Longtemps relégués aux marges du mythe, les pirates noirs du XVIIIe siècle furent bien plus que des flibustiers oubliés. Fugitifs de l’esclavage et artisans d’une contre-société radicale, ils ont transformé le navire pirate en espace d’insubordination, de réinvention, et parfois même de pouvoir. À rebours des récits édulcorés, cet article exhume la mémoire effacée de ces révolutionnaires sans nation ; et interroge la mer comme premier terrain de décolonisation noire.
Naître esclave, mourir libre
Sur le rivage de Madagascar, vers la fin du XVIIe siècle, un homme nommé Abraham Samuel dirigeait un comptoir fortifié comme s’il régnait sur un royaume oublié. Ancien esclave noir devenu capitaine de pirates, Samuel n’était pas un homme d’exception dans l’univers maritime de l’époque ; il était un symptôme. Sous son commandement, des marins blancs exécutaient ses ordres, des traités étaient négociés avec les tribus locales, et son autorité s’étendait bien au-delà des récifs. Pourtant, rares sont ceux qui prononcent encore son nom.
Quand on évoque la piraterie, les images qui surgissent sont celles de perroquets, de coffres au trésor et de sabres levés dans des films pour enfants. Hollywood a blanchi l’océan, lissant l’histoire dans une fresque fantaisiste où l’odeur de poudre masque celle de la chair. Mais ces navires noirs aux pavillons grimaçants ne voguaient pas que pour l’or : ils portaient aussi des vies en rupture, des corps qui refusaient l’ordre racial imposé à terre.
Car pour bien des Noirs du XVIIIe siècle, monter à bord d’un navire pirate n’était pas une fuite mais une mue. Là, dans l’entrelacs du gréement et des lois alternatives, l’ancien esclave pouvait devenir homme. La mer, loin des plantations et des codes noirs, ouvrait un espace inédit ; non pas une utopie égalitaire, mais une brèche suffisamment large pour réinventer sa condition.
Ainsi, la piraterie ne doit pas être vue comme une simple aventure ou une dérive criminelle, mais comme une scène politique. Un théâtre d’insurrection où des Noirs, en quête de dignité, ont saisi le gouvernail de leur propre destinée. Ce n’était pas une échappatoire. C’était une refondation.
Fuir la cale ou l’appel du large
Dans l’imaginaire colonial, le port devait incarner l’ordre ; douanes, milices, registres de cargaison, tout semblait y être surveillé, pesé, contrôlé. Et pourtant, c’est précisément là, dans ces interstices entre bateaux et tavernes, entre rumeurs de cargaison et départs précipités, que de nombreux esclaves ont vu poindre une lueur de fuite. Car les ports atlantiques (de Boston à Charleston, de Bridgetown à Port Royal) étaient tout sauf hermétiques. Ils étaient des carrefours bouillonnants, saturés de bruits, de langues, de gestes clandestins. Des lieux poreux, ouverts à la ruse et au passage.
C’est dans ces marges flottantes que des hommes asservis ont tenté leur chance. Ils n’avaient parfois ni plan, ni allié, seulement l’intuition qu’un navire pouvait offrir l’éloignement nécessaire pour ne jamais revenir. Les bateaux marchands, en quête de bras bon marché, acceptaient volontiers les marins expérimentés, quelle que soit leur couleur de peau ; à condition qu’ils travaillent dur et se taisent. Quant aux baleiniers, leurs expéditions longues et périlleuses décourageaient les candidats blancs, laissant aux marins noirs une voie d’accès, même au prix de corvées exténuantes.
Ces navires n’étaient pas encore des refuges, mais ils ouvraient une brèche. Une fois embarqué, un fugitif n’était plus un esclave : il devenait un marin. Un homme parmi d’autres, capable de manœuvrer une voile, de hisser un ancre, de scruter l’horizon. Et à la première escale, à la première mutinerie, il pouvait devenir pirate. L’océan, vaste et indifférent, devenait complice silencieux d’un effacement d’identité imposée (celle de propriété humaine) au profit d’une métamorphose volontaire.
Sur la mer, les chaînes rouillent plus vite. L’ordre hiérarchique rigide de la terre ferme (où la couleur de peau détermine le sort) se fragilise au rythme des marées. Et sur un bateau pirate, il vacille jusqu’à parfois s’effondrer. Ce n’est pas l’égalité rêvée des philosophes, mais une horizontalité pragmatique, forgée dans la nécessité : pour survivre, il faut des bras solides, des cerveaux vifs, des volontés aguerries. Le reste (origine, religion, pigmentation) devient secondaire.
Le monde maritime a toujours eu ses propres règles, mais la piraterie pousse cette logique jusqu’à l’extrême. On élit les capitaines, on partage le butin, on signe des codes de conduite. Sur certains navires, le Noir (esclave la veille encore) peut devenir un membre à part entière de l’équipage, voire un officier. Ce n’est pas l’idéologie qui motive cette reconnaissance, c’est la compétence. Savoir lire les étoiles, manier le gouvernail, charger un canon : voilà les attributs du respect.
Pour l’homme noir, la mer devient alors un miroir inversé : ce que la plantation lui refusait (dignité, parole, pouvoir) le navire pirate peut lui accorder. Non sans contradictions, non sans abus, mais avec une ouverture qui, comparée au carcan colonial, relève de la subversion pure. La cale d’un négrier l’avait condamné au silence ; le pont d’un navire pirate lui offre la possibilité de se redéfinir.
Ainsi, la piraterie attire autant qu’elle transforme. Elle devient une forge identitaire où l’homme noir ne se contente plus de fuir ; il se bâtit. Non pas comme sujet de l’Empire, mais comme acteur d’un monde parallèle, éphémère, mais éminemment politique. Un monde où, le temps d’une traversée, l’horizontalité remplace la domination.
La confrérie noire (statut, armes, et parole)
Sur les ponts grinçants des navires pirates, les hiérarchies du monde colonial ne disparaissaient pas totalement ; mais elles cédaient du terrain. Le sang bleu n’y avait aucune valeur, le titre de naissance encore moins. Ce qui comptait, c’était l’endurance dans la tempête, la précision d’un tir de canon, la loyauté en cas de mutinerie. Le respect se gagnait au feu de l’action, non dans les registres de propriété.
Dans cette logique de survie partagée, la compétence devenait la seule monnaie durable. Un Noir capable de manœuvrer une goélette dans les bourrasques, de tenir tête à un abordage ou de réparer un mât brisé valait plus qu’un blanc maladroit et velléitaire. C’est là que s’est construite une forme d’égalité tactique, imparfaite mais réelle : une reconnaissance de l’utilité, de la bravoure, de l’intelligence.
Marcus Rediker résume cette dynamique en parlant des navires pirates comme de véritables « démocraties flottantes ». On y élisait le capitaine et on pouvait le destituer ; les décisions se prenaient collectivement, le butin était partagé selon des parts prédéfinies. Ce modèle (radicalement opposé à celui du navire négrier ou militaire) permettait à des hommes, même anciennement esclaves, d’être considérés comme acteurs et non comme rouages.
Mais cette fraternité n’était pas idéologique ; elle était circonstancielle. Elle naissait de la lutte contre des ennemis communs : l’État, les marchands, les armées. Une alliance de marges, forgée dans l’urgence et parfois brisée dès que la peur s’évaporait. L’homme noir y gagnait une voix, certes, mais une voix fragile, tolérée tant qu’elle servait le collectif.
Malgré cela, le simple fait qu’un ex-esclave puisse avoir un mot à dire dans la répartition du butin ou l’élection d’un chef représentait une rupture brutale avec l’ordre colonial. Sur le navire pirate, il n’était plus « propriété » : il devenait pair. Pas frère, pas maître, mais homme.
Si la piraterie n’était pas un sanctuaire égalitaire, elle fut au moins un laboratoire d’expérimentation sociale ; et certains Noirs y gravirent des échelons impensables ailleurs. Les archives nous livrent les noms de quelques figures noires de commandement, passés entre les mailles de l’histoire officielle : Diego Grillo, John Mapoo, Abraham Samuel, ou encore “Caesar”, officier sous les ordres de Barbe Noire. Leurs postes n’étaient pas honorifiques. Ils commandaient des équipages, dirigeaient des abordages, négociaient parfois même les termes de la survie collective.
Le poste de Quartier-maître, par exemple (véritable contre-pouvoir du capitaine, gestionnaire du butin et arbitre des conflits) fut occupé par plusieurs hommes noirs. Hendrick van der Heul en est un exemple frappant. Dans le monde de la plantation, il n’aurait été qu’un “esclave marron” bon à fouetter. Sur le pont de son navire, il pesait plus que le capitaine lui-même.
Mais l’insigne le plus visible de cette reconnaissance n’était ni le titre, ni le butin : c’était l’arme. Porter une arquebuse ou une paire de pistolets à silex sur un navire pirate, ce n’était pas qu’une question de combat ; c’était une question de confiance. Kenneth Kinkor le rappelle : aucun texte ne recense d’interdiction formelle faite aux Noirs de porter des armes à bord, et beaucoup furent signalés comme combattants d’avant-garde, au moment des abordages. Sur certains navires, les marins noirs formaient même la première ligne, celle à qui l’on confiait la prise du navire cible. Mission de prestige, mission de foi.
Cela en dit long. Ces hommes, arrachés au monde esclavagiste qui les classait en bas de l’échelle humaine, devenaient ici des guerriers. Mieux : des camarades d’armes. Rien ne peut mieux signifier le renversement de statut qu’un pistolet à la ceinture et une part équitable dans le trésor. Cette reconnaissance, bien que toujours contingente, redonnait à ces marins noirs ce que l’Empire leur avait nié : une valeur humaine, une parole qui compte, et une force que personne n’osait plus ignorer.
Les ombres du pavillon noir (limites et fractures)
Le drapeau noir flottait peut-être contre les puissances impériales, mais il n’effaçait pas tous les démons. Derrière l’illusion d’égalité en mer, une autre réalité s’écrivait ; moins glorieuse, plus brutale. Car si certains Noirs trouvaient sur les navires pirates un statut revalorisé, d’autres continuaient à être traités comme des pions jetables. Tout dépendait de leur point d’entrée dans le système : esclave capturé, marin volontaire, ou simple prise de guerre.
L’île d’Annobón, au large de l’Afrique de l’Ouest, incarne cette fracture. Là, en 1721, des pirates débarqués ont imposé la terreur : viols collectifs sur les femmes africaines, villages incendiés, habitants massacrés. La “fraternité maritime” s’évanouissait dès que les bottes foulaient la terre. Le Noir libre à bord devenait suspect à terre ; le Noir autochtone n’était qu’une proie. La piraterie, dans ces moments, ressemblait plus à un prédateur colonial qu’à une force libératrice.
Le traitement des captifs noirs variait d’ailleurs selon leur utilité immédiate. Certains étaient intégrés comme matelots après capture, d’autres simplement revendus comme esclaves ; la piraterie, malgré sa prétendue rupture, participait encore aux logiques du marché humain. Bartholomew Roberts, pirate célèbre, conservait à bord des esclaves qu’il utilisait pour les tâches les plus ingrates : pomper l’eau, nettoyer les latrines, ramer sans relâche. Même là, la couleur pouvait redevenir une frontière ; surtout lorsque la compétence manquait ou que la volonté de liberté n’était pas affirmée.
Ces ambiguïtés soulignent une vérité inconfortable : la piraterie, bien qu’ouverte par moments à une forme de méritocratie raciale, ne fut jamais exempte de racisme. Ce racisme n’était pas toujours structuré ou doctrinaire ; il était souvent pragmatique, cynique, lié aux nécessités du navire ou à l’arbitraire d’un capitaine. Mais il existait, et il réapparaissait dès que l’équilibre fragile entre utilité et solidarité s’effondrait.
Ainsi, le pavillon noir ne protégeait pas toujours les siens. Il accueillait, utilisait, parfois élevait ; mais pouvait aussi trahir. Pour les Noirs à bord, la liberté n’était jamais un acquis ; c’était une conquête quotidienne, fragile, toujours sous condition.
Le pont d’un navire pirate pouvait être une scène de transformation radicale ; mais cette métamorphose était réversible. Le retour à terre, l’approche d’un port colonial, ou même la capture par des autorités navales suffisait à faire s’effondrer ce fragile échafaudage d’égalité. Le Noir redevenait alors, aux yeux de l’Empire, un corps appropriable, une marchandise à récupérer. Et ce, même s’il avait été un combattant, un officier, ou un leader en mer.
Cette précarité du statut n’était pas seulement extérieure. Elle était également inscrite dans les logiques pirates elles-mêmes. À bord, les règles pouvaient changer selon l’équipage, la personnalité du capitaine, ou les conditions du moment. Ce qui faisait d’un Noir un pair aujourd’hui pouvait faire de lui un esclave demain, si l’intérêt du groupe l’imposait. Une mutinerie mal tournée, une escale mal choisie, et la nouvelle identité acquise se dissolvait dans les chaînes.
Certaines distinctions s’opéraient aussi entre les Noirs « choisis » (ceux qui rejoignaient l’équipage par volonté ou par ruse) et les Noirs « pris », ceux arrachés de force à des navires négriers. Ces derniers étaient souvent maintenus dans des fonctions subalternes, comme s’ils n’avaient pas encore « mérité » leur place sur le pont. La piraterie, dans ces cas, agissait comme un miroir déformant de la société coloniale : plus fluide, certes, mais toujours capable de reproduire les mêmes logiques d’exclusion.
Et puis il y avait le regard des autres ; celui de la terre ferme, celui des tribunaux, celui des chroniqueurs blancs. Les pirates noirs ne survivaient que rarement aux récits. Ils disparaissaient des procès-verbaux, des légendes populaires, des archives. Quand ils réapparaissent, c’est souvent à travers des filtres suspects : caricaturés, anonymisés, réduits à leur couleur ou à leur rôle de traîtres.
La liberté conquise sur mer, aussi réelle fut-elle, ne garantissait ni sécurité, ni mémoire. Elle restait conditionnelle, menacée, effaçable. Le pavillon noir offrait un souffle ; pas une absolution. Et pour beaucoup, ce souffle n’aura été qu’un intervalle avant la reconduction à l’ordre ancien.
Le navire comme utopie subversive
À une époque où l’ordre impérial quadrillait les mers et les terres avec ses codes, ses comptoirs, ses catéchismes, le navire pirate faisait figure d’anomalie flottante. Il ne battait pavillon d’aucune nation, ne reconnaissait aucune autorité divine ou royale. Il se plaçait résolument en dehors ; et en cela, il incarnait une forme radicale de dissidence. C’était une zone autonome temporaire avant l’heure, un espace-limite où les hiérarchies pouvaient être suspendues, recomposées, voire renversées.
Loin d’être un chaos anarchique, la piraterie était structurée par des règles propres ; écrites, débattues, ratifiées par les membres de l’équipage. Ce que l’on appelle aujourd’hui les articles de piraterie tenait lieu de proto-constitution égalitariste. On y trouvait des principes étonnamment modernes : égalité des parts (selon fonction, et non statut social), droit au vote pour l’élection du capitaine, protection des blessés de guerre, et même clauses contre les querelles internes ; réglées parfois par duel à terre, parfois par arbitrage.
Cette codification interne n’était pas naïve : elle était vitale. Dans un environnement aussi périlleux que la mer et face à des puissances coloniales toujours à l’affût, la survie dépendait de la cohésion, de la loyauté, et d’un minimum d’équité perçue. Chacun savait que l’injustice ou l’arbitraire pouvaient déclencher mutinerie, division, voire mort collective.
Pour un Noir, souvent exclu des lois protectrices à terre, cette forme de contrat social valait mieux que toutes les constitutions impériales. Ici, il pouvait exiger un partage du butin. Il pouvait contester un chef. Il pouvait inscrire sa voix ; non pas dans les marges d’un procès, mais dans le texte même de la règle commune. Le navire n’était pas une utopie parfaite, mais c’était une utopie fonctionnelle, un théâtre de réinvention où les damnés de la terre pouvaient, l’espace d’une traversée, devenir des sujets politiques à part entière.
On se représente souvent le pirate comme un aventurier sans attaches, animé par la soif d’or et d’ivresse. Mais cette image romantique efface une vérité bien plus dense : les navires pirates étaient peuplés de déclassés, de survivants, d’hommes jetés hors du monde “civilisé”. Marins blancs fuyant la conscription, petits criminels bannis, esclaves échappés des plantations, ouvriers navals ruinés : tous convergeaient vers ces bateaux comme vers une arche de la rupture. Ce n’était pas une utopie d’élus ; c’était une coalition de damnés.
Dans cette alliance, la solidarité n’était pas un luxe moral : elle était une nécessité stratégique. Il fallait se faire confiance, dormir sous les mêmes planches, combattre coude à coude, répartir les maigres victuailles et les périls constants. C’est dans cette promiscuité forcée que se nouait une forme de fraternité inédite, faite d’usure, de courage et de compromis.
Noirs et Blancs partageaient souvent plus qu’un espace clos : ils partageaient un passif d’humiliations, d’oppression, d’exploitation. L’un avait fui les coups de fouet, l’autre les salaires impayés ou les cabanes pourrissantes des marins pauvres. Ensemble, ils construisaient un ordre alternatif, dans lequel le butin était réparti, le pouvoir discuté, et (parfois) le destin judiciaire commun. Car aux yeux des puissances coloniales, tous ces hommes n’étaient que pirates : sans couleur, sans nom, condamnés d’avance.
Ce lien, tissé sur le rejet mutuel des maîtres, ne garantissait pas une égalité de cœur. Le racisme ne disparaissait pas comme par magie au large des côtes. Mais il se trouvait relégué, contenu, neutralisé par une fraternité d’expérience. Ce que la terre avait séparé par le fouet et l’église, la mer le recollait à coups de labeur, de sabre, et parfois, de dernière volonté.
La piraterie ne proposait pas une révolution idéologique : elle offrait un terrain d’alliance entre les exclus. Et dans cette convergence fragile mais réelle, les esclaves fugitifs et les marins marginaux esquissaient, malgré eux, les prémices d’une solidarité trans-raciale ; non rêvée, mais vécue.
L’histoire effacée des révolutionnaires sans nation
Ils ont existé (ces hommes sans blason, sans patrie, sans héritage) et pourtant leur mémoire s’est évaporée comme brume au lever du canon. Ni statues, ni rues à leur nom. Pas même une mention sérieuse dans les manuels d’histoire. Pourquoi ? Parce qu’ils incarnaient un double scandale : celui du pauvre qui se rebelle et celui du Noir qui commande.
La piraterie noire a été méthodiquement refoulée pour deux raisons majeures. D’abord, le mépris de classe : les pirates, au fond, n’étaient que des « voyous des mers », des prolétaires trop bruyants, trop indisciplinés pour être intégrés dans les récits glorieux de l’expansion maritime. Ensuite, l’effacement racial : reconnaître que des Noirs aient pu organiser, diriger, et survivre dans un ordre insurrectionnel autonome revenait à admettre une capacité d’émancipation hors du cadre colonial ; une hérésie intellectuelle pour les pouvoirs en place, et parfois encore pour les historiens.
Mais ces hommes furent bien plus que des corsaires improvisés ou des criminels de fortune. Ils furent des acteurs politiques, inventant, en actes, une autre forme de société. Une société brutale, certes, mais plus perméable, plus horizontale, et surtout profondément subversive. Chaque arme portée, chaque mot prononcé dans un conseil d’équipage, chaque refus de se soumettre à l’ordre racial était un acte de souveraineté. Une déclaration d’humanité.
Il est temps de les réhabiliter. Non comme des héros sans tâche, mais comme des figures de rupture. Leur insubordination n’était pas gratuite : elle avait une logique, une cible, une portée. Ils ne combattaient pas seulement pour de l’or ; ils combattaient pour un statut, une voix, une reconnaissance.
Et si, au fond, la première révolution noire moderne n’avait pas commencé à Saint-Domingue, mais bien plus tôt ; sur le pont d’un navire pirate, quelque part entre les côtes d’Afrique et les Caraïbes ? Si la mer avait été le premier théâtre de la décolonisation ; non proclamée, mais vécue ?
L’histoire ne répondra peut-être jamais avec certitude. Mais il appartient à notre mémoire collective de poser la question ; et de ne plus jamais l’éluder.
SOURCES
- Marcus Rediker, Villains of All Nations: Atlantic Pirates in the Golden Age (Boston: Beacon Press, 2004).
- Kenneth J. Kinkor, “Black Men under the Black Flag,” in Bandits at Sea: A Pirate Reader, ed. C. R. Pennell (New York University Press, 2001).
- Arne Bialuschewski, “Black People under the Black Flag: Piracy and the Slave Trade on the West Coast of Africa, 1718–1723,” Slavery & Abolition, vol. 29, no. 4 (2008): 461–475.
- Charles R. Foy, Ports of Slavery, Ports of Freedom: How Slaves Used Northern Seaports’ Maritime Industry to Escape and Create Trans-Atlantic Identities, 1713–1783 (PhD diss., Rutgers University, 2008).
- Daniel Defoe, A General History of the Pyrates (1724), ed. Manuel Schonhorn (Dover Publications, 1999).
- Oxford English Dictionary, 2nd ed. (Oxford: Oxford University Press, 1989).