Dans la nuit du 7 juillet 2021, le président haïtien Jovenel Moïse est abattu dans sa résidence de Pétion‑Ville. L’opération est rapide, silencieuse, menée par un commando étranger. quatre ans plus tard, le mystère demeure entier : qui a tué le président ? Et surtout, pourquoi ? Cette enquête retrace les failles, les complicités et les silences d’un assassinat qui a mis à nu la décomposition d’un État.
La nuit où Haïti a basculé

Un président abattu, une première dame blessée, une nation sans repères
Haïti, en juillet 2021, n’était déjà plus qu’une démocratie vacillante. Le pays sombrait dans une crise institutionnelle, gangrené par la violence des gangs, les pénuries chroniques et une corruption qui semblait avoir infiltré jusqu’aux derniers bastions de l’État. Depuis plusieurs mois, le mandat du président Jovenel Moïse était l’objet d’une vive controverse : ses détracteurs l’accusaient de s’accrocher au pouvoir au-delà de la date légale, alors que lui soutenait que son quinquennat ne prenait fin qu’en 2022. Cette tension constitutionnelle, sur fond d’impunité généralisée et de paralysie gouvernementale, préparait le terrain d’un drame.
Ce drame survint dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, peu après une heure du matin. Dans sa résidence privée de Pétion‑Ville, quartier résidentiel situé sur les hauteurs de Port‑au‑Prince, Jovenel Moïse fut assassiné avec une violence glaçante. Criblé de balles, le corps du président témoignait d’une exécution méthodique. À ses côtés, Martine Moïse, première dame du pays, grièvement blessée, parvint à survivre et fut rapidement évacuée vers les États‑Unis.
Très vite, l’onde de choc dépassa les frontières haïtiennes : les premiers éléments de l’enquête révélèrent l’implication d’un commando étranger composé majoritairement de Colombiens, et de double-nationaux haïtiano-américains. L’opération semblait planifiée, financée et exécutée avec une précision inquiétante. Mais derrière les images spectaculaires des assaillants capturés et des corps laissés au sol, surgissait une question plus vertigineuse : qui avait réellement commandité ce crime ? Et pourquoi ?
Plus qu’un simple assassinat politique, la mort de Jovenel Moïse allait rapidement se muer en cauchemar judiciaire, en révélateur d’un État en décomposition, et en nouvelle fracture d’une société haïtienne déjà au bord du gouffre.
République fantôme
Quand l’État vacille entre mandat contesté et légitimité effondrée
Avant même que ne retentissent les coups de feu dans la nuit de Pétion‑Ville, le pouvoir de Jovenel Moïse était déjà contesté, délégitimé, et profondément fracturé. Élu en 2016 à l’issue d’un scrutin entaché de fraudes et annulé une première fois, Moïse avait pris ses fonctions en février 2017. Cinq ans plus tard, la question centrale divisait tout le pays : son mandat devait-il s’achever en 2021 ou en 2022 ?
Pour l’opposition et une partie de la société civile, le mandat débutait dès l’élection initiale de 2015, malgré les irrégularités. Pour Moïse, au contraire, son quinquennat commençait en 2017, date de son investiture effective. Cette querelle apparemment technique a eu des conséquences explosives. Elle a alimenté des mois de manifestations, parfois violentes, une paralysie institutionnelle prolongée (le Parlement n’étant plus fonctionnel) et un gouvernement dirigé par décrets, sans contrôle parlementaire.
Haïti s’enfonçait ainsi dans une forme de présidentialisme autoritaire, où Moïse, isolé, accusait une « oligarchie mafieuse » de vouloir l’évincer, tandis que ses opposants voyaient en lui un président hors-la-loi. La confiance envers les institutions fondait comme neige au soleil. L’État, déjà fragilisé, perdait toute capacité à arbitrer les tensions.
Mais la crise haïtienne n’était pas qu’institutionnelle. Elle était aussi souterraine, opaque, liée aux circuits invisibles du trafic de drogue et de la corruption organisée. Stratégiquement situé entre l’Amérique du Sud et les États-Unis, Haïti est depuis longtemps une plaque tournante du narcotrafic régional. Le contrôle de cette route n’implique pas seulement les gangs ou les cartels ; il touche également des pans entiers de l’appareil d’État.
Des rumeurs persistantes (et parfois des témoignages directs) faisaient état de connivences entre le pouvoir et les trafiquants, y compris dans les sphères les plus proches de la présidence. Le nom de Dimitri Hérard, chef de la sécurité présidentielle, aujourd’hui incarcéré, est souvent cité comme symbole de cette porosité entre fonctions officielles et réseaux criminels. Plusieurs rapports accusaient des proches du président d’avoir protégé, voire facilité, les opérations de groupes armés ou de réseaux transnationaux.
Dans ce contexte, l’assassinat de Moïse ne pouvait être interprété comme un acte isolé. Il apparaissait déjà comme l’aboutissement d’un système où l’autorité légale était concurrencée, infiltrée ou achetée. La République haïtienne, minée de l’intérieur, offrait un terrain idéal pour un coup de force ; qu’il soit politique, mafieux ou hybride.
Le complot des ombres
Comment un puzzle de mercenaires, d’hommes d’affaires et de traîtres a pris forme
L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas né d’une pulsion soudaine. Il s’est au contraire inscrit dans une stratégie longuement planifiée, où se mêlaient ambition politique, opportunisme financier et complicités internes. Les enquêteurs ont mis en évidence deux scénarios initiaux envisagés par les commanditaires présumés : un plan A, supposé plus “légal”, visant à arrêter le président et le remplacer par une autorité de transition ; et un plan B, plus expéditif, qui consistait à l’éliminer physiquement.
Au centre de cette machination, une croyance répandue dans l’entourage des assaillants : celle que Moïse détenait chez lui plusieurs millions de dollars en liquide, ainsi que des documents sensibles. Le mobile du vol s’est donc entremêlé à des motivations politiques ; notamment le projet d’installer Christian Emmanuel Sanon, un pasteur haïtiano-américain peu connu, mais présenté par les organisateurs comme un président intérimaire « clé en main ». Certains membres du commando croyaient sincèrement participer à une “mission officielle de libération”. Ils ne comprirent leur instrumentalisation qu’après l’attaque.
Plusieurs figures-clés se détachent dans ce puzzle tentaculaire. En premier lieu, Joseph Félix Badio, ancien cadre de l’unité anti-corruption haïtienne, est soupçonné d’avoir coordonné les aspects logistiques de l’opération. Il aurait ordonné l’assassinat de Moïse deux jours avant l’assaut, court-circuitant le plan initial d’arrestation.
Autre nom majeur : Christian Emmanuel Sanon, présenté comme le « président désigné » par les comploteurs. Basé en Floride, il aurait participé au recrutement de mercenaires à travers la société CTU Security, une entreprise colombienne dirigée par un ex-militaire, Antonio Intriago. Sanon aurait bénéficié d’un financement opaque, lié à Worldwide Capital, une entité basée à Miami, qui aurait injecté des fonds pour couvrir la logistique, les billets d’avion et les équipements.
L’ex-policier Wilson Coq‑Thélot complète cette galerie d’acteurs. D’après les autorités haïtiennes, il aurait servi de lien entre les planificateurs et les exécutants, en assurant la coordination sur le terrain.
Entre mai et juillet 2021, la machinerie s’accélère. Plusieurs réunions ont lieu en République dominicaine, où les commanditaires peaufinent le plan d’action. 28 hommes, dont 21 anciens militaires colombiens, sont recrutés. Ils reçoivent des promesses de salaire, des visas rapides, et des instructions floues mais présentées comme légales. Certains croient réellement venir arrêter un président pour le compte d’une autorité haïtienne légitime.
Une fois arrivés à Port-au-Prince, ils sont logés dans des maisons sécurisées, avec armes, véhicules et faux uniformes. L’opération prend des allures de raid paramilitaire : les mercenaires sont équipés, disciplinés, et agissent en unité structurée. Le soir de l’assaut, ils se présentent comme des agents de la DEA, afin de semer la confusion et de neutraliser les gardes présidentiels sans résistance.
Toute cette logistique, aussi professionnelle soit-elle, repose pourtant sur un socle instable : aucun mandat, aucune légitimité, aucun soutien réel d’institutions internationales. Ce fut un coup d’État déguisé, un acte de guerre maquillé en opération policière.
Minuit, silence. 1h05, carnage.
La reconstitution glaçante d’un meurtre présidentiel
La nuit du 6 au 7 juillet 2021, Pétion‑Ville s’endormait sous tension, mais rien ne laissait présager le basculement historique qui allait s’y jouer. À 1h05 du matin, un cortège de six véhicules pénètre dans les hauteurs du quartier présidentiel. À son bord, une partie du commando colombien et haïtiano-américain, armés, équipés, et organisés en formation tactique.
Ils se présentent comme des agents de la DEA, l’agence antidrogue américaine ; un mensonge stratégique destiné à désarmer toute opposition. Des vidéos filmées par des voisins confirment cette ruse : une voix dans un mégaphone ordonne en anglais aux policiers haïtiens de ne pas tirer, arguant qu’il s’agit d’une opération officielle. La supercherie fonctionne. Aucun garde du corps ne riposte.
Une fois à l’intérieur, les mercenaires isolent les agents de sécurité et accèdent à la chambre présidentielle. Les faits, reconstitués par les experts légistes et les témoignages, sont glaçants. Jovenel Moïse est criblé de balles : douze impacts, dont certains au crâne et à la poitrine. Son œil gauche est arraché. Aucune trace de lutte, aucun garde blessé ; comme si l’exécution s’était déroulée dans un huis clos méticuleusement orchestré.
Martine Moïse, quant à elle, reçoit plusieurs balles mais survit miraculeusement. Elle parvient à appeler à l’aide dans les heures suivantes et sera évacuée vers les États-Unis dans un état critique.
Le commando fouille ensuite la maison, emportant des documents sensibles, des téléphones et des valises d’argent. Plusieurs sources évoquent le vol de sommes comprises entre 18 et 45 millions de dollars en liquide ; un chiffre qui, s’il est confirmé, renforce l’hypothèse d’un mobile partiellement financier.
Vers 2h30, le commando tente de s’exfiltrer. Mais le plan initial se délite. La police haïtienne est alertée. Un périmètre est bouclé, plusieurs hommes sont pourchassés, et une fusillade éclate autour de la maison où certains mercenaires s’étaient retranchés avec des otages. La tension monte jusqu’au petit matin. Plusieurs assaillants sont tués, capturés ou en fuite. D’autres se réfugient dans l’ambassade de Taïwan, où ils seront arrêtés après 24 heures de siège.
En moins de dix heures, Haïti perd son président, révèle la porosité de son appareil sécuritaire, et expose au monde un niveau de déliquescence étatique rarement atteint. La nuit du 7 juillet ne fut pas seulement un meurtre présidentiel. Ce fut une démonstration brutale de l’impuissance d’un État à protéger son propre chef.
L’enquête ou l’écran de fumée
Des arrestations, des juges menacés, une vérité introuvable
À l’aube du 7 juillet 2021, alors que la nouvelle de l’assassinat du président Moïse se répand, Haïti entre dans un état de sidération totale. Le gouvernement décrète immédiatement l’état de siège : les frontières sont temporairement fermées, les rassemblements interdits, et l’armée appelée en renfort. Mais derrière cette démonstration de force, l’improvisation est palpable. La chaîne de commandement est floue, le pouvoir vacant, et les risques de chaos politique majeurs.
Sur la scène internationale, les condamnations pleuvent. L’ONU, l’Union africaine, l’OEA, les États-Unis, la France, le Vatican : tous appellent au calme et réclament une enquête indépendante. L’assassinat d’un chef d’État en exercice, sur son sol, par des mercenaires étrangers, constitue un précédent rarissime dans l’histoire contemporaine. La dimension géopolitique de l’affaire suscite autant d’émotion que de soupçons.
Très vite, les autorités haïtiennes annoncent plusieurs arrestations. Au total, plus de 40 personnes sont interpellées, dont 18 ex-soldats colombiens, trois Haïtiano-Américains (dont James Solages et Joseph Vincent), ainsi que des citoyens haïtiens liés au cercle présidentiel, comme le chef de la sécurité du palais, Dimitri Hérard. Ce dernier est accusé d’avoir délibérément désorganisé les dispositifs de protection le soir du drame.
Mais au-delà des arrestations, l’enquête s’enlise. Trois juges désignés pour instruire le dossier se récusent successivement, invoquant des menaces de mort et des pressions politiques. L’un d’eux, Gary Orélien, sera accusé de corruption et de manipulations. Les témoins disparaissent, les preuves sont dispersées, et l’instruction peine à définir qui a commandité l’assassinat, avec quels objectifs et financements.
Des demandes d’extradition sont adressées à plusieurs pays, notamment aux États-Unis, où certaines ramifications financières semblent mener. Mais la coopération internationale reste partielle, et le flou demeure sur les réseaux impliqués ; notamment les sociétés comme CTU Security ou Worldwide Capital, basées en Floride.
Face à l’inefficacité apparente de l’enquête haïtienne, le FBI et la justice fédérale américaine se saisissent de certaines parties du dossier. En février 2023, quatre hommes sont inculpés en Floride, dont Antonio Intriago, directeur de CTU, et Arcangel Pretel Ortiz, chargé du recrutement des mercenaires. En parallèle, plusieurs détenus haïtiens sont extradés aux États-Unis, où l’enquête progresse à un rythme bien plus soutenu qu’en Haïti.
Ce double circuit judiciaire (nationalement paralysé, internationalement actif) témoigne d’une réalité amère : Haïti, incapable de mener seule une instruction d’une telle ampleur, dépend désormais de juridictions étrangères pour espérer un semblant de vérité.
Un pays décapité, une capitale livrée aux gangs
Le chaos politique et sécuritaire après Pétion‑Ville
Au lendemain de l’assassinat de Jovenel Moïse, Haïti bascule dans un vide constitutionnel sans précédent. Aucun président du Sénat, aucune instance législative fonctionnelle, un gouvernement démissionnaire ; l’État haïtien se retrouve décapité, sans successeur clairement désigné. Deux hommes revendiquent immédiatement le pouvoir : Claude Joseph, Premier ministre par intérim, et Ariel Henry, nommé quelques jours avant l’attentat mais jamais officiellement installé.
Ce duel, reflet de la fragmentation du pouvoir haïtien, plonge le pays dans une crise institutionnelle ouverte. Après plusieurs semaines de tensions, Claude Joseph finit par se retirer sous la pression internationale, laissant Ariel Henry prendre la tête d’un gouvernement de facto, sans légitimité électorale. Cette transition n’apaise en rien les craintes : pour beaucoup, elle s’apparente à un arrangement entre élites, plutôt qu’à un processus démocratique.
L’assassinat du président Moïse agit comme un accélérateur de désintégration nationale. Les gangs armés, déjà puissants, étendent leur emprise sur des portions entières du territoire. Port‑au‑Prince devient une zone de guerre informelle, avec enlèvements quotidiens, violences urbaines, et contrôle armé de quartiers entiers. L’État, affaibli, ne parvient plus à assurer ni sécurité, ni justice, ni services de base.
Sur le plan international, Haïti apparaît comme un État failli, incapable de garantir sa propre stabilité. Les appels à une mission d’intervention étrangère se multiplient, notamment de la part du gouvernement haïtien lui-même. Une mission de soutien multilatérale dirigée par le Kenya est envisagée, avec l’appui de l’ONU, mais rencontre de nombreuses résistances, tant internes qu’externes.
L’enquête sur l’assassinat révèle l’implication de ressortissants de plusieurs pays (Colombie, États-Unis, République dominicaine), ce qui confère à l’affaire une dimension géopolitique sensible. Les relations bilatérales s’en trouvent momentanément tendues, notamment avec la Colombie, dont plusieurs citoyens sont emprisonnés en Haïti dans des conditions jugées inhumaines.
Les États-Unis, bien que prompt à condamner l’attentat, restent silencieux sur les liens potentiels entre les comploteurs et certains anciens agents fédéraux, notamment ceux ayant collaboré avec la DEA ou le FBI. Ce silence alimente les suspicions d’une tutelle opaque, voire d’un « deal » tacite pour éviter certaines révélations gênantes sur les relations entre le pouvoir haïtien et les agences américaines.
Dans ce climat d’opacité et de méfiance généralisée, l’assassinat de Moïse n’a pas seulement modifié le paysage politique haïtien : il l’a réduit à l’état de fragmentation permanente, où aucune autorité ne semble plus capable de gouverner sans soutien international.
Quatre ans de mensonges et de silences
Toutes les pistes, sauf une vérité claire
L’assassinat de Jovenel Moïse, au-delà de son caractère spectaculaire, a rapidement suscité une multitude d’hypothèses. Était-ce un acte politique visant à empêcher une réforme ou une révélation compromettante ? Un règlement de comptes entre clans d’affaires rivaux ? Ou un coup d’État raté maquillé en braquage sanglant ?
Certains observateurs, comme l’analyste Frédéric Thomas, évoquent un règlement de comptes entre factions oligarchiques, chacune liée à un pan de l’État ou de l’économie parallèle. Moïse, dans ses derniers mois, avait dénoncé publiquement les « oligarques » du secteur énergétique, menaçant de publier des contrats léonins. Il préparait, selon son entourage, une « opération mains propres » visant à réformer les circuits de corruption, notamment dans les douanes et le secteur de l’électricité.
Dans cette lecture, l’assassinat serait une riposte préventive de ceux qui avaient tout à perdre d’un tel nettoyage. D’autres y voient plutôt l’échec d’un coup d’État civilo-militaire, dont le plan aurait mal tourné en raison de trahisons internes ou d’une impréparation logistique.
Dès les premières heures de l’enquête, la présence de ressortissants colombiens et de Haïtiano-Américains vivant en Floride a orienté les soupçons vers une possible ingérence étrangère, voire une opération montée avec le silence complice d’acteurs internationaux. Plusieurs des mercenaires capturés ont affirmé avoir été recrutés pour une mission légale, appuyée selon eux par des « autorisations américaines ».
Un nom revient avec insistance : James Solages, un des Haïtiano-Américains arrêtés, qui affirmait au départ travailler pour la DEA. Les autorités américaines ont rapidement démenti tout lien officiel avec cette agence, mais le doute persiste. D’autres noms, plus obscurs, liés à la sécurité privée, aux réseaux évangéliques ou à des anciens militaires circulent, sans que les responsabilités soient formellement établies.
Les États-Unis, bien qu’engagés dans l’enquête via le FBI, ont jusqu’ici évité de rendre publics les liens financiers ou logistiques entre les commanditaires du meurtre et certains de leurs ressortissants. Ce silence alimente la thèse d’une complicité passive, voire stratégique, dans le but de préserver des intérêts diplomatiques ou géopolitiques dans la région.
Plus récemment, de nouveaux rebondissements ont éclaté. En février 2024, le juge haïtien Walter Wesser Voltaire a formellement inculpé plusieurs personnalités, dont Martine Moïse elle-même, l’ex-première dame, mais aussi l’ancien Premier ministre Claude Joseph, et l’ex-directeur général de la police nationale, Léon Charles.
Leur implication présumée, encore floue, repose sur des éléments non divulgués en totalité, mais cette décision relance l’hypothèse d’un complot intérieur, fomenté au sein même du pouvoir haïtien. La théorie d’un assassinat avec complicités internes de haut niveau, voire motivé par la succession présidentielle, regagne du terrain. Ariel Henry, lui-même cité dans plusieurs écoutes téléphoniques, a toujours nié toute implication, mais ses appels avec Joseph Badio la veille du meurtre restent inexpliqués.
En somme, le dossier Moïse est devenu une hydre à plusieurs têtes. Chaque hypothèse soulève d’autres zones d’ombre, d’autres complicités, d’autres non-dits. Et au cœur de ce brouillard, une certitude demeure : le crime dépasse de loin ses exécutants. Ceux qui ont pressé la détente cette nuit-là n’étaient que les instruments d’un jeu d’influence opaque, où se croisent argent, pouvoir, politique, et trahisons d’État.
L’héritage du sang
Ce que l’assassinat de Moïse dit de l’avenir d’Haïti
Quatre ans après l’assassinat de Jovenel Moïse, aucun procès n’a été ouvert en Haïti. Le dossier, fragmenté entre Port-au-Prince, Miami et Bogotá, reste embourbé dans les lenteurs judiciaires, les menaces contre les juges, les disparitions de témoins et les manipulations politiques. Quatre magistrats instructeurs se sont succédé, sans parvenir à établir une version cohérente des faits ou à désigner un commanditaire officiel.
Les rares inculpations récentes (notamment celle de Martine Moïse et d’anciens hauts responsables) suscitent autant de questions que d’espoirs. S’agit-il d’un réel sursaut judiciaire ou d’une instrumentalisation politique du dossier ? Les observateurs restent prudents, d’autant plus que les principaux cerveaux présumés du complot sont toujours en liberté, ou extradés à l’étranger sans coordination judiciaire.
Sur le plan institutionnel, l’assassinat a aggravé la désintégration de l’État haïtien. Aucun président n’a été élu depuis, le Parlement reste dissous, et les élections sans cesse repoussées. Le pays est dirigé par un gouvernement intérimaire sans base légale, pendant que les gangs contrôlent 80 % de Port-au-Prince et que la population sombre dans la misère.
Le vide sécuritaire est tel que la communauté internationale a dû intervenir : en 2023, sous mandat de l’ONU, une mission multinationale dirigée par le Kenya a été formellement approuvée pour tenter de restaurer un semblant d’ordre. Mais son déploiement, maintes fois retardé, témoigne du degré de défiance et de saturation face à Haïti, considéré par certains comme une cause perdue.
L’assassinat de Moïse a marqué un point de non-retour dans l’histoire contemporaine d’Haïti. Il a révélé les fractures profondes de son système politique, la perméabilité de ses institutions au crime organisé, et l’incapacité de son appareil judiciaire à traiter des affaires d’État. Mais il a aussi forcé la communauté internationale à regarder en face la faillite de décennies de politiques d’assistance inefficaces.
Pour sortir de ce tunnel, plusieurs pistes s’imposent. La mise en place d’un tribunal spécial indépendant, avec soutien international, pourrait restaurer une part de crédibilité judiciaire. Une réforme constitutionnelle s’avère également urgente, tout comme un processus électoral crédible. Mais sans une volonté réelle (à la fois locale et globale) de s’attaquer aux racines de l’impunité, les leçons de Pétion-Ville risquent de rester lettre morte.
L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas seulement une affaire criminelle. C’est un symptôme terminal d’un État qui s’effondre à la croisée de la violence, du pouvoir opaque et de l’abandon international. Quatre ans plus tard, ni vérité, ni justice, ni rédemption n’ont émergé de ce carnage présidentiel. Il reste une plaie ouverte, à la fois nationale et géopolitique, que seule une refondation radicale du système haïtien pourra, un jour, espérer refermer.
SOURCES
Les faits relatés dans cet article s’appuient sur une combinaison de rapports officiels, d’enquêtes journalistiques et de documents judiciaires accessibles au public. Parmi les sources principales figurent les dépêches de l’Associated Press (AP, 2024), qui ont révélé l’inculpation de plusieurs figures politiques haïtiennes, dont la veuve du président Martine Moïse. Les analyses publiées dans The New Yorker et Axios (2023) ont permis de contextualiser l’implication de sociétés privées basées en Floride, telles que CTU Security, ainsi que le rôle de ressortissants étrangers dans la logistique de l’assassinat.