Saint-Eloi Etilce, poilu guadeloupéen, victime d’un crime raciste

Mobilisé pendant la Grande Guerre, blessé aux Dardanelles, Saint-Eloi Etilce fut abattu en 1919 à Nantes par un policier militaire américain. Ce crime raciste, longtemps occulté, révèle les hiérarchies coloniales et les violences impunies infligées aux soldats noirs de l’Empire.

Un fils de la Guadeloupe au front

Le 20 décembre 1892, Saint-Eloi Etilce naît à Port-Louis1, une commune côtière du nord-ouest de la Guadeloupe, alors colonie française. Comme des milliers d’Antillais, il grandit dans une société marquée par les héritages de l’esclavage aboli à peine un demi-siècle plus tôt, et par l’ambiguïté de la citoyenneté coloniale. Ni totalement Français, ni tout à fait étrangers, les enfants de l’Empire étaient à la fois assignés à leur couleur et enrôlés dans un projet républicain qui les tolère plus qu’il ne les embrasse.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914, les Antilles (Guadeloupe, Martinique, Guyane) sont appelées à « verser le sang pour la Patrie ». Après des années de revendications de leurs représentants à l’Assemblée nationale, le service militaire est finalement imposé dans ces « vieilles colonies » d’Outre-mer. Ce ne sont pas moins de 30 000 hommes issus de l’Empire qui seront mobilisés au cours du conflit, dont environ 1 700 Guadeloupéens.

Saint-Eloi Etilce fait partie des 192 jeunes Guadeloupéens enrôlés dès les premières mobilisations. À 22 ans, il quitte son île natale pour une métropole qu’il ne connaît pas, pour une guerre qui ne le concerne pas directement, mais dont il assumera le poids sans réserve. Son parcours est celui d’un « poilu noir », pris dans les contradictions de la République coloniale.

Envoyé sur le front d’Orient, il combat aux Dardanelles2, cette campagne sanglante et souvent oubliée de la Grande Guerre, où les troupes françaises et britanniques affrontent l’Empire ottoman sur les côtes de la Turquie actuelle. Ce théâtre d’opérations, extrêmement meurtrier, marque profondément les troupes coloniales. C’est là, dans la boue et sous les balles, que Saint-Eloi est blessé au combat.

Rapatrié en métropole, il est dirigé vers le dépôt des soldats isolés de Saint-Nazaire3, un centre logistique par lequel transitaient les militaires en attente de redéploiement, de démobilisation ou de réaffectation. Délaissé dans l’anonymat administratif, il finit par travailler comme manœuvre à Nantes, sans bruit, sans plainte, dans l’espoir de pouvoir un jour rentrer en Guadeloupe.

Mais ce retour tant attendu ne viendra jamais. Quelques mois après la fin officielle de la guerre, sur une place de foire de Nantes, le destin de Saint-Eloi Etilce sera brutalement fauché. Une balle dans le ventre. Tirée par un homme qui ne voyait en lui qu’une silhouette noire de trop.

Nantes, 1919 : l’inacceptable

Le 22 avril 1919, place Bretagne à Nantes, une scène aussi banale que poignante se joue : Saint-Eloi Etilce, ancien poilu, ouvrier discret, regarde tourner un manège de chevaux de bois. C’est la fête foraine. Autour, les rires des enfants, les cris des camelots, l’odeur de sucre et de sciure. Le printemps commence à effacer les horreurs de la guerre. La France panse ses plaies.

Mais dans cette atmosphère de paix retrouvée, le racisme, lui, ne désarme pas.

Sans avertissement, sans sommation, un policier militaire américain tire une balle dans le ventre de Saint-Eloi Etilce. Il tombe, s’écroule. Meurt. Le policier expliquera plus tard qu’il aurait « confondu » le Guadeloupéen avec un déserteur afro-américain. Une justification aussi creuse que glaçante, tant elle rappelle une habitude coloniale et états-unienne : considérer les Noirs comme interchangeables, et comme potentiellement coupables.

Mais qui était ce soldat américain ? Et pourquoi un homme, décoré pour sa bravoure, aurait-il pu être abattu ainsi, dans une ville française, plusieurs mois après l’Armistice ?

En 1919, les troupes américaines stationnent encore en nombre en France, dans le cadre des accords de coopération post-Versailles. La présence de militaires afro-américains, eux aussi engagés dans la guerre, trouble l’armée blanche américaine. Car ces soldats noirs, traités avec mépris dans leur pays, trouvent en France une société plus ouverte, moins obsédée par la ségrégation raciale.

Le meurtre de Saint-Eloi Etilce n’est pas un accident. C’est une exécution raciste camouflée sous un prétexte militaire. Et l’impunité de son auteur ne fera qu’accentuer cette lecture.

Le policier militaire américain, Stephen J. Wharton, n’est jamais poursuivi. Après un simulacre d’arrestation, il est relâché. Aucun procès. Aucune enquête digne de ce nom. La France de Clemenceau, alors soucieuse de préserver ses relations diplomatiques avec les États-Unis, choisit le silence. Un silence complice. Un silence stratégique.

Ce drame s’inscrit dans une série plus large : celle des violences exercées par des soldats américains contre des Noirs (français, antillais ou afro-américains) sur le sol français à la fin de la guerre. Quelques semaines plus tôt, des émeutes raciales ont déjà éclaté à Saint-Nazaire. Là aussi, la brutalité des autorités militaires américaines choque, et l’inaction du gouvernement français indigne.

À Port-Louis, la nouvelle parvient avec retard. Mais les habitants n’oublieront jamais. Dans les registres de la commune, le nom de Saint-Eloi Etilce figure parmi les morts de la Grande Guerre, aux côtés de ceux tombés à Verdun ou sur la Marne. Car pour les siens, il n’a pas été tué dans une foire, mais dans une guerre plus longue, plus insidieuse : celle que l’Occident mène contre ses propres enfants noirs, même décorés, même patriotes.

Ce crime ne fit pas la une des journaux parisiens. Il fut relégué aux marges, comme son auteur. Il fallut attendre plus de 90 ans pour qu’une synthèse soit adressée au maire de Nantes, suggérant qu’une plaque commémorative soit enfin posée.

Mais pour cela, encore faut-il reconnaître l’inacceptable : que sur le sol de la République, un poilu noir, blessé au combat, a été abattu comme un chien, par un soldat blanc étranger, parce qu’il était noir.

Le poids de la couleur, le silence de l’État

Si le meurtre de Saint-Eloi Etilce glace le sang par sa brutalité, c’est son traitement politique qui choque encore davantage. Car à cette injustice s’ajoute un silence. Un silence d’État. Un silence complice.

Dès 1918, les autorités françaises avaient anticipé les tensions à venir. Pour « gérer » la présence massive des troupes afro-américaines en France, l’état-major publie un document connu sous le nom de « circulaire Linard »4. Ce texte, rédigé en août 1918 à l’attention des commandants militaires français, est d’un racisme à peine voilé.

On peut y lire noir sur blanc que les Noirs américains, bien que citoyens des États-Unis, sont considérés comme inférieurs par leurs compatriotes blancs. Il y est même recommandé aux officiers français de ne pas faire preuve de trop de familiarité ou d’indulgence à leur égard, au risque de heurter « profondément » l’opinion américaine. La circulaire précise que les Américains craignent que le contact avec les Français ne donne aux Noirs des « prétentions » jugées dangereuses.

Ainsi, dans la France républicaine, on valide le racisme américain au nom de la diplomatie. Ce document officialise l’idée que les Noirs, même alliés, doivent rester à leur place ; une place subalterne, silencieuse, docile. C’est cette mentalité qui, quelques mois plus tard, permettra à un policier militaire américain d’abattre un poilu antillais sans que cela n’émeuve l’appareil d’État.

Les députés antillais Achille René-Boisneuf (Guadeloupe)5 et Joseph Lagrosillière (Martinique)6, alertés par la presse et les témoins, tentent immédiatement d’interpeller le gouvernement. Mais leur demande est repoussée. Encore. Et encore.

Ce n’est que le 25 juillet 1919, trois mois après les faits, et après la signature du Traité de Versailles7, que Boisneuf est autorisé à prendre la parole. À ce moment-là, la tragédie est déjà ensevelie sous les convenances diplomatiques et les impératifs de la reconstruction. Clémenceau et son gouvernement, soucieux de ménager les États-Unis, sacrifieront la justice sur l’autel de l’alliance atlantique.

Dans l’hémicycle, les mots de Boisneuf sont clairs. Il parle d’un crime raciste, d’un poilu noir abattu sur le territoire français, d’un silence politique insoutenable. Mais les bancs sont distraits, peu réactifs. Le sujet gêne. L’homme noir qui parle aussi. La République n’a pas envie d’entendre ce qu’il dit.

Le nom du meurtrier est connu : Stephen J. Wharton, soldat de la police militaire américaine. Il n’est ni jugé ni condamné. Pas d’arrestation sérieuse, pas d’enquête approfondie, malgré les protestations locales et les demandes répétées des élus ultramarins.

Aucune trace d’un procès.
Aucune réparation pour la famille.
Aucune reconnaissance officielle.

Le message est limpide : la vie d’un Noir, même ancien combattant, ne vaut pas la colère d’un allié blanc. Et c’est cela qui glace le plus : cette hiérarchie silencieuse des vies humaines, validée par un État qui se dit pourtant républicain.

Le nom de Saint-Eloi Etilce aurait pu sombrer dans l’oubli. Il aurait pu n’être qu’un fait divers ; une bavure parmi tant d’autres, étouffée dans l’après-guerre. Mais à Port-Louis, sa commune natale, on n’a jamais oublié. Il figure sur le monument aux morts. Parce que là-bas, on savait. On savait qu’un fils du pays avait donné son sang pour la France ; et qu’en retour, la France avait détourné les yeux.

Une mémoire empêchée, un combat inachevé

Saint-Eloi Etilce est mort deux fois. La première fois, le 22 avril 1919, d’une balle américaine tirée à bout portant à Nantes. La seconde, plus insidieuse, plus lente, fut sa disparition des récits officiels, des mémoires républicaines et des livres d’histoire.

Très tôt, les circonstances de sa mort deviennent floues, contradictoires, presque volontairement obscurcies. À Port-Louis, sa commune natale en Guadeloupe, on grave son nom sur le monument aux morts, au même titre que les soldats tombés au front. On y lit simplement : “Mort pour la France”.

Mais dans les archives métropolitaines, aucune trace claire d’un crime raciste. On évoque parfois un “incident”, un “malentendu” avec un soldat américain, jamais un meurtre. Pendant des décennies, les documents disponibles sont lacunaires, désordonnés, parfois volontairement vagues. Des erreurs de date s’y glissent. Des confusions avec d’autres soldats. On finit par croire que l’affaire s’est déroulée à Saint-Nazaire, non à Nantes. L’oubli prend la forme de la désinformation.

Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle que des historiens locaux, des chercheurs et des militants mémorielscommencent à recouper les faits. En 2008, l’historien Dominique Chathuant reconstitue l’affaire à partir de sources locales, de la presse d’époque et des correspondances parlementaires. Il démontre que Saint-Eloi Etilce n’est pas une victime secondaire de la guerre, mais un symbole majeur de la continuité du racisme colonial jusque sur le sol français.

À Nantes, une note de synthèse est transmise au maire, proposant qu’une plaque commémorative soit apposée place Bretagne, là où Etilce a été tué. À Port-Louis, on commence à réclamer une réhabilitation officielle et des explications claires sur les circonstances de sa mort. Ces démarches, longtemps ignorées, finissent par éveiller l’attention de certains élus et journalistes. Mais la reconnaissance se fait toujours attendre.

Ni la République française, ni l’armée américaine n’ont présenté d’excuses, ni reconnu publiquement leur responsabilité morale ou politique dans cette affaire. L’histoire de Saint-Eloi Etilce demeure absente des manuels scolaires, absente des commémorations nationales du 11 novembre, absente des cérémonies officielles.

Et pourtant, elle incarne tout ce que la République ne veut pas voir : un soldat noir tué non pas par l’ennemi, mais par l’allié, au nom d’une hiérarchie raciale mondialisée. Elle révèle que même après la guerre, la couleur de peau pouvait condamner un citoyen français à mort, sans autre motif que sa visibilité dans l’espace public.

Sources

Notes de bas de page

  1. Port-Louis (Guadeloupe) : Commune côtière située au nord-ouest de la Grande-Terre, dans l’archipel de la Guadeloupe. Historiquement marquée par l’économie de plantation, elle fut un important point de départ de nombreux conscrits antillais lors de la Première Guerre mondiale. ↩︎
  2. Les Dardanelles : Nom d’un détroit stratégique entre la mer Égée et la mer de Marmara, théâtre d’une campagne militaire majeure pendant la Première Guerre mondiale (février 1915 – janvier 1916). L’Empire britannique, la France et leurs alliés tentèrent d’y forcer le passage pour s’emparer d’Istanbul, capitale ottomane. Ce fut un échec sanglant, marqué par de lourdes pertes, notamment parmi les troupes coloniales. Les soldats antillais et africains y furent massivement envoyés, mal équipés, exposés au froid, à la dysenterie, et à des combats de tranchées mal préparés. ↩︎
  3. Dépôt des soldats isolés de Saint-Nazaire Structure militaire chargée, à la fin de la Première Guerre mondiale, d’accueillir les soldats coloniaux en attente de rapatriement ou de nouvelle affectation. Ces dépôts, souvent situés loin des centres de commandement, étaient des zones de relégation informelle, où les poilus noirs furent fréquemment victimes de violences, de négligences administratives ou de discrimination raciale. ↩︎
  4. Circulaire Linard (août 1918) : Note confidentielle rédigée par le commandant Henri Linard, adressée aux officiers français encadrant les troupes afro-américaines stationnées en France durant la Première Guerre mondiale. Le texte recommande explicitement d’éviter toute forme de camaraderie ou de traitement égalitaire envers les soldats noirs américains, afin de ne pas « indisposer » leurs homologues blancs. ↩︎
  5. Achille René-Boisneuf : Avocat et homme politique guadeloupéen (1873–1927), il devient en 1914 le premier député noir de la Guadeloupe sous la Troisième République. Défenseur acharné des droits des originaires des colonies, il s’illustre par ses prises de parole à l’Assemblée nationale contre les discriminations raciales. ↩︎
  6. Joseph Lagrosillière : Avocat, homme politique martiniquais (1872–1950), figure majeure du socialisme antillais. Il est élu député de la Martinique dès 1910. Connnu pour sa plume virulente et son engagement anticolonial, il fut l’un des premiers parlementaires à réclamer une égalité pleine entre citoyens des colonies et de la métropole. ↩︎
  7. Traité de Versailles (1919) : Texte fondateur de l’après-guerre signé le 28 juin 1919 entre les Alliés et l’Allemagne. Il met officiellement fin à la Première Guerre mondiale. Côté français, le gouvernement Clemenceau tenait à garantir le soutien diplomatique et militaire des États-Unis, ce qui explique en partie le silence politique entourant l’affaire Saint-Eloi Etilce, intervenue juste avant la signature du traité. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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