des Européens conservaient une peau foncée ou intermédiaire. Cela inclut des figures emblématiques comme Ötzi, la momie des glaces retrouvée dans les Alpes et datée de -3300, dont la peau était visiblement plus sombre que celle des Européens du Sud actuels.

Et le fameux Cheddar Man, découvert en Grande-Bretagne et vieux de 10 000 ans ? Lui aussi, selon les analyses ADN, portait une peau brune et des yeux bleus ; combinaison déroutante, mais confirmée. Ces cas ne sont pas des anomalies : ils sont représentatifs d’un continent dont la palette de phénotypes était plus riche, plus complexe que ne le laissent penser les reconstructions modernes.

Le tournant s’opère tardivement, à partir de l’âge du Fer (entre -3000 et -1700) : c’est là que les traits de peau claire commencent à se généraliser, en particulier en Europe du Nord et centrale, où le climat accentue les pressions évolutives. En revanche, les régions méditerranéennes résistent, conservant une plus grande diversité de pigmentation, phénomène que l’on retrouve encore aujourd’hui.

Ce que nous apprennent ces résultats, c’est que l’histoire de la peau en Europe n’est pas linéaire. Elle est faite de ruptures, de flux migratoires, d’héritages imbriqués. C’est une évolution, oui ; mais c’est surtout un enchevêtrement d’histoires génétiques, de lumières et d’ombres.

La peau ne s’éclaircit pas seule. Elle ne change pas simplement parce que le ciel s’assombrit ou que le soleil s’éloigne. Elle évolue, comme tout en biologie humaine, sous pression ; mais aussi par négociation. Et ce que révèle cette étude, c’est que cette négociation a été culturelle autant que climatique.

Pendant longtemps, les chasseurs-cueilleurs mésolithiques ont maintenu une peau foncée, même sous les ciels voilés de Scandinavie. Pourquoi ? Parce que leur régime riche en poissons et en gibier leur apportait toute la vitamine D nécessaire. Leur peau n’avait donc pas besoin de se dépigmenter pour compenser un déficit lumineux. La pression sélective restait faible.

Tout bascule avec une transformation bien plus décisive que le climat : l’avènement de l’agriculture. Lorsque les populations d’Europe adoptent un régime fondé sur les céréales, pauvres en vitamine D, leur équilibre physiologique se dérègle. Le besoin de produire cette vitamine par la peau devient vital. À ce moment-là, les gènes associés à une peau claire (comme SLC24A5) commencent à être sélectionnés.

Mais ce ne sont pas les chasseurs européens qui l’introduisent. Ce sont des migrants venus d’Anatolie, les premiers agriculteurs du Néolithique, qui, en s’installant en Europe il y a environ 10 000 ans, apportent avec eux ces variants génétiques. Plus tard, d’autres vagues (venues des steppes, d’Asie centrale) renforcent cette tendance.

Il ne s’agit donc pas seulement de biologie. L’histoire de la pigmentation en Europe est une archive de migrations, un reflet des alliances, des conflits, des assimilations. Ce que porte notre peau, ce ne sont pas seulement des mélanines ; ce sont les traces d’un passé brassé, métissé, continuellement recomposé.

Ce que cette étude italienne bouleverse, ce n’est pas qu’un détail d’encyclopédie génétique. Elle renverse un pilier silencieux mais structurant : l’idée que l’Europe fut blanche par essence. En vérité, cette blancheur est tardive, acquise, et surtout, circonstancielle. Elle n’est pas un trait originel ; elle est un produit de l’histoire, comme les langues ou les frontières.

Le fait que la peau claire ne soit devenue majoritaire que récemment, et uniquement dans certaines zones géographiques, appelle à revoir notre cartographie mentale des origines. Ce que l’on croyait être le résultat d’une adaptation biologique rapide était en réalité une construction lente, instable, fragile. Et cette construction ne s’est pas faite uniquement par la nature. Elle s’est faite par l’alimentation, par les échanges, par la violence parfois ; par la culture, donc.

Il y a là une leçon profonde : les marqueurs biologiques que nous sacralisons (couleur de peau, forme des yeux, texture des cheveux) sont des réponses temporaires à des circonstances passagères. Ce que nous appelons « race » est bien souvent l’ombre portée d’un environnement disparu.

Plus encore, cette redéfinition du temps biologique oblige à interroger les récits politiques contemporains. Car s’il devient clair que la blancheur n’a pas toujours été la norme, alors elle ne peut plus prétendre être neutre. Elle devient un fait historique comme un autre ; daté, situé, relatif.

Pour les diasporas noires, ce constat n’est pas seulement un retournement scientifique. C’est une restitution de continuité. Celle qui relie un enfant d’aujourd’hui à un ancêtre oublié du Mésolithique ; celle qui murmure que la peau foncée fut longtemps l’expression majoritaire d’une Europe que l’on disait autre. Non pas un détail de l’histoire, mais peut-être sa matière la plus profonde.

Ce que nous révèle cette étude ne tient pas seulement à une mutation génétique, à un tableau de fréquences ou à une chronologie révisée. Ce qu’elle déplace, c’est le regard que nous portons sur le corps humain comme archive vivante, sur la peau comme palimpseste d’histoires effacées, redessinées, réécrites.

Pendant trop longtemps, les récits dominants ont traité la peau claire comme une évidence européenne ; un point de départ. La vérité, c’est qu’elle fut une destination, une lente dérive à travers les millénaires, provoquée par des contraintes alimentaires, des déplacements de peuples, des alliances génétiques souvent invisibles.

Ce renversement de perspective est un appel. Il nous invite à reconstruire un récit plus vaste, un récit dans lequel les corps noirs ne sont pas arrivés après l’Histoire, mais y étaient dès le début. Où la couleur n’est pas un attribut figé, mais un langage évolutif. Où la génétique ne confirme pas les mythes identitaires, mais les défait avec la précision d’un scalpel.

C’est là que réside la véritable puissance de ce travail : il rend visible ce que l’histoire avait blanchi. Il rappelle que sous les couches successives de mythe, de politique, d’oubli, il y avait des hommes et des femmes (bruns, foncés, humains) qui marchaient sur les mêmes terres, sous les mêmes cieux, bien avant que l’Europe ne se pense blanche.

Et si l’on tend bien l’oreille, dans ce nouveau récit, ce n’est pas le passé qui change. C’est notre place dans ce passé qui se redéfinit.

Source scientifique de référence

Silvia Perretti, Guido Barbujani et al.Inference of human pigmentation from ancient DNA by genotype likelihood, prépublication sur bioRxiv, Université de Ferrare, 2025.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel

La Women’s National Basketball Association (WNBA) est la ligue professionnelle de basket-ball féminin aux États-Unis, créée en 1996 avec le soutien de la NBA. Sa première saison a lieu à l’été 1997, avec 8 équipes rattachées à des franchises NBA existantes.

Près de trente ans plus tard, la WNBA est devenue la référence mondiale du basket féminin, connaissant un engouement populaire inédit : en 2024, l’affluence moyenne par match a bondi de 48% pour atteindre 9 807 spectateurs, et plus de 54 millions de téléspectateurs uniques ont suivi la saison sur six chaînes nationales.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel - Inauguration
Lisa Leslie et Rebecca Lobo, plus tard, toutes les deux induites au Naismith Memorial Basketball Hall of Fame, disputant le premier match de l’histoire de la WNBA le 21 Juin 1997. Andrew D. Bernstein/Getty Images

Ce succès s’appuie en grande partie sur les performances et le leadership des joueuses noires américaines, qui forment la majorité du championnat (83% des joueuses étant des femmes de couleur, dont 67% d’Afro-Américaines en 2020). Retour sur l’évolution de cette ligue pionnière, marquée par des athlètes d’exception et une volonté de faire progresser la place des femmes dans le sport.

Création de la ligue et premières pionnières (1996-2000)

Le lancement de la WNBA est officiellement approuvé par le commissaire David Stern le 24 avril 1996. Ce n’est pas la toute première tentative de ligue féminine professionnelle aux États-Unis, mais l’adossement direct à la toute-puissante NBA lui donne un avantage décisif. La WNBA adopte d’emblée le slogan « We Got Next » (« À nous la prochaine manche »), signifiant que les femmes ont leur place dans le paysage du basket professionnel. Huit équipes sont constituées pour la saison inaugurale de juin 1997, toutes dans des villes de NBA afin de profiter des infrastructures et du public existant.

Dès le départ, la ligue met en avant trois vedettes issues de la sélection olympique américaine de 1996 : Lisa Leslie (pivot des Los Angeles Sparks), Sheryl Swoopes (ailière des Houston Comets) et Rebecca Lobo (intérieure des New York Liberty). Toutefois, une autre joueuse va rapidement s’imposer comme la première superstar de la WNBA : Cynthia Cooper.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel

Âgée de 34 ans en 1997, Cooper profite enfin de la création de la ligue pour briller dans son pays, après avoir fait carrière en Europe faute de ligue nationale. Elle mène les Houston Comets au titre lors de la première finale WNBA en 1997 (face aux New York Liberty) et est élue MVP de la saison. Ce n’est que le début d’une dynastie : emmenées par le trio Cooper-Swoopes-Tina Thompson, les Comets remportent les quatre premiers championnats WNBA de l’histoire, de 1997 à 2000.

Cynthia Cooper et les Comets

Cooper, Swoopes et Thompson, trois femmes noires, deviennent ainsi les premières légendes de la ligue. Swoopes marque aussi les esprits en étant la première joueuse WNBA à signer un contrat de chaussure à son nom et en revendiquant pleinement sa maternité (enceinte, elle manque le début de la saison inaugurale) sans que cela n’entrave sa carrière, puisqu’elle finira triple MVP un peu plus tard.

La dynastie des Comets. 4 titres de 97 à 2000

Lynette Woodard, celle qui précède !

Parmi ces pionnières figure également Lynette Woodard, dont le parcours illustre la génération de talents juste précédant la WNBA. Woodard, star universitaire des années 1980, avait établi le record absolu de points en carrière NCAA (3 649 points), un exploit resté inégalé pendant 43 ans jusqu’à ce que Caitlin Clark (future star WNBA) ne le batte en 2024. Faute de ligue pro à l’époque, Woodard dut partir en Europe puis devint en 1985 la première femme à intégrer les Harlem Globetrotters, célèbre équipe de show-basket masculin.

Quand la WNBA est lancée en 1997, elle a déjà 38 ans mais rejoint enfin une franchise américaine (les Cleveland Rockers) pour boucler sa carrière en étant, elle aussi, une source d’inspiration pour la jeune ligue. Son intronisation au Hall of Fame du basket viendra consacrer son impact historique.

WNBA vs ABL

Malgré l’euphorie de ces débuts, la WNBA doit affronter la concurrence d’une autre ligue féminine, l’ABL (American Basketball League), lancée presque en même temps. Mais l’ABL, moins soutenue financièrement, fait faillite dès la fin 1998. La WNBA récupère alors plusieurs talents (comme la jeune star Chamique Holdsclaw draftée en 1999) et passe de 8 à 12 équipes en intégrant de nouvelles franchises en 1999.

Crédit : ESPN

En 1999, un premier accord collectif (CBA) est signé entre la ligue et l’association des joueuses, une avancée sociale majeure puisqu’il s’agit du premier accord de convention collective dans l’histoire du sport féminin professionnel. Ainsi, dès ses premières années, la WNBA se positionne à l’avant-garde, non seulement sportivement mais aussi en matière de droits des athlètes.

Les années 2000 : nouvelles stars et expansion de la ligue

Après la disparition des Comets de Houston (franchise dissoute en 2008), de nouvelles équipes et joueuses prennent le relais pour ancrer la WNBA dans le paysage sportif. Au début des années 2000, la ligue s’étend jusqu’à compter 16 équipes, avant de se stabiliser à 12 franchises à partir de 2009 suite à quelques relocalisations et faillites (Miami, Portland et Charlotte cessent leurs activités).

L’époque de la ligue à 14

Malgré ces ajustements, la WNBA fête en 2007 son 11ème exercice consécutif, devenant la première compétition sportive féminine américaine à durer plus de dix saisons d’affilée. La pérennité est assurée, et l’intérêt du public se maintient avec environ 7 500 à 8 000 spectateurs de moyenne dans ces années-là.

Sportivement, les années 2000 voient l’éclosion de nouvelles légendes qui vont marquer la ligue. Les Los Angeles Sparks de Lisa Leslie remportent deux titres consécutifs en 2001 et 2002, permettant à Leslie, l’une des figures de proue de 1997, de concrétiser son immense talent par des championnats.

Lisa Leslie titrée avec les Sparks

En 2002, elle entre aussi dans l’histoire en réussissant le premier dunk en match de la WNBA, le premier dunk tant attendu. À l’Est, les Detroit Shock, emmenés par l’ailière Swin Cash et la scoreuse Katie Smith, créent la surprise en 2003 en décrochant le titre face aux Sparks. Sous la houlette de l’entraîneur Bill Laimbeer (ex-bad boy de la NBA), Detroit impose un style physique et conquiert trois titres en 2003, 2006 et 2008, faisant de Cash et Smith des valeurs sûres de la ligue.

D’autres stars émergent : l’Australienne Lauren Jackson, arrivée à Seattle en 2001, devient l’une des meilleures joueuses de tous les temps (3 titres de MVP et un titre de championne WNBA en 2004 avec le Storm). Tamika Catchings, draftée en 2001 par Indiana, s’affirme comme une joueuse complète d’exception (meilleure défenseure à cinq reprises et future championne).

Du côté de New York, la meneuse Becky Hammon se fait un nom par sa combativité et son adresse, au point de devenir une chouchoute du public malgré l’absence de titre. En 2004, une nouvelle superstar fait ses débuts : Diana Taurasi, arrière au tempérament de feu, rejoint les Phoenix Mercury. Aux côtés de la vétéran Cappie Pondexter (arrivée en 2006), Taurasi mènera Phoenix au titre WNBA 2007 puis 2009, tout en s’affirmant comme la scoreuse la plus prolifique de l’histoire de la ligue (elle deviendra plus tard la meilleure marqueuse de tous les temps de la WNBA).

Diana Taurasi et Cappie Pondexter en 2009

Par ailleurs, la fin de la décennie voit arriver Sue Bird, meneuse draftée en 2002 à Seattle, qui va former avec Lauren Jackson un duo redoutable. Bird s’impose rapidement comme la meilleure passeuse du championnat et un modèle de longévité (elle jouera 19 saisons en WNBA !).

En 2008, la WNBA accueille Candace Parker, phénomène annoncé sortie de l’université Tennessee. Parker ne déçoit pas : dès sa première saison, elle réussit l’exploit d’être élue Rookie of the Year et MVP de la ligue. Elle est d’ailleurs la première. Avec son jeu spectaculaire (elle réalise aussi des dunks en match), Parker renouvelle l’attention médiatique autour de la WNBA. Elle guidera plus tard les Sparks de Los Angeles vers un titre en 2016, ajoutant son nom à la liste des grandes championnes.

Candace Parker, rookie of year et MVP, en 2008. Historique.

Malgré quelques turbulences économiques (revente de certaines franchises par la NBA aux propriétaires locaux, contraction du nombre d’équipes), la WNBA sort des années 2000 consolidée. En 2009, l’arrivée de nouvelles stars comme Angel McCoughtry (future star d’Atlanta) ou Sylvia Fowles (dominante intérieure à Chicago) donne un nouvel élan et l’espoir d’un “futur radieux” pour la ligue.

Un partenariat télé majeur est signé avec ESPN/ABC pour diffuser davantage de matchs, preuve de l’intérêt grandissant des médias. Après une première décennie d’existence, la WNBA a donc gagné son pari initial : elle « a pris sa place » dans le paysage sportif, portée par des joueuses au talent immense et par un public de fidèles, bien que bénéficiant encore d’une très large marge de progression.

2010s : Domination, dynasties et engagements sociétaux

Les années 2010 sont marquées par l’avènement de dynasties sportives et par l’engagement de plus en plus affirmé des joueuses WNBA en dehors du terrain. Sur le plan sportif, la décennie est dominée par deux franchises principales : les Minnesota Lynx et les Seattle Storm.

Maya Moore

À Minnesota, un quatuor d’exception va faire des merveilles : Maya Moore (arrière-scoreuse au palmarès phénoménal), Seimone Augustus (scoreuse élégante), Lindsay Whalen (meneuse clutch) et Rebekkah Brunson puis Sylvia Fowles à l’intérieur. Sous la conduite de l’entraîneur Cheryl Reeve, les Lynx remportent quatre titres WNBA (2011, 2013, 2015, 2017), égalant le record des Comets de Houston. Maya Moore décroche le titre de MVP en 2014 et s’affirme comme la meilleure joueuse de la ligue. Fowles, arrivée en 2015, est MVP des Finales 2015 et 2017 grâce à sa domination dans la raquette. Minnesota devient l’équipe phare de la décennie.

En face, les Seattle Storm renouent avec les sommets en fin de décennie. Après le départ à la retraite de Lauren Jackson (2012), Seattle reconstruit autour de Sue Bird et d’une nouvelle perle : Breanna Stewart. Draftée en 2016, Stewart est considérée comme une “machine à trophées” – quadruple championne universitaire avant même d’arriver en WNBA. Elle confirme les espoirs en menant Seattle à deux titres, en 2018 puis 2020, tout en récoltant au passage deux trophées de MVP de la saison régulière. En seulement quelques années, Stewart (27 ans en 2021) est déjà l’une des joueuses les plus titrées de l’histoire du Storm et de la ligue.

D’autres équipes inscrivent leur nom au palmarès dans les années 2010 : les Phoenix Mercury de Diana Taurasi ajoutent un troisième titre en 2014 (Taurasi étant MVP des Finales à 32 ans), et les Los Angeles Sparks de Candace Parker reviennent sur le devant de la scène en remportant le championnat 2016 (Parker et sa coéquipière Nneka Ogwumike forment un duo intérieur redoutable, Ogwumike étant élue MVP de la saison 2016).

La Superstar Nneka Ogwumike (30) durant son passage à LA, avec sa petite soeur Chiney Ogwumike ! À noter qu’elles ont deux petites soeurs talentueuses dont l’une joue pour l’équipe nationale du Nigeria

En 2019, les Washington Mystics d’Elena Delle Donne décrochent leur premier titre, grâce à une Delle Donne héroïque (MVP de la saison 2019 malgré une hernie discale) épaulée par la Belge Emma Meesseman, MVP des Finales. Ces succès variés illustrent la montée en puissance généralisée du niveau de jeu : chaque année, de nouvelles stars émergent et plusieurs équipes peuvent prétendre au titre.

Des voix sur et en dehors des terrains

Parallèlement à leurs exploits sportifs, les joueuses WNBA s’affirment comme des leaders en matière de justice sociale et d’égalité. Historiquement, la WNBA a toujours valorisé l’implication communautaire de ses athlètes (lutte contre le cancer du sein avec le WBCA Pink Challenge, programmes caritatifs, etc.). Mais dans les années 2010, cet engagement prend une dimension plus militante.

En 2016, suite à des violences policières contre des Afro-Américains (Philando Castile, Alton Sterling…), plusieurs équipes WNBA arborent des t-shirts noirs “Black Lives Matter” à l’échauffement pour dénoncer les injustices – un geste qui leur vaut d’abord une amende de la ligue, rapidement annulée sous la pression de l’opinion.

Breonna Taylor, 26 ans, assassinée chez elle par la police

Surtout, en 2020, en pleine vague de protestations aux États-Unis, la WNBA consacre sa saison entière à la lutte pour la justice sociale. Réunies dans une “bulle” sanitaire (pour cause de pandémie de Covid-19), les joueuses dédient le championnat à la mémoire de Breonna Taylor (une jeune femme noire tuée par la police) et au mouvement Say Her Name visant à ne pas oublier les femmes noires victimes de violences.

Toutes les équipes portent sur leurs maillots le nom de Breonna Taylor, et multiplient les gestes de sensibilisation. La meneuse new-yorkaise Layshia Clarendon parle d’« une saison engagée pour dire les noms et réclamer justice pour les femmes noires, trop souvent oubliées ». Ce positionnement courageux fait dire à la presse américaine que « le combat pour la justice sociale est dans l’ADN de la WNBA » – à l’image de la composition même de la ligue, quasiment 70% de ses joueuses étant des femmes noires.

« Say Her Name »

Une figure illustre jusqu’où cet engagement peut aller : Maya Moore. En pleine gloire sportive (quatre fois championne WNBA avec Minnesota), Moore décide en 2019 de se mettre en retrait du basket pour se consacrer à la libération d’un homme victime d’une erreur judiciaire.

Après deux ans de bataille juridique, elle parvient à faire innocenter Jonathan Irons, qu’elle épousera par la suite. Elle n’a plus rejoué depuis 2018, sacrifiant volontairement sa carrière pour cette cause – un choix qui force le respect et souligne l’altruisme des athlètes WNBA. Comme l’a titré un média, « Maya Moore a quitté la WNBA pour libérer un homme de prison. Elle lui a peut-être sauvé la vie. ».

Maya Moore et son mari Jonathan Irons

Années 2020 : nouvelle vague de talents et explosion de popularité

Aujourd’hui, la WNBA connaît un véritable âge d’or en termes de visibilité, de talents et de rayonnement. Après des débuts parfois économiquement fragiles, la ligue récolte les fruits de son investissement de long terme. La saison 2024, la 28e de l’histoire WNBA, a été la plus suivie de tous les temps : plus de 54 millions de téléspectateurs cumulés ont regardé au moins un match, un record absolu.

L’audience télévisée moyenne sur ESPN a bondi de 170% par rapport à l’année précédente, établissant de nouveaux sommets historiques. Les salles se remplissent comme jamais : l’affluence totale a atteint son plus haut niveau en 22 ans, avec notamment 154 guichets fermés sur la saison (contre seulement 45 l’année d’avant). En moyenne, près de 9 800 fans assistent désormais à chaque rencontre, un chiffre en hausse de 48% par rapport à 2023.

Graphique par Nielsen

Certaines affiches ont même dû être délocalisées dans des arénas NBA plus grands pour satisfaire la demande (ainsi 20 711 spectateurs à Washington le 19 septembre 2024, un record WNBA). Tous les indicateurs sont au vert : les votes des fans pour le All-Star Game ont explosé (+538% en 2024 par rapport à 2023) et les ventes de produits dérivés ont été multipliées par sept (+601%). La WNBA est tout simplement « en feu ».

Clark Vs Reese : Une rivalité qui nourrit les familles !

Cet engouement sans précédent s’explique en grande partie par l’arrivée d’une nouvelle génération de stars charismatiques, mais surtout par la rivalité la plus commentée du sport féminin américain depuis Serena Williams vs Maria Sharapova : Angel Reese contre Caitlin Clark.

Caitlin Clark et Angel Reese lors d’une opposition entre le Fever et le Sky

Tout commence sur les parquets universitaires, où les deux jeunes femmes captivent l’Amérique avec des styles opposés et une tension palpable. Caitlin Clark, snipper venue d’Iowa, blanche, cérébrale, issue d’un programme traditionnel, affole les compteurs avec des tirs à longue distance façon Stephen Curry. Angel Reese, elle, est une star de LSU : noire, expressive, ancrée dans la culture populaire, surnommée “Bayou Barbie”, elle combine physique, rebonds, et trash-talk assumé. Leurs affrontements NCAA explosent les audiences, jusqu’à la finale de 2023 remportée par Reese, un match qui devient instantanément un événement culturel, notamment pour les communautés noires, lassées de voir l’héroïsation systématique d’un seul visage.

L’un des moments les plus marquant du basketball universitaire, tous genres confondus

En 2024, les deux jeunes femmes débarquent en WNBA, et le show continue. Clark, draftée par les Indiana Fever, devient immédiatement un phénomène national : ses matchs remplissent les salles, ses highlights enflamment les réseaux, ses maillots se vendent par milliers. Elle attire un nouveau public, souvent novice en WNBA, mais déjà conquis par son aura de “superstar annoncée”. Ses performances suivent : Rookie of the Year, qualifications en playoffs, et plus de 22 matchs à plus d’un million de téléspectateurs — presque tous avec elle à l’affiche.

Angel Reese, de son côté, brille d’une autre manière. Moins médiatisée au départ, elle construit sa légende dans le dur : triple-double dans sa seconde saison, records de rebonds offensifs dans la première, constance dans l’effort. Surtout, elle refuse d’être reléguée au rang d’antagoniste silencieuse. Reese parle, joue, incarne. À chaque duel face à Clark, l’ambiance est électrique. Les matchs se jouent à guichets fermés. Les débats enflamment Twitter. Et surtout, la WNBA gagne : visibilité, tension narrative, diversité des publics.

Ce qui était une opposition de styles devient un levier marketing et culturel. Une rivalité mise en scène ? On le saura quand elle seront à la retraite. Mais une rivalité incarnée, sincère, et porteuse : elle polarise autant qu’elle fascine, comme les plus grands duels de l’histoire du sport.

Angel Reese et Caitlin Clark ne sont pas les seules nouvelles venues en WNBA. Mais leur face-à-face perpétuel a offert à la ligue le storytelling qu’elle attendait depuis des années. Car au fond, ce que les gens veulent, au-delà du talent brut, c’est une histoire à suivre, avec ses codes, ses rebondissements et ses symboles. Et en 2025, avec une NBA dans en pleine fin de cycle, la plus grande histoire du basket américain se joue chez les femmes.

Une génération dorée pas en reste

La domination actuelle est toutefois encore assurée par les stars de la génération précédente, désormais au sommet de leur art. A’ja Wilson, intérieure des Las Vegas Aces, s’est affirmée comme la meilleure joueuse du monde ces dernières années : double MVP de la ligue, championne WNBA 2022, elle a franchi en 2025 la barre des 5 000 points en un temps record (seulement 238 matchs, personne n’avait atteint ce total aussi vite, pas même Taurasi ou Stewart).

A’ja et Breanna Stewart après la médaille d’or des USA en 2020 à Tokyo

Wilson incarne la joueuse moderne dominante, aussi efficace en attaque qu’en défense, et leader vocale de surcroît. À 27 ans, elle porte la génération actuelle aux côtés d’autres étoiles confirmées comme Breanna Stewart – qui a quitté Seattle pour New York en 2023 et y a remporté le titre WNBA 2024, ajoutant un nouveau trophée à sa collection déjà bien garnie. Stewart, 29 ans, cumule en effet plusieurs titres de championne, des MVP de saison et de Finales, confirmant le surnom de « machine à trophées » acquis dès sa jeune carrière.

Parmi les autres figures marquantes de la ligue aujourd’hui, on retrouve Brittney Griner (Phoenix Mercury), pivot au jeu spectaculaire connue pour ses dunks et son retour courageux après sa détention arbitraire en Russie en 2022. Sylvia Fowles (retraitée en 2022), qui a quitté le parquet comme meilleure rebondeuse de tous les temps en WNBA. Candace Parker (double MVP, ayant offert en 2021 un titre à sa ville natale Chicago Sky) ou encore Elena Delle Donne (Washington Mystics), qui malgré les blessures reste une des attaquantes les plus talentueuses du circuit.

Sans oublier Nneka Ogwumike (LA Sparks), championne 2016 et présidente du syndicat des joueuses (WNBPA), figure de proue des négociations pour de meilleures conditions, ni Skylar Diggins-Smith, l’une des meilleures arrières scoreuses de la dernière décennie. Ou encore Sabrina Ionescu qui avait fait couler l’encre par son duel au 3pts, perdu de justesse face à Steph Curry, le plus grand shooter de notre époque, voir de l’histoire du basketball.

Le reste du monde s’en mêle

La WNBA s’internationalise également : en 2025, la Française Gabby Williams (Storm de Seattle), formée en NCAA, a brillé en signant un record d’interceptions pour sa franchise (8 steals dans un match) et en s’affirmant comme une joueuse cadre du championnat. En 2025, une autre française, Dominique Malonga, 19 ans seulement, a été draftée n°2 par Seattle. Les françaises bien portée par une Marine Johannes, chouchou du public new-yorkais !

Tokyo 2020 Olympics – Basketball – Women – match pour le bronze – Serbie v France – Saitama Super Arena, Saitama, Japan – 7 août 2021. Gabby Williams et Marine Johannes REUTERS/Brian Snyder

D’origine congolaise et camerounaise, Malonga est devenue la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la WNBA (19 ans) à marquer plus de 10 points dans un match, promettant un bel avenir. Ces nouvelles venues internationales marchent sur les traces de pionnières comme la Portugaise Ticha Penicheiro (légendaire meneuse des années 2000) ou l’Australienne Lauren Jackson. La WNBA attire désormais les meilleurs talents du monde entier, enrichissant le jeu et le public.

Gabby Williams et Dominique Malonga courtside

L’avenir

Des talents déjà attendus

L’avenir de la WNBA s’annonce d’autant plus radieux que la relève est déjà en marche. Alors que Reese et Clark électrisent la ligue, une nouvelle génération de talents frappe déjà à la porte. Juju Watkins, sensation de USC au jeu explosif, fait déjà figure de future franchise player. Kiyomi McMiller, l’une des meneuses les plus créatives de sa génération, attire les regards avec un handle spectaculaire digne d’un mixtape AND1. Et Azzi Fudd, malgré les blessures, reste l’un des profils les plus attendus, tant son shoot pur et sa maturité impressionnent depuis le lycée.

Juju Watkins, l’étoile montante à suivre !

Expansion time

En cette moitié des années 2020, la ligue est en pleine expansion. Sous l’impulsion de la commissaire Cathy Engelbert (en fonction depuis 2019), la WNBA prévoit d’accueillir de nouvelles franchises : en 2024, l’ajout d’une équipe dans la région de la baie de San Francisco (affiliée aux Golden State Warriors) a été officialisé, la première expansion depuis 2008, avec les Golden State Valkyries. D’autres marchés, comme Toronto, sont envisagés pour continuer à développer la ligue. Le but est de profiter de la popularité grandissante du basket féminin.

Car désormais, la WNBA n’est plus seulement “un bon moment à suivre” – c’est LE moment pour le basket féminin, comme nous l’écrivions récemment. La ligue a su créer un cercle vertueux : plus de visibilité attire plus de fans et de sponsors, ce qui améliore les conditions des joueuses et la qualité du jeu, renforçant encore l’intérêt.

NBA 2K

L’intégration de « The W » dans NBA 2K a marqué un tournant symbolique et culturel pour le basketball virtuel. Pour la première fois, les joueuses de la WNBA ont été pleinement intégrées à la célèbre simulation, avec leurs propres modes de jeu, animations, et parcours de carrière. Bien que les statistiques précises sur le taux d’utilisation restent floues, la communauté salue largement cette évolution, estimant que la présence des équipes WNBA enrichit l’expérience globale et offre une diversité bienvenue dans un univers longtemps centré sur la NBA masculine. Une avancée qui, au-delà du jeu, contribue à normaliser la visibilité des basketteuses dans la culture populaire.

Jayson Tatum et A’ja Wilson, cover de NBA 2K25

Au fil de son histoire, la WNBA a donc évolué d’une jeune ligue aspirant à la reconnaissance vers un championnat mature et florissant, qui bat des records d’audience et d’affluence. Elle est devenue un véritable pilier culturel et sportif, portée par des générations de femmes, majoritairement des femmes noires, qui ont repoussé les limites du jeu et utilisé leur plateforme pour faire avancer la société.

Comme le soulignait le Los Angeles Times, « dans bien des aspects, la simple existence d’une ligue composée à 70% de femmes noires est en soi un acte de protestation contre une industrie sportive dominée par les hommes ». Après avoir longtemps été reléguées à l’ombre, ces athlètes écrivent leur propre légende et inspirent des millions de jeunes filles à travers le monde.

Aujourd’hui, les matchs de la ligue sont retransmis sur plusieurs chaines aux USA, mais sont aussi accessible via le WNBA league pass et certaines des affiches sont, elles, visionnables en direct ou à la demande sur la plateforme PrimeVideo. Preuve que la discipline entre dans le mainstream !

En 1997, la WNBA clamait “We Got Next” et aujourd’hui, le travail paye. Entre exploits sportifs, progression des droits des femmes et célébration de la diversité, l’histoire de la WNBA est une réussite retentissante mais encore fragile qui continue de s’écrire sous nos yeux, avec toujours plus de chapitres glorieux à venir.

Burkina Faso : l’or, la loi et la souveraineté

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Sous la présidence d’Ibrahim Traoré, le Burkina Faso amorce une révolution silencieuse : celle de la souveraineté minière. En révisant son code minier, en reprenant le contrôle des ressources et en imposant une gouvernance plus inclusive, le pays trace un chemin inédit vers l’autodétermination économique. Décryptage d’un tournant stratégique africain.

OR NOIR ET POUVOIR JAUNE

Sous les terres rouges du Burkina Faso, l’or ne brille pas pour tout le monde. À chaque gramme extrait, à chaque once expédiée, c’est une question qui s’impose avec l’insistance d’un tambour de guerre : à qui profite cette richesse ?

L’Afrique, on le sait, est assise sur une montagne de trésors. Pétrole, cobalt, coltan, diamants, uranium… et l’or, ce métal vieux comme le soleil, qui a alimenté les conquêtes coloniales et les rêves impériaux. Mais ce sous-sol béni semble n’avoir fait que nourrir les faims d’autrui. Pendant que les cours mondiaux explosent, le continent reste à la traîne d’un festin qu’il sert sans jamais s’asseoir à table.

Au Burkina Faso, l’or représente plus de 70 % des exportations nationales. Pourtant, dans les villages miniers de Houndé, de Bissa ou de Karma, la misère est plus dense que le minerai. Des pistes défoncées, des écoles sans toit, des dispensaires vides. Le contraste est saisissant : les filiales canadiennes, australiennes ou russes engrangent les bénéfices ; les populations locales, elles, se contentent des poussières ; parfois littéralement.

Et si ce n’était pas une fatalité ?
Depuis l’arrivée d’Ibrahim Traoré au pouvoir, une nouvelle ligne de fracture s’est dessinée. Celle entre un passé où l’État regardait les concessions filer entre ses doigts et un présent où il tente de les reprendre une à une, à la tenaille. Avec un mot d’ordre simple : reprendre le contrôle, réécrire les règles, transformer la rente en levier de souveraineté.

Mais cela est-il possible ?
Peut-on, dans un contexte mondialisé, face aux mastodontes miniers, imposer une gouvernance panafricaine du sous-sol ? Le Burkina peut-il être le laboratoire d’un nouveau paradigme, où les ressources naturelles financent les écoles, irriguent les villes, et renforcent les États, plutôt que les affaiblir ?

À cette question, le peuple burkinabè, son gouvernement et ses détracteurs répondent déjà ; par la loi, par l’action, ou par les critiques. Nofi propose une plongée dans les soubassements de cette révolution aurifère.

UNE DÉPENDANCE STRUCTURELLE

La colonisation a-t-elle vraiment pris fin, ou a-t-elle simplement changé de méthode ?
Dans le domaine minier, la réponse semble toute trouvée. Si hier les empires européens pillaient au nom de la « civilisation », aujourd’hui ce sont des multinationales bien enregistrées, aux conseils d’administration feutrés, qui extraient, exportent et engrangent ; avec la bénédiction de législations africaines taillées pour leur confort.

Tout commence dans les années 90, sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI. En échange d’une aide financière vitale, les États africains sont sommés de privatiser, déréguler, ouvrir. Ce sont les fameux « plans d’ajustement structurel », qui imposent un retrait massif de l’État des secteurs stratégiques, y compris miniers. L’Afrique, dit-on, doit devenir « attractive ».

Le Burkina Faso, alors en quête de relance économique, revoit son code minier en 1997. Objectif : attirer les investisseurs étrangers. Résultat : les sociétés minières étrangères obtiennent des exonérations fiscales, des permis d’exploration longs, et une participation minimale de l’État, souvent limitée à 10 % ; sans droit de regard réel sur la gestion.

Des compagnies canadiennes, australiennes, sud-africaines, russes, turques affluent. Le pays, qui ne comptait qu’une seule grande mine d’or en 2007, en exploite plus d’une quinzaine en 2025. Mais à quel prix ?

Certes, le PIB augmente. Oui, l’or remplace le coton comme première source d’exportation. Mais la richesse reste en haut, bien souvent à l’extérieur du pays. Les contrats, souvent négociés dans l’opacité, laissent peu de place aux populations locales. Les zones d’exploitation deviennent des enclaves, où les compagnies font la loi, recrutent peu de Burkinabè qualifiés, et versent des compensations dérisoires aux communautés dépossédées de leurs terres.

Plus grave encore : les bénéfices échappent au pays. Grâce à des montages financiers complexes (filiales, paradis fiscaux, prix de transfert), certaines entreprises déclarent des pertes… tout en extrayant des tonnes d’or. Le manque de contrôle, de moyens techniques et de volonté politique transforme le Burkina en puits à ciel ouvert pour intérêts étrangers.

Dans les années 2010, les ONG, les journalistes et certains économistes burkinabè commencent à alerter.

Des rapports de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE) montrent que moins de 15 % des revenus miniers sont réinvestis dans le développement local. L’exploitation artisanale, mal encadrée, crée des zones de non-droit. L’or alimente parfois des circuits informels, voire des groupes armés dans certaines régions instables.

Mais les réformes traînent. L’État manque de leviers. Le code minier de 2015 tente quelques ajustements, sans jamais rompre avec le modèle de « la main tendue ».

Jusqu’à 2022.
Avec l’arrivée d’Ibrahim Traoré, l’heure du basculement semble venue.
Une rupture s’annonce : faire de l’État un acteur central, pas un figurant.

JUILLET 2025 : UNE RÉFORME MINIÈRE DE RUPTURE

Le 3 juillet 2025, une date que les futurs manuels d’économie politique africaine pourraient bien retenir. Ce jour-là, le gouvernement burkinabè adopte une révision majeure de son code minier. Une réforme radicale, sans fioritures, qui bouscule les règles du jeu établies depuis trente ans.

Ce n’est plus un ajustement. C’est une réorientation stratégique. Une manière de dire au monde : 

« L’or du Burkina appartient d’abord aux Burkinabè. »

Première mesure : la part gratuite de l’État dans chaque nouveau projet minier passe de 10 % à 15 %. C’est une part que l’État acquiert sans investir, sans avancer de capitaux, mais qui lui garantit des dividendes, une place au conseil d’administration, un droit de regard.

Et ce n’est pas tout. L’État se réserve désormais le droit d’acquérir 15 % supplémentaires, cette fois de manière payante, pour porter sa participation potentielle à 30 % dans tout nouveau projet d’exploitation.

Une telle décision inquiète les investisseurs mais rassure les citoyens. Pour la première fois depuis l’indépendance, l’État burkinabè ne mendie pas sa part : il la revendique, l’impose.

Deuxième grande avancée : la participation des Burkinabè dans les projets miniers devient une obligation légale. Cela ne concerne plus seulement les postes subalternes, mais tous les niveaux hiérarchiques : ingénierie, gestion, direction, expertise environnementale.

Des quotas seront imposés, et des mécanismes de transfert de compétence exigés.
C’est un pas décisif vers la « localisation » du savoir-faire, souvent confisqué par les sièges sociaux à Toronto, Perth ou Dubaï.

Troisième réforme : les permis d’exploitation sont désormais limités à des durées plus courtes, et renouvelables sous conditions strictes.

Exit les concessions de 50 ans, octroyées sans contrôle. Place à des permis de 3 à 5 ans, conditionnés à des audits réguliers, à des clauses sociales, à des contributions concrètes au développement local.

Autrement dit : les entreprises minières restent tant qu’elles respectent leurs engagements. Sinon, la porte est ouverte.

Derrière ces mesures, une philosophie s’impose :

remettre l’État africain au centre de la gouvernance des ressources, sans pour autant chasser les investisseurs. Il ne s’agit pas d’une fermeture idéologique, mais d’une ouverture maîtrisée, souveraine, encadrée.

Le Burkina Faso ne dit pas « non » au capital étranger, il dit « oui, mais pas à n’importe quelles conditions ».

En pleine période de tensions géopolitiques, où les pays du Sahel remettent en cause les vieux équilibres post-coloniaux, cette réforme agit comme un marqueur politique. C’est un acte de rupture. Une ligne rouge. Un signal à ceux qui, pendant des décennies, ont exploité sans jamais rendre de comptes.

SOPAMIB : L’ÉTAT ENTRE EN JEU

Pendant longtemps, l’État burkinabè a été spectateur d’un théâtre minier joué sans lui. Les concessions se négociaient dans les bureaux d’avocats étrangers, les profits s’évaporaient via des holdings anonymes, et les mines, une fois vidées, laissaient derrière elles des cratères béants, comme des cicatrices dans le paysage.

Mais depuis 2023, une nouvelle entité publique surgit dans le décor : la SOPAMIB ; Société nationale des Mines du Burkina Faso. Et avec elle, l’État reprend pied dans le secteur minier, non plus comme arbitre impuissant, mais comme acteur stratégique.

La SOPAMIB n’est pas une vitrine. Elle a été pensée comme un véhicule souverain d’appropriation minière. Dotée d’un capital public, elle a vocation à racheter, reprendre ou coexploiter les gisements stratégiques, notamment ceux abandonnés ou mal exploités par des opérateurs étrangers.

Ce n’est pas une nationalisation brutale ; c’est une nationalisation ciblée et méthodique, adossée à la loi.

La SOPAMIB agit comme un bras armé :

  • pour sécuriser les intérêts de l’État,
  • pour garantir l’application des nouvelles normes sociales et environnementales,
  • et pour empêcher que les ressources aurifères ne soient dilapidées sans retour.

L’objectif affiché est clair : reprendre le contrôle sur les actifs miniers clés.
Car pendant des années, certaines sociétés titulaires de permis n’ont jamais entamé d’exploitation réelle : elles se contentaient de spéculer sur les titres miniers, les revendant à prix d’or.

La SOPAMIB s’inscrit contre cette logique. Désormais, les permis inutilisés peuvent être révoqués puis transférés à l’entreprise publique. Le sol appartient à l’État, rappelle la loi ; il est temps que les ressources qu’il renferme servent réellement l’intérêt général.

Le modèle burkinabè n’évolue pas en vase clos.
Il s’inspire partiellement de la Ghana National Petroleum Corporation (GNPC), qui, depuis les années 1980, coexploite les hydrocarbures ghanéens avec les majors.

Il évoque aussi la Sonatrach algérienne ou la Gécamines en RDC, avec leur contrôle ferme des ressources minières. Mais à la différence de ces géants, la SOPAMIB démarre avec une ambition de sobriété : pas de bureaucratie pléthorique, pas de luxe d’État, mais un mandat clair : sécuriser, exploiter, redistribuer.

Toutefois, créer une entreprise publique ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle fonctionne.
Le danger, dans beaucoup de pays africains, c’est que les sociétés d’État deviennent des vaches à lait pour les élites : budgets opaques, nominations clientélistes, conflits d’intérêts.

Le défi de la SOPAMIB est donc double :

  1. Gagner en compétence technique, pour réellement concurrencer les opérateurs privés.
  2. Gagner en légitimité populaire, en montrant que l’or extrait bénéficie concrètement aux Burkinabè.

Dans une Afrique lassée des promesses creuses, la réussite de la SOPAMIB serait une démonstration puissante : celle qu’un État africain peut gérer ses ressources sans tutelle, ni dépendance.

FISCALITÉ MINIÈRE ET FONDS DE DÉVELOPPEMENT

Extraire l’or ne suffit pas. Encore faut-il que cette richesse se traduise en routes, en écoles, en hôpitaux. Pendant trop longtemps, au Burkina Faso comme ailleurs en Afrique, le secteur minier a été un moteur sans transmission. Il tournait à plein régime, mais les populations restaient sur le bas-côté.

La réforme de juillet 2025 entend réconcilier le sous-sol avec le développement du sol. Et pour cela, elle s’attaque au nerf de la guerre : la fiscalité minière.

Désormais, chaque entreprise minière opérant sur le territoire burkinabè a l’obligation légale de contribuer au FNDTM, un fonds public créé pour financer les projets structurants du pays.

Ce fonds n’est pas une caisse symbolique. Il représente 20 % des revenus nets des entreprises, versés en plus des taxes et impôts classiques.
Une première en Afrique de l’Ouest francophone.

Objectifs du fonds :

  • financer la construction d’écoles,
  • moderniser les centres de santé,
  • améliorer l’accès à l’eau potable,
  • réparer les routes dans les zones d’exploitation,
  • et soutenir l’agriculture locale.

En clair : transformer l’or en infrastructures durables.

Jusqu’ici, la fiscalité minière au Burkina Faso était un fromage à trous. Les sociétés, souvent conseillées par des cabinets internationaux, utilisaient les prix de transfert, la sous-déclaration de production, les paradis fiscaux pour réduire au minimum leur imposition.

Résultat : l’or sortait, les bénéfices aussi. L’État, lui, se contentait de miettes. Selon un rapport de la Banque mondiale (2023), jusqu’à 80 % des flux financiers issus de l’or burkinabè échappaient à la fiscalité directe.

Avec la réforme de 2025, le rapport de force se renverse. Les entreprises ne sont plus les seules à dicter les règles. Le fisc burkinabè se muscle, les contrôles s’intensifient, et les règles de transparence se durcissent.

Un autre point clé : les contributions versées au FNDTM doivent désormais être partiellement réinvesties dans les zones d’exploitation. Fini le paradoxe des villages miniers sans électricité. Désormais, au moins 30 % des fonds collectés seront affectés aux collectivités territoriales concernées.

C’est une mesure de justice territoriale, mais aussi une stratégie de paix sociale : dans plusieurs régions minières, la frustration des populations envers les compagnies a nourri les tensions, voire alimenté les groupes armés.

Reste un enjeu central : la gestion de ce fonds sera-t-elle à la hauteur des attentes ?

Le gouvernement promet une gouvernance tripartite :

  • État,
  • société civile,
  • représentants des communautés locales.

Mais la route est semée d’embûches. Le risque de détournement, de clientélisme ou de projets fantômes n’est pas théorique. Il est structurel.

Enquête parallèle : selon les chiffres de la Cour des Comptes, près de 40 % des investissements publics dans les zones rurales burkinabè n’aboutissent pas à des infrastructures fonctionnelles, faute de suivi ou de transparence.

Le FNDTM est donc un test. S’il réussit, il pourrait devenir un modèle régional, voire continental. S’il échoue, il deviendra un symbole de plus sur la longue liste des promesses non tenues.

Mais une chose est sûre : le temps de l’impunité fiscale minière est révolu.

LA RAFFINERIE NATIONALE D’OR : SYMBOLIQUE ET STRATÉGIE

Depuis l’époque coloniale, l’Afrique extrait mais ne transforme pas. Le schéma est toujours le même : les matières premières quittent le continent brutes, avant de revenir, valorisées ailleurs, à prix d’or.

Dans le cas du Burkina Faso, des tonnes d’or sont extraites chaque année, mais quasiment aucune once n’est raffinée sur place. Le métal file directement vers les Émirats, la Suisse ou l’Afrique du Sud. Et avec lui, les profits, les emplois, la traçabilité, et le pouvoir.

Mais ça, c’était avant.
Car depuis 2024, le gouvernement burkinabè a lancé un projet hautement stratégique et symbolique : la création d’une raffinerie nationale d’or.

Construite à Ouagadougou, cette raffinerie vise une capacité initiale de traitement de plusieurs tonnes d’or par an.

Elle marque la fin d’un cycle de dépendance technique et l’entrée du Burkina dans le club restreint des pays africains capables de valoriser leur production in situ.

Raffiner sur place, cela signifie :

  • reconquérir la chaîne de valeur,
  • former des ingénieurs, des techniciens, des chimistes,
  • mieux contrôler la qualité, le poids, la destination du métal,
  • lutter contre la fraude et les sorties illégales.

C’est, en somme, reprendre possession de son or jusqu’à sa forme finale.

Jusqu’ici, une grande partie de l’or artisanal ou semi-industriel du Burkina échappait à tout contrôle officiel. Il était exporté via des circuits parallèles, souvent en direction de Dubaï, sans traçabilité, ni déclaration, ni taxe.

La raffinerie permettra désormais :

  • d’imposer des circuits d’exportation centralisés,
  • de contrôler les volumes,
  • de garantir une certification burkinabè,
  • et de capturer une partie de la rente de la transformation.

C’est une réponse directe aux accusations de corruption et de pillage.
L’or burkinabè ne voyagera plus nu. Il aura une signature. Un cachet. Un sceau d’État.

Au-delà des chiffres, l’impact est politique. Dans une Afrique où le sous-développement industriel est souvent justifié par le manque de « moyens », le Burkina montre qu’on peut faire autrement.

  • Création d’emplois locaux qualifiés
  • Relance de la formation technique dans les universités
  • Accroissement des revenus douaniers
  • Renforcement de la transparence dans la chaîne de l’or

Mais surtout : affirmation d’une souveraineté industrielle dans un secteur historiquement capté par l’extérieur.

La mise en place de cette raffinerie ne sera pas sans obstacles.

  • Pressions diplomatiques ? Probables.
  • Tentatives de sabotage économique ? Évidentes.
  • Conflits juridiques avec certains partenaires étrangers ? Déjà en cours.

Mais le Burkina ne recule pas. Car il ne s’agit pas simplement d’un projet industriel. C’est un acte de foi en soi-même.

La raffinerie d’or de Ouagadougou n’est pas qu’une usine. C’est un manifeste. Un manifeste pour une Afrique qui veut arrêter d’être le « pays de l’or » pour devenir le « pays de la valeur ».

CONTRÔLER L’EXPORTATION, LUTTER CONTRE LA FRAUDE

Si l’or du Burkina Faso pouvait parler, il raconterait des histoires de fuite. Des tonnes de métal précieux quittent chaque année le territoire sans passer par les canaux officiels, dissimulées dans des valises diplomatiques, via des passeurs, des réseaux informels ou des transactions occultes.

Les chiffres sont éloquents : selon les données croisées de l’ITIE et du World Gold Council, plus de 30 % de la production aurifère burkinabè ne figure dans aucun registre officiel. Un manque à gagner estimé à plusieurs centaines de millions de dollars chaque année.

Pour briser cette spirale, le gouvernement a décidé la suspension temporaire des permis d’exportation à petite échelle.

Cette décision cible en priorité :

  • les exportateurs artisanaux aux pratiques opaques,
  • les filières informelles souvent liées à des réseaux transnationaux,
  • les intermédiaires non agréés qui pullulent autour des sites d’orpaillage.

Derrière cette mesure se cache un objectif clair : assainir le marché de l’or, centraliser les flux, et empêcher les évasions massives de richesses.

La réforme vise à imposer un suivi de l’or de l’extraction à l’exportation, via des mécanismes numériques et des contrôles physiques renforcés.

Un numéro unique d’identification, des balances électroniques connectées, des enregistrements systématiques dans une base centralisée : voilà les outils d’un nouveau système de traçabilité souveraine.

Chaque gramme d’or exporté devra désormais porter l’empreinte de son origine :
mine, date, volume, raffinerie, acheteur.

Un changement de paradigme qui rapproche le Burkina des standards internationaux de l’OCDE sur l’or « propre » (Clean Gold), tout en rendant plus difficile le financement opaque de conflits ou de réseaux criminels.

La contrebande aurifère ne connaît pas de frontières. L’or burkinabè se retrouve à Niamey, à Bamako, puis à Dubaï ou Istanbul ; en dehors de tout contrôle fiscal.

Certains analystes estiment que des groupes armés au Sahel se financent en partie par ce commerce parallèle, utilisant les revenus de l’or pour acheter des armes, recruter, ou corrompre.

En reprenant le contrôle de l’exportation, l’État burkinabè tente aussi de couper l’oxygène financier de l’insécurité. Car au Sahel, l’économie souterraine est souvent le carburant des violences visibles.

Mais cette volonté de régulation heurte des intérêts puissants. Dubaï, par exemple, est devenue la principale plaque tournante mondiale de l’or africain, en grande partie grâce à sa tolérance envers les circuits non déclarés.

À chaque nouvelle régulation burkinabè, des voix s’élèvent pour crier à « l’entrave au libre marché ».

Mais de quel marché parle-t-on ? Celui de la fraude normalisée, du dumping fiscal, ou de la mainmise postcoloniale sur les richesses africaines ?

Contrôler l’exportation de son propre or ne devrait pas être une déclaration de guerre. Et pourtant, au Burkina Faso, c’est bien un acte de résistance.

UN TOURNANT POUR L’AFRIQUE FRANCOPHONE ?

Ce qui se joue aujourd’hui au Burkina Faso dépasse de loin les frontières du pays.
En s’attaquant de front à l’un des bastions du néocolonialisme économique (la gestion externalisée des ressources naturelles) le Burkina ne réforme pas seulement sa politique minière : il ouvre une brèche dans l’espace francophone tout entier.

Depuis 2023, la région connaît une dynamique inédite de réaffirmation souveraine. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso (désormais liés dans une Alliance des États du Sahel (AES)) partagent plus qu’un voisinage : une même volonté de se réapproprier leur destin économique.

Au Mali, une révision du code minier a également été amorcée, inspirée des mêmes principes :

  • Augmentation de la participation étatique
  • Nationalisation partielle des gisements inactifs
  • Imposition de la transformation locale des minerais

Ces dynamiques convergentes traduisent une mutation profonde : l’heure n’est plus à la dépendance assumée, mais à la redéfinition des termes du contrat.

Ce tournant ne concerne pas que le Sahel. L’Afrique francophone dans son ensemble, historiquement bridée par des législations coloniales reconduites, pourrait bien suivre.

  • En Guinée, la bataille autour du contrôle de la bauxite (3e réserve mondiale) fait écho à cette revendication.
  • Au Sénégal, les mobilisations citoyennes exigent plus de transparence sur le gaz et le pétrole.
  • En République Centrafricaine, la question des licences minières accordées à la Russie soulève des débats similaires.

Une chose est sûre : le vent tourne. Et le Burkina Faso pourrait devenir, malgré sa taille modeste, le laboratoire d’un panafricanisme économique renouvelé, décolonial, pragmatique et enraciné.

Mais si le Burkina cherche des repères, il n’a pas besoin de les chercher très loin. En Afrique du Sud, la loi B-BBEE (Black Economic Empowerment) impose depuis des années aux entreprises étrangères de réserver 30 % de leur capital à des Noirs sud-africains.

C’est ce dispositif qui a provoqué, en 2023, le bras de fer entre le gouvernement de Cyril Ramaphosa et Elon Musk, lorsque ce dernier a refusé d’intégrer Starlink aux conditions sud-africaines.

Le message était clair : la souveraineté économique n’est pas négociable, même face aux titans de la Silicon Valley.

Dans cette perspective, la réforme burkinabè ne fait pas cavalier seul. Elle s’inscrit dans un réveil continental, une prise de conscience collective : le XXIe siècle africain ne sera pas seulement politique. Il sera aussi minier, industriel et fiscal.

TRAORÉ, CIBLE INTERNATIONALE

Derrière chaque réforme souveraine, il y a un contre-feu médiatique. Et derrière chaque homme d’État africain qui ose redéfinir les règles du jeu, il y a un procès d’intention à peine voilé.

Ibrahim Traoré n’échappe pas à la règle.

Depuis l’annonce des réformes minières, le chef de l’État burkinabè est devenu une cible récurrente dans les discours diplomatiques occidentaux. En ligne de mire : ses liens supposés avec la Russie, ses options sécuritaires, mais surtout… son contrôle renforcé sur l’or.

Début 2025, un général américain, représentant du commandement militaire pour l’Afrique (AFRICOM), accuse publiquement Traoré d’enrichissement personnel via l’or, et de détourner les revenus miniers au profit de réseaux russes et chinois.

La déclaration est faite dans un think tank à Washington, mais elle est reprise en boucle sur CNN, Bloomberg, Reuters. Le message est limpide :

« Traoré utilise l’or pour consolider son pouvoir, pas pour développer son pays. »

La riposte du Burkina ne tarde pas. Dans un discours enflammé, le chef de l’État balaie les accusations :

« Ce n’est pas parce qu’un Africain contrôle ses richesses qu’il est corrompu. C’est parce qu’il les contrôle qu’il dérange. »

Cette rhétorique n’est pas nouvelle. Elle fait écho aux campagnes menées contre :

  • Thomas Sankara, accusé à l’époque de vouloir « soviétiser » le Burkina,
  • Kadhafi, diabolisé après avoir proposé une monnaie panafricaine adossée à l’or,
  • Ahmed Sékou Touré, dont les positions anticolonialistes avaient valu une mise sous embargo économique.

À chaque fois qu’un leader africain tente de reprendre la main sur ses ressources, des accusations surgissent, souvent sans preuves solides, mais avec un effet immédiat sur l’opinion publique internationale : le doute.

Ce n’est pas une coïncidence si ces critiques surgissent au moment où le Burkina redéfinit les termes de ses contrats miniers. Derrière les arguments moraux, il y a des intérêts géostratégiques. Et l’or en est un.

Les grandes puissances n’ont aucun mal à tolérer des dictatures dociles… tant que l’accès aux ressources est garanti. Mais un petit pays sahélien qui :

  • suspend les exportations artisanales,
  • construit sa propre raffinerie,
  • impose des participations locales obligatoires,
  • et crée une société publique capable de concurrencer les majors…

… devient soudain un sujet de « préoccupation démocratique ».

Face à cette guerre douce, la meilleure arme du Burkina reste la transparence.
Publier les contrats. Rendre public l’usage des fonds miniers. Intégrer la société civile au contrôle des projets.

Autrement dit : prouver, par les actes, que le discours souverain n’est pas un masque pour la prédation, mais un levier pour l’équité.

Dans ce bras de fer international, la légitimité ne se gagne plus dans les chancelleries occidentales. Elle se gagne sur le terrain. Dans les écoles construites, les routes bitumées, les familles sorties de la misère grâce à l’or qui, cette fois, serait resté au pays.

L’OR DU PEUPLE OU L’OMBRE DES EMPIRES ?

Ce qui se joue aujourd’hui au Burkina Faso ne concerne pas seulement des mines, ni même des réformes techniques. C’est une bataille pour le sens. Une lutte pour savoir si l’Afrique peut, enfin, faire de ses ressources un levier d’émancipation plutôt qu’un piège de dépendance.

L’or du Burkina Faso a longtemps enrichi d’autres que les Burkinabè. Longtemps, les mêmes schémas se sont répétés :

  • Des contrats opaques.
  • Des États affaiblis.
  • Des populations dépossédées.
  • Des profits qui fuient.
  • Des critiques venues d’ailleurs pour disqualifier toute tentative de reprise en main.

Mais cette fois, quelque chose change. En révisant son code minier, en imposant une raffinerie nationale, en reprenant le contrôle via SOPAMIB, le Burkina Faso affirme qu’il n’est plus un terrain de chasse mais une nation debout.

Est-ce suffisant ? Non. Les défis restent immenses :

  • lutter contre la corruption interne,
  • former une expertise nationale solide,
  • protéger les intérêts collectifs sans tomber dans l’autoritarisme,
  • éviter que la souveraineté proclamée ne devienne un simple slogan.

Mais cette trajectoire, incertaine et fragile, est surtout une invitation à penser l’Afrique autrement. Non plus comme un réservoir de richesses pour l’extérieur,
Mais comme un espace de création de valeur, de justice, de dignité.

Dans un monde où les puissances s’entre-déchirent pour les ressources critiques, le véritable pouvoir n’est plus dans la possession, mais dans le contrôle.

Et au Burkina Faso, pour la première fois depuis longtemps, ce pouvoir est en train de revenir là où il aurait toujours dû être : dans les mains du peuple.

SOURCES

Denmark Vesey, l’homme qui a fait trembler l’Amérique esclavagiste

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Sous la canopée étouffante de l’esclavage sudiste, Denmark Vesey, homme libre et prédicateur, orchestra une insurrection avortée qui hante encore l’histoire américaine. Derrière les procès secrets, les pendaisons massives et les mémoires en conflit, se dessine le portrait d’un visionnaire dont le combat révèle les lignes de fracture raciales, politiques et morales d’une nation en quête de justice.

Sous un chêne aux racines profondes, battu par les vents de Charleston, un homme noir libre se dresse. Dans sa main, une Bible usée, annotée à la marge, tremble à peine sous la lumière du jour qui décline. C’est Denmark Vesey. À ses pieds, le sol n’est pas encore retourné, mais dans son esprit, les germes de l’insurrection sont déjà semés. Il ne tient pas une arme, mais un récit ; celui de l’Exode, celui d’un peuple opprimé, guidé par la foi vers la liberté. Dans le Sud esclavagiste de 1822, ce simple geste devient un acte de rébellion.

La Caroline du Sud d’alors n’est pas simplement un État : c’est un système clos, impitoyable, cimenté par le sang et l’avidité. Les plantations prospèrent sur la chair noire, les lois (les codes noirs) verrouillent chaque mouvement, chaque mot, chaque souffle des Africains réduits en esclavage. Dans cette société panoptique, où la terreur est un langage officiel, les hommes comme Vesey sont des anomalies, des fissures dans le récit blanc du contrôle total.

Et pourtant, l’histoire de Denmark Vesey ne se résume pas à une “conspiration avortée”. Elle éclaire les brèches de l’empire esclavagiste ; ces zones d’ombre où s’enchevêtrent les révoltes atlantiques, les églises noires subversives, les promesses inabouties des Révolutions française, haïtienne et américaine. Vesey, en tant qu’individu, défie les catégories : libre mais surveillé, pieux mais dangereux, charpentier mais stratège. L’épisode qui porte son nom est bien plus qu’un soulèvement étouffé dans l’œuf ; c’est une éruption mémorielle, une onde de choc que l’Amérique peine encore à regarder en face.

Le tissu de l’enfance et de l’affranchissement

Denmark Vesey naît vers 1767 sur l’île de Saint‑Thomas, alors colonie danoise, carrefour tourmenté des routes atlantiques et matrice de multiples appartenances. Certains récits (transmis de bouche à oreille ou ressuscités par des biographes) le disent d’origine Coromantee, ces peuples Akan d’Afrique de l’Ouest réputés pour leur combativité, d’autres penchent pour une ascendance Mandé. Ce flou n’est pas une faiblesse documentaire mais une preuve vivante de la condition diasporique ; celle d’hommes arrachés à la géographie, mais porteurs d’un héritage résilient et indéfinissable.

À quatorze ans, il est acheté par le capitaine Joseph Vesey, négrier bermudien. Son sort bascule : il voyage, assiste aux transactions humaines, sert d’interprète. Il maîtrise l’anglais, le français, l’espagnol ; des langues qui, loin de le libérer, lui ouvrent pourtant les couloirs secrets de la traite et des colères muettes. Cette pluralité linguistique ne le rend pas simplement utile ; elle fait de lui un pont entre les mondes, un observateur malgré lui des structures du pouvoir colonial.

Ses allers‑retours entre la Martinique, les Bermudes et la Caroline dessinent une cartographie intime de l’Atlantique noir. Ce n’est pas un esclave des champs : c’est un homme du passage, du port, du seuil. Un témoin des révoltes larvées, des codes corrompus, des évangiles manipulés. Il ne vit pas dans un seul monde ; il vit dans plusieurs simultanément, à une époque où cela, pour un homme noir, est déjà une forme d’hérésie. Ce parcours esquisse les prémices de ce que l’on appellerait plus tard la “transnationalité noire” : un enchevêtrement d’identités et de résistances qui dépasse les frontières imposées par les empires.

En 1799, la chance frappe à la porte de Telemaque sous une forme aussi improbable que symbolique : un billet de loterie gagnant. Avec 1 500 dollars en main (somme vertigineuse pour un homme noir dans une société esclavagiste) il achète sa liberté pour 600 dollars. Cet acte n’est pas seulement une transaction : c’est une métamorphose. Il délaisse le nom imposé par le capitaine Vesey et se rebaptise Denmark, hommage à la nation coloniale qui l’a vu naître, peut-être aussi une subtile provocation envers l’Amérique esclavagiste.

Libre, mais pas libéré. Car Beck, sa femme, demeure en esclavage, tout comme leurs enfants, captifs d’une loi cynique (partus sequitur ventrem) qui déclare que l’enfant suit le statut de la mère. Vesey tente, en vain, de racheter leur liberté. Le refus du maître n’est pas anodin : il est le rappel brutal que même l’argent, quand il vient d’un homme noir, ne rachète pas l’entièreté de l’humanité. La liberté de Vesey est donc incomplète, bancale, rongée par l’absence. C’est une liberté à huis clos, surveillée, mutilée.

Pourtant, il s’élève. Artisan respecté, charpentier habile, il fonde une entreprise et travaille pour des clients blancs comme noirs. Mais son vrai chantier se construit ailleurs : dans les cœurs. Vesey devient prédicateur, d’abord dans la Second Presbyterian Church, puis au sein de l’African Methodist Episcopal Church. Son autorité morale, sa maîtrise des Écritures et son charisme en font une figure d’admiration et d’influence dans la communauté noire de Charleston. Il incarne un paradoxe insupportable pour la ville blanche : un homme noir, libre, cultivé, respecté ; et potentiellement dangereux.

Son existence même est une réfutation vivante du système esclavagiste. Sa liberté devient une provocation. Son discours, une menace. Son respect, une hérésie.

Processus d’une révolution — Planification, inspiration, colères

Dans une ville où l’écriture pouvait condamner un esclave à la mutilation, l’AME Church (African Methodist Episcopal) fut une anomalie, un lieu de mots et d’espoir. Fondée en 1818, cette congrégation noire indépendante, deuxième plus grande de la nation, offrait plus qu’un refuge spirituel : elle était un atelier de conscience collective. Un endroit où se forgeait une théologie de la libération, nourrie à la fois par les versets bibliques et les récits de résistance. Pour les autorités blanches, l’AME n’était pas une église, mais une école clandestine, un foyer de sédition.

Denmark Vesey, prédicateur charismatique et lecteur vorace, y trouvait une tribune. Il brandissait l’Exode comme une promesse divine, prêchait que Dieu lui-même s’opposait aux maîtres d’Égypte ; et par extension, aux planteurs de Caroline du Sud. Il n’inventait rien : il traduisait, actualisait, armait les Écritures contre l’ordre esclavagiste. Là où d’autres voyaient soumission, Vesey lisait insurrection.

Le choix du 14 juillet 1822, comme date du soulèvement projeté n’était pas une coïncidence. C’était un écho. Aux cris qui avaient renversé les rois à Paris. Aux machettes levées qui avaient aboli l’esclavage à Saint-Domingue. C’était l’alignement volontaire de la cause noire avec une tradition révolutionnaire transatlantique ; un message codé autant qu’une stratégie politique. Si la Révolution française avait proclamé la liberté, si Haïti avait prouvé sa faisabilité, alors Charleston devait être le prochain maillon.

L’AME, Bastille, Haïti ; trois pôles, trois étoiles dans la constellation de la colère noire. Vesey ne complotait pas dans l’ombre : il construisait une mémoire partagée. Une vision. Un souffle.

Dans l’arrière-cour de Charleston, loin des salons blanchis à la chaux et des marchés aux esclaves, un murmure courait ; un souffle transmis de bouche à oreille, de chaumière en église, de la ville aux plantations. Denmark Vesey, aidé de prédicateurs et d’anciens camarades de l’AME, tissait un réseau (invisible mais vaste) ancré dans les familles, les amitiés, les serments partagés entre esclaves et affranchis. Il s’appuyait sur la force de la parenté élargie et sur les canaux anciens de la tradition orale. C’était une organisation sans parchemin, sans drapeau, mais avec une mémoire vivante et une mission claire.

Le plan était audacieux. S’emparer de l’arsenal de Meeting Street, libérer les esclaves, éliminer les maîtres. Puis, une fois la ville de Charleston prise, embarquer sur des navires marchands et naviguer vers Haïti ; cette terre noire libre, encore auréolée de la victoire contre l’esclavage. Le spectre de la révolution haïtienne, qui avait hanté les nuits blanches depuis 1804, revenait sous forme d’écho dans les prêches et les murmures de Vesey. Là-bas, les esclaves avaient triomphé. Ici, on s’apprêtait à suivre leurs traces.

Mais comme souvent dans les révoltes étouffées avant d’éclater, la brèche s’ouvrit depuis l’intérieur. Deux esclaves, George Wilson et Joe LaRoche, porteurs d’un profond conflit moral, devinrent les pivots du renversement. Wilson, métis loyal envers son maître, fut mis au courant par LaRoche, qui, lui, avait initialement soutenu le soulèvement. Face au vertige de la décision (participer à une rébellion aux risques immenses ou dénoncer ses frères pour sauver sa propre peau) les deux hommes choisirent la délation.

Leur témoignage fut décisif. Il confirma des rumeurs précédentes, éveilla la méfiance de la ville, et déclencha une répression foudroyante. L’histoire retiendra leur choix comme une tragédie, non seulement pour ce qu’ils ont dit, mais pour ce qu’il révèle : le dilemme déchirant entre loyauté collective et survie individuelle. C’est peut-être là l’une des grandes ironies du projet Vesey ; que sa chute ait été précipitée par des hommes qu’il voulait également libérer.

La répression judiciaire — Justice expéditive et secret de procédure

Lorsque les premiers noms tombèrent (Denmark Vesey, Rolla Bennett, et d’autres) la ville de Charleston ne convoqua pas un tribunal ordinaire, mais une juridiction d’exception : la Cour des Magistrates and Freeholders. Un nom noble, presque rassurant, mais derrière lui, une mécanique judiciaire opaque, violente, expéditive. Les auditions se tinrent à huis clos. Les accusés, noirs libres ou esclaves, n’eurent ni avocat, ni confrontation avec leurs accusateurs, ni la possibilité de se défendre autrement qu’en proclamant leur innocence, souvent en vain.

Les témoignages ? Obtenus sous pression, parfois sous menace de mort, souvent dans les entrailles du Charleston Workhouse, où les sévices physiques faisaient partie de l’interrogatoire. Même les délateurs comme George Wilson n’échappaient pas à l’ambiguïté d’un système où la confession, forcée ou non, était la clé de la survie. Tout cela se déroulait dans un silence médiatique presque total ; la presse locale suspendue, le récit maîtrisé de bout en bout par les autorités.

Dans ce théâtre d’ombres, les standards judiciaires en vigueur pour les citoyens blancs furent sciemment ignorés. Habeas corpus, confrontation des témoins, défense par des pairs ; rien de tout cela ne fut appliqué. Le simulacre judiciaire ne visait pas la vérité mais l’exemple. L’efficacité de la terreur. La restauration de l’ordre symbolique.

Le 2 juillet 1822, Denmark Vesey et cinq autres hommes furent pendus. Aucun n’avait confessé. Aucun n’avait renoncé à sa dignité. Le message, lui, était clair : l’élite blanche avait senti le souffle chaud d’une insurrection potentielle, et elle comptait bien refroidir l’atmosphère par le gibet. Loin d’apaiser la ville, ces exécutions inaugurèrent une nouvelle ère de répression ; une politique de soupçon généralisé, où toute aspiration noire à la liberté était assimilée à un crime contre l’État.

Après les premières pendaisons, la machine répressive s’emballe. Le frisson de panique dans les rangs de l’élite blanche devient une stratégie d’extermination politique. Entre juillet et août 1822, la Cour multiplie les arrestations : 131 hommes noirs, libres ou esclaves, sont inculpés. La logique de cette vague est claire ; étendre les filets, frapper large, étouffer toute braise susceptible de ranimer l’incendie.

Mais plus le filet s’élargit, plus la trame s’effiloche. Les témoignages deviennent flous, contradictoires, parfois absurdes. Certains accusés, pour éviter la corde, dénoncent des dizaines d’autres, parfois au hasard, parfois sous la menace. Les confessions se contredisent, les dates divergent, les complots s’enchevêtrent ; et pourtant, la Cour continue de juger, de condamner, d’exécuter.

Sur les 131 inculpés, 67 sont reconnus coupables. Trente-cinq d’entre eux sont pendus. Trente-et-un sont déportés, souvent vers Cuba, sans procès équitable ni recours. Les autres sont relâchés, non pas blanchis, mais simplement écartés faute de preuves “utiles”. Les motifs réels des condamnations varient peu : “intention de participer”, “connaissance du complot”, “sympathie avec les meneurs”. La loi n’a plus besoin de faits, seulement d’ombres projetées sur les murs d’une salle close.

Cette répression, aux allures d’épuration politique, s’appuie sur une peur savamment entretenue. L’absence de preuve tangible (aucun arsenal trouvé, aucun document intercepté) devient un détail secondaire. Le danger n’a pas besoin d’être réel ; il suffit qu’il soit perçu. Et cette perception, alimentée par les récits déformés, les rumeurs hystériques, les récits sur Haïti ou le Missouri Compromise, offre aux autorités l’outil parfait : un complot invisible justifie toutes les violences visibles.

Ainsi, la mémoire du “complot Vesey” devient autant un fait historique qu’un mythe mobilisateur : un avertissement gravé dans la chair noire, un récit répété dans les cercles de pouvoir pour légitimer le durcissement des lois, l’abolition des libertés noires, et la surveillance permanente de ceux qu’on soupçonne (toujours) de vouloir redevenir libres.

Après l’exécution ; Terreur institutionnelle et mémoire gardienne

À peine les exécutions achevées, la vengeance ne s’arrête pas aux cadavres. Elle s’étend aux vivants, aux institutions, aux libertés embryonnaires. L’insurrection avortée de Denmark Vesey devient le prétexte d’un renforcement brutal de l’ordre esclavagiste. Le législateur blanc, ébranlé, ne cherche pas à comprendre les causes du soulèvement, mais à ériger des remparts juridiques contre tout ce qu’il suppose subversif.

Première cible : la manumission. Déjà restreinte, elle devient quasi impossible. Dorénavant, pour affranchir un esclave, il faut le vote à la majorité des deux chambres de l’Assemblée ; autant dire que la liberté individuelle devient un acte d’État. Ensuite, le Negro Seamen Act (1822) interdit aux marins noirs libres de quitter leurs navires sans être immédiatement emprisonnés durant leur escale à Charleston. Sous prétexte de prévenir la contamination idéologique, l’État transforme son port en prison à ciel ouvert. Chaque navire devient un vecteur potentiel de rébellion, chaque marin, un messager de liberté à bâillonner.

L’AME Church, cœur spirituel et politique du soulèvement, est rasée. Officiellement, pour “trouble à l’ordre public”. En réalité, parce qu’elle offrait aux Noirs un espace d’auto-organisation, de lecture, de foi décolonisée. Le pasteur Morris Brown est banni de l’État. La congrégation se disperse, se cache, survit en silence.

Mais la répression ne s’arrête pas là. Elle se grave dans la pierre. En 1829, l’État fait ériger un arsenal militaire en plein cœur de Charleston ; le Citadel. Forteresse et symbole, ce bastion militaire a pour mission de défendre la ville non contre une armée étrangère, mais contre sa propre population noire. L’architecture devient politique : mur, tour, uniforme ; autant de réponses à une peur blanche institutionnalisée.

Derrière cette escalade autoritaire, deux figures s’opposent : James Hamilton, maire de Charleston et maître d’œuvre de la répression, incarne le poing fermé. Thomas Bennett, gouverneur modéré, s’alarme de la brutalité du procès et du mépris du droit. Mais la peur a déjà tranché. Dans l’opinion blanche, Vesey est devenu un spectre à conjurer, un prétexte à durcir la loi. Dans ce bras de fer, Hamilton l’emporte. Il ne sauve pas Charleston ; il en transforme le cœur en garnison.

L’histoire, comme la justice, n’est jamais neutre ; et la mémoire de Denmark Vesey en est la preuve. Dès le XIXe siècle, deux récits émergent : l’un, dominant, forgé par les magistrats de Charleston, décrit une vaste conspiration noire déjouée in extremis. L’autre, plus souterrain, questionne la véracité de cette version, suspecte une manipulation politique, voire une invention délibérée pour réprimer toute velléité d’émancipation.

En 1964, l’historien Richard Wade marque un tournant. Dans une étude pionnière, il déconstruit le récit officiel et suggère que la “conspiration Vesey” aurait été, au mieux, une idée mal structurée, au pire, un prétexte à une purge raciale. Aucune arme retrouvée, aucun plan écrit, des témoins contradictoires, des procédures judiciaires expéditives : Wade évoque “de la colère, beaucoup de rumeurs, mais peu de faits”. Une thèse dérangeante, qui place la responsabilité du mythe Vesey entre les mains des autorités blanches.

En 2001, Michael P. Johnson pousse plus loin. Il critique la crédulité avec laquelle les historiens, jusque-là, avaient pris pour argent comptant les procès-verbaux biaisés du tribunal. Pour lui, l’absence de confrontation des témoins, les aveux arrachés sous pression, et l’instrumentalisation de la peur forment un théâtre politique ; une mise en scène destinée à réaffirmer le contrôle blanc.

Face à eux, une autre école s’élève : Douglas Egerton, James O’Neil Spady, Lacy Ford. Ces historiens défendent la plausibilité (voire l’authenticité) du complot. Ils s’appuient sur des témoignages précoces non contraints (ceux de George Wilson et Joe LaRoche), sur le rôle de la communauté noire dans la mémoire orale du soulèvement, et sur les liens documentés entre Vesey et l’AME Church. Pour eux, nier l’existence du plan revient à sous-estimer la capacité d’organisation des esclaves et à effacer une expression authentique de résistance.

La comparaison avec Nat Turner, dont la révolte sanglante a éclaté en 1831 en Virginie, révèle une autre strate de cette bataille mémorielle. Là où Vesey est présenté comme un comploteur fantasmatique dans une conspiration supposée, Turner devient, malgré les massacres, une figure réduite, isolée, maîtrisée. L’État de Virginie choisit alors de minimiser la menace pour contenir la panique. La Caroline du Sud, en revanche, amplifie le spectre Vesey pour durcir ses lois. Deux insurrections, deux usages inverses de la peur : l’une pour calmer, l’autre pour radicaliser.

Ainsi, la mémoire de Vesey ne se divise pas entre vrai et faux, mais entre mémoire instrumentalisée et vérité complexifiée. Ce n’est pas tant la véracité des faits que leur fonction sociale qui définit leur place dans l’histoire. Et cela, dans une Amérique où les récits noirs sont trop souvent filtrés, fragmentés ou effacés, est peut-être la leçon la plus urgente.

Héritage et résonances contemporaines

L’histoire de Denmark Vesey ne s’est pas arrêtée à la potence. Elle s’est déplacée (lentement, douloureusement) dans les rues de Charleston, dans ses parcs, ses plaques commémoratives, ses controverses. Elle est devenue mémoire disputée, question vive plantée dans le sol d’une ville encore marquée par ses fondations esclavagistes.

En 1976, le gouvernement fédéral désigne la Denmark Vesey House comme National Historic Landmark. Ironie amère : la maison n’était presque certainement pas la sienne. Mais qu’importe ; dans une ville où tant de traces de la résistance noire ont été effacées, ce geste sonne comme un acte de restitution, même approximatif. Une décennie plus tard, la municipalité de Charleston commande un portrait officiel de Vesey. Suspendu un temps dans un auditorium municipal, il cristallise les tensions. Faut-il afficher l’image d’un homme accusé d’avoir voulu tuer des Blancs ? Pour certains élus, c’est impensable. Pour d’autres, c’est un devoir.

Il faut attendre 2014 pour qu’un véritable monument lui soit consacré, érigé dans Hampton Park ; à l’écart du centre touristique, loin du marché aux esclaves devenu lieu d’attraction. La statue représente Vesey en charpentier, Bible à la main, visage tendu vers un avenir qu’il n’a pas connu. Le choix du lieu, discret, presque camouflé, en dit long. Vesey est reconnu, mais pas pleinement réintégré. Son effigie est tolérée, mais son message reste inconfortable.

Car au cœur de la controverse se niche une question brûlante : Denmark Vesey était-il un terroriste ou un libérateur ? Un précurseur de la liberté ou un agitateur sanguinaire ? Cette fracture n’est pas simplement idéologique ; elle est raciale. Dans bien des discussions, le regard porté sur Vesey révèle une Amérique à deux vitesses mémorielles : celle qui canonise ses rebelles blancs (de la Tea Party à John Brown), et celle qui hésite, tergiverse, voire condamne ses figures noires de résistance.

Aujourd’hui encore, son nom divise. Il incarne moins un passé figé qu’un miroir tendu à une société qui peine à nommer ses héros quand ceux-ci sont noirs, insoumis, et porteurs d’un projet de justice radicale.

En 2020, au cœur d’une saison de la NFL marquée par les hommages silencieux à des figures noires de la résistance, un détail attire l’attention : DeAndre Hopkins, receveur vedette des Arizona Cardinals, porte sur son casque un nom que peu de spectateurs reconnaissent immédiatement ; Denmark Vesey. Aucun slogan. Aucune explication. Juste un nom, gravé en lettres blanches, posé comme une énigme sur le cuir noir du casque.

Ce choix n’est pas anodin. Hopkins ne cite pas un militant contemporain, ni une victime récente de violences policières. Il convoque une mémoire plus ancienne, plus complexe ; celle d’un homme qui, en 1822, fut exécuté pour avoir rêvé, et préparé, une révolte de masse contre l’esclavage. Ce geste de réappropriation, discret mais percutant, révèle une vérité essentielle : Vesey, longtemps enfermé dans les manuels d’histoire ou les marges des archives judiciaires, revient dans l’arène publique comme symbole d’une insoumission noire intemporelle.

À travers ce nom, Hopkins souligne une continuité : celle des figures qui, dans leur époque respective, ont refusé la servitude, même au prix de leur vie. Il rappelle aussi que les héros ne portent pas toujours l’uniforme d’un soldat ou la toge d’un avocat ; parfois, ce sont des hommes debout dans l’ombre, tenant une Bible et un plan. Vesey, homme libre mais incomplet, artisan du visible et du caché, continue de hanter l’Amérique. Non comme un fantôme vengeur, mais comme une voix têtue, qui murmure : la liberté ne se demande pas, elle se construit ; morceau par morceau, mot après mot, jusqu’à ce que la peur change de camp.

Reconnaissance, complexité, responsabilité

Denmark Vesey n’était pas une chimère, ni un fantasme agité par les élites blanches en quête de contrôle. Il fut chair, souffle et volonté ; un homme libre dans une ville qui ne supportait pas l’idée d’une liberté noire. Il n’agissait pas seul ; il portait avec lui les douleurs d’une communauté dispersée, enracinée dans l’Atlantique, liée par la mémoire de Saint-Domingue, les psaumes de l’Exode, les silences d’églises souterraines. Sa détermination n’était pas celle d’un fanatique, mais d’un homme que l’injustice avait rendu lucide.

L’affaire Vesey nous enseigne davantage sur le pouvoir que sur le complot. Elle dévoile comment la peur peut être cultivée comme un outil politique, comment l’ordre peut se travestir en justice, comment la répression peut se justifier par l’invisible. Chaque confession arrachée, chaque pendaison prononcée sans preuve matérielle, chaque loi durcie après coup nous rappelle que l’histoire, lorsqu’elle est laissée aux mains des dominants, se transforme souvent en arme contre la vérité.

Reconnaître Vesey aujourd’hui, ce n’est pas le sanctifier à tout prix. C’est accepter ses zones d’ombre, ses contradictions, les débats qu’il suscite encore. Mais c’est surtout assumer qu’il a posé une question à laquelle aucune société juste ne peut se dérober : qu’est-ce qu’un homme libre dans un monde d’esclaves ? Et que faut-il risquer pour y répondre avec dignité ?

Face à l’oubli organisé, à la marginalisation des figures noires dans la mémoire publique, l’histoire de Denmark Vesey nous oblige. Elle nous force à écrire autrement, à regarder en face ceux que l’on a trop longtemps désignés comme des menaces, quand ils étaient, en réalité, des éclaireurs.

Sources



De l’ombre à la lumière : drépanocytose et conscience noire

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Méconnue, marginalisée, silencieuse. La drépanocytose est la maladie génétique la plus répandue en France, mais l’une des moins médiatisées. À travers une plongée historique et politique, cet article explore ce que ce mal dit de notre rapport aux corps noirs, à la mémoire coloniale et aux inégalités de santé. Une réflexion engagée sur la nécessité de rendre visible une souffrance longtemps confinée à l’ombre.

« Le silence est une douleur qui ne se dit pas. La drépanocytose est de celles-là. »

— Antoinette Costa, greffée, survivante, protagoniste du film Au-delà de la douleur

En France, plus de 30 000 personnes vivent avec la drépanocytose. Et pourtant, leur souffrance reste sourde dans l’espace public. Pas de campagne nationale. Peu de dépistage hors des “zones ciblées”. Aucun ministre pour prendre la parole. À croire que la maladie gêne. À croire qu’elle dérange parce qu’elle touche des corps que la République regarde à peine.

Maladie génétique la plus répandue du pays, elle est aussi la plus ignorée. Un paradoxe tragique, dont l’explication ne se trouve ni dans les chiffres, ni dans la science, mais dans l’histoire longue des inégalités raciales en santé. Car ce que la drépanocytose dit en creux, c’est la façon dont la République gère les corps noirs.

Le documentaire Au-delà de la douleur vient justement bousculer cette omerta. Par la voix d’Antoinette, jeune femme guadeloupéenne greffée de la moelle osseuse, c’est une mémoire invisible qui se dit enfin. Celle des douleurs tues, des urgences négligées, des rendez-vous annulés faute de moyens. Celle des enfants qui grandissent en apprenant à ne pas se plaindre. Celle d’un peuple médicalement abandonné.

  • Et si, finalement, la drépanocytose n’était pas qu’un enjeu de santé ?
  • Et si elle était aussi un miroir tendu à nos aveuglements collectifs ?

Une métaphore du traitement réservé aux populations afrodescendantes : présentes, mais invisibles ; souffrantes, mais oubliées ; vivantes, mais inaudibles.

Une maladie née en Afrique… pour survivre au paludisme

Avant d’être une affaire de statistiques, la drépanocytose est une histoire de survie inscrite dans le génome africain. Cette mutation génétique, souvent présentée comme une “anomalie”, fut à l’origine un mécanisme d’adaptation à un fléau bien plus ancien : le paludisme.

Dans les régions d’Afrique subsaharienne, depuis des millénaires, le paludisme a tué sans relâche. Face à cette pression létale, la nature a répondu. Une mutation dans le gène de l’hémoglobine est apparue. Transmise par un seul parent, cette mutation ne provoque pas de maladie… mais protège partiellement contre le paludisme. Le porteur vit, survit, et transmet ce gène à sa descendance.

Mais lorsque deux parents sont porteurs, l’enfant hérite deux copies du gène muté : c’est alors que la drépanocytose se déclare. Un héritage cruel, fruit d’une bataille invisible entre parasites et cellules sanguines.

Ce que l’histoire a souvent qualifié de “maladie”, la génétique pourrait aussi l’appeler : trace de résistance.

La drépanocytose n’est donc pas une “maladie de Noirs” comme certains le répètent, mais une réponse évolutive née dans les tropiques, où les moustiques tuaient plus que les hommes. Elle existe aussi, sous d’autres formes, chez les populations méditerranéennes, indiennes ou du Moyen-Orient.

Mais c’est la traite négrière, en déportant des millions d’Africains vers les Amériques, qui va exporter ce gène de survie à travers l’Atlantique. Guadeloupe, Haïti, Brésil, États-Unis : partout où la sueur des esclaves a nourri les empires, le gène drépanocytaire s’est enraciné. Le sang a voyagé, emportant avec lui la douleur des ancêtres.

En Occident, cette généalogie est oubliée. Ce qui était logique adaptative est devenu stigmate invisible. L’histoire a été blanchie, et avec elle, la mémoire de ce que ce gène raconte : une histoire de résistance, de souffrance, d’héritage africain.

La drépanocytose, bien plus qu’un enjeu médical, est donc une archive biologique. Une trace gravée dans le sang de ceux qu’on a déportés, ignorés, puis soignés à moitié.

La France face à la drépanocytose (entre ignorance et négligence)

Il y a dans le traitement français de la drépanocytose quelque chose d’indiciblement colonial. Une sorte de gêne muette, une invisibilisation organisée, comme si reconnaître la maladie revenait à reconnaître les Noirs. À reconnaître leur présence, leur souffrance, leur citoyenneté pleine et entière.

Depuis l’an 2000, la France a mis en place un dépistage néonatal ciblé. En clair : seuls les bébés nés dans des zones jugées à risque (Île-de-France, Antilles, Réunion…) ou issus de parents d’origine « à forte prévalence » sont systématiquement testés à la naissance.

Résultat : une médecine à deux vitesses.

Une enfant blanche née à Paris ne sera pas testée, même si elle peut être porteuse.
Une enfant noire, elle, sera testée… mais sans que cela ne garantisse un suivi médical digne de ce nom.

Ce ciblage, sous prétexte d’efficacité, essentia­lise les origines, et ignore les réalités de la mixité française.

Et pourtant, les données sont connues :

  • Environ 30 000 personnes vivent avec la maladie en France
  • 500 nouveaux cas sont recensés chaque année
  • En Île-de-France, 1 naissance sur 400 est concernée

Ces chiffres devraient suffire à justifier une mobilisation nationale, comme ce fut le cas pour d’autres maladies génétiques ou infectieuses. Mais ici, pas de grand plan publicpas de journée d’action massive (en dehors de quelques associations militantes). Juste un silence blanc sur une douleur noire.

Ce désintérêt n’est pas neutre. Il s’inscrit dans une longue histoire de racisme médical, déjà décrite par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, et confirmée aujourd’hui par les témoignages de patients drépanocytaires.

  • Douleurs minimisées aux urgences,
  • Traitements sous-dosés,
  • Médecins peu formés,
  • Errances diagnostiques interminables.

« Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a dit que je jouais la comédie. Que j’étais “trop jeune pour avoir mal comme ça”. »

— Sofia, 26 ans, atteinte de drépanocytose SS

La médecine, en France, n’a jamais été neutre. Elle a souvent été un bras armé de l’État, appliquant sans le dire une forme d’eugénisme doux : ne pas soigner ce qui dérange.

Briser le silence, c’est guérir

À défaut d’attention institutionnelle, ce sont les malades eux-mêmes, leurs familles, et les voix afrodescendantes qui ont pris la parole. Parce qu’attendre une reconnaissance qui ne vient pas, c’est mourir deux fois : de la maladie, puis de l’indifférence.

La drépanocytose est longtemps restée confinée dans les couloirs des hôpitaux, derrière les portes closes des unités pédiatriques. Mais ces dernières années, un changement s’opère. Les patients parlent. Témoignent. Écrivent. Militent. Comme l’ont fait hier les luttes anti-sida, les combats pour le cancer du sein, ou les mouvements pour la reconnaissance des cancers dus à l’amiante, la voix des oubliés s’élève.

À travers la parole des patients, c’est une forme de résistance qui prend corps : celle de rendre visible l’invisible, de transformer une douleur subie en force politique.

Le documentaire Au-delà de la douleur s’inscrit dans cette lignée. Il n’est pas un simple récit médical. Il est un acte politique, un cri filmé qui dit :

« Nous sommes là. Nos corps valent autant que les autres. »

C’est dans cette perspective que la production d’un tel film est un geste fort.
Un geste démocratique, un geste afro-conscient, un geste de santé publique.

En Afrique, aux Antilles, dans les diasporas, la drépanocytose est omniprésente, mais rarement structurée dans les agendas politiques. Elle pourrait pourtant devenir un axe fort de coopération sanitaire Sud-Sud, un enjeu de souveraineté médicale et de justice raciale.

Ce combat pour la reconnaissance n’est pas seulement médical. Il est aussi symbolique : il dit ce que la société accepte de voir. Ou refuse de soigner.

Guérir, ce n’est pas seulement traiter les symptômes. C’est nommer les injustices. Les reconnaître. C’est écouter les voix qu’on n’entend jamais.

La guérison commence par la lumière

De l’ombre à la lumière : drépanocytose et conscience noire

La drépanocytose n’est pas seulement une maladie du sang. C’est une maladie de l’effacement.

Effacement des douleurs. Effacement des existences. Effacement des histoires.

Mais dans chaque témoignage, dans chaque cri étouffé aux urgences, dans chaque silence où un médecin doute encore de la légitimité d’une plainte, il y a une mémoire collective qui résiste. Qui réclame justice.

Au-delà de la douleur n’est pas là pour guérir. Il est là pour montrer. Pour rendre visible. Pour rappeler que derrière chaque cellule falciforme, il y a une vie, une histoire, une dignité.

Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur.

— Proverbe africain repris par Chinua Achebe

Il est temps que les lions parlent. Que les enfants drépanocytaires aient un futur sans douleur ni honte. Que les soignants soient mieux formés, mieux outillés. Que les politiques ouvrent enfin les yeux sur ce scandale silencieux.

Rendre visible la drépanocytose, ce n’est pas seulement défendre un enjeu de santé publique. C’est affirmer, haut et fort, que les vies noires comptent. Aussi. Ici. Maintenant.

Sources principales

  1. Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale)
    ➤ www.inserm.fr
  2. Organisation mondiale de la Santé (OMS)
    ➤ www.who.int
  3. Santé Publique France
    ➤ www.santepubliquefrance.fr
  4. Le Monde (Luc Vinogradoff)
    Drépanocytose : la grande oubliée du système de santé, Le Monde, 16 juin 2023.

Reese, Wilson, Williams, Malonga : la WNBA est en feu

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La WNBA ne se contente plus d’exister. Elle explose. Depuis plusieurs jours, les performances individuelles s’enchaînent à un rythme infernal. Records, milestones, promesses confirmées : la ligue féminine vit une séquence historique. Et si vous avez cligné des yeux, vous avez peut-être raté quelque chose des épisodes. Parce que ce que font Angel Reese, A’ja Wilson, Gabby Williams et Dominique Malonga, ce n’est pas juste impressionnant. C’est iconique.

Angel Reese, le phénomène « mebound ».

Angel Reese, le phénomène "mebound".

Durant le mois de juin, AR5 a arrêté d’être une recrue prometteuse. Elle est devenue un problème pour toutes les défenses de la ligue.

D’abord est venu le 15 juin, contre le Connecticut Sun. Et là, Reese a frappé fort : 11 points, 13 rebonds et 11 passes décisives. Résultat ? Son premier triple-double en carrière, et un nouveau record : elle devient la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la WNBA à en réaliser un, à 23 ans et 40 jours. Seule Caitlin Clark a fait mieux, à 22 ans. Mais Angel, elle, l’a fait dans un match à enjeux : le Commissioner’s Cup, équivalent féminin de la NBA Cup. Une victoire 78-66, menée de bout en bout.

Puis, il y a eu le match du 29 juin contre les Sparks : 24 points, 16 rebonds, 7 passes, 2 contres, 1 interception, le tout en 38 minutes, à 10/19 au tir. Une performance complète, dominatrice, mature. Mais c’était juste l’échauffement.

Angel Reese, le phénomène "mebound".

Le phénomène Mebound ! Elle l’embrasse pleinement ! Une partie du public critiquait son style de jeu. AR est connue pour sa hargne dans la récupération des rebonds, cependant, on lui a reproché de prendre ses propres rebonds, sur la base de layups manqués. La toile créé l’expression Mebound pour tourner la joueuse en dérision. Que fait-elle ? Elle dépose le terme, se l’approprie et en rigole. Icone.

A’ja Wilson, l’histoire en accéléré

Pendant qu’Angel Reese écrit son premier chapitre, A’ja Wilson continue d’écrire les siens en lettres capitales.

La star des Aces est devenue la 28e joueuse à franchir la barre des 5000 points en carrière. Mais elle ne s’est pas arrêtée là. Elle a explosé le chrono : seulement 238 matchs pour atteindre ce total, soit la plus rapide de l’histoire. Devant Breanna Stewart, devant Taurasi, devant tout le monde.

A'ja Wilson et les 5000k

Wilson, c’est l’archétype de la joueuse dominante : scoreuse, leader vocale, défense solide, clutch. Elle incarne cette génération dorée qui montre, malgré des Reese ou Clark, que ce sont elles les patronnes. Et au rythme où elle va, elle pourrait bien viser les 10 000.

Gabby Williams, la main invisible

Dans l’ombre de ces records, une autre star a brillé par sa discrétion létale (pas vraiment discrète, tant on parle d’elle) : Gabby Williams.

Lors de la victoire de Seattle sur Los Angeles (98-67), la Franco-américaine a écrit une nouvelle ligne dans les livres d’histoire de sa franchise : 8 interceptions dans un seul match. Record absolu pour le Storm. Ajoutez à cela 11 points et 7 passes, et vous obtenez une performance de très haut niveau qui solidifie son statut de superstar dans cette ligue.

Gabby Williams, reine du steal !

Gabby ne joue pas pour les highlights. Elle joue pour le collectif. C’est la joueuse que tout coach rêve d’avoir : intelligente, altruiste, intense. Et ce soir-là, elle a transformé le parquet en tapis de sol pour les Sparks. En silence. Mais avec panache.

D’ailleurs, au rythme où elle vole les ballons, elle est en passe de récupérer le record d’interceptions sur une saison en WNBA !

Dominique Malonga, le futur en éclaireuse

Et pendant que certaines stars confirment, Dominique Malonga s’annonce.

À seulement 19 ans, la Française d’origine congolaise et camerounaise a inscrit son premier match au dessus de la barre des 10 points, devenant la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la ligue à réussir cet exploit, juste derrière Maria Stepanova. Une entrée discrète, mais pleine de promesses.

Le talent est là. Maintenant, ce n’est plus qu’une question de temps de jeu et de confiance en soi et comme disait l’un des commentateurs américains, dans deux ans, Dominique enverra les shoots adverses dans la deuxième rangée du public !

Un vent nouveau souffle sur la ligue

Reese, Wilson, Williams, Malonga. Quatre noms. Quatre énergies. Quatre moments de vérité.

La WNBA entre dans une nouvelle étape de son développement. Les jeunes arrivent plus prêtes que jamais. Les stars établies repoussent leurs propres limites. Et les joueuses internationales viennent bousculer l’ordre établi, comme en NBA. Ce n’est plus “un bon moment pour suivre la WNBA”. C’est LE moment.

The show must go on !

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

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Elle est chevalière, guerrière, mère d’un empire. Mais qui était vraiment Yennenga ? Entre mythe fondateur et récit d’émancipation féminine, retour sur une figure clé de l’identité Mossi et de l’histoire du Burkina Faso.

L’épopée d’une cavalière

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Aux premières lueurs du jour, la plaine du Yatenga s’étire, encore moite de la nuit. Une brume ocre danse au-dessus des hautes herbes, et le vent chaud, chargé de poussière rouge, s’engouffre dans les tam-tams du silence. On n’entend que le souffle de l’aube… et celui du cheval.

Elle surgit comme un mirage. Juchée sur un étalon au pelage clair, la jeune femme fend la brume, droite, fière, déterminée. L’arc en bandoulière, les tresses nouées avec soin, elle porte une tunique qui épouse ses gestes comme une armure de coton et de grâce. Elle n’a pas l’âge des reines, mais déjà le regard de celles qui savent qu’on ne les oubliera pas.

Avant l’État, avant l’Histoire écrite, avant les livres et les généalogies officielles, il y avait une femme à cheval. Une cavalière. Une fille de roi. Une guerrière en rupture.

Elle s’appelait Yennenga.

Ce n’est pas seulement l’histoire d’une princesse rebelle. C’est celle d’un peuple qui naquit d’un refus, d’une fuite, d’un amour libre. Une nation fondée non par conquête, mais par une femme qui décida de tracer sa propre trajectoire dans un monde d’hommes et de rois.

Et si Yennenga est aujourd’hui statufiée sur les places publiques, chantée dans les contes, utilisée comme étendard national, il faut s’interroger sur ce que ce récit nous dit ; de nous, de l’Afrique, de nos héroïnes oubliées et de la fabrique des mythes.

Ce récit n’est pas une chronique figée. C’est une mémoire vivante, entre tradition orale et réécriture politique. Et derrière le halo de la légende, il y a peut-être autre chose : la vérité d’une femme, celle qu’on n’a pas notée sur les parchemins, mais qui galope encore dans les veines d’un continent.

Dagomba, le royaume d’avant les cartes

Longtemps avant que l’on nomme les frontières, bien avant que l’on grave « Haute-Volta » sur des papiers timbrés, le nord du Ghana actuel était un carrefour. Un de ces lieux-tissu, tressé par les sabots, les épées et les palabres. On l’appelait le royaume Dagomba, terre des cavaliers, des commerçants, des forgerons et des griots.

C’est là que naquit Yennenga. Pas dans un vide, mais dans un monde déjà dense, structuré, mouvant.

Au XIe siècle, les royaumes sahéliens formaient un chapelet vibrant : Ghana, Gao, Kanem, Djenné, Dagomba… Tous baignaient dans un flux d’échanges ; or, sel, coton, mais aussi savoirs et légendes. Les armées se déplaçaient vite, à cheval ou à dos de dromadaire. Et avec elles, des langues, des styles de coiffure, des dieux, des princesses.

Le Dagomba, à l’époque de Yennenga, n’était pas un petit royaume périphérique. C’était un nœud stratégique entre les royaumes haoussa à l’est, les communautés mandingues au nord-ouest, et les peuples akan au sud. Il y avait déjà des codes royaux, des systèmes d’initiation, des chefferies redoutées, et des femmes… oui, des femmes au pouvoir. Pas décoratives. Décisives.

Le père de Yennenga, le roi Nedega, dirigeait son royaume avec rigueur. C’est lui qui la forma dès l’enfance aux arts martiaux, à la monte, à la stratégie militaire. Elle fut non pas une exception, mais l’héritière d’une tradition de leadership féminin souvent invisibilisée dans les récits coloniaux. Car l’Histoire (celle que l’on nous a enseignée) a souvent déshabillé l’Afrique de ses cavalières.

Et pourtant, elles étaient là. Reines peules, guerrières soninké, matrones dogons…
Le Sahel, à cette époque, n’était pas un désert de patriarcat monolithique. Il était plus complexe, plus nuancé, plus contradictoire. Comme Yennenga.

La légende de Yennenga

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Les anciens racontent qu’elle maniait l’arc comme un prolongement de sa volonté. À quatorze ans, Yennenga menait déjà des batailles aux côtés des guerriers de son père. Elle chevauchait en première ligne, traquait les pillards, défendait les frontières. Elle était plus que la fille du roi : elle était son bras armé.

Mais le même père qui la glorifiait au combat la refusait en épouse. Nedega ne voulait pas la perdre, ni à un mari, ni à un autre royaume. Alors il l’enferma dans un rôle de combattante, tout en lui refusant celui de femme libre.

C’est là que commence la fracture.

Yennenga, la redoutable, la loyale, sentit l’injustice. Elle demanda à prendre époux. Son père refusa. Elle insista. Il ferma les portes. Alors, elle s’enfuit. Déguisée en homme, à cheval, elle traversa les savanes et les forêts, bravant les frontières invisibles tracées par les royaumes d’alors.

La suite du récit est floue, comme tous les mythes. On parle d’un cheval blessé, d’un vieux chasseur, d’un refuge dans la forêt. Là, Yennenga aurait rencontré un jeune homme, Rialé, cultivateur solitaire ou prince oublié, selon les versions.

Ils s’aimèrent, loin du tumulte. De cette union naquit un fils : Ouedraogo, “le garçon étalon”, ainsi nommé en hommage au cheval blanc qui avait porté sa mère à travers l’exil.

Ouedraogo, qui deviendra le premier roi des Mossi.

Histoire ou mythe ?

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

On ne trouvera pas Yennenga dans les archives impériales du Mali. Aucun chroniqueur arabe du Moyen Âge ne mentionne son nom. Pas une ligne chez Ibn Battûta. Pas d’encre. Seulement des voix.

Ce que nous savons d’elle vient de la parole transmise : griots, chefs coutumiers, traditions familiales. La mémoire, ici, n’est pas une bibliothèque. Elle est une peau vivante, un tam-tam qui se répercute d’une génération à l’autre. Mais comme toutes les mémoires orales, elle fluctue, elle s’adapte, elle se réinvente.

Yennenga, c’est moins un fait historique qu’un acte de langage collectif. Une manière pour un peuple (les Mossi) de dire :

« Voici d’où nous venons. Voici ce que nous devons à une femme. »

Et cette revendication n’est pas anodine.

Car dans les récits de fondation, l’Afrique est souvent privée de mères. Les grands empires ? Fondés par des guerriers. Les villes ? Par des rois. Les peuples ? Par des conquérants. Et pourtant… ici, c’est une femme qui enfante une dynastie.

D’Ouedraogo à Ouagadougou

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Yennenga n’a pas seulement donné naissance à un fils. Elle a fondé une lignée. Selon la tradition, Ouedraogo, l’enfant né de son union avec Rialé, deviendra le premier Naaba, c’est-à-dire le chef fondateur du royaume mossi. À partir de lui, une succession de rois structurera un des ensembles politiques les plus durables de l’histoire ouest-africaine : les royaumes mossi.

Ces royaumes, organisés autour de cités comme Tenkodogo, Yatenga ou encore Ouagadougou, développent rapidement une administration centralisée, une hiérarchie sociale complexe et une culture politique spécifique. Le pouvoir y est monarchique, mais structuré selon des règles coutumières précises. Le titre de Naaba ne se transmet pas seulement par le sang : il se gagne aussi par la reconnaissance de la communauté et la validation des lignages.

Le nom de l’enfant, Ouedraogo (qui signifie « étalon mâle ») n’est pas anodin. Il incarne à lui seul la fusion entre l’héritage de la cavalière Yennenga et la vigueur de la lignée à venir. Ouedraogo devient le symbole de la continuité politique, là où sa mère représentait la rupture. À travers lui, le récit bascule du mythe au pouvoir.

Aujourd’hui encore, la capitale du Burkina Faso, Ouagadougou, tire son nom de cette histoire. Le palais royal des Naabas y demeure un lieu central, à la fois symbolique et politique. On ne comprend pas l’imaginaire burkinabè sans saisir la place de cette dynastie, qui a résisté aux razzias, aux tentatives de conquête mandingues, aux influences coloniales, et qui continue d’incarner une forme de stabilité identitaire.

Mais cet héritage n’est pas figé. Il est vivant, transmis, interrogé. Yennenga n’est pas qu’un nom gravé dans les discours d’État ou les manuels d’histoire : elle est l’origine d’une nation qui se pense encore à travers elle. Chaque statue d’elle, chaque place, chaque festival qui porte son nom, rappelle cette vérité : au commencement des Mossi, il y eut une femme, une cavalière, une transgression.

Yennenga dans le Burkina postcolonial

Yennenga n’est pas restée figée dans la poussière des légendes. Au Burkina Faso, son image a été patiemment sculptée, réinvestie, érigée en symbole de l’unité nationale. Elle est partout. Sur les billets, dans les noms d’avenues, dans les manuels scolaires, et surtout, dans le regard des Burkinabè qui ont grandi avec l’idée que leur histoire commence par une femme.

Au cœur de cette récupération moderne, un événement concentre toute l’ampleur symbolique de Yennenga : le FESPACO. Ce festival panafricain du cinéma, l’un des plus importants du continent, décerne chaque année son prix suprême (l’Étalon d’or de Yennenga) à l’œuvre jugée la plus représentative de l’Afrique. Ce n’est pas anodin. Le trophée est un cheval, élancé, fièrement dressé, comme celui qui porta la cavalière à travers les frontières du Dagomba. Il ne s’agit pas simplement de récompenser un film, mais de consacrer une vision du monde : une Afrique en mouvement, en création, en quête de mémoire et de sens.

L’icône de Yennenga a aussi été mobilisée dans le contexte politique post-indépendance, notamment sous Thomas Sankara. Le révolutionnaire burkinabè, fervent défenseur de la souveraineté, de l’émancipation des femmes et de la réappropriation culturelle, voyait en Yennenga une figure idéale : à la fois ancrée dans la tradition et subversive, africaine et universelle, femme et fondatrice. Sous son impulsion, l’image de la cavalière a été érigée en modèle : pour les jeunes filles, pour les soldats, pour le peuple. Elle devenait non seulement une héroïne, mais un idéal à atteindre.

Mais cette sacralisation, aussi puissante soit-elle, n’est pas sans ambiguïtés. À force d’être utilisée par les pouvoirs successifs, Yennenga est parfois figée dans un rôle de mascotte nationale, vidée de sa complexité. On l’érige, on la cite, mais on la réduit aussi. La révoltée devient statue ; la fugitive devient matrone. Elle cesse parfois d’être une femme pour devenir une image.

Et pourtant, derrière les usages politiques, derrière les rhétoriques officielles, son nom continue de vivre autrement. Dans les chants, dans les récits des anciens, dans les graffitis des rues, dans les prénoms que l’on donne aux filles. Une mémoire populaire, souple et sincère, qui rappelle qu’avant d’être une figure d’État, Yennenga fut une histoire d’amour, de choix, de désobéissance. Une histoire qui touche, parce qu’elle est à la fois lointaine et intime. Une histoire africaine ; mais aussi une histoire humaine.

Pourquoi raconter Yennenga aujourd’hui ?

Pourquoi, mille ans plus tard, parler encore de Yennenga ? Pourquoi se pencher sur une cavalière dont on ignore la date exacte de naissance, dont le nom n’apparaît dans aucun manuscrit ancien, dont la vie se confond avec la légende ?

Parce que les mythes sont des boussoles.

Parce que dans un monde qui a trop souvent nié aux peuples africains leur droit à l’Histoire, à la grandeur, à la complexité, les figures comme Yennenga rappellent que l’Afrique a ses propres origines, ses propres héroïnes, ses propres manières de dire le commencement.

Raconter Yennenga aujourd’hui, ce n’est pas chercher une vérité archéologique. C’est poser un geste politique. C’est reconnaître que l’oralité, les chants, les généalogies parlées, les contes transmis à la veillée sont aussi des archives. C’est refuser que le savoir africain soit confiné à ce que les colons ont jugé digne d’être écrit.

C’est aussi interroger ce que nous faisons, collectivement, de nos héroïnes. Les figeons-nous dans le bronze des statues ? Ou leur permettons-nous de vivre, de parler, de contester ? Yennenga, aujourd’hui, peut être plus qu’un nom sur un trophée. Elle peut être un principe actif : celui du courage de désobéir, de l’audace d’aimer hors des normes, de la puissance de créer un monde nouveau à partir d’un exil.

Dans une Afrique en quête de repères, en lutte pour sa souveraineté culturelle, où les récits féminins peinent encore à être mis en avant sans être récupérés ou esthétisésYennenga est un miroir.

Elle nous regarde. Elle nous interroge.

Elle nous dit que la liberté ne se transmet pas toujours par les armes, ni par les trônes, mais parfois… par une femme qui choisit de partir.

Sources

  1. Ki-Zerbo, JosephHistoire de l’Afrique noire : d’hier à demain, Hatier, 1972.
  2. Herskovits, Melville J.Dahomey: An Ancient West African Kingdom, Northwestern University Press, 1938.
  3. Maquet, JacquesLa pensée africaine, UNESCO, 1971.