On l’appelait Lucifer, Capitaine Cornieles, ou encore Diego de los Reyes. Derrière ces noms, une même légende : celle d’un Afrodescendant, né esclave à Cuba, devenu terreur des mers caraïbes. Pirate, corsaire, stratège et survivant, Diego el Mulato incarne une figure oubliée de l’histoire coloniale ; celle d’un Noir en armes, maître de son destin, devenu l’ennemi juré des Espagnols au XVIIe siècle.
Né enchaîné, forgé par la mer
Cuba, fin du XVIe siècle.
Le soleil cogne sur les quais de La Havane. C’est le temps des galions, des traites et des comptoirs fortifiés. Dans cette colonie espagnole florissante, bâtie sur le sang des autres, naît un enfant sans avenir : Diego Grillo, dit « el Mulato ». Fils d’une esclave africaine et, peut-être, d’un marin ou d’un notable colonial, il n’a pas de nom hérité, seulement une couleur : mulato. Ce mot qui, dans l’empire espagnol, désigne les enfants métis mais les fixe aussi à une hiérarchie raciale inflexible.
Très tôt, il apprend à survivre dans l’ombre des grands voiliers. Il grandit entre les chaînes et les cargaisons, parmi les manœuvres, les coups, et les chants arrachés aux soirs d’épuisement. Mais l’enfant regarde la mer. Il sait qu’elle peut engloutir des empires. Il pressent qu’elle peut aussi libérer.
À l’adolescence, vers 1572, Diego parvient à s’échapper. On ignore s’il déserte, s’il se jette à l’eau ou s’il est emmené de force. Toujours est-il qu’il disparaît de l’univers clos de La Havane pour reparaître à Nombre de Dios, au Panama ; ville de transit stratégique pour l’or pillé des Andes.
C’est là qu’il croise Francis Drake.
Le corsaire anglais vient de frapper un coup retentissant contre les Espagnols. Dans son escadre, des marins déclassés, des Indigènes alliés, des maroons (esclaves fugitifs). Diego y trouve sa place. Non comme un prisonnier, mais comme un matelot. Il devient l’un des premiers Noirs à naviguer du côté des corsaires protestants ; ces ennemis déclarés de l’Empire catholique et esclavagiste.
Cette bascule change tout. Diego Grillo vient de passer de l’autre côté des canons. Il n’est plus la marchandise. Il devient le stratège.
Dans l’océan de feu et de poudre qu’est devenue la mer des Caraïbes au XVIIe siècle, Diego el Mulato devient bien plus qu’un survivant. Il devient un acteur.
Au fil des ans, il gravit les échelons de cette guerre flottante où se croisent corsaires anglais, flibustiers néerlandais, marchands d’épices et contrebandiers de sucre. D’abord simple barreur (métier exigeant qui réclame une connaissance fine des vents et des récifs), il devient éclaireur, interprète, puis bientôt capitaine.
Ses alliés ? Des hommes de la marge : des corsaires protestants en guerre contre le monopole catholique espagnol, mais surtout, des Cimarrons ; ces esclaves fugitifs, devenus maîtres de leur propre territoire dans les forêts d’Amérique centrale.
Avec eux, Diego el Mulato partage plus qu’un ennemi commun :
- Il partage une langue de résistance, une mémoire de l’humiliation, et une stratégie de l’insaisissable.
- Les Cimarrons avaient érigé des palenques, des communautés marronnes fortifiées, dont certaines duraient depuis plusieurs générations. Diego les renforce, les arme, les intègre à ses réseaux de contre-pouvoirs afro-caraïbes.
Dans les années 1630, Diego fait escale à Providence Island ; un bastion puritain établi par les Anglais sur une île proche du Nicaragua. Ce repaire, à la fois religieux et militaire, tolère mal l’ordre espagnol et voit en Diego un allié de circonstance : redouté, autonome, et familier des côtes hispaniques.
En 1633, l’alliance se matérialise dans un assaut spectaculaire contre Campeche, un port espagnol stratégique sur la côte du Yucatán.
Aux côtés de Cornelis Jol, flibustier néerlandais surnommé “le capitaine Lucifer”, Diego commande une force combinée de 500 hommes répartis sur une dizaine de navires. L’attaque est rapide, chirurgicale. La ville est prise. Quand les notables refusent de payer la rançon, Diego ordonne l’incendie. C’est une démonstration de force, un avertissement envoyé à toute la Nouvelle-Espagne.
Cet épisode marque un tournant.
Diego el Mulato n’est plus seulement un ancien esclave devenu corsaire.
Il est une figure tactique de la guerre atlantique, capable de désorganiser les routes commerciales, de défier l’armée espagnole, et de négocier avec les puissances protestantes européennes.
Il devient une légende ; redoutée par les gouverneurs coloniaux, respectée par les cimarrons, et courtisée par ceux qui, déjà, imaginent un monde où la peau noire n’est plus une condamnation.
Dans les couloirs moisis des palais coloniaux, son nom circulait comme un mauvais présage.
Diego el Mulato, ex-esclave, devenu capitaine de flibustiers, hantait les rêves des évêques autant que les rapports militaires. Il était l’homme noir qui avait osé prendre la mer avec des blancs ; et la commander.
On le surnommait Capitán Lucifer. Pas pour sa cruauté gratuite ; mais parce qu’il brûlait les églises, brisait les statues de saints, et redistribuait le sacré à sa manière. Dans la mémoire ecclésiastique, il est décrit comme un iconoclaste impie, celui qui « choppe les saints avec une hache et les piétine en riant ».
Mais ce geste, souvent brandi comme preuve de barbarie, portait un sens plus profond : un refus absolu de la domination spirituelle des colons sur les corps noirs.
Dans la région de Campeche, de Bacalar, ou encore de la côte du Yucatán, les rapports d’espions et d’administrateurs espagnols font état d’un phénomène rare :
- Les convois changent d’itinéraire pour l’éviter.
- Des villages fortifient leurs clochers de peur de son retour.
- Des marchands refusent de prendre la mer sans escorte, « tant que le Mulato est en vie. »
Il est devenu une menace vivante, un mythe armé : le cauchemar d’un ordre racial inversé.
Et puis, en 1638, retournement inattendu. Diego Martín, de son vrai nom, adresse une lettre officielle au gouverneur espagnol de Cuba. Il propose ses services à la Couronne.
« Je suis un soldat loyal, et je peux garder les côtes contre les Hollandais et tous ceux qui menacent votre empire. »
Un renversement complet. À moins que ce ne fût une ruse. Certains documents indiquent qu’il obtint effectivement une amnistie royale, ainsi qu’un poste officiel, peut-être celui d’un corsaire légalisé, missionné pour traquer les ennemis de l’Espagne.
D’autres sources affirment qu’il ne fit que gagner du temps, récupérer ses appuis, et reprendre la mer sitôt son immunité obtenue. La vérité historique se perd entre les rapports censurés, les lettres à demi conservées, et les récits posthumes.
Mais ce qui est certain, c’est que l’ombre de Diego el Mulato planera encore longtemps sur les eaux caribéennes. Car au-delà du pirate, au-delà du traître ou du héros, il incarne une question irrésolue : que faire d’un homme noir libre, armé, et maître de sa trajectoire ?
Diego el Mulato n’est pas un nom : c’est une constellation. Les archives coloniales le nomment tantôt Diego Grillo, Diego Martín, Diego de los Reyes, Dieguillo, ou encore Capitaine Lucifer. Selon les sources, il serait né à La Havane, à Campeche, ou même sur un navire négrier.
Certains récits le disent fils d’un pirate néerlandais et d’une Cubaine libre. D’autres l’identifient comme un esclave marron, évadé de son encomienda et recueilli par des corsaires hollandais. Pour d’autres encore, il n’est qu’un pseudonyme collectif, un masque utilisé par plusieurs marins rebelles afrodescendants pour brouiller les pistes.
Mais qu’importe l’identité exacte. Ce que tous ces récits révèlent, c’est un même vertige :
celui d’un homme noir, dans un monde blanc, qui s’est construit à la force du gouvernail et de la poudre.
Dans une époque où l’identité était rigidement définie par la couleur, la naissance, et la religion, Diego el Mulato incarne la déroute de l’ordre colonial.
- Il est noir mais capitaine.
- Il est baptisé, mais blasphémateur.
- Il parle espagnol, mais sert les Anglais.
- Il brûle les églises, mais épargne les femmes de ses ennemis.
- Il négocie avec les gouverneurs, puis les attaque.
À travers ses multiples noms et ses traversées, Diego devient une figure de l’intranquillité radicale, insaisissable, incontrôlable, inassimilable.
Il ne cherche ni la paix, ni la légitimité ; seulement l’autonomie, en mer comme sur terre.
La plupart des sources s’accordent à dire qu’il fut capturé et exécuté en 1673, probablement pendu, comme tant d’autres pirates noirs effacés des récits officiels.
Mais certains historiens, comme Kris E. Lane ou Nina Gerassi-Navarro, notent que cette fin pourrait n’être qu’un épilogue forgé a posteriori par l’administration espagnole ; une manière d’en finir avec une légende trop encombrante.
Car un rebelle noir qui meurt libre, c’est un modèle. Mais un rebelle noir pendu, c’est un avertissement.
Et pourtant, même pendu, Diego el Mulato ne cesse de hanter les chroniques maritimes, les archives inquisitoriales, et les imaginaires postcoloniaux.
Sources
- Kris E. Lane, Pillaging the Empire: Piracy in the Americas, 1500–1750, M.E. Sharpe, 1998.
- Matthew Restall, The Black Middle: Africans, Mayas, and Spaniards in Colonial Yucatán, Stanford University Press, 2009.
- Jon Latimer, Buccaneers of the Caribbean: How Piracy Forged an Empire, Harvard University Press, 2009.