Pendant des millénaires, l’Europe ne fut pas blanche. Une étude révolutionnaire révèle que la peau claire est une évolution tardive, issue de migrations, de régimes alimentaires et d’adaptations lentes. Bien loin des récits simplistes, l’histoire de la pigmentation européenne redessine notre rapport au corps, à la mémoire et aux origines.
Les vrais premiers Européens n’étaient pas blancs
Pendant des décennies, un récit s’est imposé dans les manuels comme une évidence : sitôt arrivés en Europe, les Homo sapiens venus d’Afrique se seraient métamorphosés sous le ciel gris du Nord. Leur peau, disait-on, se serait rapidement éclaircie, dictée par la nécessité biologique de synthétiser la vitamine D dans des environnements à faible ensoleillement. Ce mythe (car il faut désormais oser le nommer ainsi) a longtemps servi de pilier scientifique à la vision d’une Europe blanche depuis les origines.
Mais une étude publiée en 2025 par l’Université de Ferrare est venue fissurer ce socle narratif. En analysant l’ADN de 348 individus anciens, ayant vécu entre 45 000 et 1 700 ans avant notre ère, les chercheurs ont découvert une réalité bien plus lente, plus complexe (et plus brune) que prévu.
Les résultats sont sans appel : 63 % des individus analysés possédaient encore une peau foncée il y a à peine 4 000 ans, à une époque où les civilisations européennes connaissaient déjà l’agriculture, le cuivre, et parfois l’écriture. En comparaison, seulement 8 % des génomes présentaient des marqueurs génétiques associés à une peau claire. Ces chiffres bousculent radicalement l’idée d’une adaptation rapide et universelle. Ils nous rappellent que les vérités génétiques, parfois, prennent leur temps ; et que les fictions historiques, elles, s’installent vite.
Étudier les génomes anciens, c’est comme tenter de lire un poème carbonisé. Les mots sont là, parfois amputés, parfois confus, souvent silencieux. Mais grâce aux outils probabilistes récents, ce silence peut être brisé. C’est ce qu’ont tenté Silvia Perretti et son équipe à l’Université de Ferrare.
Face à des ADN fragmentés, abîmés par les millénaires, les chercheurs ont choisi une approche aussi rigoureuse qu’audacieuse : un modèle probabiliste d’inférence, capable d’estimer la pigmentation même lorsque les données sont partielles. Cette méthode n’est pas une approximation vague ; elle repose sur la comparaison de centaines de marqueurs génétiques corrélés à la production de mélanine.
Pour tester leur fiabilité, les scientifiques ont confronté leur modèle à des génomes de référence bien conservés, comme celui d’Ust’-Ishim, un homme ayant vécu en Sibérie il y a 45 000 ans, ou encore celui de SF12, un mésolithique suédois. Résultat : le modèle probabiliste a surpassé les méthodes traditionnelles, offrant des prédictions robustes même dans des conditions extrêmes de dégradation.
Ce raffinement méthodologique change la donne. Il permet, pour la première fois, de cartographier la pigmentation cutanée sur 40 000 ans d’histoire humaine, avec un degré de précision inédit. Et ce faisant, il ne révèle pas seulement des variations biologiques ; il trace un nouveau récit anthropologique, dans lequel la lenteur du changement devient aussi significative que sa direction.
L’analyse, menée sur près d’un demi-millier de génomes anciens, n’a pas seulement révélé des chiffres. Elle a mis en lumière une histoire de la pigmentation humaine aussi lente qu’inattendue, et profondément divergente du récit dominant.


Pendant des millénaires, l’Europe n’était pas blanche ; ni biologiquement, ni symboliquement. Même aux portes de l’âge du Bronze, entre 5 000 et 3 000 ans avant notre ère, la majorité des Européens conservaient une peau foncée ou intermédiaire. Cela inclut des figures emblématiques comme Ötzi, la momie des glaces retrouvée dans les Alpes et datée de -3300, dont la peau était visiblement plus sombre que celle des Européens du Sud actuels.
Et le fameux Cheddar Man, découvert en Grande-Bretagne et vieux de 10 000 ans ? Lui aussi, selon les analyses ADN, portait une peau brune et des yeux bleus ; combinaison déroutante, mais confirmée. Ces cas ne sont pas des anomalies : ils sont représentatifs d’un continent dont la palette de phénotypes était plus riche, plus complexe que ne le laissent penser les reconstructions modernes.



Le tournant s’opère tardivement, à partir de l’âge du Fer (entre -3000 et -1700) : c’est là que les traits de peau claire commencent à se généraliser, en particulier en Europe du Nord et centrale, où le climat accentue les pressions évolutives. En revanche, les régions méditerranéennes résistent, conservant une plus grande diversité de pigmentation, phénomène que l’on retrouve encore aujourd’hui.
Ce que nous apprennent ces résultats, c’est que l’histoire de la peau en Europe n’est pas linéaire. Elle est faite de ruptures, de flux migratoires, d’héritages imbriqués. C’est une évolution, oui ; mais c’est surtout un enchevêtrement d’histoires génétiques, de lumières et d’ombres.
La peau ne s’éclaircit pas seule. Elle ne change pas simplement parce que le ciel s’assombrit ou que le soleil s’éloigne. Elle évolue, comme tout en biologie humaine, sous pression ; mais aussi par négociation. Et ce que révèle cette étude, c’est que cette négociation a été culturelle autant que climatique.
Pendant longtemps, les chasseurs-cueilleurs mésolithiques ont maintenu une peau foncée, même sous les ciels voilés de Scandinavie. Pourquoi ? Parce que leur régime riche en poissons et en gibier leur apportait toute la vitamine D nécessaire. Leur peau n’avait donc pas besoin de se dépigmenter pour compenser un déficit lumineux. La pression sélective restait faible.
Tout bascule avec une transformation bien plus décisive que le climat : l’avènement de l’agriculture. Lorsque les populations d’Europe adoptent un régime fondé sur les céréales, pauvres en vitamine D, leur équilibre physiologique se dérègle. Le besoin de produire cette vitamine par la peau devient vital. À ce moment-là, les gènes associés à une peau claire (comme SLC24A5) commencent à être sélectionnés.
Mais ce ne sont pas les chasseurs européens qui l’introduisent. Ce sont des migrants venus d’Anatolie, les premiers agriculteurs du Néolithique, qui, en s’installant en Europe il y a environ 10 000 ans, apportent avec eux ces variants génétiques. Plus tard, d’autres vagues (venues des steppes, d’Asie centrale) renforcent cette tendance.
Il ne s’agit donc pas seulement de biologie. L’histoire de la pigmentation en Europe est une archive de migrations, un reflet des alliances, des conflits, des assimilations. Ce que porte notre peau, ce ne sont pas seulement des mélanines ; ce sont les traces d’un passé brassé, métissé, continuellement recomposé.
Ce que cette étude italienne bouleverse, ce n’est pas qu’un détail d’encyclopédie génétique. Elle renverse un pilier silencieux mais structurant : l’idée que l’Europe fut blanche par essence. En vérité, cette blancheur est tardive, acquise, et surtout, circonstancielle. Elle n’est pas un trait originel ; elle est un produit de l’histoire, comme les langues ou les frontières.
Le fait que la peau claire ne soit devenue majoritaire que récemment, et uniquement dans certaines zones géographiques, appelle à revoir notre cartographie mentale des origines. Ce que l’on croyait être le résultat d’une adaptation biologique rapide était en réalité une construction lente, instable, fragile. Et cette construction ne s’est pas faite uniquement par la nature. Elle s’est faite par l’alimentation, par les échanges, par la violence parfois ; par la culture, donc.
Il y a là une leçon profonde : les marqueurs biologiques que nous sacralisons (couleur de peau, forme des yeux, texture des cheveux) sont des réponses temporaires à des circonstances passagères. Ce que nous appelons « race » est bien souvent l’ombre portée d’un environnement disparu.
Plus encore, cette redéfinition du temps biologique oblige à interroger les récits politiques contemporains. Car s’il devient clair que la blancheur n’a pas toujours été la norme, alors elle ne peut plus prétendre être neutre. Elle devient un fait historique comme un autre ; daté, situé, relatif.
Pour les diasporas noires, ce constat n’est pas seulement un retournement scientifique. C’est une restitution de continuité. Celle qui relie un enfant d’aujourd’hui à un ancêtre oublié du Mésolithique ; celle qui murmure que la peau foncée fut longtemps l’expression majoritaire d’une Europe que l’on disait autre. Non pas un détail de l’histoire, mais peut-être sa matière la plus profonde.
Ce que nous révèle cette étude ne tient pas seulement à une mutation génétique, à un tableau de fréquences ou à une chronologie révisée. Ce qu’elle déplace, c’est le regard que nous portons sur le corps humain comme archive vivante, sur la peau comme palimpseste d’histoires effacées, redessinées, réécrites.
Pendant trop longtemps, les récits dominants ont traité la peau claire comme une évidence européenne ; un point de départ. La vérité, c’est qu’elle fut une destination, une lente dérive à travers les millénaires, provoquée par des contraintes alimentaires, des déplacements de peuples, des alliances génétiques souvent invisibles.
Ce renversement de perspective est un appel. Il nous invite à reconstruire un récit plus vaste, un récit dans lequel les corps noirs ne sont pas arrivés après l’Histoire, mais y étaient dès le début. Où la couleur n’est pas un attribut figé, mais un langage évolutif. Où la génétique ne confirme pas les mythes identitaires, mais les défait avec la précision d’un scalpel.
C’est là que réside la véritable puissance de ce travail : il rend visible ce que l’histoire avait blanchi. Il rappelle que sous les couches successives de mythe, de politique, d’oubli, il y avait des hommes et des femmes (bruns, foncés, humains) qui marchaient sur les mêmes terres, sous les mêmes cieux, bien avant que l’Europe ne se pense blanche.
Et si l’on tend bien l’oreille, dans ce nouveau récit, ce n’est pas le passé qui change. C’est notre place dans ce passé qui se redéfinit.
Source scientifique de référence
Silvia Perretti, Guido Barbujani et al., Inference of human pigmentation from ancient DNA by genotype likelihood, prépublication sur bioRxiv, Université de Ferrare, 2025.