Au fil des siècles, l’île que nous appelons aujourd’hui “Martinique” a porté au moins trois noms différents : Jouanacaera, Madinina/Madiana et Martinica. Ces toponymes successifs (amérindien, mythologique et européen) traduisent la rencontre entre les peuples premiers, les légendes caribéennes et l’expansion européenne. Plus qu’un simple étymon, “Martinique” est le reflet d’une histoire plurielle et d’une identité profondément ancrée dans la Caraïbe.
Avant l’arrivée des Européens, les Kalinagos (ou “Caraïbes”) désignaient l’actuelle Martinique sous le nom de Jouanacaera (ou Ioüanacéra / Wanakaéra selon les transcriptions). Ce terme se décompose en deux éléments de la langue caribe :
ioüana = iguane
caéra = île
Jouanacaera signifie donc littéralement « l’île aux iguanes ». Cette appellation, fondée sur l’observation directe de la faune locale, témoigne d’une relation intime entre les premiers habitants et leur environnement. L’iguane, animal omniprésent dans les forêts et mangroves, jouait un rôle important dans l’alimentation et le symbolisme amérindien : il incarnait la résistance au climat tropical et la capacité à se fondre dans des milieux hostiles.
Parallèlement, les Taïnos d’Hispaniola parlaient d’une île mythique nommée Mantinino : selon eux, elle était peuplée uniquement de femmes guerrières, sortes d’Amazones. Ce nom légendaire a donné naissance à la toponymie de plusieurs îles de l’arc antillais, dont la Martinique. Les transcriptions ont évolué :
Mantinino → Madiana / Madinina → l’île aux femmes
Par assimilation et déformation populaire, Madinina est devenu Madinina.
Les Colonies françaises – Martinique ; Ed. Chocolaterie d’Aiguebelle
Une interprétation poétique associe Madinina à « l’île aux fleurs », en raison de la végétation luxuriante et multicolore qui a ébloui les premiers visiteurs européens. Qu’elle tire son origine du souvenir d’Amazones ou de la splendeur florale, cette version fait de la Martinique un lieu à la fois mythique et charnel, où la nature et la légende se superposent.
C’est le 15 juin 1502, lors de son quatrième et dernier voyage, que Christophe Colomb accoste réellement sur les côtes de l’île. Il l’avait aperçue dès le 11 novembre 1493, jour de la Saint-Martin (évêque de Tours, fêté traditionnellement ce jour-là). En mémoire de cette coïncidence calendaire, il la baptisa “Martinica” ou “Martinino”.
Ainsi naît la troisième origine du nom moderne :
Martinica / Martinino → Martinique (forme francisée par analogie avec la Dominique voisine).
Colomb n’était pas le premier Européen à “découvrir” l’île, mais il fut celui qui fixa officiellement son toponyme dans les annales de la Couronne espagnole, avant qu’elle ne passe progressivement sous domination française à partir de 1635.
La cohabitation de ces trois noms – Jouanacaera, Madinina et Martinica ; a produit un chemin toponymique complexe :
Amérindien (Jouanacaera) → reconnaissance de la réalité géographique.
Mythique/legendaire (Madinina/Mantinino) → marqueur de la dimension spirituelle et symbolique.
Européen (Martinica) → insertion dans l’imaginaire chrétien et impérial.
Au XVIIᵉ siècle, les colons français, influencés par les cartes espagnoles et la phonétique taïno-caraïbe, adoptent Martinique. Ce nom, déjà courant chez les marins, s’impose rapidement :
Il évoque la fête de Saint-Martin (une figure reconnue dans le catholicisme).
Il se distingue clairement de la Dominique voisine (île “Marie-Therese”), évitant la confusion.
Il conserve un écho des noms amérindiens grâce à la sonorité en “-inique”, proche de Madinina.
Carte éditée sous le règne de Louis-Philippe, tableau explicatif dans la partie supérieure droite des caractéristiques de l’Ile.
Sur les cartes marines du XVIIᵉ–XVIIIᵉ siècle, Martinique apparaît désormais de façon stable, tandis que les formes anciennes s’effacent progressivement.
En parallèle à l’usage français, un créole martiniquais se développe, héritier de la langue caribe, du français et des langues ouest-africaines importées :
Matinik ou Matnik sont les formes courantes en créole, qui conservent la racine “Mati(n)-” et le suffixe toponymique proche de la forme originelle amérindienne.
Ce créole toponyme souligne la continuité culturelle : même après la colonisation, la mémoire taïno et kalinago subsiste dans la langue.
Aujourd’hui, la collectivité territoriale unique de Martinique reconnaît officiellement Matinik comme une des graphies du nom de l’île, inscrite sur de nombreux panneaux routiers et supports touristiques.
Belle impression sur grand papier. Echelle des lieux, cartouche de titre décoratif. Epreuve originale réalisée en 1764. Bellin cartographe. Coloris aquarelle.
La Martinique est aujourd’hui :
Collectivité territoriale unique de la République française (substituant département et région).
Région ultrapériphérique de l’Union européenne.
Membre associé de la CARICOM, de l’OECO, de l’AEC et de la CEPALC.
Réserve de biosphère UNESCO (terrestre et marine) depuis 2021.
Patrimoine mondial de l’UNESCO pour la Montagne Pelée et les Pitons du Nord depuis 2023.
Sa population de 361 019 habitants (INSEE, 2022) parle le français et le créole, vivant d’un mélange culturel où se retrouvent héritage amérindien, africain et européen.
Mobilisé pendant la Grande Guerre, blessé aux Dardanelles, Saint-Eloi Etilce fut abattu en 1919 à Nantes par un policier militaire américain. Ce crime raciste, longtemps occulté, révèle les hiérarchies coloniales et les violences impunies infligées aux soldats noirs de l’Empire.
Un fils de la Guadeloupe au front
Le 20 décembre 1892, Saint-Eloi Etilce naît à Port-Louis1, une commune côtière du nord-ouest de la Guadeloupe, alors colonie française. Comme des milliers d’Antillais, il grandit dans une société marquée par les héritages de l’esclavage aboli à peine un demi-siècle plus tôt, et par l’ambiguïté de la citoyenneté coloniale. Ni totalement Français, ni tout à fait étrangers, les enfants de l’Empire étaient à la fois assignés à leur couleur et enrôlés dans un projet républicain qui les tolère plus qu’il ne les embrasse.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914, les Antilles (Guadeloupe, Martinique, Guyane) sont appelées à « verser le sang pour la Patrie ». Après des années de revendications de leurs représentants à l’Assemblée nationale, le service militaire est finalement imposé dans ces « vieilles colonies » d’Outre-mer. Ce ne sont pas moins de 30 000 hommes issus de l’Empire qui seront mobilisés au cours du conflit, dont environ 1 700 Guadeloupéens.
Saint-Eloi Etilce fait partie des 192 jeunes Guadeloupéens enrôlés dès les premières mobilisations. À 22 ans, il quitte son île natale pour une métropole qu’il ne connaît pas, pour une guerre qui ne le concerne pas directement, mais dont il assumera le poids sans réserve. Son parcours est celui d’un « poilu noir », pris dans les contradictions de la République coloniale.
Envoyé sur le front d’Orient, il combat aux Dardanelles2, cette campagne sanglante et souvent oubliée de la Grande Guerre, où les troupes françaises et britanniques affrontent l’Empire ottoman sur les côtes de la Turquie actuelle. Ce théâtre d’opérations, extrêmement meurtrier, marque profondément les troupes coloniales. C’est là, dans la boue et sous les balles, que Saint-Eloi est blessé au combat.
Rapatrié en métropole, il est dirigé vers le dépôt des soldats isolés de Saint-Nazaire3, un centre logistique par lequel transitaient les militaires en attente de redéploiement, de démobilisation ou de réaffectation. Délaissé dans l’anonymat administratif, il finit par travailler comme manœuvre à Nantes, sans bruit, sans plainte, dans l’espoir de pouvoir un jour rentrer en Guadeloupe.
Mais ce retour tant attendu ne viendra jamais. Quelques mois après la fin officielle de la guerre, sur une place de foire de Nantes, le destin de Saint-Eloi Etilce sera brutalement fauché. Une balle dans le ventre. Tirée par un homme qui ne voyait en lui qu’une silhouette noire de trop.
Nantes, 1919 : l’inacceptable
Le 22 avril 1919, place Bretagne à Nantes, une scène aussi banale que poignante se joue : Saint-Eloi Etilce, ancien poilu, ouvrier discret, regarde tourner un manège de chevaux de bois. C’est la fête foraine. Autour, les rires des enfants, les cris des camelots, l’odeur de sucre et de sciure. Le printemps commence à effacer les horreurs de la guerre. La France panse ses plaies.
Mais dans cette atmosphère de paix retrouvée, le racisme, lui, ne désarme pas.
Sans avertissement, sans sommation, un policier militaire américain tire une balle dans le ventre de Saint-Eloi Etilce. Il tombe, s’écroule. Meurt. Le policier expliquera plus tard qu’il aurait « confondu » le Guadeloupéen avec un déserteur afro-américain. Une justification aussi creuse que glaçante, tant elle rappelle une habitude coloniale et états-unienne : considérer les Noirs comme interchangeables, et comme potentiellement coupables.
Mais qui était ce soldat américain ? Et pourquoi un homme, décoré pour sa bravoure, aurait-il pu être abattu ainsi, dans une ville française, plusieurs mois après l’Armistice ?
En 1919, les troupes américaines stationnent encore en nombre en France, dans le cadre des accords de coopération post-Versailles. La présence de militaires afro-américains, eux aussi engagés dans la guerre, trouble l’armée blanche américaine. Car ces soldats noirs, traités avec mépris dans leur pays, trouvent en France une société plus ouverte, moins obsédée par la ségrégation raciale.
Le meurtre de Saint-Eloi Etilce n’est pas un accident. C’est une exécution raciste camouflée sous un prétexte militaire. Et l’impunité de son auteur ne fera qu’accentuer cette lecture.
Le policier militaire américain, Stephen J. Wharton, n’est jamais poursuivi. Après un simulacre d’arrestation, il est relâché. Aucun procès. Aucune enquête digne de ce nom. La France de Clemenceau, alors soucieuse de préserver ses relations diplomatiques avec les États-Unis, choisit le silence. Un silence complice. Un silence stratégique.
Ce drame s’inscrit dans une série plus large : celle des violences exercées par des soldats américains contre des Noirs (français, antillais ou afro-américains) sur le sol français à la fin de la guerre. Quelques semaines plus tôt, des émeutes raciales ont déjà éclaté à Saint-Nazaire. Là aussi, la brutalité des autorités militaires américaines choque, et l’inaction du gouvernement français indigne.
À Port-Louis, la nouvelle parvient avec retard. Mais les habitants n’oublieront jamais. Dans les registres de la commune, le nom de Saint-Eloi Etilce figure parmi les morts de la Grande Guerre, aux côtés de ceux tombés à Verdun ou sur la Marne. Car pour les siens, il n’a pas été tué dans une foire, mais dans une guerre plus longue, plus insidieuse : celle que l’Occident mène contre ses propres enfants noirs, même décorés, même patriotes.
Ce crime ne fit pas la une des journaux parisiens. Il fut relégué aux marges, comme son auteur. Il fallut attendre plus de 90 ans pour qu’une synthèse soit adressée au maire de Nantes, suggérant qu’une plaque commémorative soit enfin posée.
Mais pour cela, encore faut-il reconnaître l’inacceptable : que sur le sol de la République, un poilu noir, blessé au combat, a été abattu comme un chien, par un soldat blanc étranger, parce qu’il était noir.
Le poids de la couleur, le silence de l’État
Si le meurtre de Saint-Eloi Etilce glace le sang par sa brutalité, c’est son traitement politique qui choque encore davantage. Car à cette injustice s’ajoute un silence. Un silence d’État. Un silence complice.
Dès 1918, les autorités françaises avaient anticipé les tensions à venir. Pour « gérer » la présence massive des troupes afro-américaines en France, l’état-major publie un document connu sous le nom de « circulaire Linard »4. Ce texte, rédigé en août 1918 à l’attention des commandants militaires français, est d’un racisme à peine voilé.
On peut y lire noir sur blanc que les Noirs américains, bien que citoyens des États-Unis, sont considérés comme inférieurs par leurs compatriotes blancs. Il y est même recommandé aux officiers français de ne pas faire preuve de trop de familiarité ou d’indulgence à leur égard, au risque de heurter « profondément » l’opinion américaine. La circulaire précise que les Américains craignent que le contact avec les Français ne donne aux Noirs des « prétentions » jugées dangereuses.
Ainsi, dans la France républicaine, on valide le racisme américain au nom de la diplomatie. Ce document officialise l’idée que les Noirs, même alliés, doivent rester à leur place ; une place subalterne, silencieuse, docile. C’est cette mentalité qui, quelques mois plus tard, permettra à un policier militaire américain d’abattre un poilu antillais sans que cela n’émeuve l’appareil d’État.
Les députés antillais Achille René-Boisneuf (Guadeloupe)5 et Joseph Lagrosillière (Martinique)6, alertés par la presse et les témoins, tentent immédiatement d’interpeller le gouvernement. Mais leur demande est repoussée. Encore. Et encore.
Ce n’est que le 25 juillet 1919, trois mois après les faits, et après la signature du Traité de Versailles7, que Boisneuf est autorisé à prendre la parole. À ce moment-là, la tragédie est déjà ensevelie sous les convenances diplomatiques et les impératifs de la reconstruction. Clémenceau et son gouvernement, soucieux de ménager les États-Unis, sacrifieront la justice sur l’autel de l’alliance atlantique.
Dans l’hémicycle, les mots de Boisneuf sont clairs. Il parle d’un crime raciste, d’un poilu noir abattu sur le territoire français, d’un silence politique insoutenable. Mais les bancs sont distraits, peu réactifs. Le sujet gêne. L’homme noir qui parle aussi. La République n’a pas envie d’entendre ce qu’il dit.
Le nom du meurtrier est connu : Stephen J. Wharton, soldat de la police militaire américaine. Il n’est ni jugé ni condamné. Pas d’arrestation sérieuse, pas d’enquête approfondie, malgré les protestations locales et les demandes répétées des élus ultramarins.
Aucune trace d’un procès. Aucune réparation pour la famille. Aucune reconnaissance officielle.
Le message est limpide : la vie d’un Noir, même ancien combattant, ne vaut pas la colère d’un allié blanc. Et c’est cela qui glace le plus : cette hiérarchie silencieuse des vies humaines, validée par un État qui se dit pourtant républicain.
Le nom de Saint-Eloi Etilce aurait pu sombrer dans l’oubli. Il aurait pu n’être qu’un fait divers ; une bavure parmi tant d’autres, étouffée dans l’après-guerre. Mais à Port-Louis, sa commune natale, on n’a jamais oublié. Il figure sur le monument aux morts. Parce que là-bas, on savait. On savait qu’un fils du pays avait donné son sang pour la France ; et qu’en retour, la France avait détourné les yeux.
Une mémoire empêchée, un combat inachevé
Saint-Eloi Etilce est mort deux fois. La première fois, le 22 avril 1919, d’une balle américaine tirée à bout portant à Nantes. La seconde, plus insidieuse, plus lente, fut sa disparition des récits officiels, des mémoires républicaines et des livres d’histoire.
Très tôt, les circonstances de sa mort deviennent floues, contradictoires, presque volontairement obscurcies. À Port-Louis, sa commune natale en Guadeloupe, on grave son nom sur le monument aux morts, au même titre que les soldats tombés au front. On y lit simplement : “Mort pour la France”.
Mais dans les archives métropolitaines, aucune trace claire d’un crime raciste. On évoque parfois un “incident”, un “malentendu” avec un soldat américain, jamais un meurtre. Pendant des décennies, les documents disponibles sont lacunaires, désordonnés, parfois volontairement vagues. Des erreurs de date s’y glissent. Des confusions avec d’autres soldats. On finit par croire que l’affaire s’est déroulée à Saint-Nazaire, non à Nantes. L’oubli prend la forme de la désinformation.
Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle que des historiens locaux, des chercheurs et des militants mémorielscommencent à recouper les faits. En 2008, l’historien Dominique Chathuant reconstitue l’affaire à partir de sources locales, de la presse d’époque et des correspondances parlementaires. Il démontre que Saint-Eloi Etilce n’est pas une victime secondaire de la guerre, mais un symbole majeur de la continuité du racisme colonial jusque sur le sol français.
À Nantes, une note de synthèse est transmise au maire, proposant qu’une plaque commémorative soit apposée place Bretagne, là où Etilce a été tué. À Port-Louis, on commence à réclamer une réhabilitation officielle et des explications claires sur les circonstances de sa mort. Ces démarches, longtemps ignorées, finissent par éveiller l’attention de certains élus et journalistes. Mais la reconnaissance se fait toujours attendre.
Ni la République française, ni l’armée américaine n’ont présenté d’excuses, ni reconnu publiquement leur responsabilité morale ou politique dans cette affaire. L’histoire de Saint-Eloi Etilce demeure absente des manuels scolaires, absente des commémorations nationales du 11 novembre, absente des cérémonies officielles.
Et pourtant, elle incarne tout ce que la République ne veut pas voir : un soldat noir tué non pas par l’ennemi, mais par l’allié, au nom d’une hiérarchie raciale mondialisée. Elle révèle que même après la guerre, la couleur de peau pouvait condamner un citoyen français à mort, sans autre motif que sa visibilité dans l’espace public.
Circulaire Linard (août 1918), conservée aux archives militaires françaises, rédigée pour l’état-major afin d’encadrer les relations entre soldats français et afro-américains.
Port-Louis (Guadeloupe) : Commune côtière située au nord-ouest de la Grande-Terre, dans l’archipel de la Guadeloupe. Historiquement marquée par l’économie de plantation, elle fut un important point de départ de nombreux conscrits antillais lors de la Première Guerre mondiale. ↩︎
Les Dardanelles : Nom d’un détroit stratégique entre la mer Égée et la mer de Marmara, théâtre d’une campagne militaire majeure pendant la Première Guerre mondiale (février 1915 – janvier 1916). L’Empire britannique, la France et leurs alliés tentèrent d’y forcer le passage pour s’emparer d’Istanbul, capitale ottomane. Ce fut un échec sanglant, marqué par de lourdes pertes, notamment parmi les troupes coloniales. Les soldats antillais et africains y furent massivement envoyés, mal équipés, exposés au froid, à la dysenterie, et à des combats de tranchées mal préparés. ↩︎
Dépôt des soldats isolés de Saint-Nazaire Structure militaire chargée, à la fin de la Première Guerre mondiale, d’accueillir les soldats coloniaux en attente de rapatriement ou de nouvelle affectation. Ces dépôts, souvent situés loin des centres de commandement, étaient des zones de relégation informelle, où les poilus noirs furent fréquemment victimes de violences, de négligences administratives ou de discrimination raciale. ↩︎
Circulaire Linard (août 1918) : Note confidentielle rédigée par le commandant Henri Linard, adressée aux officiers français encadrant les troupes afro-américaines stationnées en France durant la Première Guerre mondiale. Le texte recommande explicitement d’éviter toute forme de camaraderie ou de traitement égalitaire envers les soldats noirs américains, afin de ne pas « indisposer » leurs homologues blancs. ↩︎
Achille René-Boisneuf : Avocat et homme politique guadeloupéen (1873–1927), il devient en 1914 le premier député noir de la Guadeloupe sous la Troisième République. Défenseur acharné des droits des originaires des colonies, il s’illustre par ses prises de parole à l’Assemblée nationale contre les discriminations raciales. ↩︎
Joseph Lagrosillière : Avocat, homme politique martiniquais (1872–1950), figure majeure du socialisme antillais. Il est élu député de la Martinique dès 1910. Connnu pour sa plume virulente et son engagement anticolonial, il fut l’un des premiers parlementaires à réclamer une égalité pleine entre citoyens des colonies et de la métropole. ↩︎
Traité de Versailles (1919) : Texte fondateur de l’après-guerre signé le 28 juin 1919 entre les Alliés et l’Allemagne. Il met officiellement fin à la Première Guerre mondiale. Côté français, le gouvernement Clemenceau tenait à garantir le soutien diplomatique et militaire des États-Unis, ce qui explique en partie le silence politique entourant l’affaire Saint-Eloi Etilce, intervenue juste avant la signature du traité. ↩︎
On l’appelait Lucifer, Capitaine Cornieles, ou encore Diego de los Reyes. Derrière ces noms, une même légende : celle d’un Afrodescendant, né esclave à Cuba, devenu terreur des mers caraïbes. Pirate, corsaire, stratège et survivant, Diego el Mulato incarne une figure oubliée de l’histoire coloniale ; celle d’un Noir en armes, maître de son destin, devenu l’ennemi juré des Espagnols au XVIIe siècle.
Né enchaîné, forgé par la mer
Cuba, fin du XVIe siècle. Le soleil cogne sur les quais de La Havane. C’est le temps des galions, des traites et des comptoirs fortifiés. Dans cette colonie espagnole florissante, bâtie sur le sang des autres, naît un enfant sans avenir : Diego Grillo, dit « el Mulato ». Fils d’une esclave africaine et, peut-être, d’un marin ou d’un notable colonial, il n’a pas de nom hérité, seulement une couleur : mulato. Ce mot qui, dans l’empire espagnol, désigne les enfants métis mais les fixe aussi à une hiérarchie raciale inflexible.
Très tôt, il apprend à survivre dans l’ombre des grands voiliers. Il grandit entre les chaînes et les cargaisons, parmi les manœuvres, les coups, et les chants arrachés aux soirs d’épuisement. Mais l’enfant regarde la mer. Il sait qu’elle peut engloutir des empires. Il pressent qu’elle peut aussi libérer.
À l’adolescence, vers 1572, Diego parvient à s’échapper. On ignore s’il déserte, s’il se jette à l’eau ou s’il est emmené de force. Toujours est-il qu’il disparaît de l’univers clos de La Havane pour reparaître à Nombre de Dios, au Panama ; ville de transit stratégique pour l’or pillé des Andes.
C’est là qu’il croise Francis Drake.
Le corsaire anglais vient de frapper un coup retentissant contre les Espagnols. Dans son escadre, des marins déclassés, des Indigènes alliés, des maroons (esclaves fugitifs). Diego y trouve sa place. Non comme un prisonnier, mais comme un matelot. Il devient l’un des premiers Noirs à naviguer du côté des corsaires protestants ; ces ennemis déclarés de l’Empire catholique et esclavagiste.
Cette bascule change tout. Diego Grillo vient de passer de l’autre côté des canons. Il n’est plus la marchandise. Il devient le stratège.
Dans l’océan de feu et de poudre qu’est devenue la mer des Caraïbes au XVIIe siècle, Diego el Mulato devient bien plus qu’un survivant. Il devient un acteur.
Au fil des ans, il gravit les échelons de cette guerre flottante où se croisent corsaires anglais, flibustiers néerlandais, marchands d’épices et contrebandiers de sucre. D’abord simple barreur (métier exigeant qui réclame une connaissance fine des vents et des récifs), il devient éclaireur, interprète, puis bientôt capitaine.
Ses alliés ? Des hommes de la marge : des corsaires protestants en guerre contre le monopole catholique espagnol, mais surtout, des Cimarrons ; ces esclaves fugitifs, devenus maîtres de leur propre territoire dans les forêts d’Amérique centrale.
Avec eux, Diego el Mulato partage plus qu’un ennemi commun :
Il partage une langue de résistance, une mémoire de l’humiliation, et une stratégie de l’insaisissable.
Les Cimarrons avaient érigé des palenques, des communautés marronnes fortifiées, dont certaines duraient depuis plusieurs générations. Diego les renforce, les arme, les intègre à ses réseaux de contre-pouvoirs afro-caraïbes.
Dans les années 1630, Diego fait escale à Providence Island ; un bastion puritain établi par les Anglais sur une île proche du Nicaragua. Ce repaire, à la fois religieux et militaire, tolère mal l’ordre espagnol et voit en Diego un allié de circonstance : redouté, autonome, et familier des côtes hispaniques.
En 1633, l’alliance se matérialise dans un assaut spectaculaire contre Campeche, un port espagnol stratégique sur la côte du Yucatán.
Aux côtés de Cornelis Jol, flibustier néerlandais surnommé “le capitaine Lucifer”, Diego commande une force combinée de 500 hommes répartis sur une dizaine de navires. L’attaque est rapide, chirurgicale. La ville est prise. Quand les notables refusent de payer la rançon, Diego ordonne l’incendie. C’est une démonstration de force, un avertissement envoyé à toute la Nouvelle-Espagne.
Cet épisode marque un tournant. Diego el Mulato n’est plus seulement un ancien esclave devenu corsaire. Il est une figure tactique de la guerre atlantique, capable de désorganiser les routes commerciales, de défier l’armée espagnole, et de négocier avec les puissances protestantes européennes.
Il devient une légende ; redoutée par les gouverneurs coloniaux, respectée par les cimarrons, et courtisée par ceux qui, déjà, imaginent un monde où la peau noire n’est plus une condamnation.
Dans les couloirs moisis des palais coloniaux, son nom circulait comme un mauvais présage. Diego el Mulato, ex-esclave, devenu capitaine de flibustiers, hantait les rêves des évêques autant que les rapports militaires. Il était l’homme noir qui avait osé prendre la mer avec des blancs ; et la commander.
On le surnommait Capitán Lucifer. Pas pour sa cruauté gratuite ; mais parce qu’il brûlait les églises, brisait les statues de saints, et redistribuait le sacré à sa manière. Dans la mémoire ecclésiastique, il est décrit comme un iconoclaste impie, celui qui « choppe les saints avec une hache et les piétine en riant ».
Mais ce geste, souvent brandi comme preuve de barbarie, portait un sens plus profond : un refus absolu de la domination spirituelle des colons sur les corps noirs.
Dans la région de Campeche, de Bacalar, ou encore de la côte du Yucatán, les rapports d’espions et d’administrateurs espagnols font état d’un phénomène rare :
Les convois changent d’itinéraire pour l’éviter.
Des villages fortifient leurs clochers de peur de son retour.
Des marchands refusent de prendre la mer sans escorte, « tant que le Mulato est en vie. »
Il est devenu une menace vivante, un mythe armé : le cauchemar d’un ordre racial inversé.
Et puis, en 1638, retournement inattendu. Diego Martín, de son vrai nom, adresse une lettre officielle au gouverneur espagnol de Cuba. Il propose ses services à la Couronne.
« Je suis un soldat loyal, et je peux garder les côtes contre les Hollandais et tous ceux qui menacent votre empire. »
Un renversement complet. À moins que ce ne fût une ruse. Certains documents indiquent qu’il obtint effectivement une amnistie royale, ainsi qu’un poste officiel, peut-être celui d’un corsaire légalisé, missionné pour traquer les ennemis de l’Espagne.
D’autres sources affirment qu’il ne fit que gagner du temps, récupérer ses appuis, et reprendre la mer sitôt son immunité obtenue. La vérité historique se perd entre les rapports censurés, les lettres à demi conservées, et les récits posthumes.
Mais ce qui est certain, c’est que l’ombre de Diego el Mulato planera encore longtemps sur les eaux caribéennes. Car au-delà du pirate, au-delà du traître ou du héros, il incarne une question irrésolue : que faire d’un homme noir libre, armé, et maître de sa trajectoire ?
Diego el Mulato n’est pas un nom : c’est une constellation. Les archives coloniales le nomment tantôt Diego Grillo, Diego Martín, Diego de los Reyes, Dieguillo, ou encore Capitaine Lucifer. Selon les sources, il serait né à La Havane, à Campeche, ou même sur un navire négrier.
Certains récits le disent fils d’un pirate néerlandais et d’une Cubaine libre. D’autres l’identifient comme un esclave marron, évadé de son encomienda et recueilli par des corsaires hollandais. Pour d’autres encore, il n’est qu’un pseudonyme collectif, un masque utilisé par plusieurs marins rebelles afrodescendants pour brouiller les pistes.
Mais qu’importe l’identité exacte. Ce que tous ces récits révèlent, c’est un même vertige : celui d’un homme noir, dans un monde blanc, qui s’est construit à la force du gouvernail et de la poudre.
Dans une époque où l’identité était rigidement définie par la couleur, la naissance, et la religion, Diego el Mulato incarne la déroute de l’ordre colonial.
Il est noir mais capitaine.
Il est baptisé, mais blasphémateur.
Il parle espagnol, mais sert les Anglais.
Il brûle les églises, mais épargne les femmes de ses ennemis.
Il négocie avec les gouverneurs, puis les attaque.
À travers ses multiples noms et ses traversées, Diego devient une figure de l’intranquillité radicale, insaisissable, incontrôlable, inassimilable.
Il ne cherche ni la paix, ni la légitimité ; seulement l’autonomie, en mer comme sur terre.
La plupart des sources s’accordent à dire qu’il fut capturé et exécuté en 1673, probablement pendu, comme tant d’autres pirates noirs effacés des récits officiels.
Mais certains historiens, comme Kris E. Lane ou Nina Gerassi-Navarro, notent que cette fin pourrait n’être qu’un épilogue forgé a posteriori par l’administration espagnole ; une manière d’en finir avec une légende trop encombrante.
Car un rebelle noir qui meurt libre, c’est un modèle. Mais un rebelle noir pendu, c’est un avertissement.
Et pourtant, même pendu, Diego el Mulato ne cesse de hanter les chroniques maritimes, les archives inquisitoriales, et les imaginaires postcoloniaux.
Dans la France du XVIIIe siècle, en pleine ère esclavagiste, Jean-Baptiste Médor, ancien esclave noir venu de Saint-Domingue, devient maître à danser à Caen. Enseignant l’art du menuet à l’élite normande, administrant des terres nobles et composant des ballets, il incarne une trajectoire d’exception. À travers lui, c’est tout un pan oublié de l’histoire afro-française qui refait surface ; entre ascension, ambiguïtés sociales et mémoire effacée.
Une silhouette noire dans les salons de Caen
Il enseignait le menuet dans les maisons nobles. Il créait des chorégraphies pour les bals costumés. Et il administrait avec rigueur les terres d’une comtesse.
Jean-Baptiste Médor, maître de danse noir à Caen entre 1729 et 1764, est une figure presque oubliée de l’histoire de France. Et pourtant, son parcours bouleverse les idées reçues sur la place des Afro-descendants dans l’Hexagone au XVIIIe siècle.
Issu de Saint-Domingue, Médor aurait été amené en métropole par le marquis de Sorel, ancien gouverneur de la colonie. Affranchi, il ne choisit ni Paris, ni Bordeaux, mais Caen (ville studieuse et commerçante de Normandie) pour exercer un métier prestigieux : maître à danser.
La profession de maître à danser ne se résume pas à l’enseignement de la chorégraphie. C’est un code social, une école de distinction. Savoir se mouvoir, saluer, évoluer dans un salon : autant d’éléments indispensables à la noblesse comme à la bourgeoisie.
Jean-Baptiste Médor excelle dans cet art. Il dispense ses cours dans les bonnes familles, compose des ballets pour les spectacles locaux, et laisse derrière lui des partitions et méthodes de danse, aujourd’hui conservées aux Archives départementales du Calvados (fonds 2E/697). Dans une société encore profondément esclavagiste, il incarne l’exception : un homme noir libre, cultivé, reconnu pour son savoir-faire, rémunéré pour son art.
Au-delà de la danse, Médor administre également les biens normands de Marie-Catherine de Sorel, fille de son ancien maître, devenue comtesse d’Hautefeuille. Depuis la Puisaye, elle lui confie la gestion de ses terres à Caen. Leurs échanges, conservés en partie dans une correspondance familière, dessinent le portrait d’un homme respecté, autonome, rigoureux.
Mais cette relation, bien que marquée par la confiance, n’échappe pas aux asymétries raciales de l’époque. La comtesse emploie parfois des termes rappelant son statut ancien d’esclave. Et Médor, dans ses lettres, revendique avec fermeté une juste rémunération et la reconnaissance de ses droits.
C’est dans cet entre-deux (à la fois inséré et assigné) que Médor évolue. Affranchi, mais pas totalement libre. Compétent, mais jamais tout à fait considéré comme un pair.
Ce destin singulier n’est pas isolé. Au XVIIIe siècle, des centaines d’Afro-descendants vivaient en métropole, souvent comme domestiques, parfois comme musiciens, ouvriers ou artisans. Peu d’entre eux ont laissé de traces. Jean-Baptiste Médor, grâce aux documents qu’il a produits et à la correspondance qu’il a entretenue, sort du silence de l’histoire.
Son exemple permet de repenser l’imaginaire d’un XVIIIe siècle uniquement blanc, et de remettre en lumière les circulations, les tensions, mais aussi les trajectoires d’ascension possibles ; à condition de talent, de réseaux, et parfois de chance.
Redécouvert récemment grâce aux travaux menés par les Archives du Calvados et certains chercheurs spécialistes de l’histoire des Afro-descendants en France, Jean-Baptiste Médor mérite aujourd’hui une reconnaissance plus large. À l’heure où l’on questionne la mémoire coloniale, où l’on interroge l’effacement des figures noires de l’histoire nationale, le parcours de Médor agit comme un révélateur.
Il nous rappelle que la France de l’Ancien Régime n’était pas homogène, que la présence africaine y existait, y travaillait, y créait. Il nous oblige à sortir de l’opposition binaire entre esclave et maître, entre Afrique et Europe, pour explorer les marges, les zones grises, les exceptions.
Parce que parfois, l’Histoire ne se joue pas à Versailles, mais dans les salles de danse d’une ville de province. Et qu’un ancien esclave noir, devenu maître à danser, peut porter à lui seul l’éclat discret d’un monde plus complexe que nos récits figés.
On croit souvent que l’esclavage a été aboli par décret. En Martinique, ce sont les esclaves eux-mêmes qui l’ont fait tomber. Le 22 mai 1848, après l’arrestation d’un tambourinaire nommé Romain, l’île bascule dans l’insurrection. Moins de 24 heures plus tard, la République se voit contrainte de proclamer une abolition immédiate. Voici l’histoire d’un soulèvement trop souvent effacé des récits officiels.
L’étincelle sous la canne : un tambour, un homme, un peuple
Saint-Pierre, 22 mai 1848. Romain, un esclave de l’habitation Duchamp, est arrêté pour avoir joué du tambour. Un geste qui, à première vue, pourrait sembler anodin. Mais dans les colonies esclavagistes, le tambour n’est jamais neutre. C’est un instrument interdit, redouté, lourd de mémoire. Ce n’est pas seulement un son, c’est un signal. Le rythme parle. Il organise, il prévient, il réveille.
Dans le code colonial, battre le tambour, c’est frôler le crime d’insurrection. Et ce jour-là, ce battement va devenir une onde.
Car nous sommes dans une Martinique suspendue, dans un entre-deux plein de rumeurs et de tension. Depuis le 27 avril1, on murmure que Paris a aboli l’esclavage. Mais aucun décret n’est encore parvenu. Rien n’est appliqué. Et les esclaves, qui connaissent l’histoire et ses trahisons, se souviennent : déjà, en 1794, la liberté leur avait été promise. Et déjà, elle leur avait été reprise.
L’arrestation de Romain est vécue comme une provocation, une humiliation de trop. Mais surtout : un avertissement. Si l’on peut encore emprisonner un esclave pour avoir fait parler le tambour, alors la liberté n’est qu’un leurre.
Dans les heures qui suivent, ses compagnons s’agitent. Les rumeurs circulent plus vite que les messagers officiels : « On l’a enfermé », « c’est une injustice », « ils veulent reprendre ce qu’ils avaient promis ». Le silence n’est plus tenable.
Et Saint-Pierre s’embrase.
Ce ne sont pas des cris vains. Ce sont des cris de fin. Fin du silence. Fin de la peur. Fin de l’attente.
Les ateliers se révoltent. Des colonnes de Noirs quittent les plantations. Les cases fument. Les grands domaines sont pris pour cibles. Certains blancs fuient, d’autres résistent. Les esclaves arrachent ce qui leur a toujours été refusé : la parole, la dignité, la justice immédiate.
Le soulèvement se propage comme une traînée de poudre. Le tambour de Romain est devenu tocsin. Il n’annonce plus un simple rassemblement clandestin. Il appelle à l’histoire. Il dit :
« Nous ne voulons plus attendre d’être libres. Nous le sommes déjà. »
Ce que Romain déclenche, ce n’est pas un simple épisode de colère. C’est un renversement de souveraineté. La République n’a pas encore libéré les esclaves. Ce sont les esclaves qui libèrent la République de sa propre hypocrisie.
Pory-Papy et la libération de Romain
Dans les heures qui suivent l’arrestation de Romain, alors que la ville de Saint-Pierre vacille, un homme se dresse à contre-courant des automatismes coloniaux. Pierre-Marie Pory-Papy, juriste mulâtre, adjoint au maire, choisit la rupture. Là où d’autres tergiversent, temporisent, attendent l’aval de Paris ou la réaction du gouverneur, lui agit.
Il fait libérer Romain.
Ce geste, en apparence administratif, est en réalité un acte politique d’une portée considérable. En prenant cette décision contre la volonté du maire en poste, Pory-Papy ne se contente pas de calmer une foule : il reconnaît la légitimité d’un acte de rébellion. Il accepte que le tambour n’est pas un crime. Il dit, en filigrane : ce soulèvement a ses raisons, ses droits, sa dignité.
Il faut mesurer la portée de ce geste dans une société esclavagiste où le simple fait de parler, de contester, ou de se rassembler, est passible de mort. En faisant libérer Romain, Pory-Papy ne protège pas seulement un homme, il déclenche une chaîne de reconnaissance politique. Ce n’est pas le décret de Schœlcher que les esclaves voient appliqué ce jour-là ; c’est un acte de courage local, dans les rues, à hauteur d’homme.
Car l’histoire des abolitions ne se fait jamais d’en haut. Elle se joue dans les interstices, dans le regard d’un fonctionnaire qui refuse de devenir le bras d’une injustice. Pory-Papy, en cela, incarne une figure rare dans l’histoire coloniale : celle de l’homme de l’intérieur qui choisit le peuple, non l’ordre.
Cette libération devient le point de bascule du soulèvement. Elle ôte à l’administration locale sa façade de légitimité. Elle affirme que, désormais, l’autorité coloniale est nue. Et que le droit, s’il veut survivre, devra désormais courir après l’élan de la rue.
Dans l’histoire de la Martinique, Pory-Papy est souvent relégué à une note de bas de page. Mais son geste rappelle une vérité fondamentale : ce sont parfois les décisions locales, face au feu, qui font trembler les colonnes du pouvoir.
Le 23 mai : quand l’ordre républicain cède à l’insurrection noire
Saint-Pierre, matin du 23 mai 1848. La ville n’appartient plus aux autorités. Elle appartient à ceux qui, hier encore, n’avaient pas de nom dans les registres civils. Les esclaves, aujourd’hui insurgés, tiennent les rues, les quartiers, les ateliers. Armés de machettes, de bâtons, de torches, ils ne réclament plus la liberté. Ils l’imposent.
Les habitations coloniales sont prises d’assaut. Certaines sont incendiées, d’autres pillées. Des affrontements violents éclatent entre esclaves révoltés et milices blanches. Le sang coule, mais il n’efface plus les chaînes : il les remplace. Saint-Pierre devient l’épicentre d’une subversion totale. La peur change de camp.
Face à ce soulèvement généralisé, l’ordre institutionnel vacille. Le conseil municipal, composé en majorité de notables blancs, convoque une session exceptionnelle en urgence. Le dilemme est simple : accepter l’abolition, ou risquer l’effondrement total du pouvoir colonial. Il ne s’agit plus de légiférer dans l’abstraction, mais de survivre.
Dans l’après-midi, la motion d’abolition immédiate de l’esclavage est votée. Le gouverneur Rostolan, en poste depuis à peine quelques semaines, n’a plus le choix : il ratifie la décision.
L’histoire retiendra parfois que l’esclavage fut aboli le 27 avril 1848, par décret républicain. Mais la vérité martiniquaise dit autre chose :
Ce n’est pas un papier venu de Paris qui a brisé les chaînes.
C’est le feu, le tambour, et les cris de ceux qui n’attendaient plus qu’on daigne les libérer.
Le droit n’a pas précédé la révolte : il l’a suivie. Ce 23 mai est un renversement complet du paradigme colonial. L’émancipation est conquise, non octroyée. Et cette inversion du récit est essentielle : elle rétablit les esclaves en sujets politiques, et non en objets d’un décret lointain.
La République, prise de vitesse, n’a plus qu’à ratifier ce que les insurgés ont arraché.
Une abolition par le bas, une leçon pour aujourd’hui
Le 22 mai 1848 n’est pas une simple date dans le calendrier martiniquais. C’est un acte. Une fracture. Un soulèvement contre l’attente, contre le silence, contre le mensonge législatif. C’est l’instant où une population enchaînée a cessé de demander et a commencé à décider.
Car l’Histoire n’a pas toujours lieu dans les salons dorés ou les bibliothèques des juristes.
Elle se forge dans les champs brûlants, les ateliers étroits, les cases effondrées. Elle se déclenche parfois pour une arrestation, un tambour, un refus. Elle est faite de gestes minuscules devenus épopées.
Le 22 mai, les esclaves martiniquais n’ont pas attendu d’être libérés : ils ont libéré leur propre réalité. Le droit leur avait promis une chose, puis l’avait trahie. Alors ils ont pris la loi de vitesse. Ils ont retourné la violence de l’institution contre elle-même. Et ils ont forcé l’Histoire à écrire leur nom.
Commémorer le 22 mai, ce n’est donc pas seulement raviver une mémoire. C’est refuser la version officielle où la République viendrait magnanimement « offrir » la liberté. C’est rappeler que la justice ne descend pas toujours d’en haut. Parfois, elle jaillit d’en bas, de ceux qu’on pensait muselés, cassés, résignés.
C’est là que réside la leçon d’aujourd’hui. Dans un monde où les droits reculent souvent plus vite qu’ils n’avancent, le 22 mai rappelle une vérité subversive :
ce n’est pas l’autorité qui fait la légitimité,
c’est l’insoumission qui fonde les droits les plus essentiels.
Et tant que cette mémoire restera vive, les chaînes ne seront jamais tout à fait refermées.
Décret d’abolition du 27 avril 1848 : texte voté à Paris, signé par Victor Schœlcher, déclarant la fin officielle de l’esclavage dans les colonies françaises, avec un délai de mise en œuvre allant jusqu’à deux mois. ↩︎
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Le 20 mai 1802, Napoléon signe une loi qui rétablit l’esclavage dans les colonies. Une page oubliée de l’histoire républicaine, où la liberté recule et les chaînes renaissent. À contre-courant des principes de 1794, ce décret légalise à nouveau la traite, la servitude, et la domination raciale. Une rupture dont la République ne s’est jamais vraiment expliquée.
Dans les samples, les refrains ou les interludes, la voix de Malcolm X n’a jamais cessé de parler. Le hip-hop, né dans les rues qu’il avait arpentées, a fait de lui une conscience récurrente, un spectre militant, un prophète urbain. De Public Enemy à Kendrick Lamar, retour sur une mémoire vivante, remixée au beat de la révolte.
Il y a des voix qu’on ne peut pas sampler sans les réveiller. Des voix dont le grain, la colère, l’intelligence affûtée transpercent les décennies comme des rasoirs encore trempés dans l’Histoire. La voix de Malcolm X est de celles-là.
Grave, rythmée, impérieuse ; elle ne quémandait pas l’écoute, elle l’imposait. À une époque où l’Amérique blanche n’offrait aux Noirs que silence ou caricature, Malcolm parlait comme un homme debout dans un monde à genoux.
Dans les années 1960, ses discours circulaient sous le manteau, gravés sur vinyles ou enregistrés sur bandes magnétiques. Pas pour décorer une étagère, mais pour former, alerter, déclencher. Des morceaux comme Message to the Grass Roots, The Ballot or the Bullet ou By Any Means Necessary devenaient des catéchismes politiques pour une génération qui ne se reconnaissait dans aucun sermon d’État.
Mais c’est dans les années 1980, au cœur du Bronx, du Queens et de Harlem, que cette voix va renaître autrement : à travers le hip-hop.
Là où le gospel réconforte et le blues console, le rap dénonce et prophétise. Et pour ceux qui sortent du crack, de Rikers ou des écoles abandonnées, Malcolm X n’est pas un héros historique ; c’est une arme sonore.
Ses mots, captés sur bande, deviennent samples. Ses silences, des interludes. Ses invectives, des refrains. Son rythme (celui de Harlem, de la Nation of Islam, des rues incendiées) épouse naturellement le beat.
Dans le Bronx de 1984 comme dans le Compton de 1992, il disait ce que les ghettos ressentaient :
que la pauvreté était structurée,
que la police était une force d’occupation,
que l’identité noire ne devait rien à l’approbation blanche.
Et surtout, qu’on ne libère pas un peuple avec des chansons d’amour.
Dans les studios comme dans les bacs à samples, Malcolm devient plus qu’une voix :
il est le contrepoint,
la ligne rouge,
le fantôme tutélaire de tout un pan du hip-hop politique.
À une époque où tant de figures révolutionnaires sont digérées, déformées, statufiées, Malcolm X reste un flux sonore indompté. Chaque fois qu’on l’écoute, il ne rassure pas ; il dérange. Et c’est précisément pour cela qu’on continue de le faire parler.
Les pionniers du sample militant
Dans l’âge d’or du rap conscient, sampler Malcolm X, ce n’est pas juste ajouter une voix au mix ; c’est poser un acte politique. Pour les premiers MCs militants des années 80-90, sa voix n’est pas un habillage sonore, mais une arme rhétorique. Ils ne la détournent pas : ils la prolongent.
Public Enemy – Bring the Noise (1987)
“Too Black, Too Strong.” Dès la première seconde, la sentence claque. C’est une coupure dans le silence. Une provocation adressée à l’Amérique blanche. Chuck D l’a dit lui-même :
“Malcolm X was the greatest speaker of all time.”
Sur l’album culte It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, le groupe transforme le rap en bulletin de guerre, et Malcolm en commandant de division sonore. Son discours Message to the Grass Roots est samplé à plusieurs reprises dans l’album. Chaque extrait devient un écho tactique, une alerte permanente.
Ce n’est pas du sampling décoratif. C’est un manifeste musical, un collage de révolte contre la suprématie blanche, l’État carcéral, et l’effacement historique.
X-Clan – Funkin’ Lesson (1990)
Le morceau s’ouvre sur la voix brute de Malcolm, posée comme une prière : il ne s’agit pas de faire danser, mais de réveiller.
X-Clan appartient à la constellation afro-centrée du rap early 90s, avec une esthétique visuelle empruntée aux pharaons, des références panafricaines, et une rhétorique proche des Five Percenters. Dans Funkin’ Lesson, Malcolm n’est pas seulement cité : il est réincarné dans une vision du hip-hop comme extension culturelle des luttes noires mondiales.
Ce sample n’invoque pas la rage : il rappelle la fierté. Il inscrit les ghettos américains dans une lignée de dignité, de Kemet à Harlem.
Le flow devient incantation, et le sample ; transmission.
Paris – The Devil Made Me Do It (1990)
Paris, surnommé à l’époque “le Public Enemy de la côte ouest”, livre ici un morceau incendiaire. Dès l’intro, la voix de Malcolm traverse la production comme un glaive dans le brouillard médiatique.
Extrait du discours Message to the Grass Roots, Malcolm y est le procureur d’un procès politique permanent contre l’Amérique raciste. Paris, rappeur marxiste, en fait l’arrière-fond d’une dénonciation radicale :
contre la police,
contre le capitalisme racial,
contre le libéralisme vide de substance.
Le sample est répété, comme un mantra d’auto-défense. Il ne sert pas à faire joli : il renforce la ligne d’attaque. Et il donne au morceau la densité historique d’un discours de tribunal révolutionnaire.
Dans ces trois morceaux fondateurs, la voix de Malcolm n’est jamais neutre. Elle n’est pas nostalgique.Elle n’est pas consensuelle. Elle est frontale, précise, politisée ; comme un riff de guitare chez Hendrix ou un uppercut de Muhammad Ali.
Ces pionniers n’ont pas samplé Malcolm X pour rappeler qu’il existait. Ils l’ont samplé pour qu’il continue de parler là où d’autres auraient préféré qu’il se taise.
De la rue à l’universel : Malcolm samplé par tous
Au fil des décennies, la voix de Malcolm X a traversé les frontières du genre pour s’inscrire dans toutes les strates de la culture musicale noire. Du rap de rue aux concerts grand public, de l’underground au mainstream, elle a changé de fréquence ; mais jamais de portée. Ses mots continuent de sonner comme des alarmes, de vibrer comme des cordes tendues entre passé et présent. Car chaque époque de crise le redécouvre. Chaque génération l’échantillonne à sa manière.
Mos Def – Supermagic (2009)
Sur ce morceau, Mos Def (aujourd’hui Yasiin Bey) ouvre avec un sample peu connu mais redoutable de Malcolm X: une citation ironique de Hamlet, prononcée lors d’un discours en 1963.
« To be or not to be, you know what I’m sayin’? »
Ce n’est pas juste une référence savante. C’est une réappropriation des codes de la haute culture, par un homme qui fut autodidacte, incarcéré, marginal ; comme Malcolm.
Le sample n’est pas collé au beat. Il est fondu dans la trame du morceau, comme une voix intérieure. Mos Def ne glorifie pas Malcolm : il l’écoute, il l’interroge, il l’hérite. En cela, il transforme Malcolm en archive vivante, en source d’inspiration pour une pensée noire à la fois urbaine, érudite et insoumise.
Beyoncé – Don’t Hurt Yourself (Homecoming) (2019)
Sur la scène de Coachella, la voix de Malcolm fend le silence avant même la première note :
“The most disrespected person in America is the Black woman.”
Ce sample tiré d’un discours de 1962 devient, dans la bouche de Beyoncé, un cri d’ouverture, une incantation sacrée.
Il n’est plus seulement politique. Il est intime, ancestral, transgénérationnel. Il dit la colère des mères noires, la solitude des femmes fortes, le refus du mépris systémique.
En intégrant ce sample à sa performance monumentale, Beyoncé fait de Malcolm X un allié du féminin noir, un témoin posthume de luttes encore vivantes. Elle rappelle que la révolte n’est pas toujours virile. Et que le féminisme noir trouve chez Malcolm l’un de ses plus puissants porte-voix masculins.
Yasiin Bey – Niggas in Poorest (2012)
Ici, l’extrait de Malcolm X samplé est peut-être le plus bouleversant de tous :
“I live like a man who is already dead.”
C’est une phrase-tombeau, prononcée en 1963. Une prémonition. Une vérité nue. Yasiin Bey l’utilise comme prologue funèbre à un morceau hanté par la misère noire : chômage, incarcération, violence économique.
Le sample ne vient pas décorer la musique. Il la fracture. Il dit que ce que les jeunes Noirs vivent aujourd’hui ; Malcolm le vivait déjà. Et que leur douleur, leur rage, leur refus, ont un nom. Une histoire. Une continuité.
Ici, le hip-hop ne recycle pas. Il prolonge la ligne de feu.
Une mémoire devenue fréquence
Ces trois morceaux (très différents) montrent une chose :
Malcolm X est devenu un langage. Une fréquence. Une clé.
Il peut être
archétype intellectuel (Mos Def),
allié féministe (Beyoncé),
prophète maudit (Yasiin Bey).
Chaque sample réactive une dimension différente de son être. Et chaque génération le fait parler à nouveau ; parce qu’il dit encore ce que le monde préfère taire.
Autres titres notables samplant Malcolm X
Gang Starr – Tonz ‘O’ Gunz (1994)
Sample issu de Message to the Grass Roots (1965).
Dans ce morceau tendu comme un muscle avant l’impact, Gang Starr interroge une réalité tragique : les armes dans les ghettos ne visent pas l’oppresseur, mais les frères. Guru, la voix grave du duo, pose la question que Malcolm avait déjà formulée trente ans plus tôt :
« Pourquoi nos quartiers sont-ils les plus violents… mais envers nous-mêmes ? »
Le sample ne moralise pas. Il sonde une contradiction structurelle : celle d’un peuple opprimé qui retourne la violence sur lui-même faute de mieux. Malcolm X y devient repère moral et avertissement prophétique.
Living Colour – Cult of Personality (1988)
Intro de discours : “And during the few moments that we have left…”
Dans ce classique du rock-funk afro-américain, Malcolm X ouvre la marche. Il est placé au même rang symbolique que Gandhi, Kennedy ou Mussolini ; non pas pour être comparé, mais pour interroger la figure du leader comme mythe médiatique.
Le sample ne sert pas à glorifier, mais à poser un dilemme politique : qui suit-on ? Et pourquoi ? Malcolm y surgit comme une conscience alternative, à contre-courant du pouvoir, non récupérable, non digérable.
Arrested Development – UNI(TY) (2021)
Sample de l’interview à l’Université de Californie (1963).
Le groupe, toujours marqué par une vibe spirituelle et rurale, convoque ici Malcolm dans une version apaisée mais lucide. Pas de beat martelé, pas de dénonciation frontale : juste la transmission.
Le discours est utilisé comme point d’ancrage dans une quête identitaire, loin de la rage urbaine, mais toujours fidèle à la radicalité intellectuelle du leader. C’est une autre facette de Malcolm : celle du pédagogue, du penseur de la dignité.
DJ Cam – Friends and Enemies (1996)
Sample du discours By Any Means Necessary.
Dans une ambiance jazzy, flottante, presque méditative, DJ Cam transforme la parole de Malcolm en boucle mentale. Loin du militantisme frontal, ce titre fait de Malcolm une voix intérieure, un mantra discret mais implacable.
C’est le sample comme mémoire souterraine : Malcolm ne crie pas, mais il veille, il oriente, il murmure à l’oreille de ceux qui résistent en silence.
Kamasi Washington – Malcolm’s Theme (2015)
Extraits multiples, dont : “I live like a man who is already dead.”
Ce morceau est une messe orchestrale, fusion de jazz, de gospel et de larmes. La voix de Malcolm X n’y est pas un simple extrait. Elle est l’axe vertical du morceau, autour duquel tournent les instruments, les chœurs, les lamentations.
Kamasi Washington fait ici du sample un rituel de mémoire, une élévation spirituelle, une prière pour les défunts du rêve noir.
Malcolm y est à la fois prophète et martyr.
The Stop the Violence Movement – Self Destruction (1989)
Sample court mais impactant du Grass Roots Speech.
Initiative de KRS-One, ce collectif regroupait les voix majeures du rap new-yorkais de l’époque (Public Enemy, Boogie Down Productions, MC Lyte, Heavy D…). Objectif : lancer un cri collectif contre les violences fratricides dans les ghettos.
Le sample de Malcolm arrive comme une sirène dans la tempête, pour rappeler que l’autodestruction n’est pas une fatalité, mais un piège tendu par un système raciste. C’est le rap comme appel au calme ; sans jamais abandonner la conscience.
Immortal Technique – No Mercy (2001)
Sample issu du discours The Ballot or the Bullet (1964)
Dans ce morceau, le plus célèbre activiste-rappeur de l’underground new-yorkais donne à Malcolm X un rôle de déclencheur idéologique. L’extrait choisi (frontal, sans concession) est placé en ouverture, tel un manifeste.
“If you’re not ready to die for it, put the word ‘freedom’ out of your vocabulary.”
Ce sample n’introduit pas seulement un morceau : il ouvre un procès. Celui de l’Amérique impérialiste, raciste, hypocrite. Technique y déploie une rhétorique de guérilla, reprenant les codes du pamphlet révolutionnaire, dans un flow ciselé, presque académique.
Le discours de Malcolm X y est traité comme une matrice idéologique, une référence gravée dans la pierre ; non pour adoucir le message, mais pour l’extrémiser avec justesse.
Big L – Danger Zone (1995)
Sample tiré de The White Man Brings Drugs Into Harlem
La voix de Malcolm X surgit dans ce morceau comme un constat glacé. Elle n’annonce pas un changement ; elle dénonce une pratique systémique :
“The white man brings drugs into Harlem…”
Big L, figure brillante du rap de rue fauché en plein vol, ancre son flow tranchant dans la réalité des blocs, des coins, des pièges. Le sample ne cherche pas à moraliser, mais à pointer la main invisible qui orchestre le chaos :
la ghettoïsation,
l’économie souterraine,
la criminalisation des pauvres.
Malcolm X n’est pas ici une idole, mais un lanceur d’alerte intemporel. Et dans la bouche de Big L, il devient un témoin lucide d’un Harlem toujours asphyxié.
Kodak Black – Malcolm X.X.X. (2018)
Sample d’une interview de Malcolm X à l’Université de Californie (1963)
Plus inattendu, ce morceau met en parallèle deux martyrs jeunes, controversés, incompris :
Malcolm X… et le rappeur XXXTentacion, assassiné peu avant la sortie du titre.
Kodak Black, loin de toute linéarité politique, mobilise Malcolm X dans une démarche introspective, presque existentielle. Le sample de l’interview n’est pas un cri de guerre, mais une voix d’introspection, d’interrogation. Malcolm y évoque les dilemmes de la jeunesse noire, les ruptures, les combats à mener sans être broyé.
Dans un morceau où l’émotion est contenue, presque murmurée, la voix de Malcolm sert de guide dans la confusion. Elle structure un deuil impossible, tout en interrogeant l’héritage et la transmission.
Une fréquence toujours interdite
Un siècle après sa naissance, Malcolm X n’a pas été réduit au silence. Il a été tué, certes ; mais il n’a pas été digéré. Ses mots, coupés, recollés, samplés, continuent de résonner parce qu’ils disent l’irreprésentable : la dignité noire sans compromis, sans négociation, sans demande d’autorisation.
Dans les studios comme dans les manifestations, dans les interludes de Beyoncé ou les tunnels du Bronx, il est toujours là. Pas comme un souvenir, mais comme une fréquence interdite, qu’on remet sur la table chaque fois que l’injustice fait trembler les basses.
Il dérange, parce qu’il refuse de mourir en paix. Il oblige à regarder ce que l’on préfère taire :
les ghettos programmés,
la rage criminalisée,
la culture noire marchandisée.
Alors on continue de le sampler,
pas pour l’embaumer,
mais pour l’armer,
le relancer,
le faire parler là où la musique s’endort.
Malcolm X ne sera jamais une icône lisse. Il est un beat. Une alarme. Une bouche qui crie dans le mic. Et tant que l’oppression survivra à ses bourreaux, sa voix trouvera toujours des machines pour l’amplifier.
Quelques jours après son arrivée à Accra en 1964, Malcolm X écrit une lettre saisissante appelant à l’unité politique et culturelle entre l’Afrique et sa diaspora. Ce texte, peu connu, révèle la dimension panafricaine de son combat, bien au-delà des frontières américaines.
Malcolm X prônait l’autonomie économique comme arme de libération. De Detroit à nos quartiers, son message sur l’entrepreneuriat noir reste brûlant d’actualité. Focus sur un héritage économique militant, entre boycott, création d’entreprise, soutien aux commerces afro et souveraineté financière. Un pilier essentiel de la lutte pour la dignité et l’indépendance.
Au-delà de l’assassinat de Malcolm X, une stratégie d’État : surveillance, infiltration, sabotage. Retour sur COINTELPRO, programme secret du FBI conçu pour neutraliser la contestation noire. Une guerre invisible, toujours inachevée.
Le programme COINTELPRO
Derrière ce nom bureaucratique (COINTELPRO, pour Counter Intelligence Program) se cache l’un des volets les plus sombres de l’histoire politique des États-Unis au XXᵉ siècle.
Mis en place en 1956 par le directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI), J. Edgar Hoover, le programme visait officiellement à « protéger la sécurité nationale contre les menaces internes ». En pratique, il s’agissait de neutraliser tout mouvement ou individu perçu comme radical, dissident ou subversif ; en dehors du spectre politique blanc, modéré, et dominant.
Les premières cibles furent les militants communistes, mais très vite, la machine s’est orientée vers les luttes pour les droits civiques et, surtout, vers les mouvements noirs en quête de dignité, de justice et d’autonomie. Parmi les organisations activement surveillées, infiltrées ou sabotées :
Mais le programme ne se limitait pas aux mouvements afro-américains : les syndicats radicaux, les anticolonialistes, les militants chicanos, les féministes de la deuxième vague et les opposants à la guerre du Vietnam ont également été ciblés.
Dans une note classée confidentielle, datée du 4 mars 1968 (moins d’un mois avant l’assassinat de Martin Luther King) le FBI fixe ses objectifs de manière glaçante :
« Empêcher la montée d’un “Messie” noir capable d’unifier et d’électrifier le mouvement nationaliste noir. »
Cette formule (« Messie noir« ) revient à plusieurs reprises dans les documents internes. Elle désigne une figure capable de donner un cadre idéologique, émotionnel et stratégique à la révolte noire. Le FBI craint moins les révoltes ponctuelles que leur convergence sous une bannière commune. C’est dans cette logique que Malcolm X fut identifié très tôt comme une menace majeure.
Il n’était pas seulement un orateur charismatique :
Il proposait une lecture systémique du racisme ;
Il défendait une stratégie d’autonomie communautaire ;
Il esquissait des ponts entre luttes nationales et internationales, entre Harlem, Accra et Alger.
Dans l’esprit de Hoover, cela suffisait à faire de lui un candidat à la “neutralisation” ; une notion floue qui englobait surveillance, intimidation, sabotage, isolement, et parfois, complicité dans des assassinats.
Malcolm X sous surveillance constante
Très tôt, Malcolm X devient une cible prioritaire du FBI. Dès qu’il émerge publiquement au sein de la Nation of Islam dans les années 1950, ses discours, sa stature charismatique et sa rhétorique radicale attirent l’attention des services de renseignement.
Pour le Bureau dirigé par J. Edgar Hoover, l’équation est simple : plus un leader noir gagne en popularité et en pouvoir symbolique, plus il représente une menace à neutraliser.
Le FBI déploie contre Malcolm X l’ensemble de son arsenal de surveillance :
Écoutes téléphoniques systématiques de ses lignes personnelles et organisationnelles ;
Recrutement d’informateurs internes dans les mosquées affiliées à la NOI, dont certains étaient directement placés dans son entourage immédiat ;
Comptes rendus d’activités quotidiennes, couvrant ses discours, ses voyages, ses relations avec des diplomates africains ou arabes, ses alliances politiques émergentes ;
Contrôle indirect des médias, pour encadrer sa représentation publique, notamment via des campagnes de discrédit.
Ces pratiques, longtemps niées, ont été révélées par la loi sur la liberté d’information (FOIA) et confirmées par des milliers de pages déclassifiées dans les années 1990 et 2000.
Lorsque Malcolm quitte la Nation of Islam en 1964 pour fonder d’abord Muslim Mosque Inc., puis l’Organisation de l’Unité Afro-Américaine (OAAU), la surveillance s’intensifie brutalement. Pourquoi ? Parce qu’il cesse d’être un simple prédicateur religieux pour devenir un acteur politique transnational.
Il entreprend un pèlerinage à La Mecque, entame une mue idéologique,
Il rencontre des chefs d’État africains, prend position sur la décolonisation,
Il envisage de porter la question noire américaine devant l’ONU, en dénonçant les violences policières comme une violation des droits humains internationaux.
Pour le FBI, cette bascule constitue un danger géopolitique majeur. Il ne s’agit plus d’un agitateur local, mais d’un diplomate insoumis, capable de rattacher la condition noire américaine à la grande fresque des luttes anticoloniales.
Les documents les plus troublants révèlés par la FOIA indiquent que :
Plusieurs informateurs du FBI assistaient régulièrement aux réunions de Malcolm X, et certains étaient présents lors de son assassinat, le 21 février 1965, au Audubon Ballroom de Harlem.
William Bradley, suspect principal dans la fusillade, avait des liens avec la police, ce qui a nourri des décennies d’interrogations.
Un agent infiltré aurait été le premier à lui porter secours, en lui pratiquant une tentative de bouche-à-bouche, avant toute intervention médicale officielle. Ce geste, encore aujourd’hui, alimente le doute sur la connaissance (voire la complicité passive) des autorités dans l’opération.
La Commission de Révision des Condamnations de Manhattan, en 2021, a officiellement reconnu que les autorités avaient dissimulé des preuves essentielles lors du procès qui suivit, entraînant la réhabilitation de deux hommes accusés à tort.
La question n’est plus de savoir si Malcolm X était sous surveillance. Mais jusqu’où cette surveillance allait, et où elle s’arrête dans la chaîne de responsabilités autour de sa mort.
La stratégie : diviser pour neutraliser
COINTELPRO n’avait pas seulement pour mission d’espionner. Sa finalité était plus perverse : désarticuler de l’intérieur ce que le pouvoir ne pouvait ouvertement détruire de l’extérieur.
Le programme s’appuyait sur une stratégie éprouvée par l’armée et les services de renseignement : faire imploser l’ennemi par ses propres contradictions. Mais ici, la cible n’était pas une armée étrangère. C’était la contestation noire intérieure.
Les techniques utilisées étaient aussi sournoises qu’efficaces :
rumeurs alimentées par lettres anonymes, censées provenir de militants rivaux,
enregistrements trafiqués pour semer la suspicion entre alliés,
fausses accusations de trahison, de détournement de fonds ou de collaboration avec l’ennemi,
instrumentalisation des egos, des ambitions et des divergences idéologiques.
L’un des objectifs explicites, cité dans les notes internes du FBI de 1968, était de « capitaliser sur les conflits existants entre groupes noirs militants« , notamment entre les Black Panthers, la Nation of Islam, le SNCC et les courants panafricains.
Lorsque Malcolm X quitte la Nation of Islam en 1964, la rupture est politique, idéologique, spirituelle ; et personnelle. Il accuse Elijah Muhammad de pratiques contraires aux principes moraux de l’islam, notamment ses liaisons avec de jeunes secrétaires. La Nation de son côté le considère comme un renégat.
Mais cette tension, réelle, sera aggravée et manipulée par les agences fédérales.
Des documents du FBI aujourd’hui déclassifiés montrent que des agents ont nourri l’animosité, en diffusant des menaces, des caricatures, des fausses alertes, dans les deux camps.
Des lettres soi-disant écrites par des membres de la NOI traitent Malcolm de traître.
Des messages auraient été transmis à des proches de Malcolm affirmant qu’il serait la cible d’un complot interne.
Des agents infiltrés dans les deux cercles rapportaient, amplifiaient, parfois provoquaient les incidents.
L’objectif : créer un climat de peur, de paranoïa, de rupture irréversible.
Le jour de son assassinat, le 21 février 1965, la protection autour de Malcolm X est dérisoire.
Aucun contrôle sérieux à l’entrée.
Aucun agent fédéral en poste de sécurité, malgré les menaces connues.
Un seul garde du corps armé ; neutralisé dès le début de l’attaque.
La Nation of Islam a été désignée comme seule responsable, via trois membres condamnés. Mais :
deux d’entre eux ont été innocentés en 2021, après 55 ans de détention injustifiée.
Et l’homme soupçonné d’avoir tiré le coup fatal n’a jamais été inquiété par la justice.
Ce flou judiciaire, cette vacance volontaire de l’État, renforcent une hypothèse aujourd’hui étudiée avec sérieux par les historiens :
le FBI, sans avoir appuyé sur la gâchette, a peut-être laissé faire ; ou aidé à créer les conditions pour que cela arrive.
La stratégie de division n’a pas seulement affaibli Malcolm X. Elle a servi de modèle pour la déconstruction de nombreux mouvements noirs par la suite, brisant les coalitions, isolant les leaders, et transformant les luttes de libération en querelles internes.
COINTELPRO ne cherchait pas seulement à faire taire des voix. Il cherchait à les retourner les unes contre les autres ; jusqu’à l’effacement.
Une mémoire brouillée, un devoir d’enquête
Pendant plus d’un demi-siècle, la version officielle de l’assassinat de Malcolm X reposait sur une vérité judiciaire désormais reconnue comme erronée. Trois hommes avaient été condamnés : Talmadge Hayer (également connu sous le nom de Thomas Hagan), Muhammad Aziz et Khalil Islam ; ces deux derniers ont toujours clamé leur innocence.
En novembre 2021, un événement majeur vient bouleverser cette histoire figée :
le procureur de Manhattan, Cyrus Vance Jr., annonce la réhabilitation de Muhammad Aziz et Khalil Islam, après une enquête conjointe menée avec les avocats de la défense et l’organisation Innocence Project.
Le constat est accablant : le FBI et le NYPD (police de New York) ont sciemment dissimulé des documents clés, qui auraient permis d’innocenter ces hommes dès leur procès en 1966.
Les archives révélées montrent que les agences fédérales disposaient d’informations prouvant l’innocence des accusés, mais ont choisi de ne pas les transmettre à la défense ni au tribunal.
Témoignages non communiqués,
Pistes alternatives volontairement écartées,
Infiltrations non divulguées.
Khalil Islam est mort en 2009 sans avoir été blanchi. Muhammad Aziz, libéré depuis 1985, a passé 20 ans en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis.
L’État de New York leur a accordé 36 millions de dollars d’indemnisation, mais l’indemnité ne restaure ni la vérité, ni la mémoire collective abîmée.
Si cette réhabilitation constitue une avancée, elle soulève davantage de questions qu’elle n’en résout. Car les révélations ne s’arrêtent pas là :
Le FBI avait des agents infiltrés au sein de l’Organisation de l’unité afro-américaine (OAAU),
Le NYPD possédait des informateurs dans la salle même où Malcolm X fut assassiné,
Des preuves cruciales sur l’identité exacte des tireurs n’ont toujours pas été rendues publiques.
À ce jour, des dizaines de documents liés au dossier Malcolm X restent classifiés, notamment ceux qui concernent :
les décisions internes du FBI en amont de l’assassinat,
les rapports entre la Nation of Islam et les services de renseignement,
les circonstances exactes de la désorganisation de la sécurité autour de Malcolm X.
Face à cette opacité persistante, les historiens, les familles, les juristes et les mouvements noirs exigent ce que l’État continue de refuser :
une ouverture totale des archives, une commission d’enquête indépendante, et une reconnaissance officielle de la responsabilité institutionnelle dans l’assassinat de Malcolm X.
Ce n’est pas seulement une affaire de justice individuelle. C’est une bataille pour la vérité historique, pour la mémoire d’un homme dont l’effacement n’a jamais été neutre.
Effacer Malcolm X, ce n’était pas effacer un homme ; c’était empêcher l’émergence d’un peuple conscient, organisé, souverain.
En 1964, Malcolm X prend la parole au sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine et appelle à l’unité panafricaine contre le racisme global. Un discours historique, lucide et prophétique, qui relie les luttes des Afro-Américains à celles du continent africain et défie l’hypocrisie impérialiste.
L’Histoire appelant l’Histoire, nous vous proposons « The Ballot or the Bullet » (« le bulletin de vote ou la balle », en français), un discours public prononcé le 3 avril 1964 à l’Église méthodiste de Cory à Cleveland, par Malcolm X. Des mots puissants qui sont un véritable appel à ce que la communauté noire exerce judicieusement son droit de vote.
Un siècle après sa naissance, Malcolm X continue de déranger. Pensée radicale, stratégie panafricaine, rejet des compromis : il incarne une voix insoumise que l’histoire n’a jamais pu digérer. Portrait d’un homme devenu boussole, et non relique.
L’homme qui ne demandait pas la paix
Malcolm X (1925-1965). /Naître Malcolm Little. Leader religieux et politique américain. Photographié alors qu’il prononce un discours lors d’un rassemblement à Harlem, New York, vers 1963.
Un siècle après sa naissance, Malcolm X demeure une figure que l’on regarde de biais. Ni canonisé, ni consensuel, ni soluble dans les commémorations faciles. Il ne s’est jamais prêté aux raccourcis de l’histoire réconciliée. Il n’était pas là pour rassurer ; il était là pour déranger.
Alors que d’autres figures de la lutte pour les droits civiques ont été progressivement lissées, récupérées, épurées de leur radicalité originelle, Malcolm X échappe encore à la digestion nationale et mondiale. Il reste un éclat brut dans l’œil du pouvoir, une voix qui ne négocie pas. Il n’a jamais réclamé d’intégration, mais de la réparation. Jamais l’égalité abstraite, mais la souveraineté noire, réelle, inaliénable.
Sa pensée dérange parce qu’elle part d’un postulat simple, inacceptable pour beaucoup :
« You can’t have capitalism without racism. »
Avec cette phrase, il désigne ce que d’autres éludent : le lien structurel entre exploitation économique, domination raciale et impérialisme globalisé. Il ne s’agit pas pour lui d’un problème moral à corriger, mais d’un système à démonter.
Et ce que cette lucidité produit, encore aujourd’hui, ce n’est pas le respect tranquille dû aux anciens ; c’est l’inconfort. Celui d’un homme qui n’a jamais demandé la paix, parce que la justice n’avait jamais été rendue.
Une radicalité forgée dans la marge
Il ne naît pas radical. Il le devient.
Malcolm Little, né en 1925 à Omaha dans le Nebraska, n’a pas grandi dans un monde neutre. Son père, pasteur Earl Little, militant garvéyste, est retrouvé mort écrasé sous un tramway, dans ce que la famille a toujours interprété comme un lynchage déguisé. Sa mère, brisée par le système d’aide sociale, est internée en hôpital psychiatrique. L’enfant est placé, déplacé, invisibilisé. Très tôt, Malcolm comprend que les structures censées protéger sont souvent les premières à détruire.
Adolescent brillant mais vite relégué, il quitte l’école après qu’un professeur lui a dit que devenir avocat n’était « pas une ambition réaliste pour un garçon noir. » Il dérive dans la rue, devient « Detroit Red », se perd dans les marges ; là où les Noirs se recyclent en invisibles.
En prison, à 20 ans, il entame une métamorphose intellectuelle. Il lit, dévore, recopie le dictionnaire à la main. Il rejoint la Nation of Islam, mouvement politico-religieux noir qui prêche la séparation raciale, la discipline, l’autonomie économique. Ce n’est pas une réinsertion. C’est une réarmement.
Dans l’Amérique ségrégationniste des années 1950, il devient la voix qui refuse de supplier. Là où Martin Luther King tend l’autre joue, Malcolm tend un miroir. Il ne croit pas à l’amour du prochain quand ce prochain tient une matraque. Il prône l’autodéfense, la liberté sans permission, la fierté noire sans concession.
« I’m for truth, no matter who tells it. I’m for justice, no matter who it’s for or against. »
Sa radicalité est souvent caricaturée. Mais elle est en réalité le fruit d’une analyse politique rigoureuse :
Le racisme n’est pas un résidu, mais une infrastructure.
L’Amérique n’est pas hypocrite, elle est cohérente avec ses fondations.
L’ordre social repose sur l’exclusion raciale organisée, pas sur une défaillance morale.
Malcolm X n’était pas seulement un produit des violences de son temps ; il était le révélateur de leur logique.
Une pensée en évolution permanente
Elijah Muhammad, leader de la Nation de l’Islam, assis dans le chapeau, écoute Malcolm X prendre la parole lors d’une convention de la Nation de l’Islam à Chicago en février 1961. C’est Malcolm X qui a décerné le titre d' »Honorable » à Muhammad.
Ce qui fait la grandeur de Malcolm X, ce n’est pas seulement sa radicalité. C’est sa capacité à évoluer sans renier, à se transformer sans se trahir.
Durant sa période au sein de la Nation of Islam, il incarne une rhétorique de séparation stricte entre Noirs et Blancs, nourrie d’un rejet viscéral de l’Occident et d’une spiritualité disciplinée. Mais en 1964, il rompt. Il quitte la Nation ; en désaccord avec l’hypocrisie de ses dirigeants, en quête d’un horizon plus vaste.
Ce moment marque une bascule décisive dans sa trajectoire intellectuelle et politique.
Il entreprend le pèlerinage à La Mecque, et c’est là, au cœur de l’Ummah, qu’il découvre une communauté spirituelle transraciale, déhiérarchisée, où Blancs, Noirs et Arabes prient ensemble. Ce qu’il croyait figé (la race comme destin) commence à se nuancer. Il écrit :
« J’ai vu des Blancs qui n’étaient pas racistes. Cela m’a changé. »
Mais ce changement n’est pas un reniement. C’est une ouverture stratégique, non une conversion naïve.
À son retour, il parcourt l’Afrique révolutionnaire : Ghana de Nkrumah, Tanzanie de Nyerere, Algérie du FLN. Il comprend que la cause noire américaine est inséparable des luttes de libération anti-coloniales.
Les Noirs des États-Unis sont une colonie intérieure.
Le racisme n’est pas un problème moral, c’est un rouage de l’impérialisme global.
Il fonde alors l’Organisation de l’unité afro-américaine (OAAU), inspirée de son modèle panafricain, dans le but de construire un front des opprimés, au-delà des frontières et des dogmes. Il rencontre les dirigeants de l’OUA, s’adresse à l’ONU, prend langue avec des leaders marxistes, musulmans, non-alignés.
Il n’est plus seulement le porte-voix des ghettos de Harlem, il devient l’ambassadeur politique d’une diaspora mondiale en éveil.
Et ce qui rend son évolution si rare, c’est qu’elle ne dilue jamais sa radicalité. Elle l’affûte.
Il ne renonce ni à la critique du capitalisme, ni à l’exigence de souveraineté noire. Mais il les insère dans une géopolitique de la libération ; où la Palestine, le Vietnam, le Congo deviennent des miroirs de l’Amérique noire.
Un siècle plus tard, peu de figures ont su, comme lui, articuler avec tant de clarté le lien entre race, classe et empire. Peu ont osé dire que le racisme ne pouvait être combattu sans s’attaquer aussi à l’économie qui le rend rentable, ni à la domination géopolitique qui le justifie.
C’est ce geste intellectuel (large, intraitable, transnational) qui fait de Malcolm X non seulement un penseur radical, mais un stratège de la libération globale.
Une postérité vivante et fragmentée
L’assassinat de Malcolm X, le 21 février 1965, dans la salle de bal Audubon à Harlem, n’a pas mis fin à son influence. Il a, au contraire, multiplié ses visages.
Depuis ce jour, Malcolm X n’a cessé de réapparaître, sous des formes plurielles et parfois contradictoires :
dans les slogans des luttes urbaines,
dans les raps de Public Enemy ou de Tupac,
dans les fresques murales, les manuels scolaires, les citations de fin de discours,
dans les cellules de prison, les salles de classe, les archives déclassifiées.
Mais si Malcolm X hante l’Amérique, il ne la réconcilie pas. Il n’est pas devenu une icône consensuelle. Contrairement à Martin Luther King, transformé en figure tutélaire de la non-violence et intégré au récit national, Malcolm X résiste à la récupération.
Pourquoi ? Parce qu’il refuse la neutralité.
Il incarne une mémoire fracturée, sans happy end, une colère qui ne s’excuse pas, un refus de se plier aux termes du dominant. Il oblige à affronter non pas la faute morale du racisme, mais sa fonction structurelle : produire de la hiérarchie, justifier la spoliation, entretenir la peur. Et il oblige à poser une question brutale, que l’histoire officielle évite :
Et si la violence des dominés n’était pas un échec, mais une logique de survie ?
Son héritage est ainsi vivant, mais fragmenté :
certains le citent pour son éloquence,
d’autres pour sa vision panafricaine,
d’autres encore pour son intransigeance identitaire.
Mais peu assument l’ensemble, la cohérence radicale de sa pensée. Peu acceptent de voir en lui un intellectuel politique complet, à la fois stratège, pédagogue, et théoricien des rapports de force mondiaux.
Il ne permet pas l’oubli. Il empêche le confort. Il réactive sans cesse une parole noire qui ne supplie pas, ne quémande pas, mais exige.
Et c’est peut-être cela, plus que tout, qui continue de le rendre intolérable aux pouvoirs en place :
Malcolm X ne voulait pas être aimé. Il voulait que les Noirs soient libres ; entièrement, radicalement, sans condition.
Pourquoi il dérange encore
Malcolm X en 1963, deux ans avant son assassinat. Bettmann Archive/Getty Images
Ce qui rend Malcolm X si dérangeant, encore aujourd’hui, ce n’est pas sa colère ; c’est ce qu’elle révèle.
Il ne s’est pas contenté de dénoncer des injustices visibles. Il a démasqué les fondations invisibles d’un ordre social qui se prétend démocratique tout en produisant systématiquement l’inégalité raciale. Il a nommé, sans détour, ce que beaucoup préféraient taire :
la brutalité de la police, non pas comme une dérive, mais comme un rouage ;
l’hypocrisie des institutions, qui célèbrent la diversité mais refusent la redistribution ;
la violence de l’oubli, qui raye des manuels scolaires des siècles entiers de résistance noire.
Il dérangeait parce qu’il refusait le silence stratégique ; celui qui consiste à attendre “le bon moment”, à demander avec docilité, à ne pas heurter les sensibilités blanches.
“Nous ne sommes pas ici pour nous intégrer dans une maison en feu.”
Il croyait à la nécessité d’un discours sans courbure, où la dignité noire ne se négocie pas, où la liberté ne se demande pas, elle s’arrache, où la réconciliation ne précède pas la réparation.
C’est précisément ce refus d’atténuation qui le rend, aujourd’hui encore, impossible à absorber dans un monde saturé de récits compatibles :
un antiracisme décoratif, sans levier politique ;
une mémoire historique vidée de sa conflictualité ;
une culture noire consommable, remixée, exportée, mais dépouillée de sa charge subversive.
Malcolm X, lui, ne se laisse pas vendre. Il ne rassure pas, il interroge. Il ne cherche pas l’applaudissement, mais l’éveil. Il n’adoucit pas, il politise.
C’est pourquoi il dérange : parce qu’il nous force à choisir. Pas entre lui et King, mais entre résister ou consentir. Et ce choix, il le posait sans compromis, sans transition douce, sans mot tiède.
Arcahaie, 18 mai 1803. L’air est lourd, la tension vive. Dans un silence fébrile, une femme s’affaire à recoudre ce que son parrain, Jean-Jacques Dessalines, vient de déchirer : le drapeau tricolore français. Il a arraché le blanc (symbole de l’oppresseur) et lui tend les bandes rouge et bleue. Elle coud. Et en cousant, elle tisse plus qu’un étendard : elle donne un visage à la nation à naître. Son nom est Catherine Flon.
Une femme dans l’ombre des géants
Parmi les grandes figures de la Révolution haïtienne, l’histoire a surtout retenu des noms masculins : Toussaint Louverture, stratège emblématique de la première phase insurrectionnelle ; Jean-Jacques Dessalines, le général devenu empereur, artisan de l’indépendance ; ou encore Alexandre Pétion, promoteur d’une République créole post-révolutionnaire1.
À leurs côtés, les femmes ont été longtemps reléguées au second plan, réduites à des rôles symboliques ou anecdotiques. Quelques noms émergent pourtant dans la mémoire populaire : Cécile Fatiman2, la prêtresse du Bois Caïman ; Dédée Bazile3, surnommée Défilée la Folle, qui recueillit le corps de Dessalines. Mais l’une des plus célèbres, bien que souvent cantonnée à une fonction domestique, est Catherine Flon.
Née le 2 décembre 1772 à Arcahaie4, dans la région côtière du Sud-Ouest de Saint-Domingue, Catherine Flon grandit dans une famille impliquée dans le commerce de textiles avec la métropole française. Elle apprend très tôt les arts de la couture, une compétence valorisée mais strictement encadrée dans une société coloniale où les femmes, noires ou métisses, étaient souvent cantonnées à des métiers subalternes.
Si la documentation précise fait défaut (comme pour la plupart des femmes de cette époque) les sources s’accordent à dire qu’elle possédait son propre atelier et formait des apprenties, ce qui dénote un certain degré d’autonomie économique et sociale.
Plus significatif encore : Catherine Flon est la filleule de Jean-Jacques Dessalines, homme de guerre né esclave, devenu l’un des chefs militaires les plus redoutés de l’insurrection haïtienne. Dans le monde afro-créole de Saint-Domingue, la filiation par le baptême, ou marennaj, revêtait une importance quasi familiale. Elle liait les individus par des serments de protection, de loyauté et d’éducation.
Cette relation symbolique confère à Flon une position singulière. Elle n’est pas seulement proche du pouvoir, mais inscrite dans un cercle politique restreint, au cœur de la lutte pour l’indépendance. À une époque où l’accès des femmes à la parole publique est limité, son rôle dans les événements de 1803 traduit une forme d’engagement implicite, mais déterminant.
Dans ce contexte, la couture ne saurait être réduite à un acte décoratif ou ménager. Elle devient un instrument d’expression et de subversion. À travers le fil et l’aiguille, Flon participe à une œuvre de recomposition symbolique : elle raccommode ce que l’oppression avait fracturé, elle donne forme à une identité nationale naissante.
Sa figure illustre ainsi la capacité des femmes à inscrire leur action dans la trame historique, même lorsque celle-ci les relègue à des marges invisibles. En cela, Catherine Flon n’est pas une exception, mais le symbole d’un effacement plus large qu’il convient de réhabiliter.
1803 : L’acte de couture comme geste politique
Le 18 mai 1803, les chefs militaires de l’armée indigène se réunissent à Arcahaie, au nord de Port-au-Prince, afin de sceller l’unité entre les différentes factions de l’insurrection haïtienne face aux troupes napoléoniennes. Cette rencontre stratégique, connue sous le nom de Congrès d’Arcahaie, marque une étape décisive dans la construction d’une identité politique propre, distincte à la fois du modèle colonial et du paradigme républicain français.
C’est au cours de ce congrès que Jean-Jacques Dessalines, figure militaire et politique centrale de l’indépendance haïtienne, aurait accompli un geste symbolique fort : la déchirure du drapeau tricolore français, dont il ôta la bande blanche ; interprétée comme l’incarnation de la domination coloniale.
Les deux bandes restantes, le bleu et le rouge, sont confiées à Catherine Flon, sa filleule, afin qu’elle les assemble pour créer un nouveau drapeau. Ce drapeau deviendra le symbole de la nouvelle entité politique en formation, appelée à se libérer de l’autorité de la France.
L’intervention de Flon ne doit pas être réduite à un acte artisanal ou décoratif. Elle s’inscrit dans une gestuelle politique : le fil et l’aiguille, instruments de l’ordre domestique, deviennent ici des outils de refondation nationale. Dans ce geste, c’est une rupture qui s’opère : rupture avec la métropole, mais aussi recomposition d’un projet collectif à partir des fragments de l’ancien ordre.
Selon une interprétation postérieure mais largement intégrée dans l’imaginaire haïtien, le bleu représenterait les Noirs, et le rouge les Mulâtres. En cousant les deux couleurs, Flon symbolise l’unité raciale et sociale autour d’un objectif commun : la souveraineté.
Cette lecture, bien que née a posteriori, a permis d’inscrire le geste de Flon dans une mythologie républicaine haïtienne, destinée à renforcer la cohésion nationale et à réhabiliter le rôle des femmes dans la fondation de l’État.
L’importance de cet acte ne réside pas uniquement dans sa réalité factuelle ; les historiens s’accordent à dire que des drapeaux bleu et rouge circulaient déjà parmi les troupes révolutionnaires avant la rencontre d’Arcahaie. Certains groupes l’utilisaient même pour revendiquer les principes de la Révolution française (égalité, liberté, fraternité), sans pour autant viser une rupture totale avec la France.
Cependant, la légende autour du drapeau cousu par Catherine Flon acquiert une valeur performative. Elle transforme un événement politique en mythe fondateur, donnant un visage, un geste, une scène à la naissance symbolique d’Haïti. Et dans ce cadre, la présence d’une femme, artisan du lien et du tissu national, introduit une dimension inclusive qui dépasse les récits exclusivement militaires.
Histoire ou légende ?
Le rôle attribué à Catherine Flon dans la création du premier drapeau haïtien appartient à la mémoire révolutionnaire autant qu’à l’histoire documentée. Selon le récit populaire, elle aurait cousu le drapeau bleu et rouge à la demande de Dessalines lors du congrès d’Arcahaie, en mai 1803. Cependant, cette version des faits ne repose sur aucun témoignage direct ni sur une source contemporaine de l’événement.
Des éléments historiques suggèrent que des drapeaux bicolores circulaient déjà parmi les insurgés bien avant 1803, notamment sous le commandement de Toussaint Louverture. Ces étendards, inspirés des couleurs de la Révolution française, étaient parfois utilisés non pas pour proclamer une indépendance, mais pour revendiquer l’application de la loi d’abolition de 17945, votée par la Convention nationale.
Ainsi, plusieurs historiens, dont Philippe Girard, considèrent que le mythe du drapeau cousu par Flon à Arcahaie pourrait être une reconstruction a posteriori, élaborée dans une logique de symbolisation nationale.
Pour autant, le caractère incertain de l’épisode ne diminue pas sa portée symbolique. L’histoire des nations se constitue souvent à travers des récits fondateurs, qui condensent des valeurs, des tensions et des idéaux dans une scène accessible à la mémoire collective.
Le geste de Catherine Flon, qu’il soit ou non historiquement exact, fonctionne comme une métaphore structurante :
Il exprime l’unité raciale et politique entre Noirs et Mulâtres dans un contexte de guerre d’indépendance.
Il introduit une figure féminine agissante dans un récit largement masculinisé.
Il matérialise, dans un acte simple, l’avènement d’un État souverain, détaché de ses racines coloniales.
Autrement dit, le mythe de Flon ne dit pas nécessairement “ce qui s’est passé”, mais ce que la nation haïtienne a voulu retenir et transmettre : un geste fondateur, un symbole de cohésion, et un espace symbolique ouvert à la participation des femmes dans la création de la République.
La figure de Catherine Flon occupe une place singulière dans l’histoire de la Révolution haïtienne. Si sa participation directe à la création du drapeau national reste entourée d’incertitudes historiques, la portée symbolique de son geste dépasse la factualité.
Elle incarne une mémoire collective dans laquelle l’acte de coudre devient un acte de fondation. En liant les couleurs bleu et rouge, elle matérialise à la fois la rupture avec l’ordre colonial et la volonté d’unité au sein d’un peuple encore divisé par ses origines et ses statuts.
Plus encore, Catherine Flon représente l’introduction d’une figure féminine active dans un récit révolutionnaire dominé par les hommes. Elle rappelle que l’histoire nationale ne se construit pas uniquement sur les champs de bataille, mais aussi dans les marges, les ateliers, les gestes simples et durables.
En ce sens, qu’elle ait réellement cousu le premier drapeau ou non importe moins que ce que sa légende dit de la société haïtienne : un besoin de cohésion, une reconnaissance différée des femmes dans la lutte, et un attachement profond à des symboles chargés de sens.
Aujourd’hui encore, la mémoire de Catherine Flon continue d’irriguer la vie politique, culturelle et identitaire d’Haïti, rappelant que dans toute révolution, les héros de l’ombre sont souvent ceux qui donnent forme au visible.
Remember Haiti Exhibit, John Carter Brown Library, section “Race and Slavery”.
Warrior Women: Women and Armed Resistance Throughout the Diaspora (site archivé).
Notes de bas de page
Révolution haïtienne (1791–1804) : Insurrection des esclaves contre le système colonial français à Saint-Domingue. Elle aboutit à la première abolition réussie de l’esclavage et à la création d’un État noir indépendant. ↩︎
Cécile Fatiman : Prêtresse vaudoue et figure mythique du Bois Caïman, elle aurait co-présidé la cérémonie de révolte des esclaves avec Boukman en 1791. ↩︎
Dédée Bazile (Défilée la Folle) : Femme du peuple qui aurait recueilli le corps mutilé de Dessalines après son assassinat en 1806 et lui aurait donné une sépulture digne. ↩︎
Arcahaie : Ville située au nord-ouest de Port-au-Prince, considérée comme le berceau symbolique du drapeau haïtien. Le Congrès d’Arcahaie s’y serait tenu en mai 1803. ↩︎
Loi du 4 février 1794 : Décret de la Convention nationale française abolissant l’esclavage dans les colonies. Elle fut partiellement appliquée à Saint-Domingue avant d’être annulée sous Napoléon. ↩︎
De Londres à Port of Spain, Michael X a traversé les années 60 en prônant l’émancipation noire et en flirtant avec la controverse. Tour à tour activiste, figure culturelle, fugitif puis condamné à mort, son destin fulgurant continue d’interroger. Que reste-t-il du révolutionnaire radical soutenu par John Lennon ?
Il portait plusieurs noms, comme on porte plusieurs vies. Michael X. Michael Abdul Malik. Honnêtement, même lui semblait ne plus trop savoir lequel le définissait le mieux.
Il était né à Trinidad, sur les terres chaudes d’un empire qui ne disait plus son nom, mais dont les lois coloniales modelaient encore les corps et les esprits. Il finirait pendu, dans une prison de Port of Spain, accusé de meurtre. Entre-temps, il avait été poète de rue, militant, figure du Black Power britannique, escroc présumé, mystique autoproclamé, parrain d’un ghetto et ami de John Lennon.
Son parcours n’a rien d’un récit linéaire. Il est tout en creux, en tensions, en contradictions. À Londres, dans les années 60, il fut à la fois la voix d’une colère noire et la proie d’un système judiciaire encore imprégné de racisme institutionnel.
À Trinidad, il tenta de rejouer la révolution sous les palmiers, avant que les corps ne s’accumulent et que les soutiens ne se désagrègent.
Michael X est l’un de ces personnages que l’Histoire n’aime pas trop raconter. Trop provocateur pour être sanctifié. Trop complexe pour être effacé. Il ne s’est jamais contenté de protester : il voulait subvertir, choquer, déconstruire l’Angleterre de l’intérieur.
Et dans cette tentative, il est passé du statut de symbole à celui de paria.
Dans le Londres post-colonial, il incarna pendant quelques années l’orgueil noir dans un monde blanc.
Mais que reste-t-il aujourd’hui de cet homme ? Une silhouette dans un film. Un nom de code dans les archives. Un collier d’esclave en guise de manifeste.
Michael X n’a pas seulement traversé son époque. Il l’a bousculée, jusqu’à s’y briser.
I. Un homme de son temps : entre exil et quête d’identité
A. Origines caribéennes et jeunesse agitée
Trinidad, 1933. L’île est encore une colonie britannique, et les enfants n’y naissent pas libres : ils naissent classés.
Michael de Freitas voit le jour dans une société traversée par les hiérarchies raciales, sociales, linguistiques.
Son père est barbadien, sa mère portugaise. Une combinaison peu orthodoxe dans les rues de Belmont, et surtout, une métissage ambigu, qui le place à la marge des clivages communautaires. Trop noir pour être blanc, trop blanc pour être noir. Il grandit avec cette dissonance tatouée sur la peau.
Très tôt, il comprend qu’il devra inventer sa propre place. Il observe les colons, les juges, les policiers ; tous blancs. Il comprend que la langue de l’autorité est l’anglais d’Oxford. Alors il l’imite. Il le perfectionne. Il le retourne contre eux.
À l’adolescence, c’est le départ. Direction : Londres.
Il quitte les Caraïbes avec un rêve de grandeur, mais découvre, comme tant d’autres migrants venus du Commonwealth, la réalité brutale de la métropole racialisée. Londres ne l’accueille pas comme un sujet de l’Empire, mais comme un intrus.
Dans les années 50, il survit comme portier de boîte de nuit, videur, chauffeur. Mais c’est dans l’univers souterrain des trafics immobiliers qu’il se fait un nom. Aux côtés de Peter Rachman, figure sulfureuse du logement insalubre à Notting Hill, il devient un homme de main, habile et menaçant.
Déjà, son regard détonne : brillant, tranchant, insaisissable. Il n’est pas encore Michael X. Mais il se prépare.
B. La rencontre avec Malcolm X et la naissance d’un militant
C’est Malcolm X qui va l’embraser.
Lorsque le leader afro-américain débarque à Londres en février 1965, Michael est encore Michael de Freitas, figure trouble du West End. Mais dans les mots de Malcolm, il entend quelque chose qu’aucun discours britannique ne lui avait jamais offert :
la dignité noire, sans compromis.
Ce n’est pas seulement une rencontre. C’est une révélation. Quelques jours plus tard, Malcolm X est assassiné à New York. Michael en fait un serment de vie.
Il change de nom. Il devient Michael Abdul Malik, puis Michael X. L’X est un hommage ; mais aussi une énigme, une provocation. Il efface son nom colonial, rejette la logique de transmission esclavagiste. Et il adopte le lexique enflammé du Black Power américain, qu’il adapte à la réalité britannique.
Mais l’Angleterre n’est pas Harlem. Elle n’a ni Martin Luther King, ni Rosa Parks, ni Nation of Islam. Elle a la Reine, Scotland Yard, la BBC.
Michael X, désormais, va déranger.
II. L’essor du militantisme noir au Royaume-Uni
A. Le paysage racial britannique dans les années 60
Londres, années 60. On l’imagine libre, moderne, vibrante. Mais pour les Afro-Caribéens arrivés des colonies, la capitale britannique est surtout un labyrinthe de refus.
Pas de panneaux « Whites Only », mais des frontières invisibles dans les rues, les pubs, les écoles. Pas de lois ségrégationnistes, mais des discriminations quotidiennes, acceptées, normalisées, presque polies.
L’emploi, le logement, l’éducation, la police : chaque institution est une barrière. À la fin des années 50, les émeutes de Notting Hill (1958) explosent comme un coup de tonnerre : jeunes Blancs, encouragés par les discours xénophobes des groupes fascisants, attaquent les immigrés noirs. Pendant plusieurs nuits, les pavés du quartier vibrent sous les cris et les coups. La réponse de l’État ? Minimale. Silencieuse.
C’est dans ce vide, entre colère et abandon, que Michael X va trouver sa voix. L’Angleterre ne lui donne pas d’espace ? Il en crée un. Il ne veut pas seulement dénoncer le racisme : il veut en faire un combat politique radical, un discours de libération noire, ancré dans la réalité britannique.
B. La Racial Adjustment Action Society et la Black House
En 1965, il fonde la Racial Adjustment Action Society (RAAS), un acronyme piquant pour un projet sérieux. C’est l’un des premiers mouvements noirs radicaux en Angleterre, bien avant la British Black Panther Party. L’objectif ? Rééduquer les jeunes Noirs, défendre leurs droits, déracialiser la société par la confrontation.
Mais Michael X ne se contente pas de créer une organisation : il crée un lieu. À Notting Hill, il fonde la Black House, un espace communautaire, politique, spirituel, artistique. On y croise des militants, des boxeurs, des artistes, des poètes. On y discute révolte, on y organise des conférences, on y vit entre Noirs, pour les Noirs.
Le projet séduit. Il dérange aussi.
Il reçoit le soutien de personnalités internationales : John Lennon et Yoko Ono, Muhammad Ali, Jean-Paul Sartre ; tous voient en Michael X une sorte de miroir du moment révolutionnaire mondial. Mais à l’intérieur même de la Black House, les accusations de dérives se multiplient : autoritarisme, intimidation, dérives financières.
Le discours se durcit. Les caméras s’installent. Scotland Yard s’approche.
Le procès pour incitation à la haine raciale en 1967 marque un tournant. Michael X devient le premier homme en Angleterre poursuivi sous la nouvelle loi sur les discours haineux. Pour ses partisans, il est un pionnier de la liberté d’expression noire. Pour ses adversaires, un agitateur dangereux.
Dans la presse, il est tour à tour prophète et charlatan. Dans les rues, il est adulé ou conspué.
Mais il est, surtout, devenu visible. Et cela, en soi, est une révolution.
III. L’homme traqué : controverses, fuites et chutes
A. Procès et scandales
Les figures radicales attirent la lumière ; jusqu’à ce qu’elle les brûle.
À la fin des années 60, Michael X est partout. Il parle haut, il dénonce fort, il dérange beaucoup.
Ses apparitions publiques sont théâtrales, son phrasé tranchant. Il incarne à lui seul un nouveau type d’homme noir britannique : fièrement africain, violemment anticolonial, délibérément provocateur.
Mais cette visibilité a un prix.
En 1967, il est inculpé sous le Race Relations Act, tout juste adopté. Motif : avoir déclaré que « les Noirs devraient tuer les Blancs pour être libres. » Le contexte est ignoré. Le ton est retenu. Le couperet tombe. Pour la presse blanche, il devient une caricature de révolutionnaire. Pour la police, un cas d’école.
Ce procès, hautement médiatisé, fait de lui le premier Britannique condamné pour incitation à la haine raciale. Ironie historique : ce texte de loi, censé protéger les minorités du racisme, est utilisé pour faire taire l’un des rares Noirs à s’exprimer contre l’ordre colonial.
La Black House, autrefois sanctuaire, devient un piège. Les services secrets la surveillent. Les dissensions internes éclatent. Certains parlent d’intimidations. D’autres de manipulation. Un jour, Michael fait placer un collier d’esclave autour du cou d’un jeune blanc, censé symboliser l’inversion des rôles. La presse en fait ses gros titres. L’opinion bascule.
Cerné, Michael X prend la fuite.
B. L’exil à Trinidad et la spirale meurtrière
En 1970, il retourne à Trinidad, comme on retourne au point de départ. Mais ce n’est plus le jeune de Freitas. C’est un homme en cavale. Un prophète en exil. Là-bas, il veut tout recommencer. Il fonde une nouvelle « Black House », dans un style plus mystique, plus rural, presque sectaire. Il parle de retour aux sources, d’autosuffisance, d’élévation.
Mais la communauté s’enferme. Les tensions montent. La paranoïa s’installe.
En 1972, deux corps sont découverts :
Gale Benson, une militante britannique blanche, compagne d’un proche de Michael, retrouvée enterrée vivante.
Joseph Skerritt, ancien associé, abattu pour des raisons obscures.
Michael X est arrêté. Le mythe s’effondre.
Le procès a lieu à Port of Spain, capitale de Trinidad-et-Tobago. Les journaux, cette fois, ne parlent plus d’activisme, mais de culte, de folie, de sang. Le révolutionnaire est devenu criminel. En 1975, il est condamné à mort et pendu. Jusqu’au bout, il nie avoir commandité les meurtres.
Mais plus personne ne l’écoute.
IV. Héritage, rumeurs et mémoire fragmentée
A. Activiste ou imposteur ?
Aujourd’hui encore, le nom de Michael X divise.
Pour certains, il fut un opportuniste, un imposteur charismatique surfant sur la vague du Black Power pour asseoir une autorité personnelle. Pour d’autres, un précurseur oublié, brisé par l’hostilité d’un système qui ne voulait pas voir un homme noir détenir autant de pouvoir médiatique et politique en Grande-Bretagne.
Des figures comme Darcus Howe ou Stokely Carmichael ont reconnu en lui un frère de lutte, même si sa trajectoire ne fut ni linéaire, ni irréprochable. Il incarna à sa manière la colère d’une génération qui n’acceptait plus de se taire, de se fondre, de demander timidement une place à la table.
Ses soutiens d’hier (Lennon, Yoko Ono, Muhammad Ali) se sont murés dans le silence après sa chute. La presse l’a relégué dans les marges. Et pourtant, des voix persistent à défendre la nécessité de sa parole, sinon de ses actes.
Car Michael X n’a jamais été un pur. Il fut un homme de chair et de contradiction. Mais dans son tumulte, il a forcé l’Angleterre à regarder son miroir colonial.
B. Un personnage de fiction ?
Le destin de Michael X est si romanesque qu’il hante encore les écrans et les pages. Dans le film The Bank Job (2008), il est évoqué comme un homme dangereux, au cœur d’un complot mêlant gangsters et services secrets. Certains le disent instrumentalisé par le MI6, d’autres surveillé de près par la CIA, en raison de ses liens avec des figures panafricanistes radicales.
Mais les archives officielles restent classifiées jusqu’en 2054.
Jusque-là, nous sommes condamnés à naviguer entre témoignages contradictoires, fantasmes révolutionnaires et récits fragmentaires. Michael X flotte entre la figure du militant abattu et celle du gourou dévoyé.
Dans les livres, il est un chapitre. Dans la mémoire noire britannique, un fantôme. Dans l’histoire officielle, un oubli.
Que faire d’un homme comme Michael X ?
Il ne rentre dans aucune case. Pas assez consensuel pour être commémoré. Trop important pour être effacé. Son destin éclaire autant qu’il dérange. Il révèle les limites de nos récits, les fragilités de nos mythes, la violence des exils postcoloniaux.
À travers lui, c’est une question qui nous est posée :
comment fabrique-t-on les héros noirs ? À quelles conditions les célèbre-t-on ? Et à quelles fautes les condamne-t-on à disparaître ?
Michael X ne fut ni un ange ni un monstre. Il fut un homme de son époque, une époque de feu et de fractures.
Son histoire, entre révolution noire et tragédie caribéenne, mérite d’être relue non pour l’absoudre, mais pour comprendre ; ce que signifie, encore aujourd’hui, être libre, noir et inacceptable.
La tradition peule décrit la vie humaine comme un chemin initiatique en neuf degrés, où l’homme devient progressivement porteur et transmetteur de la sagesse ancestrale.
Le grand voyage de l’Homme selon la tradition Peule
En 1960, devant l’Assemblée générale de l’UNESCO, Amadou Hampâté Bâ s’élevait en défenseur des sagesses africaines oubliées. Dans cet esprit, un enseignement fondamental, transmis dans les sociétés peules, rappelle que la vie humaine est rythmée par neuf degrés d’initiation.
Un chemin de l’enfance vers la vieillesse, conçu non comme une simple succession d’âges, mais comme une école progressive de l’âme.
L’Homme : tout et rien selon la tradition peule
Dans la tradition spirituelle peule, l’être humain est un paradoxe vivant.
Tout, car il est éclairé par une étincelle de la force créatrice. Chaque homme, chaque femme porte en son essence un fragment de la puissance divine, une énergie originelle qui le relie au grand Tout. Cette part sacrée n’est pas une abstraction : elle confère à l’humain la capacité de comprendre, de créer, d’aimer, et surtout de se transcender.
Rien, car dès sa naissance dans la matière, l’homme est entravé par la lourdeur de son propre corps, par les désirs, par la peur, par l’ignorance.
La tradition peule compare cette condition humaine à une fièvre incessante : une chaleur maladive qui trouble la vision, altère le jugement, détourne l’homme de son origine divine.
Ainsi, la vie est un chemin d’éveil :
D’abord engourdi, l’homme doit peu à peu vaincre l’inertie de sa nature matérielle.
Chaque étape de l’existence est une lutte pour reconquérir la clarté intérieure, pour rallumer la flamme d’où il provient.
Ce combat n’est pas un affrontement brutal, mais une ascension lente, rythmée par des cycles précis (les « neuf degrés ») et par l’exigence d’un travail constant sur soi.
Ne pas progresser, c’est reculer. Dans cet enseignement, la vie humaine n’est jamais statique :
Elle est mouvement, initiation, transformation permanente.
À travers cette double définition (tout et rien), la philosophie peule affirme une vision profondément spirituelle mais aussi rigoureusement exigeante de la condition humaine. Être né homme, ce n’est pas un aboutissement : c’est seulement recevoir la chance de devenir pleinement humain.
Le premier cycle : l’apprentissage fondamental (0-21 ans)
Dans la vision peule de l’existence humaine, les vingt-et-une premières années de vie constituent un cycle déterminant, où l’être humain reçoit les fondations de son être spirituel, social et intellectuel. Ce cycle est divisé en trois étapes de sept ans, chacune correspondant à un degré d’initiation.
De 0 à 7 ans : l’école de la mère
Au commencement, l’enfant est tout entier plongé dans l’univers maternel. La mère n’est pas seulement la source de nourriture et de soin : elle est l’interprète du monde.
Tout ce que l’enfant voit, entend, ou expérimente doit passer par la médiation maternelle :
Est-ce vrai ce que m’a dit mon père ?
Dois-je croire ce que j’ai vu chez le voisin ?
Est-il bon de faire ceci ou cela ?
La mère détient l’autorité sacrée sur la vérité, car elle est la gardienne première du savoir et de la morale. Dans cet âge tendre, l’esprit de l’enfant est malléable ; c’est le moment où l’on grave les premières lignes sur la tablette de son âme.
De 7 à 14 ans : l’école du dehors
À partir de sept ans, l’enfant s’ouvre au dehors. L’univers s’élargit : camarades, maîtres, travaux domestiques ou villageois deviennent autant d’écoles parallèles.
Dans la tradition peule, tout est enseignement :
Puiser de l’eau au puits enseigne la discipline.
Jouer apprend la coopération ou la ruse.
Écouter les anciens transmet des valeurs invisibles.
Cependant, même en pleine découverte, l’enfant continue de revenir consulter sa mère. Il ne se fie pas encore totalement à ce qu’il apprend au dehors sans l’aval de celle qui fut sa première lumière. Ce va-et-vient constant entre curiosité et sécurité fonde l’équilibre du jeune esprit.
De 14 à 21 ans : l’affirmation individuelle
À quatorze ans, l’adolescent entre dans une phase de rupture progressive. Il commence à opposer ses propres raisonnements à ceux de ses éducateurs. Il discute, il questionne, parfois même il conteste sa mère ; preuve qu’il devient un être pensant, non plus seulement un être recevant.
À cet âge, la tradition exige que l’adolescent soit exposé à la connaissance des quatre règnes :
Minéral (la terre, les pierres, les montagnes)
Végétal (les arbres, les plantes, les cycles agricoles)
Animal (les créatures mobiles, les esprits de la chasse)
Humain (les structures sociales, les alliances, les conflits)
Ce premier cycle, long et progressif, forge un être partiellement éveillé, prêt à entamer l’ascension vers les vérités supérieures de l’existence.
À 21 ans, il a achevé son premier tour d’horizon de la vie terrestre, mais il n’est encore qu’un apprenti de l’Être.
Le deuxième cycle : affermir son être (21-42 ans)
Dans la tradition peule, le chemin de la maturité ne s’achève pas avec la simple acquisition de savoirs. Une fois le premier cycle de la vie bouclé à 21 ans, débute une phase plus exigeante : celle de l’approfondissement de l’être, où l’on ne se contente plus d’apprendre, mais où l’on doit comprendre, assimiler, et éprouver la valeur de chaque enseignement.
Approfondissement
De 21 à 42 ans, l’homme refait un second parcours initiatique, mais cette fois, de manière intérieure.
Ce qu’il a appris des règnes minéral, végétal, animal et humain n’est plus seulement observé : il doit être éprouvé.
Les vérités transmises doivent être testées par l’expérience, confrontées à l’épreuve du réel.
L’individu doit se purger des illusions, vaincre l’orgueil naissant, tempérer l’exubérance de la jeunesse.
Cette période est marquée par une exigence de profondeur et de patience : il ne suffit plus de connaître ; il faut mériter son savoir par la sagesse.
Comme une plante qui a fleuri, l’homme doit maintenant enraciner ses vertus, afin que la tempête des épreuves ne l’arrache pas.
42 ans : l’âge du droit de parole
Ce n’est qu’à l’issue de ce long cheminement, à 42 ans, que l’homme est autorisé à prendre la parole publique.
Ce droit n’est pas une simple récompense d’âge biologique :
Il atteste que l’individu a consolidé son être intérieur.
Il peut désormais enseigner sans flatterie, conseiller sans orgueil, arbitrer sans colère.
À partir de 42 ans, il est considéré comme un sage en devenir, un pilier de la communauté dont la parole, pesée et mûrie, peut servir de guide aux plus jeunes et soutenir l’ordre collectif.
La tradition peule affirme ainsi que la parole est un fruit tardif : elle doit être mûrie dans le silence, nourrie par la vie, filtrée par la conscience.
Le troisième cycle : la transmission suprême (42-63 ans)
Dans la conception peule du chemin de vie, l’acquisition du savoir n’a de sens que s’il est redonné. Après 42 ans, l’homme n’appartient plus à lui-même : il devient une source.
Le devoir de transmission
Entre 42 et 63 ans, la sagesse acquise ne doit plus être gardée en silence :
Il faut enseigner, corriger, guider ceux qui, plus jeunes, parcourent encore leur propre montée initiatique.
Chaque conseil, chaque arbitrage, chaque récit devient un acte sacré de transmission.
L’homme, mûri par deux cycles de 21 ans, doit désormais féconder la société de son expérience, tout comme les anciens l’ont fécondé jadis.
Dans cette phase, le silence n’est plus vertu : il devient au contraire un manquement si l’expérience n’est pas partagée.
Le vieillard peul n’est pas seulement un vieux : il est un jardinier de mémoire, responsable de la continuité des savoirs et des valeurs.
À 63 ans : l’honneur du retrait
À 63 ans, la mission sociale est accomplie. On dit alors de l’homme qu’il est « hors du parc », selon une belle métaphore pastorale :
Comme un ancien taureau libéré de l’enclos, il n’a plus d’obligations communautaires strictes.
Il reste une référence morale, honorée pour son parcours, mais il n’est plus sommé de rendre compte ni d’enseigner activement.
La société peule reconnaît dans ce retrait non pas une perte, mais une consécration : le sage entre dans une autre dimension de l’existence, faite de contemplation, de bénédiction silencieuse et, parfois, de préparation spirituelle pour la grande traversée finale.
Ainsi se clôt, en majesté, le triple cycle de la vie humaine selon la tradition peule : naissance, affirmation, transmission. Trois temps pour une seule quête : réaliser la plénitude de l’être.
Devenir pleinement homme
Pour la sagesse peule, vivre, ce n’est pas seulement avancer dans le temps ; c’est gravir patiemment les degrés de son propre être.
Chaque étape de vie (de l’enfance sous l’aile maternelle à l’âge d’or de la transmission) forme un apprentissage sacré, destiné à reconnecter l’homme à son origine divine.
Le Peul traditionnel ne mesure pas une vie à sa durée, mais à la qualité de la conscience que l’homme a su cultiver à travers elle.
L’ultime honneur n’est pas d’avoir existé longtemps, mais d’avoir su enseigner, élever, préserver.
Et peut-être, comme l’enseignaient les anciens, de quitter ce monde en laissant plus de lumière qu’on n’en avait trouvé.
Source principale :
Documentaire d’Ange Casta, Un certain regard, diffusé sur la première chaîne française, le 7 septembre 1969.
Amadou Hampâté Bâ, écrivain, ethnologue et sage africain, a consacré sa vie à sauver de l’oubli les traditions orales d’Afrique de l’Ouest. De Bandiagara à l’UNESCO, il incarna l’exigence d’une mémoire vivante face aux silences de l’Histoire. Portrait d’un passeur de civilisations.
UNESCO, 1960. Un silence solennel règne dans l’enceinte de l’Assemblée générale. Les représentants du monde entier, réunis pour discuter de l’avenir de la culture, tendent l’oreille vers un orateur peu ordinaire.
Amadou Hampâté Bâ, vêtu d’un boubou clair, s’avance, serein. Le visage empreint d’une sagesse calme, il déclame d’une voix grave, avec la lenteur méditative des griots :
« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. »
La phrase, simple en apparence, fend l’atmosphère diplomatique comme une onde. En quelques mots, Hampâté Bâ rappelle au monde que l’Afrique, souvent jugée par l’Occident à travers le prisme déformant de l’écrit, possède depuis des siècles ses propres trésors de savoirs, transmis de bouche à oreille, de génération en génération.
Il ne s’agit pas simplement d’une nostalgie, mais d’une alerte : chaque perte humaine non consignée signifie l’effacement d’histoires, de traditions, de sciences et de spiritualités irremplaçables.
À travers cette déclaration devenue proverbiale, Amadou Hampâté Bâ ne défend pas seulement la tradition orale africaine ; il s’érige en gardien d’une mémoire universelle, en passe de disparaître sous les assauts de la modernité brutale et de l’oubli.
Son œuvre, son engagement, ses combats trouveront dans cette scène un symbole éclatant : faire parler l’Afrique, non pour figer un passé idéalisé, mais pour affirmer que la transmission des savoirs est le fondement de toute civilisation vivante.
D’une école coranique à l’administration coloniale
Né autour de 1901 à Bandiagara, au cœur du pays dogon, Amadou Hampâté Bâ est d’emblée un enfant du carrefour africain. Fils d’une lignée peule prestigieuse, il grandit dans une mosaïque culturelle où l’islam soufi, la tradition orale, et les premiers balbutiements de la colonisation française s’entrelacent.
Sa prime éducation est celle de l’oralité : il fréquente l’école coranique dirigée par Tierno Bokar1, maître spirituel de la confrérie tidjaniyya. C’est là qu’il apprend non seulement les préceptes religieux, mais surtout l’art de l’écoute, de la mémoire et du récit. Chez Bokar, le savoir n’est pas un stock à accumuler mais une lumière intérieure à cultiver.
Cependant, l’administration coloniale impose à l’adolescent une autre voie : l’école française. Arraché aux enseignements traditionnels, il découvre à Djenné, puis à Kati, les rudiments d’une culture écrite qui ignore tout de la richesse orale africaine. Ce passage forcé n’éteint pas son âme d’apprenti-griot ; au contraire, il nourrit une conscience aiguë du clivage entre deux mondes.
Refusant l’école normale de Gorée, pépinière des élites coloniales dociles, Amadou Hampâté Bâ est puni : il est affecté comme « écrivain temporaire » à Ouagadougou. Commence alors une vie de fonctionnaire précaire, ballotté de ville en ville, mais surtout d’observateur attentif d’une Afrique qui résiste, s’adapte et souffre sous l’autorité française.
Déjà, dans ses notes prises à la hâte et ses cahiers dissimulés, germe l’idée qui guidera son œuvre entière : sauver les voix oubliées avant qu’elles ne sombrent dans l’abîme du silence.
Sauvegarder la mémoire orale
Dès les années 1940, grâce à l’appui du grand naturaliste Théodore Monod, Amadou Hampâté Bâ rejoint l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN)2 à Dakar. Il y inaugure une œuvre discrète mais décisive : collecter, transcrire et analyser les traditions orales de l’Afrique de l’Ouest. Dans un monde académique encore dominé par des visions eurocentrées, son travail est une révolution silencieuse.
L’Afrique, disait-il, ne s’écrit pas, elle se parle.
Convaincu que les griots, les maîtres de l’initiation et les conteurs détiennent des trésors historiques équivalents aux archives européennes, il sillonne savanes et villages, armé d’une patience infinie. Pendant quinze ans, il recueille épopées peules, récits de filiation, traités de savoirs spirituels, qu’il compare et vérifie avec une rigueur scientifique rare à l’époque pour l’oralité.
En 1960, année des indépendances, son expertise le propulse sur la scène internationale. À l’UNESCO, où il représente le Mali nouvellement libre, il plaide pour la reconnaissance officielle de l’oralité comme patrimoine universel. Son cri (« En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ») devient un aphorisme mondial, rappelant aux jeunes nations que leur passé vivant mérite autant d’attention que les temples ou manuscrits figés.
Entre 1962 et 1970, membre du Conseil exécutif de l’UNESCO, il participe activement à l’élaboration d’une transcription unifiée des langues africaines, étape capitale pour ancrer les traditions orales dans la modernité sans les trahir.
Pour Hampâté Bâ, défendre l’oralité n’est pas un geste nostalgique : c’est une stratégie de souveraineté intellectuelle. Sans la mémoire de leurs ancêtres, affirmait-il, les Africains risquaient de devenir des « étrangers sur leur propre terre« .
L’écrivain, le penseur et l’héritage
Dans les années 1970, Amadou Hampâté Bâ abandonne toute fonction diplomatique pour se consacrer entièrement à l’écriture. Il n’écrit pas pour dominer, ni pour séduire : il écrit pour transmettre, comme on passe un flambeau avant qu’il ne s’éteigne. Chaque mot, chaque page est pour lui un acte de fidélité envers ses maîtres spirituels, ses ancêtres et les voix anonymes de l’Afrique intérieure.
L’Étrange Destin de Wangrin (1973) révèle au monde son immense talent littéraire. Dans ce roman basé sur des faits réels, il brosse le portrait d’un Africain rusé naviguant entre les pièges de la colonisation française. Subtil, drôle, amer aussi, Wangrin est à l’image de l’Afrique coloniale : résistante, contrainte, mais jamais vaincue.
À travers ses récits initiatiques (Kaïdara, Petit Bodiel), ses essais philosophiques (Aspect de la civilisation africaine) et ses mémoires monumentaux (Amkoullel, l’enfant peul, Oui, mon commandant !), Hampâté Bâ tisse une fresque humaniste et spirituelle. Il réconcilie l’Afrique des contes et celle de la pensée, démontre que la tradition orale peut atteindre des sommets de complexité philosophique insoupçonnés.
À sa mort, en 1991 à Abidjan, il laisse une œuvre foisonnante mais aussi un chantier inachevé : préserver, valoriser, enseigner les héritages africains hors des schémas imposés par l’histoire coloniale.
Aujourd’hui, sa pensée résonne plus que jamais. Face aux défis de l’effacement culturel, de la mondialisation uniformisante, Amadou Hampâté Bâ continue d’enseigner une leçon précieuse :
« Le passé n’est pas un fardeau, mais un socle vivant pour inventer l’avenir. »
Tierno Bokar, marabout tidjane malien (1875-1939), maître spirituel d’Amadou Hampâté Bâ, a inspiré de nombreux écrits sur la tolérance religieuse et la transmission du savoir oral. ↩︎
IFAN (Institut français d’Afrique noire), fondé en 1936 à Dakar par Théodore Monod, fut un centre pionnier dans la recherche ethnologique et l’étude des cultures africaines traditionnelles. ↩︎
Du 15 au 18 mai 2025, la Philharmonie de Paris célèbre la musique et la culture de la Caraïbe, avec des hommages vibrants à Marius Cultier, Sélène Saint-Aimé, Anthony Joseph et Kassav’.
À Paris, pendant quatre jours, les murs de la Philharmonie ne résonneront pas de symphonies européennes classiques. Ils vibreront aux rythmes du bèlè, du gwoka, du jazz créole et du zouk. Ils raconteront une autre histoire : celle d’une diaspora caribéenne insoumise, inventive, flamboyante.
Du 15 au 18 mai 2025, la Grande Salle Pierre Boulez et la Cité de la musique accueilleront un programme exceptionnel, où se croisent mémoires vives et métissages assumés.
Un hommage à la hauteur de figures légendaires : Marius Cultier, Sélène Saint-Aimé, Anthony Joseph et Kassav’.
Un appel à la mémoire, mais aussi à la création.
Jeudi 15 mai : Hommage à Marius Cultier, météore martiniquais
Né à Fort-de-France en 1942 et disparu en 1985, Marius Cultier fut bien plus qu’un pianiste : un passeur de mondes, un inventeur de sons, un poète des Caraïbes. Entre jazz, biguine, musiques latines et expérimentations sonores, il a façonné un style incandescent, en avance sur son temps.
Pour lui rendre hommage, David Donatien, percussionniste et directeur artistique du projet, orchestre une grande soirée entouré d’artistes majeurs :
Ralph Thamar,
Tony Chasseur,
Kareen Guiock Thuram (chant),
Alain Jean-Marie,
Mario Canonge,
Grégory Privat,
Thierry Vaton (pianos),
Ludovic Louis (trompette),
Irving Acao (saxophone),
Grégory Louis (batterie)
et Rody Cereyon (basse).
Un hommage vibrant à un créateur météorique, dont l’aura illumine encore la jeune scène créole.
📅 Jeudi 15 mai – 20h
📍 Salle des concerts – Cité de la musique
Samedi 17 et dimanche 18 mai : Sélène Saint-Aimé et la poésie créole
Dans l’univers du jazz contemporain, Sélène Saint-Aimé fait figure d’étoile montante. Contrebassiste, chanteuse et compositrice, elle tisse une musique profondément métissée, aux racines caribéennes assumées.
À travers son projet Creole Songs, elle revisite les répertoires de la Louisiane, des Antilles et de la Réunion, faisant jaillir une voix libre, poétique, habitée.
Son jazz est une odyssée identitaire, nourrie par l’histoire, la mémoire et la vibration du monde créole.
📅 Samedi 17 mai – 18h (1re représentation) 📅 Dimanche 18 mai – 16h (2e représentation)
📍 Amphithéâtre – Cité de la musique
Samedi 17 mai (soir) : Anthony Joseph, la parole en feu
Anthony Joseph est un incendiaire de scène.
Poète, romancier, chanteur, il fusionne spoken word, free jazz, dub et héritages caribéens dans une exploration sonore sans frontières.
Avec Roger Raspail et Dave Okumu, il imagine The Caribbean is Everywhere, une performance habitée, où la créolité n’est pas une nostalgie mais une force de rupture.
À travers ses textes brûlants et ses improvisations musicales, Anthony Joseph fait de chaque concert une traversée des imaginaires insurgés.
📅 Samedi 17 mai – 20h
📍 Salle des concerts – Cité de la musique
4. Dimanche 18 mai : Portrait d’Haïti ; musique, poésie et mémoire
À 16h, l’artiste Célimène Daudet et le photographe Corentin Fohlen proposent un voyage sensible à travers Haïti. À partir de son album Haïti mon amour, Célimène Daudet fait dialoguer le piano, la poésie créole et les images de son île natale.
Entre compositions de Ludovic Lamothe, Justin Élie ou Saintonge, poèmes et photographies contemporaines, Portrait d’Haïti est une traversée intime et politique de l’âme haïtienne.
Un moment suspendu, où musique, histoire et résistance se répondent en miroir.
📅 Dimanche 18 mai – 16h
📍 Le Studio – Philharmonie de Paris
Dimanche 18 mai : Kassav’, l’éternelle traversée
Kassav’, c’est la révolution du zouk.
Le groupe fondé en 1979 par Jacob Desvarieux, Georges et Pierre-Édouard Décimus a propulsé la Guadeloupe et la Martinique sur la carte du monde musical.
Des Antilles à l’Afrique, du Japon à l’URSS, Kassav’ a fait danser les foules et a ouvert une voie pour toutes les musiques créoles modernes.
Le concert du 18 mai sera un hommage vibrant à Jacob Desvarieux, disparu en 2021, mais dont l’esprit continue d’irriguer les sons et les coeurs.
Plus qu’un concert : une communion, une fête de la mémoire vivante.
📅 Dimanche 18 mai – 20h
📍 Grande salle Pierre Boulez – Philharmonie
À travers ces quatre jours, la Philharmonie invite à une autre écoute du monde : une écoute créole, diasporique, inextinguible.
Un monde de brassages, de luttes et de résiliences, porté par la puissance des musiques caribéennes.
Un monde où la mémoire est rythme, où l’avenir est en chantier, et où chaque note raconte l’histoire d’un peuple debout.
Alors que la France commémore l’abolition de l’esclavage, une anomalie historique ressurgit : le Code noir, texte fondateur de l’esclavage colonial, n’a jamais été formellement abrogé. Interpellé à l’Assemblée, François Bayrou promet de réparer cet oubli symbolique en engageant une abrogation officielle. Un geste fort pour aligner enfin mémoire et légalité.
Bayrou promet la fin du Code noir : quand la République soigne ses oublis
3 mai 2025, Assemblée nationale. Dans l’hémicycle tendu des Questions au gouvernement, un député soulève une anomalie troublante, presque irréelle : le « Code noir », cet édit royal du XVIIᵉ siècle qui légiférait sur l’esclavage dans les colonies françaises, n’aurait jamais été formellement abrogé.
Face à l’assemblée, François Bayrou, Premier ministre, se lève. Sa voix, habituellement posée, trahit une certaine stupeur :
« Grâce à votre question, je découvre cette réalité juridique que j’ignorais absolument. »
Dans un moment de gravité rare, il s’engage : un texte sera présenté pour enfin acter, symboliquement mais nécessairement, l’abolition du Code noir.
Ainsi, sous les ors de la République, un fragment oublié d’une histoire douloureuse remonte à la surface. Car derrière la technicité législative, c’est la mémoire de millions d’hommes et de femmes réduits en esclavage qui réclame justice et reconnaissance.
Pourquoi, en 2025, la France doit-elle encore solder les héritages juridiques du colonialisme ? Comment un texte aussi chargé de violence a-t-il pu survivre silencieusement dans l’ombre des grands récits nationaux ?
Nofi explore l’histoire, l’oubli, et l’enjeu politique autour du « Code noir » ; ce fantôme du passé que la République cherche enfin à exorciser.
Organiser l’esclavage colonial
À la fin du XVIIᵉ siècle, alors que la France étend son empire colonial aux Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe), l’économie sucrière impose un besoin crucial de main-d’œuvre. Face à cette réalité économique, Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, élabore en 1685 une ordonnance destinée à réguler juridiquement l’esclavage dans les colonies françaises1.
Le Code noir, tel qu’il sera connu, vise officiellement à :
Encadrer la traite et la possession d’esclaves noirs.
Normaliser les rapports entre colons, esclaves et administration royale.
Les esclaves y sont définis explicitement comme des « biens meubles » : ils peuvent être achetés, vendus, transmis par héritage au même titre qu’un objet ou une parcelle de terre.
L’article 44 est sans ambiguïté :
« Déclarons les esclaves être meubles. »
La violence physique est légalisée et encadrée :
Les maîtres sont autorisés à infliger des punitions corporelles, des marquages au fer, des mutilations (notamment la coupe d’oreilles pour tentative de fuite).
Cependant, l’assassinat d’un esclave est théoriquement passible de sanction, non par humanisme, mais pour protéger la valeur économique du « bien ».
La dimension religieuse est également essentielle :
Les maîtres ont l’obligation de baptiser leurs esclaves et de leur imposer la foi catholique.
Toute pratique de religions africaines, ou tout culte autre que celui de l’Église catholique, est strictement interdit et réprimé.
Ce corpus de soixante articles constitue ainsi une institutionnalisation de l’esclavage par l’État français :
Il ne se contente pas de tolérer la traite ; il la légitime juridiquement,
Et il construit une hiérarchie raciale officiellement reconnue.
Plus qu’une simple loi coloniale, le Code noir symbolise l’organisation rationnelle d’un système d’exploitation humaine, placé au cœur du projet colonial français.
une abolition incomplète
La fin du XVIIIᵉ siècle bouleverse l’ordre établi en Europe et dans ses colonies. Sous l’impulsion des idées des Lumières et de la Révolution française, la question de l’esclavage, jusqu’alors considérée comme un fait naturel de l’économie coloniale, entre enfin dans le débat public.
En 17942, dans un contexte d’agitation révolutionnaire en métropole et de révoltes massives d’esclaves à Saint-Domingue (notamment la célèbre insurrection menée par Toussaint Louverture), la Convention nationale adopte le décret du 4 février 1794, proclamant :
« L’esclavage est aboli dans toutes les colonies françaises. »
Pour la première fois, une nation occidentale abolit juridiquement l’esclavage sur l’ensemble de son empire colonial. Cependant, cette abolition est aussi fragile que l’équilibre politique révolutionnaire lui-même :
La mise en œuvre est inégale : certaines colonies tardent à appliquer la loi.
L’abolition est perçue davantage comme une mesure stratégique pour conserver les colonies que comme une véritable reconnaissance des droits des esclaves.
À peine quelques années plus tard, Napoléon Bonaparte, devenu Premier Consul, rétablit l’esclavage par la loi du 20 mai 18023.
Cette décision cynique vise à restaurer la prospérité économique des colonies sucrières des Antilles, alors en crise.
Napoléon affirme que l’égalité raciale est incompatible avec les intérêts économiques de l’Empire colonial.
Le Code noir reprend alors vigueur, renforçant l’ordre esclavagiste et provoquant des soulèvements dramatiques, notamment en Guadeloupe et en Guyane.
Il faut attendre la Deuxième République, en avril 18484, pour que l’esclavage soit aboli de manière irrévocable dans les colonies françaises.
Le décret est impulsé par Victor Schœlcher, fervent abolitionniste et sous-secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies.
Le texte proclame :
« Nulle terre française ne peut porter d’esclaves. »
Cependant, un paradoxe demeure :
Si l’esclavage est bien interdit,
Le « Code noir », comme texte juridique, n’est jamais expressément abrogé.
Cette lacune législative, laissée dans l’ombre, va traverser les siècles jusqu’à ressurgir de manière spectaculaire en 2025.
Pourquoi l’absence d’abrogation dérange ?
Au lendemain de l’abolition de 1848, l’urgence est à la reconstruction des colonies et à la redéfinition du travail libre.
La France abolit l’esclavage, mais elle ne prend pas soin de nettoyer ses textes fondateurs.
Résultat : le Code noir, bien que rendu inapplicable par la suppression légale de l’esclavage, n’est jamais explicitement abrogé.
Ce silence administratif, probablement perçu à l’époque comme anecdotique, prend aujourd’hui une signification symbolique majeure :
Le fait qu’un texte asservissant des millions d’êtres humains reste inscrit dans l’arsenal juridique national constitue une forme d’oubli, voire de déni.
Il témoigne d’une hésitation historique à pleinement assumer le passé colonial et esclavagiste.
La persistance du Code noir dans les archives juridiques françaises alimente, au XXIᵉ siècle, des revendications mémorielles de plus en plus fortes :
Descendants d’esclaves,
Intellectuels,
Associations antiracistes,
Historiens engagés dans un travail de reconnaissance des traumatismes collectifs.
Pour eux, l’absence d’abrogation formelle n’est pas une simple bizarrerie juridique :
C’est un symptôme profond d’un retard dans le travail de mémoire.
C’est le reflet d’une République qui a célébré ses idéaux sans toujours réparer ses propres blessures historiques.
Aujourd’hui, abolir officiellement le Code noir, même purement symbolique d’un point de vue juridique, a une portée immense :
Cela revient à affirmer hautement que la France ne tolère plus dans ses textes fondamentaux aucun vestige d’un système inhumain.
C’est réconcilier les principes de liberté, d’égalité et de fraternité avec la réalité historique.
Car au-delà du droit, il s’agit d’une question de dignité, de mémoire réparatrice, et d’un geste politique pour bâtir une histoire commune plus lucide.
Le 13 mai 2025, à l’Assemblée nationale, le député Laurent Panifous5 (groupe LIOT) interpelle solennellement le Premier ministre François Bayrou.
Dans une atmosphère tendue, il rappelle une évidence dérangeante : malgré l’abolition de l’esclavage en 1848, le « Code noir » n’a jamais été abrogé par un acte formel.
Dans un geste rare, Bayrou reconnaît publiquement cet oubli :
« Si le Code noir n’a pas été aboli en 1848, il faut qu’il le soit. 6»
À cet instant, l’émotion dépasse le simple débat juridique. Il est question de réconciliation morale entre la République et son histoire coloniale.
Face à l’Assemblée, François Bayrou s’engage :
Un texte législatif sera présenté dans les semaines suivantes,
Afin d’acter officiellement l’abolition du Code noir,
Et de réaffirmer les valeurs fondamentales de dignité humaine.
Le Premier ministre espère un vote unanime, dépassant les clivages politiques habituels. Il ne s’agit plus simplement d’amender un vieux texte : il s’agit de purger le droit français d’une souillure historique, pour aligner définitivement mémoire et législation.
En choisissant de traiter ce dossier avec urgence et solennité, le gouvernement français adresse :
Un hommage tardif aux millions de victimes de l’esclavage colonial,
Un geste de justice mémorielle envers leurs descendants,
Et une affirmation claire que la République ne peut tolérer aucune trace, même symbolique, d’oppression codifiée.
Ainsi, l’abolition formelle du Code noir deviendra un acte politique fondateur pour une France contemporaine pleinement consciente de ses héritages ; et prête à les assumer.
Abolir un texte, ce n’est pas abolir un passé.
En décidant enfin d’abroger formellement le « Code noir », la France ne corrige pas seulement une lacune administrative ; elle accomplit un geste symbolique essentiel : reconnaître que le droit aussi peut porter les cicatrices de l’histoire.
Ce long oubli, devenu visible en 2025, rappelle que la mémoire n’est jamais définitivement acquise.
Elle exige vigilance, engagement, et parfois des actes tardifs mais nécessaires pour réconcilier les principes fondateurs de la République avec les réalités complexes de son passé colonial.
Le « Code noir » n’est plus appliqué depuis longtemps, certes.
Mais son ombre persistante illustre combien le droit et la mémoire sont intimement liés : ce que l’on n’efface pas juridiquement continue d’exister dans l’imaginaire collectif.
Effacer un texte infâme, c’est proclamer que la dignité humaine ne tolère aucun compromis, ni dans les faits, ni dans les mots.
Car l’histoire ne s’efface pas, mais elle peut être réparée, pas à pas, mot après mot.
Ordonnance de mars 1685, dite Code noir, promulguée sous Louis XIV pour réglementer l’esclavage dans les colonies françaises. Source : Archives nationales, section Colonies, dossier Code noir. ↩︎
Décret du 4 février 1794, Convention nationale : « La Convention nationale déclare l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies. » Débats et décrets révolutionnaires, tome XVII. ↩︎
Loi du 20 mai 1802, sous Napoléon Bonaparte : restauration officielle de l’esclavage dans les colonies françaises. Texte consultable sur Gallica (BnF). ↩︎
Décret du 27 avril 1848, signé par Victor Schœlcher : abolition définitive de l’esclavage dans les territoires coloniaux français. Archives nationales, fonds Colonies XIXᵉ siècle. ↩︎
Intervention de Laurent Panifous, Assemblée nationale, séance du 13 mai 2025 : « La France n’a jamais formellement abrogé le Code noir. » Journal Officiel de l’Assemblée nationale, QAG. ↩︎
Déclaration de François Bayrou, Premier ministre, séance du 13 mai 2025 : « Si le Code noir n’a pas été aboli, il doit l’être, pour réconcilier la République avec son histoire. » Journal Officiel de l’Assemblée nationale, QAG. ↩︎
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