Catherine Flon, l’aiguille de la liberté

Arcahaie, 18 mai 1803. L’air est lourd, la tension vive. Dans un silence fébrile, une femme s’affaire à recoudre ce que son parrain, Jean-Jacques Dessalines, vient de déchirer : le drapeau tricolore français. Il a arraché le blanc (symbole de l’oppresseur) et lui tend les bandes rouge et bleue. Elle coud. Et en cousant, elle tisse plus qu’un étendard : elle donne un visage à la nation à naître. Son nom est Catherine Flon.

Une femme dans l’ombre des géants

Parmi les grandes figures de la Révolution haïtienne, l’histoire a surtout retenu des noms masculins : Toussaint Louverture, stratège emblématique de la première phase insurrectionnelle ; Jean-Jacques Dessalines, le général devenu empereur, artisan de l’indépendance ; ou encore Alexandre Pétion, promoteur d’une République créole post-révolutionnaire1.

À leurs côtés, les femmes ont été longtemps reléguées au second plan, réduites à des rôles symboliques ou anecdotiques. Quelques noms émergent pourtant dans la mémoire populaire : Cécile Fatiman2, la prêtresse du Bois Caïman ; Dédée Bazile3, surnommée Défilée la Folle, qui recueillit le corps de Dessalines. Mais l’une des plus célèbres, bien que souvent cantonnée à une fonction domestique, est Catherine Flon.

Née le 2 décembre 1772 à Arcahaie4, dans la région côtière du Sud-Ouest de Saint-Domingue, Catherine Flon grandit dans une famille impliquée dans le commerce de textiles avec la métropole française. Elle apprend très tôt les arts de la couture, une compétence valorisée mais strictement encadrée dans une société coloniale où les femmes, noires ou métisses, étaient souvent cantonnées à des métiers subalternes.

Si la documentation précise fait défaut (comme pour la plupart des femmes de cette époque) les sources s’accordent à dire qu’elle possédait son propre atelier et formait des apprenties, ce qui dénote un certain degré d’autonomie économique et sociale.

Plus significatif encore : Catherine Flon est la filleule de Jean-Jacques Dessalines, homme de guerre né esclave, devenu l’un des chefs militaires les plus redoutés de l’insurrection haïtienne. Dans le monde afro-créole de Saint-Domingue, la filiation par le baptême, ou marennaj, revêtait une importance quasi familiale. Elle liait les individus par des serments de protection, de loyauté et d’éducation.

Cette relation symbolique confère à Flon une position singulière. Elle n’est pas seulement proche du pouvoir, mais inscrite dans un cercle politique restreint, au cœur de la lutte pour l’indépendance. À une époque où l’accès des femmes à la parole publique est limité, son rôle dans les événements de 1803 traduit une forme d’engagement implicite, mais déterminant.

Dans ce contexte, la couture ne saurait être réduite à un acte décoratif ou ménager. Elle devient un instrument d’expression et de subversion. À travers le fil et l’aiguille, Flon participe à une œuvre de recomposition symbolique : elle raccommode ce que l’oppression avait fracturé, elle donne forme à une identité nationale naissante.

Sa figure illustre ainsi la capacité des femmes à inscrire leur action dans la trame historique, même lorsque celle-ci les relègue à des marges invisibles. En cela, Catherine Flon n’est pas une exception, mais le symbole d’un effacement plus large qu’il convient de réhabiliter.

1803 : L’acte de couture comme geste politique

Le 18 mai 1803, les chefs militaires de l’armée indigène se réunissent à Arcahaie, au nord de Port-au-Prince, afin de sceller l’unité entre les différentes factions de l’insurrection haïtienne face aux troupes napoléoniennes. Cette rencontre stratégique, connue sous le nom de Congrès d’Arcahaie, marque une étape décisive dans la construction d’une identité politique propre, distincte à la fois du modèle colonial et du paradigme républicain français.

C’est au cours de ce congrès que Jean-Jacques Dessalines, figure militaire et politique centrale de l’indépendance haïtienne, aurait accompli un geste symbolique fort : la déchirure du drapeau tricolore français, dont il ôta la bande blanche ; interprétée comme l’incarnation de la domination coloniale.

Les deux bandes restantes, le bleu et le rouge, sont confiées à Catherine Flon, sa filleule, afin qu’elle les assemble pour créer un nouveau drapeau. Ce drapeau deviendra le symbole de la nouvelle entité politique en formation, appelée à se libérer de l’autorité de la France.

L’intervention de Flon ne doit pas être réduite à un acte artisanal ou décoratif.
Elle s’inscrit dans une gestuelle politique : le fil et l’aiguille, instruments de l’ordre domestique, deviennent ici des outils de refondation nationale. Dans ce geste, c’est une rupture qui s’opère : rupture avec la métropole, mais aussi recomposition d’un projet collectif à partir des fragments de l’ancien ordre.

Selon une interprétation postérieure mais largement intégrée dans l’imaginaire haïtien, le bleu représenterait les Noirs, et le rouge les Mulâtres. En cousant les deux couleurs, Flon symbolise l’unité raciale et sociale autour d’un objectif commun : la souveraineté.

Cette lecture, bien que née a posteriori, a permis d’inscrire le geste de Flon dans une mythologie républicaine haïtienne, destinée à renforcer la cohésion nationale et à réhabiliter le rôle des femmes dans la fondation de l’État.

L’importance de cet acte ne réside pas uniquement dans sa réalité factuelle ; les historiens s’accordent à dire que des drapeaux bleu et rouge circulaient déjà parmi les troupes révolutionnaires avant la rencontre d’Arcahaie. Certains groupes l’utilisaient même pour revendiquer les principes de la Révolution française (égalité, liberté, fraternité), sans pour autant viser une rupture totale avec la France.

Cependant, la légende autour du drapeau cousu par Catherine Flon acquiert une valeur performative. Elle transforme un événement politique en mythe fondateur, donnant un visage, un geste, une scène à la naissance symbolique d’Haïti. Et dans ce cadre, la présence d’une femme, artisan du lien et du tissu national, introduit une dimension inclusive qui dépasse les récits exclusivement militaires.

Histoire ou légende ?

Le rôle attribué à Catherine Flon dans la création du premier drapeau haïtien appartient à la mémoire révolutionnaire autant qu’à l’histoire documentée. Selon le récit populaire, elle aurait cousu le drapeau bleu et rouge à la demande de Dessalines lors du congrès d’Arcahaie, en mai 1803. Cependant, cette version des faits ne repose sur aucun témoignage direct ni sur une source contemporaine de l’événement.

Des éléments historiques suggèrent que des drapeaux bicolores circulaient déjà parmi les insurgés bien avant 1803, notamment sous le commandement de Toussaint Louverture. Ces étendards, inspirés des couleurs de la Révolution française, étaient parfois utilisés non pas pour proclamer une indépendance, mais pour revendiquer l’application de la loi d’abolition de 17945, votée par la Convention nationale.

Ainsi, plusieurs historiens, dont Philippe Girard, considèrent que le mythe du drapeau cousu par Flon à Arcahaie pourrait être une reconstruction a posteriori, élaborée dans une logique de symbolisation nationale.

Pour autant, le caractère incertain de l’épisode ne diminue pas sa portée symbolique. L’histoire des nations se constitue souvent à travers des récits fondateurs, qui condensent des valeurs, des tensions et des idéaux dans une scène accessible à la mémoire collective.

Le geste de Catherine Flon, qu’il soit ou non historiquement exact, fonctionne comme une métaphore structurante :

  • Il exprime l’unité raciale et politique entre Noirs et Mulâtres dans un contexte de guerre d’indépendance.
  • Il introduit une figure féminine agissante dans un récit largement masculinisé.
  • Il matérialise, dans un acte simple, l’avènement d’un État souverain, détaché de ses racines coloniales.

Autrement dit, le mythe de Flon ne dit pas nécessairement “ce qui s’est passé”, mais ce que la nation haïtienne a voulu retenir et transmettre : un geste fondateur, un symbole de cohésion, et un espace symbolique ouvert à la participation des femmes dans la création de la République.

La figure de Catherine Flon occupe une place singulière dans l’histoire de la Révolution haïtienne. Si sa participation directe à la création du drapeau national reste entourée d’incertitudes historiques, la portée symbolique de son geste dépasse la factualité.

Elle incarne une mémoire collective dans laquelle l’acte de coudre devient un acte de fondation. En liant les couleurs bleu et rouge, elle matérialise à la fois la rupture avec l’ordre colonial et la volonté d’unité au sein d’un peuple encore divisé par ses origines et ses statuts.

Plus encore, Catherine Flon représente l’introduction d’une figure féminine active dans un récit révolutionnaire dominé par les hommes. Elle rappelle que l’histoire nationale ne se construit pas uniquement sur les champs de bataille, mais aussi dans les marges, les ateliers, les gestes simples et durables.

En ce sens, qu’elle ait réellement cousu le premier drapeau ou non importe moins que ce que sa légende dit de la société haïtienne : un besoin de cohésion, une reconnaissance différée des femmes dans la lutte, et un attachement profond à des symboles chargés de sens.

Aujourd’hui encore, la mémoire de Catherine Flon continue d’irriguer la vie politique, culturelle et identitaire d’Haïti, rappelant que dans toute révolution, les héros de l’ombre sont souvent ceux qui donnent forme au visible.

Sources

Notes de bas de page

  1. Révolution haïtienne (1791–1804) : Insurrection des esclaves contre le système colonial français à Saint-Domingue. Elle aboutit à la première abolition réussie de l’esclavage et à la création d’un État noir indépendant. ↩︎
  2. Cécile Fatiman : Prêtresse vaudoue et figure mythique du Bois Caïman, elle aurait co-présidé la cérémonie de révolte des esclaves avec Boukman en 1791. ↩︎
  3. Dédée Bazile (Défilée la Folle) : Femme du peuple qui aurait recueilli le corps mutilé de Dessalines après son assassinat en 1806 et lui aurait donné une sépulture digne. ↩︎
  4. Arcahaie : Ville située au nord-ouest de Port-au-Prince, considérée comme le berceau symbolique du drapeau haïtien. Le Congrès d’Arcahaie s’y serait tenu en mai 1803. ↩︎
  5. Loi du 4 février 1794 : Décret de la Convention nationale française abolissant l’esclavage dans les colonies. Elle fut partiellement appliquée à Saint-Domingue avant d’être annulée sous Napoléon. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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