Les noyades du Cap-Français, ou l’extermination par la mer (1802–1803)

Entre 1802 et 1803, plusieurs milliers de soldats noirs et mulâtres capturés sont exécutés par noyade dans la rade du Cap-Français, à Saint-Domingue. Orchestrées par les généraux Leclerc, Daure et Rochambeau, ces exécutions traduisent une véritable volonté d’extermination, annonçant la rupture définitive entre la France et ses anciennes troupes de couleur, et préludant à l’indépendance d’Haïti en 1804.

À l’automne 1802, alors que l’expédition envoyée par Napoléon Bonaparte pour reprendre le contrôle de Saint-Domingue s’enlise dans la guerre, une série de massacres d’une cruauté extrême se déroule dans la rade du Cap-Français. Des centaines, parfois des milliers de soldats noirs et mulâtres faits prisonniers sont embarqués sur des navires… pour être jetés à la mer. Ces exécutions collectives, ordonnées par les généraux français et menées systématiquement entre 1802 et 1803, sont passées à la postérité sous le nom de « noyades du Cap-Français ».

Si l’historiographie française a longtemps minimisé ou occulté cet épisode, la mémoire haïtienne l’a retenu comme l’un des symboles de la barbarie coloniale. Au-delà de leur horreur, ces noyades disent beaucoup de la logique d’extermination qui sous-tendait le projet colonial du Consulat : réduire par la terreur une population jugée rebelle, briser les cadres militaires noirs, et rétablir un ordre esclavagiste aboli quelques années plus tôt.

1802–1803 : le Cap-Français, théâtre d’une extermination coloniale

La Révolution haïtienne éclate en 1791 avec la révolte des esclaves, dirigée par Toussaint Louverture et d’autres généraux noirs. La Convention nationale française abolit officiellement l’esclavage en 1794, faisant de Saint-Domingue une colonie « libre » où les anciens esclaves deviennent soldats de la République.

Mais avec l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, l’ambiguïté domine. Officiellement, le Premier Consul affirme vouloir maintenir les acquis de la Révolution. Dans les faits, il prépare le rétablissement du système colonial, et donc de l’esclavage.

En 1802, une expédition militaire d’environ 30 000 hommes est envoyée sous le commandement du général Charles Leclerc, beau-frère de Napoléon, pour reprendre le contrôle de l’île et neutraliser les généraux noirs. Après des combats sanglants, Toussaint Louverture est arrêté en juin 1802 et déporté en France, où il mourra l’année suivante. Mais loin d’assurer la paix, cette arrestation relance la résistance. À l’automne 1802, les officiers Pétion et Clerveaux se rallient à l’insurrection.

Dès son arrivée, Leclerc comprend que l’affrontement ne peut être gagné par une simple guerre conventionnelle. Dans une lettre du 7 octobre 1802, il écrit qu’il faut « détruire tous les nègres des montagnes », et n’épargner que les enfants de moins de douze ans.

Ses successeurs prolongeront cette logique. Le préfet colonial Hector Daure suggère d’« embarquer » les soldats noirs et mulâtres restés fidèles à la République. Cette terminologie, en apparence neutre, devient rapidement un euphémisme pour désigner les exécutions par noyade.

Le général Donatien de Rochambeau, qui succède à Leclerc après sa mort de la fièvre jaune en novembre 1802, systématise la pratique. Pour lui, il s’agit de réduire les « bouches inutiles » et d’effrayer les insurgés par une politique de terreur.

À l’automne 1802, les premières noyades frappent les 800 gendarmes indigènes et les soldats de la 7e demi-brigade coloniale, accusés de trahison. Ils sont enfermés sur des navires, conduits dans la baie de Mancenille, puis jetés par-dessus bord.

Le général noir Jacques Maurepas, qui s’était rallié à la France, est arrêté avec sa famille. Tous sont noyés dans la rade du Cap-Français, avec ses soldats.

L’année 1803 marque une escalade. En février, après une attaque repoussée, le colonel Médard et ses hommes sont exécutés par noyade.

Au printemps et à l’été, les prisonniers s’accumulent au Cap. Faute de vivres et dans un contexte de famine, Rochambeau décide d’« embarquer » les captifs. Les noyades deviennent quotidiennes.

Les archives et témoignages permettent d’identifier plusieurs épisodes précis :

  • 4 septembre 1803 : 36 prisonniers exécutés par noyade.
  • 23 septembre : 30 nouveaux prisonniers sont jetés à la mer.
  • La nuit suivante, 15 autres subissent le même sort.

L’habitant Précour, dans une lettre, explique cyniquement que ces exécutions permettent de réduire la consommation de vivres au Cap.

Les noyades du Cap-Français sont confirmées par plusieurs témoins directs.

  • Charles Malenfant, officier français, compare explicitement ces exécutions à celles ordonnées par le conventionnel Carrier à Nantes en 1793. Il souligne leur caractère systématique et l’absence de tout jugement.
  • Le général Pamphile de Lacroix estime que 1000 à 1100 prisonniers furent noyés en septembre 1802. Il insiste sur la terreur ressentie par les équipages devant ces scènes.
  • Le général Ramel évoque des noyades allant de 200 à 1500 prisonniers en une seule opération, confirmant l’ampleur des massacres.

Ces témoignages, concordants malgré leurs divergences chiffrées, établissent la réalité des noyades comme une pratique de masse, planifiée par le commandement français.

Le nombre exact de victimes demeure difficile à établir, en raison de l’absence de registres et de l’usage d’euphémismes (« embarquer », « évacuer »). Les estimations varient :

  • Ramel évoque 200 à 1500 victimes par noyade.
  • Pamphile de Lacroix parle de 1000 à 1200 victimes en septembre 1802.
  • L’historien Jean-Pierre Le Glaunec (2014) estime que plusieurs milliers de soldats noirs et mulâtres furent exécutés entre 1802 et 1803.

Ces chiffres confirment que les noyades du Cap-Français ne furent pas des épisodes isolés, mais une campagne d’extermination visant à anéantir la force militaire indigène.

Ces exécutions plongent la colonie dans la terreur. Même certains officiers français dénoncent leur cruauté. Mais pour les insurgés noirs et mulâtres, elles renforcent la conviction que la France ne cherche pas la réconciliation, mais l’extermination.

Loin de briser la résistance, les noyades alimentent la haine et la détermination des insurgés. Elles contribuent au basculement de la guerre en faveur des troupes indigènes dirigées par Dessalines, Christophe et Pétion.

En France, ces épisodes ont longtemps été minimisés ou passés sous silence. À Haïti, ils sont restés au contraire un symbole de la barbarie coloniale. Aujourd’hui, ils figurent parmi les exemples les plus frappants de la brutalité de l’expédition napoléonienne.

Des noyades au Cap à l’indépendance d’Haïti : la rupture définitive

Les noyades du Cap-Français, perpétrées entre 1802 et 1803, constituent l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire coloniale française. Elles traduisent la logique d’extermination qui anima l’expédition de Saint-Domingue : éliminer les cadres militaires noirs et mulâtres, réduire par la terreur une population jugée incontrôlable, et préparer le retour à l’esclavage.

Au-delà des chiffres, elles symbolisent la rupture définitive entre la France et ses anciennes troupes de couleur. Loin d’éteindre la révolte, elles radicalisèrent la résistance et contribuèrent à la victoire finale de l’armée indigène, qui proclamera l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804.

Méconnues du grand public, ces noyades rappellent que la colonisation française ne fut pas seulement faite de conquêtes et de codes juridiques, mais aussi d’épisodes d’une violence extrême, dont la mémoire continue de hanter les rives du Cap-Haïtien.

Sources

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

Soutenez un média engagé !

Chez NOFI, nous mettons en lumière la richesse et la diversité des cultures africaines et caribéennes, en racontant des histoires qui inspirent, informent et rassemblent.
Pour continuer à proposer un regard indépendant et valoriser ces héritages, nous avons besoin de vous.
Chaque contribution, même modeste, nous aide à faire vivre cette mission.
 
💛 Rejoignez l’aventure et soutenez NOFI ! 💛
 
👉 Faire un don 👈

News

Inscrivez vous à notre Newsletter

Pour ne rien rater de l'actualité Nofi ![sibwp_form id=3]

You may also like