Amadou Hampâté Bâ, gardien de la tradition orale africaine

Amadou Hampâté Bâ, écrivain, ethnologue et sage africain, a consacré sa vie à sauver de l’oubli les traditions orales d’Afrique de l’Ouest. De Bandiagara à l’UNESCO, il incarna l’exigence d’une mémoire vivante face aux silences de l’Histoire. Portrait d’un passeur de civilisations.

UNESCO, 1960.
Un silence solennel règne dans l’enceinte de l’Assemblée générale. Les représentants du monde entier, réunis pour discuter de l’avenir de la culture, tendent l’oreille vers un orateur peu ordinaire.

Amadou Hampâté Bâ, vêtu d’un boubou clair, s’avance, serein. Le visage empreint d’une sagesse calme, il déclame d’une voix grave, avec la lenteur méditative des griots :

« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. »

La phrase, simple en apparence, fend l’atmosphère diplomatique comme une onde.
En quelques mots, Hampâté Bâ rappelle au monde que l’Afrique, souvent jugée par l’Occident à travers le prisme déformant de l’écrit, possède depuis des siècles ses propres trésors de savoirs, transmis de bouche à oreille, de génération en génération.

Il ne s’agit pas simplement d’une nostalgie, mais d’une alerte : chaque perte humaine non consignée signifie l’effacement d’histoires, de traditions, de sciences et de spiritualités irremplaçables.

À travers cette déclaration devenue proverbiale, Amadou Hampâté Bâ ne défend pas seulement la tradition orale africaine ; il s’érige en gardien d’une mémoire universelle, en passe de disparaître sous les assauts de la modernité brutale et de l’oubli.

Son œuvre, son engagement, ses combats trouveront dans cette scène un symbole éclatant : faire parler l’Afrique, non pour figer un passé idéalisé, mais pour affirmer que la transmission des savoirs est le fondement de toute civilisation vivante.

D’une école coranique à l’administration coloniale

La tradition orale au cœur de l'œuvre d'Amadou Hampâté Bâ

Né autour de 1901 à Bandiagara, au cœur du pays dogon, Amadou Hampâté Bâ est d’emblée un enfant du carrefour africain. Fils d’une lignée peule prestigieuse, il grandit dans une mosaïque culturelle où l’islam soufi, la tradition orale, et les premiers balbutiements de la colonisation française s’entrelacent.

Sa prime éducation est celle de l’oralité : il fréquente l’école coranique dirigée par Tierno Bokar1, maître spirituel de la confrérie tidjaniyya. C’est là qu’il apprend non seulement les préceptes religieux, mais surtout l’art de l’écoute, de la mémoire et du récit. Chez Bokar, le savoir n’est pas un stock à accumuler mais une lumière intérieure à cultiver.

Cependant, l’administration coloniale impose à l’adolescent une autre voie : l’école française. Arraché aux enseignements traditionnels, il découvre à Djenné, puis à Kati, les rudiments d’une culture écrite qui ignore tout de la richesse orale africaine. Ce passage forcé n’éteint pas son âme d’apprenti-griot ; au contraire, il nourrit une conscience aiguë du clivage entre deux mondes.

Refusant l’école normale de Gorée, pépinière des élites coloniales dociles, Amadou Hampâté Bâ est puni : il est affecté comme « écrivain temporaire » à Ouagadougou. Commence alors une vie de fonctionnaire précaire, ballotté de ville en ville, mais surtout d’observateur attentif d’une Afrique qui résiste, s’adapte et souffre sous l’autorité française.

Déjà, dans ses notes prises à la hâte et ses cahiers dissimulés, germe l’idée qui guidera son œuvre entière : sauver les voix oubliées avant qu’elles ne sombrent dans l’abîme du silence.

Sauvegarder la mémoire orale

Dès les années 1940, grâce à l’appui du grand naturaliste Théodore Monod, Amadou Hampâté Bâ rejoint l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN)2 à Dakar. Il y inaugure une œuvre discrète mais décisive : collecter, transcrire et analyser les traditions orales de l’Afrique de l’Ouest. Dans un monde académique encore dominé par des visions eurocentrées, son travail est une révolution silencieuse.

L’Afrique, disait-il, ne s’écrit pas, elle se parle.

Convaincu que les griots, les maîtres de l’initiation et les conteurs détiennent des trésors historiques équivalents aux archives européennes, il sillonne savanes et villages, armé d’une patience infinie. Pendant quinze ans, il recueille épopées peules, récits de filiation, traités de savoirs spirituels, qu’il compare et vérifie avec une rigueur scientifique rare à l’époque pour l’oralité.

En 1960, année des indépendances, son expertise le propulse sur la scène internationale. À l’UNESCO, où il représente le Mali nouvellement libre, il plaide pour la reconnaissance officielle de l’oralité comme patrimoine universel. Son cri (« En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ») devient un aphorisme mondial, rappelant aux jeunes nations que leur passé vivant mérite autant d’attention que les temples ou manuscrits figés.

Entre 1962 et 1970, membre du Conseil exécutif de l’UNESCO, il participe activement à l’élaboration d’une transcription unifiée des langues africaines, étape capitale pour ancrer les traditions orales dans la modernité sans les trahir.

Pour Hampâté Bâ, défendre l’oralité n’est pas un geste nostalgique : c’est une stratégie de souveraineté intellectuelle. Sans la mémoire de leurs ancêtres, affirmait-il, les Africains risquaient de devenir des « étrangers sur leur propre terre« .

L’écrivain, le penseur et l’héritage

La tradition orale au cœur de l'œuvre d'Amadou Hampâté Bâ

Dans les années 1970, Amadou Hampâté Bâ abandonne toute fonction diplomatique pour se consacrer entièrement à l’écriture. Il n’écrit pas pour dominer, ni pour séduire : il écrit pour transmettre, comme on passe un flambeau avant qu’il ne s’éteigne. Chaque mot, chaque page est pour lui un acte de fidélité envers ses maîtres spirituels, ses ancêtres et les voix anonymes de l’Afrique intérieure.

L’Étrange Destin de Wangrin (1973) révèle au monde son immense talent littéraire. Dans ce roman basé sur des faits réels, il brosse le portrait d’un Africain rusé naviguant entre les pièges de la colonisation française. Subtil, drôle, amer aussi, Wangrin est à l’image de l’Afrique coloniale : résistante, contrainte, mais jamais vaincue.

À travers ses récits initiatiques (KaïdaraPetit Bodiel), ses essais philosophiques (Aspect de la civilisation africaine) et ses mémoires monumentaux (Amkoullel, l’enfant peulOui, mon commandant !), Hampâté Bâ tisse une fresque humaniste et spirituelle. Il réconcilie l’Afrique des contes et celle de la pensée, démontre que la tradition orale peut atteindre des sommets de complexité philosophique insoupçonnés.

À sa mort, en 1991 à Abidjan, il laisse une œuvre foisonnante mais aussi un chantier inachevé : préserver, valoriser, enseigner les héritages africains hors des schémas imposés par l’histoire coloniale.

Aujourd’hui, sa pensée résonne plus que jamais. Face aux défis de l’effacement culturel, de la mondialisation uniformisante, Amadou Hampâté Bâ continue d’enseigner une leçon précieuse : 

« Le passé n’est pas un fardeau, mais un socle vivant pour inventer l’avenir. »

Source

Notes de bas de page

  1. Tierno Bokar, marabout tidjane malien (1875-1939), maître spirituel d’Amadou Hampâté Bâ, a inspiré de nombreux écrits sur la tolérance religieuse et la transmission du savoir oral. ↩︎
  2. IFAN (Institut français d’Afrique noire), fondé en 1936 à Dakar par Théodore Monod, fut un centre pionnier dans la recherche ethnologique et l’étude des cultures africaines traditionnelles. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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